Bureaux du Siècle (p. 345-359).


XIX

Il était à peine six heures du matin quand Mlle Aimont franchit le seuil de l’hôtel, en éveillant le concierge. Enveloppée d’un waterproof gris et voilée, elle glissa rapidement le long des trottoirs jusqu’à la rue dès Écoles, sans s’arrêter, sauf près d’une boîte aux lettres, où elle jeta, non sans un battement de cœur, sa lettre pour Pierre.

Ce fut avec une émotion nouvelle qu’elle monta l’escalier de la lingère et frappa doucement à la porte. Un moment après, cette porte s’ouvrait et les deux jeunes personnes se trouvaient face à face. Du premier regard, elles s’enveloppèrent réciproquement ; mais aussitôt, avec une douceur polie, Mlle Aimont détourna le sien, tandis que l’ouvrière continuait d’observer sa visiteuse avec une certaine rudesse.

— Ah ! c’est vous, mademoiselle ? dit-elle, entrez.

Elle s’effaça pour laisser passer Marianne et ferma la porte derrière elle ; puis offrit une chaise, poliment, mais sans rien d’humble ni même de doux dans son air. Marianne s’assit un peu étourdie. Habituée à l’espace et à la clarté, elle était surprise de l’exiguïté de cette chambre, du jour étroit que donnait la fenêtre de la mansarde, et de la pauvreté de tout ce qui l’entourait. En venant chez cette fille, dont la physionomie l’avait intéressée, elle ne pensait pas assurément y trouver le luxe d’une courtisane ; mais elle s’attendait à de l’aisance, à quelque élégance du moins, et elle ne voyait que le dénûment propre et glacé de l’ouvrière qui vit à grand’peine de son travail. À cette heure matinale, la chambre déjà était faite ; un ouvrage de lingerie, placé près de la fenêtre, venait évidemment d’être abandonné. Quant à Fauvette, vêtue d’une robe d’indienne fanée, elle n’en était pas moins coiffée avec goût et avec soin, de ses beaux cheveux blonds, luxe de sa pauvreté.

L’ouvrière s’était placée en face de sa visiteuse, et pendant une demi-minute elles se regardèrent avec embarras.

— Mademoiselle, dit en rougissant Marianne, ma visite doit vous paraître un peu extraordinaire.

— Dame ! c’est vrai, dit Fauvette. Elle avait ce petit air à la fois brave et intimidé qui est particulier à ces filles du peuple, habituées à faire face, bon gré, mal gré, à toutes les difficultés, à tous les assauts. Il est sûr que je ne peux pas deviner ce que vous avez à me dire. Vous m’avez demandé l’autre soir, d’un air honnête, de me fier à vous ; je ne pouvais pas vous refuser, mais… enfin dites-moi ce que vous voulez.

Mais, en dépit de la permission donnée, le ton était âpre et marquait de la défiance, une sorte d’irritation. Marianne, peu encouragée, pensa elle-même en ce moment qu’en effet sa démarche était bien étrange, et la timidité qu’elle avait déjà redoubla.

— Pardonnez-moi, dit-elle ; en apprenant qu’un membre de ma famille avait eu des torts graves envers vous, en vous voyant… très-différente des personnes qui vous entouraient, j’ai éprouvé pour vous… de la sympathie, et, bien sûre qu’aucun des miens ne penserait à vous, j’ai voulu… vous demander… si je pouvais vous être utile.

Fauvette avait rougi.

— Je vous remercie de votre politesse, dit-elle, mais je comprends tout de même : vous m’offrez des secours. Merci bien, mademoiselle ; je ne suis pas à l’aumône, et je n’ai jamais rien demandé à personne.

— Vous ne m’avez pas comprise, je vous assure ; mon offre était amicale et le sentiment qui m’amène vers vous…

— Sans doute, c’est un bon sentiment, je le veux bien ; mais, je vous le dis, ce n’est pas moi… Ce que j’ai donné à votre… fiancé, dit-elle en s’animant, je le lui ai donné pour rien. Si vous m’avez prise pour une fille entretenue… regardez ma chambre : c’est celle que j’avais avant, et il n’en a jamais payé le loyer qu’une fois, pendant que j’étais malade. Ça… je voudrais le lui rendre… mais… j’en suis bien fâchée, je ne puis pas. Moi aussi, j’ai passé du temps pour lui, je raccommodais son linge. Même, en fait de cadeaux, je n’ai jamais accepté de lui qu’une toilette de dimanche, parce qu’il fallait ça pour qu’il fut content de se promener avec moi. Du reste, il ne m’a jamais fait que du tort, et puis le chagrin… Tout ça ne sont pas des choses qui se payent, voyez-vous, et votre mari aura beau être riche, il m’en devra toujours. Vous auriez dû penser à ça avant de venir ici… parce que je n’aime pas à dire des choses dures aux gens ; mais ce n’était pas à vous à vous occuper de ces choses-là. Je ne suis qu’une pauvre ouvrière, moi ; mais, si mon fiancé m’avait trompée, au lieu d’aller trouver sa maîtresse pour lui offrir de l’argent, je lui aurais dit, à lui : C’est bon ! trompe les autres, si tu veux, tu ne me tromperas plus. Mais il parait que les demoiselles riches, ça n’est pas la même chose, et que vous trouvez bon qu’on vous prenne pour votre argent, et qu’on nous laisse nous autres pour notre misère.

Elle avait parlé vivement, irrésistiblement, sans que Marianne pût l’interrompre, et cet emportement l’avait rendue toute tremblante ; de vives couleurs animaient le haut de ses joues, pâles autour des lèvres, et des larmes se pressaient au bord de ses yeux.

— Vous avez mille fois raison, mademoiselle, se hâta de dire la jeune fille, et je ne sais comment j’ai pu oublier de vous avertir tout d’abord qu’Albert n’était plus mon fiancé.

Fauvette la regarda, saisie de cette nouvelle.

— Ah ! bien vrai ? vous ne voulez plus ?…

— Je vous l’affirme. Je le lui ai déclaré, je l’ai dit à ses parents.

— Oh ! alors vous êtes une brave fille !… Pardon Oui, parce que… vous avez senti que c’était odieux !… Croyez-vous que j’aurais voulu l’aimer, moi, si j’avais su qu’il avait une fiancée ? Non, bien sûr ; ou bien il lui aurait écrit devant moi que c’était fini entre eux… Oh ! oui, c’est affreux de mentir ainsi ! Moi, qui le croyais !… Je sais bien que j’étais folle… mais voilà. On ne peut pas aimer et être de sang-froid. Oui, je croyais tout ce qu’il me disait… parce que cela me faisait plaisir ! Oh ! si vous saviez ce que j’ai souffert depuis… c’est ce qui m’a rendue un peu méchante tout à l’heure. Je vous demande pardon. Je souffrais de vous voir… Ainsi, vous avez rompu ?… êtes vous bien sûre qu’il ne vous reprendra pas ? Il sait si bien parler… hélas !… et si pressant quand il veut !… Oh ! que c’est affreux de tromper ! Il y a des moments où je ne peux pas encore m’imaginer… mais c’est fini, bien fini !…

Elle pleura.

— Pour moi, reprit Marianne, c’est bien fini. Je n’épouserai jamais un homme qui se sera uni à une autre femme et l’aura abandonnée il me semblerait prendre le mari d’une autre. Mais pour vous, si vous l’aimiez encore, peut-être, qui sait ? Tout pourrait n’être pas fini…

— Si je l’aime encore !… Ah ! je ne peux pas m’en déshabituer si vite. Je voudrais et je ne puis pas. Mais je finirai bien par ne plus l’aimer, voyez-vous, parce que… il s’est trop mal conduit vis-à-vis de mol ; quand j’y pense, je ne puis plus l’estimer, et je le vois si différent de celui que j’aimais !… Ce n’est plus le même.

Marianne resta rêveuse. Fauvette essuya ses yeux la regarda. La figure aimable et franche de Mlle Amont l’attirait ; mais, en y réfléchissant, elle ne s’expliquait pas bien encore sa présence et son langage. Comment venait-elle sans colère cette fiancée qu’Albert avait trahie pour elle, Fauvette, comme il avait, hélas ! trahi Fauvette pour sa fiancée ? Celle-ci, l’ouvrière l’avait maudite ; comment se faisait-il qu’à son tour cette belle demoiselle ne maudit pas l’ouvrière, cause de la rupture de son mariage, et qu’elle vint chez elle ainsi d’un air doux ? Peut-être voulait-elle savoir quelque chose ? et d’abord, disait-elle vrai ?

— Mademoiselle, dit Marianne en relevant la tête, votre figure m’a inspiré de la sympathie, votre situation également. Je ne sais encore en quoi je pourrai vous être utile, mais je voudrais essayer… Et pour cela, il me faudrait vous bien connaitre. Voudriez-vous me raconter votre vie… jusqu’ici ?

Cette demande accrut la disposition défiante de Fauvette.

— Vous raconter ma vie, répondit-elle ; et qu’avez-vous besoin de la savoir ?

— Je vais vous le dire, dans l’espoir de réparer…

— Oh ! pour cela, vous en savez assez de ma vie. Mais quant au mal que m’a fait votre parent, vous n’y pouvez rien.

Marianne se vit avec chagrin aussi peu avancée qu’auparavant, elle fut sur le point de se lever et de laisser simplement son adresse à Fauvette ; mais elle voulut faire un nouvel effort.

— Je vois, dit-elle, que vous ne vous expliquez pas bien ma démarche et mes intentions. Laissez-moi vous dire une chose. N’avez-vous jamais imaginé qu’il puisse se trouver des gens, qui, au lieu de trouver bien tout ce qui se fait et de dire comme tout le monde, se sentent offensés par beaucoup d’injustices qu’ils voient, et voudraient les empêcher ou les réparer autant qu’ils peuvent ? Moi, qui ai été élevée dans la richesse et qu’on traite avec égard, je me suis aperçue que les jeunes filles pauvres, tout au contraire, étaient indignement traitées et sauvagement trahies. Cela m’a fait mal ; j’ai trouvé que c’était injuste, odieux, et me suis promis d’user de tous les moyens que je possède pour protéger ou racheter celles que je verrais ainsi victimes de leur faiblesse, Peu de personnes malheureusement ont ces idées-là, et c’est pourquoi celles qui les ont paraissent quelquefois un peu extraordinaires.

— Ah ! c’est cela ? dit Fauvette. Oh ! alors c’est très bien ! Je ne sais qu’un autre qui soit ainsi, et peut-être le connaissez-vous ? C’est M. Pierre Démier.

— Oui, dit Marianne, et c’est l’homme que j’estime le plus.

— Vraiment ? s’écria l’ouvrière avec joie. Vous êtes l’amie de Pierre Démier ? Oh ! alors je vous comprends maintenant, et j’ai tout à fait confiance en vous.

— Vous connaissez beaucoup M. Pierre ? demanda Marianne.

Et un étrange battement de cœur la prit en attendant la réponse à cette question.

— Oui et non. Je ne lui ai pas souvent parlé, mais les paroles qu’on entend de lui vous restent dans le cœur. En voilà un qui se conduit bien vis-à-vis des femmes ! Jamais de galanteries, mais une politesse ! Un jour qu’il m’a rencontrée à la porte d’Albert, où je pleurais, nous avons causé, et alors, comme cela, je lui ai dit : Vous n’avez jamais trompé une femme, vous ? Non, m’a-t-il répondu, si j’avais une maîtresse, elle serait ma femme ; or, comme c’est un grand malheur que d’être lié pour la vie avec une personne qu’on ne peut pas aimer beaucoup, j’attends de l’avoir trouvée. Si tous les hommes pensaient comme cela, mademoiselle, il n’y aurait pas tant de douleurs, de honte et d’abominations en ce monde.

Marianne se rapprocha de Fauvette et lui serra la main ; puis, afin de mieux gagner sa confiance, elle raconta comment elle avait connu Pierre et l’histoire d’Henriette. Quand elle eut fini, elles pleurèrent ensemble, et dès lors la confiance était complète.

— Eh bien ! à mon tour, dit Fauvette, je vais vous raconter mon histoire, puisque vous la voulez savoir. Mais elle est bien simple, allez, quoique bien triste. Il n’y a que des choses trop communes et qui sont arrivées à tant d’autres, que ce n’est pas bien intéressant…

Mon père était ouvrier dans le bâtiment et ma mère cousait de la lingerie pour les magasins. Jusqu’à l’âge de douze ans, j’ai aidé ma mère à élever mes petits frères, parce que j’étais l’ainée ; c’est moi qui les portais et les amusais tout le jour et même qui leur donnais à manger. À vrai dire, ma mère, travaillant de son aiguille le plus qu’elle pouvait, ne faisait guère que les mettre au monde et les allaiter, et c’était moi qui faisais le reste. Pauvres petits ! je les aimais bien ; mais c’était une fatigue si grande pour une enfant de mon âge, que parfois j’en pleurais d’ennui et de douleur, j’en avais mal dans les reins : même on a cru longtemps que la taille me tournerait à cause de cela, et ça serait arrivé surement si le plus jeune n’était pas mort. C’était pourtant un bel enfant ! il était quasi plus lourd que moi et voulait toujours être à mon cou. Ah ! que je l’ai pleuré ! Et même, quand tous mes chagrins se remuent en moi, je le pleure encore. Il était si bon ! il m’aimait tant ! Pauvre petit loulou ! c’était mon enfant à moi.

Ce qu’il y a d’affreux, c’est que les enfants des pauvres gens, et les pauvres gens eux-mêmes, meurent le plus souvent faute de soins et de remèdes, quand autrement ils pourraient guérir. Ce fut ainsi de mon petit frère, et plus tard d’une sœur plus âgée. Il y a beaucoup plus de morts chez les pauvres que chez les riches, allez ! Nous pleurons souvent, nous autres.

Un jour, ce fut le tour de mon père. Il travaillait fort, avec une mauvaise nourriture ; il prit froid pour être resté mouillé depuis le matin, sans pouvoir changer de vêtements, et bientôt il ne fit plus que tousser, puis il s’alita. Alors la faim, que nous n’avions jusque là connue que de temps en temps, entra chez nous et n’en bougea plus. J’entends encore dans mes rêves la voix triste des petits demandant du pain. Ma mère et moi, nous pleurions de les entendre. Elle m’avait appris à coudre et je l’aidais un peu, mais notre pauvre travail n’était rien pour le besoin que nous avions. Il y a, voyez-vous, des gens qui s’enrichissent à donner de l’ouvrage aux pauvres femmes, et qui n’ont pas honte de le payer de telle sorte que la malheureuse, en travaillant douze, quatorze et quinze heures, ne peut arriver qu’à gagner 60 centimes, 75 au plus.

Le père mourut. Nous continuâmes de lutter, ma mère et moi, et de nous tuer de fatigue. On s’adressa au bureau de bienfaisance et cela nous fit perdre plus d’une journée ; enfin l’on nous accorda huit livres de pain par mois.

On ne vivait pas, on mourait. J’étais alors si menue qu’on m’eût, comme disait ma mère, enfilée avec une aiguille. Les deux petits et ma sœur cadette cherchaient à manger dans les immondices, et ma mère parlait de nous jeter tous ensemble dans la Seine. Moi, je ne voulais pas ; j’étais jeune, et du fond de cette horrible misère, j’avais toujours une clarté d’espérance au fond du cœur. L’été surtout, quand le soleil brillait, je me disais : Est-il possible ? Pourquoi donc ne vivrait-on pas ?

Vous pensez bien qu’il n’était pas question de l’école. Pour pouvoir y aller, mes frères et ma sœur manquaient de deux choses, des vêtements et du pain. Pour moi, il en était encore moins question ; depuis l’âge de 6 ans, j’étais mère.

Un jour, on nous rapporta mon petit frère et l’on gronda fortement ma mère pour l’avoir laissé en état de vagabondage. Et qu’est-ce qu’elle y pouvait, la malheureuse ? avions-nous le temps de le garder ?

Alors on mit en fabrique les deux aînés ; ils gagnaient 8 sous par jour, et devenaient chaque jour plus maigres et plus pâles. Ces enfants, qui manquaient de nourriture, c’était leur retirer l’air et le libre exercice, qui les soutenaient. Ce fut peu après que ma sœur mourut. L’autre devenait vicieux et nous disait des choses effrontées, qu’il avait apprises à l’atelier. Mais, après la mort de notre pauvre père, il y eut un autre homme dans la maison. Ma mère avait dit : Il n’y a que ça à faire ou nous tuer tous. » D’abord cet homme avait l’air d’aimer beaucoup ma mère et de nous aimer un peu, ensuite il devint brutal et nous reprochait le pain qu’il nous donnait ; il en vint à nous battre et à battre ma mère. Celle-ci était rongée de chagrin ; une fièvre qui passait l’emporta.

Je n’avais pas encore 15 ans à cette époque-là. L’amant de ma mère voulut me garder ; mais il chassa l’ainé de mes frères, et, c’est effrayant à dire, depuis je ne l’ai jamais revu. J’ai vu seulement une fois notre nom dans les journaux, sur un garçon de cet âge, qui venait d’être condamné à la maison centrale, et j’ai toujours cru que c’était lui.

Bientôt je fus obligée de quitter cet homme, qui voulait faire de moi sa maîtresse. Je louai une petite chambre sous les toits pour 12 francs par mois. Une société de bienfaisance s’était chargée de mettre mon petit frère en apprentissage. À coudre dès l’aube jusqu’au soir, je gagnais de 10 à 15 sous ; faut dire que je n’avais pas toujours de l’ouvrage, et que je faisais le métier de couture le plus ingrat, celui de confectionneuse en gros. Mais c’est un privilége que de pouvoir aller en apprentissage, et le plus grand nombre ne le peut pas. Il me restait donc pour le pain et le vêtement 5 à 6 francs par mois. Naturellement je mangeais à peinè et payais mal mon loyer. On me donna congé ; mais la peur d’avoir à déménager quand je n’a- vais pas le sou, la fatigue, le chagrin et la faiblesse me firent tomber malade, et je me mourais, abandonnée, quand un homme dont la chambre était voisine de la mienne, et qui m’entendit gémir, vint me donner à boire, me procura du bouillon, enfin me guérit et soigna ma convalescence. Il paya même mon loyer, mais pour le reste du mois seulement, et ensuite m’offrit sa chambre. Il fallait mourir ou accepter. J’étais abrutie par la souffrance, faible encore, sans courage. Puis je le croyais bon, je croyais qu’il m’aimait et lui en étais reconnaissante. Enfin, depuis l’enfance, je voyais ces choses-là se faire tous les jours, sans protestation.

J’ai été horriblement malheureuse avec cet homme. Il me traitait comme une chose à lui, parce qu’il me nourrissait. Je lui épargnais cependant beaucoup d’argent en préparant moi-même les repas et en entretenant ses vêtements, et cela compensait à coup sûr ma pauvre nourriture. Mais il ne m’en traitait pas moins avec mépris et brutalité. Je suis restée longtemps dans cette situation horrible de vouloir le quitter et de ne pouvoir pas, à moins d’en vouloir prendre un autre. Oh ! mademoiselle, vous parlez du malheur de la fille pauvre et vous n’avez peut-être pas compris celui-là, qui est le plus grand : ne pouvoir, pas vivre par soi-même, être dans la dépendance absolue de l’homme, non pas seulement comme ure servante, mais bien pis ! n’avoir qu’à choisir d’une honte à l’autre, être… oui, une sorte de prostituée, pour un seul, c’est vrai, mais qu’on n’aime plus, qui vous repousse le cœur, et que pourtant on ne peut pas quitter… que sous peine de mort ! Ah ! je croyais tant alors que, si je pouvais une fois échapper à ce malheur, je resterais seule, toujours !… Je ne pensais qu’à ma liberté !

Fauvette était si émue qu’elle dut s’arrêter ; elle avait fait effort pour dire ces choses. La sueur au front, les traits contractés, elle voila son visage de ses deux mains.

Ce n’était que par l’exercice de la bienfaisance, et de la façon, la plus restreinte, par intermédiaire le plus souvent, que Marianne connaissait la misère ; jamais elle n’avait soupçonné de telles profondeurs de souffrance et d’abjection ; aussi restait-elle sous ce récit comme paralysée d’effroi, d’étonnement douloureux. Sa pâleur, son œil qu’on eût dit plus noir, fixé sur Fauvette, parlaient seuls, et semblaient dire : Est-ce un rêve ? Cette créature si jeune, intelligente, distinguée d’aspect, qui parait si modeste, a trempé dans ces fanges et roulé dans ces misères.

Fauvette s’essuya les yeux, et son regard surprit l’épouvante, l’émoi silencieux de la jeune bourgeoise.

— Ah ! dit-elle d’un ton brusque, je vous l’avais dit ; elle n’est pas belle, mon histoire, et vous me méprisez, je le vois. Que voulez-vous ? Je n’ai pas été élevée comme vous. Après tout, c’est plus facile d’ignorer ces choses-là que d’en sortir, et quoi que vous en pensiez peut-être, j’en suis sortie, Oui ! oui ! et je n’y yeux pas rentrer.

Marianne eut un frémissement nerveux et, se levant, elle alla serrer la main de Fauvette. Celle-ci, à ce témoignage de sympathie, plus délicat et plus doux que des paroles, fondit en larmes.

— Vous avez raison, dit Mlle Aimont ; ce n’est pas votre faute. Merci de me l’avoir rappelé. Non, je ne savais pas à quel point le sort d’une fille pauvre peut être épouvantable. Est-il possible que le travail des femmes soit si insuffisant ?

— Moi, mademoiselle, je vous l’ai dit : j’étais au dernier degré, n’ayant point appris d’état ; mais enfin c’est le grand nombre qui est ainsi. La lingerie fine peut faire gagner aux ouvrières ordinaires de 1 fr. à 1 fr. 50 par jour ; quant aux ouvrières très-habiles, aux maîtresses, elles gagnent jusqu’à 3 fr., 5 fr. même quelques-unes ; mais, de celles-là, il y en a dix sur cent, une sur cent[1]. Voyez-vous, ce qu’il y a de plus affreux, c’est que le travail des femmes est toujours payé moitié moins que celui des hommes, quand même il vaut autant, quand il est le même ! J’ai connu une ouvrière typographe ; on les paye au mille, comme les hommes, et le mille de lettres, n’est-ce pas ? est aussi bien fait par elles que par les autres. Eh bien ! pourtant on le paye aux femmes moitié moins. Et c’est ainsi dans tous les métiers[2]. Pourquoi cela ? Est-ce donc pour que la femme soit toujours au pouvoir de l’homme ? Et tenez, dans les ateliers, quand la journée des hommes n’est plus maintenant que de dix heures, celle des ouvrières est de douze. Est-ce parce que la femme est plus faible, comme on le dit tant ? Oh ! mademoiselle, allez, c’est une chose injuste que la vie.

Eh bien ! pour finir, ne songeant, comme je vous l’ai dit, qu’à sortir de mon esclavage, je fis toute seule mon apprentissage d’ouvrière en lingerie fine, ayant seulement les conseils d’une femme de chambre de la maison où j’étais et quelques modèles qu’elle me donnait. Quand une fois je vis mon ouvrage accepté et que je pus gagner vingt-cinq sous par jour, oh ! alors je me sentis comme des ailes. Je fis enlever mon mobilier pendant qu’il n’était pas là ; car il m’aurait tuée plutôt que de me laisser aller, et déjà plus d’une fois il m’avait battue. J’avais loué une petite chambre bien loin, j’avais pris un commissionnaire qui n’était pas du quartier. Je tremblais d’être retrouvée ; car, vous savez, les journaux, sont pleins de ces aventures de gens qui tuent les femmes quand elles les refusent : comme si elles étaient leur propriété ! Enfin je fus longtemps dans cette peur, au point que je n’osais pas sortir, et, si pauvre que je fusse, je me trouvai longtemps heureuse, rien que d’être seule et libre.

Depuis cela s’en est allé peu à peu, et j’ai fini par sentir la solitude et l’ennui ; mais je ne voulais point pour cela cesser d’être sage, et je pensais quelquefois que je pourrais trouver peut-être un brave homme gagnant de bonnes journées, que, s’il m’aimait, j’aimerais aussi, et que je pourrais avoir des enfants à moi, car j’aimais tant les enfants des autres que je souffrais de ne pas pouvoir les embrasser. C’était bien de la peine pourtant que je rêvais là, et, sans parler de notre pauvre famille, j’en voyais tant d’autres malheureuses ; mais on a cet instinct-là dans le cœur, plus fort que la raison.

Et puis j’étais allée aux cours du soir, j’avais appris à lire, et alors j’avais été surprise de trouver dans les livres ce que j’avais au fond de moi-même et que seulement je ne savais pas bien dire. Je pleurais en lisant de belles scènes d’amour, où les gens s’aiment plus que tout au monde. Alors mon cœur battait, comme s’il eût voulu s’envoler je ne sais où, et je passais des heures à rêver, tout en tirant mon aiguille. Je ne l’avais point connu, l’amour ; avec cela, je restais toujours dans ma petite chambre. J’y avais mon rêve, et c’était comme un trésor. Quand j’allais reporter ou chercher de l’ouvrage, si quelqu’un me suivait, me parlait, j’en avais peur et horreur, je me sauvais, et l’on disait que j’étais farouche.

Alors — c’est l’année dernière ; j’avais dix-huit ans — une jeune ouvrière que je connaissais, Marie, me parla d’un jeune homme qui lui faisait la cour. Elle me le disait si beau, si charmant ! et elle me le fit voir. C’était un étudiant en médecine. En effet, il était aimable et paraissait bon ; il nous disait des choses que nous n’avions jamais entendues. J’aurais trouvé Marie bien heureuse, s’il l’avait aimée.

— Mais ce n’est pas vrai qu’il t’aime, lui disais-je.

— Pourquoi donc pas ?

— Parce qu’il sait bien qu’il le quittera et ne veut t’aimer qu’en passant.

Elle lui dit cela un jour devant moi ; il protesta que ce n’était pas vrai, qu’il aimerait toujours Marie. Mais il disait cela avec un demi-sourire et je vis bien qu’il n’en pensait rien. Mais Marie, elle, le crut ou… je ne sais ; pour moi, je l’aurais trouvée heureuse sans cela. Mais je me disais : — Non, on ne peut pas aimer une personne avec l’intention de la quitter, et c’est alors que je pensais de me marier à un brave homme, fut-il laid et pauvre, pourvu qu’il m’aimât.

Alors un jour, chez Marie, je rencontrai… Albert… Tout d’abord, je vis bien que c’était comme l’autre, car j’avais encore ma raison… Mais voilà, peu à peu, je la perdis, et je crus ce qu’il me disait qu’il m’aimerait toute la vie, que nous ne nous quitterions jamais… Je l’aimais !… Que voulez-vous ?… Et lui… Ah ! s’il m’avait aimée seulement de bonne foi et qu’il eût changé sans le vouloir !… Mais il m’a trompée, et c’est ça que je ne peux pas lui pardonner, car j’en ai un trop lourd chagrin !

À deux pas l’une de l’autre, elles songeaient silencieusement chacune à la blessure qu’elle avait reçue, et les larmes les plus âcres, celles d’une trahison en affection, corrodaient lentement ces joues fraiches et pures où l’essor de la jeunesse luttait contre l’effort du chagrin. Au milieu de ce silence résonna le timbre d’une horloge voisine. Fauvette tressaillit.

— N’est-ce pas sept heures, dit-elle, ou bien sept heures et demie ? C’est à huit heures le convoi de Florentine et il faut que j’y sois, car il n’y aura peut-être que moi.

— Sept heures un quart, dit Marianne en tirant sa montre ; alors je vous laisse…

— Oh ! j’ai bien le temps, s’il n’est que sept heures un quart. C’est là tout en face, et je n’ai à mettre que mon waterproof. Si ce n’est que pour ça, ne vous en allez pas, je vous prie.

— Non, car je voudrais vous parler encore. Nous ne nous sommes pas assez comprises, entendues… je voudrais… Mais d’abord dites-moi… Quelle est cette femme au convoi de laquelle vous voulez aller ?

— Celle qui est morte avant-hier soir, presque sous vos yeux, mademoiselle.

Un frémissement parcourut le corps de Marianne.

— Je le pensais, dit-elle. Ah ! quelle scène affreuse ! Et celle femme est morte après un souper, parce qu’elle n’avait pas mangé, — elle l’a dit elle-même, depuis trois jours !

Elle frémit encore.

— Si vous saviez, dit Fauvette, comme elle était malheureuse, la pauvre créature ! Elle avait été séduite à 15 ans par quelqu’un… que vous connaissez, mademoiselle, et depuis, abandonnée par lui, elle avait été à d’autres, vivant bien ou mal, selon l’amant qu’elle avait ; enfin elle est devenue vieille, Alors plus d’amants… et plus de pain. C’était une pitié que de la voir, usant ses vieilles toilettes et coquetant pour attraper par-ci par-là un dîner, une pièce de 5 francs…

— Oh ! quelle vie infâme !

— Je le sais bien ; mais que vouliez-vous qu’elle fit ? elle n’avait pas d’état. Celui qui l’avait débauchée, pour jouir de sa beauté et de sa jeunesse, ne s’était pas inquiété de savoir ce qu’elle deviendrait. Puisque je vous ai dit que les choses étaient arrangées pour que les femmes ne puissent pas se suffire à elles-mêmes, il faut donc bien qu’elles acceptent l’aide des hommes pour vivre, et bien souvent ce n’est que pour en mourir. Il y en a, au métier de Florentine, qui se tuent : ce sont les plus avisées, elles ne souffrent pas si longtemps. Cette malheureuse ne vivait que de honte et d’avanies, on se moquait d’elle. Ils avaient le cœur de trouver ça drôle. Ah ! les hommes ! Ils disent que les enfants sont cruels !… Au moins les enfants ne savent pas, et, s’ils se moquent des bancals et des bossus, ça n’est pas eux qui les ont faits.

Marianne regardait Fauvelle, et une question s’arrêtait à ses lèvres. La jeune femme, elle, regardait une chose invisible, et tout à coup, reculant d’un pas, d’un air d’épouvante, elle mit la main sur son front et sur ses yeux.

— Pour moi, dit-elle, si jamais l’envie me reprend de croire à des serments d’amour… j’aime mieux la Seine.

— Cet homme, demanda Marianne d’une voix émue et timide, qui était l’autre soir avec vous et… cette malheureuse, quel était-il, je vous prie ?

— Ça, mademoiselle, c’est un homme qui me faisait la cour, et il est revenu hier soir. Comme il me sait abandonnée, il pense qu’un jour ou l’autre je le prendrai. Marie, depuis Emmanuel, a déjà eu deux amants. Ils pensent que je vais faire de même aussi, moi. Mais non ! je le dis, non, et si je me sentais glisser là-dedans, je trouverais un moyen, et il serait bon…

— Oh ! vous ne pouvez pas être tentée de cette vie infâme, vous, Fauvette, dit Marianne en lui prenant la main. J’en suis certaine, rien qu’en vous regardant. Mais aussi il ne faut plus voir ces hommes et ces femmes avec lesquels vous allez.

— Je sais bien ; pourtant, de vivre seule, toute seule, c’est trop dur. Et puis, voyez-vous, nous autres, mademoiselle, ce n’est pas comme chez vous : on a des amies, on ne les laisse pas pour ça. Que voulez-vous ? ça arrive tant ! D’ailleurs est-ce à moi à moi de les blâmer ? et puis ce ne sont pas de mauvaises personnes.

— Elles sont blâmables pourtant ; car enfin plusieurs d’entre elles au moins pourraient vivre de leur travail, et c’est par goût de la toilette et de la dissipation…

La jeune fille s’interrompit sous le regard que Fauvette attachait sur elle, regard où se lisait une désapprobation à la fois triste et amère.

— Vous êtes riche, vous, mademoiselle ; vous savez beaucoup de choses, vous avez des livres, de la musique, des promenades, de la toilette, des spectacles ; vous passez votre temps à faire ce que vous voulez…

— Eh bien ? demanda la jeune fille avec un certain malaise.

— Eh bien ? je veux dire que lorsqu’on est si heureux, on ne sait pas ce qu’on dit quand on reproche à une pauvre fille d’aimer la dissipation.

Marianne rougit.

— Pardon ! je ne l’ai pas dit pour vous blesser.

— Je sais bien, allez, tout le monde est comme cela ; on parle de ce qu’on ne comprend pas. Mais, tenez, regardez autour de vous, cette petite chambre : voilà toute notre vie à nous autres : un lit où nous avons six heures à dormir, encore pas toujours ; la commode, toujours trop grande pour notre peu de linge et nos vêtements ; le miroir où l’on se voit jeune et jolie, et dans lequel on peigne ses cheveux et l’on s’en couronne la tête, quelquefois en rêvant, quelquefois en pleurant, parce que c’est naturel, voyez-vous, aux jeunes filles, qu’elles soient riches ou pauvres, d’aimer la toilette et le plaisir ; la chaise et la petite table, où l’on travaille depuis le point du jour jusqu’à la nuit tombée, après quoi l’on allume sa petite lampe pour coudre encore jusqu’à onze heures ou minuit…

Fauvette continua :

— Vous êtes-vous imaginé, mademoiselle, ce que c’est que de toujours coudre ? toujours, toujours ! demain comme hier, toutes les heures les unes après les autres, toujours tirer cette aiguille, et ne pas faire autre chose dans toute la journée, dans toute la vie ! Et ça tout bonnement pour vivre, c’est-à-dire pour ne pas mourir, pour manger du pain et un peu de café au lait, un peu de fromage ; pouvoir s’étendre sur un mauvais lit pendant quelques heures, quand on a le dos brisé, meurtri à crier, par ce petit mouvement du bras, toujours le même, répété des millions de fois… pour vivre, ce qui veut dire seulement pour coudre toujours, sans cesse, comme une machine ou avec une machine pour compagnie… Voilà, mademoiselle ! Eh bien ! moi, qui sais ça, je n’ai pas le courage de les abîmer, les pauvres qui se laissent tirer hors de ce tombeau pour aller se réchauffer un peu au soleil. Pensez-vous qu’il y ait bien de la différence entre la petite chambre où coud l’ouvrière et le cercueil ? La plus grande est que dans celui-ci on ne souffre plus, et que dans l’autre on se sent mourir.

— Pardon ! s’écria Marianne en saisissant les mains de Fauvette, pardon ! J’ai été méchante et stupide tout à l’heure, et vous avez eu bien raison ; je ne savais pas ce que disais.

Sa voix s’altéra ; elle pencha la tête sur l’épaule de Fauvette, qui se mit à pleurer en la serrant dans ses bras.

— Que vous êtes bonne ! Oh ! jamais je n’en ai connu une comme vous. Laissez-moi vous aimer. Je n’aimerai plus que vous ; ça me remplira le cœur, et comme ça je pourrai rester honnête. Autrement, voyez-vous, vivre sans aimer, vivre sans rien dans sa vie, rien que pour coudre, ça ne se peut pas ; nous ne sommes pas des machines de fer.

— Pauvre !… pauvre sœur ! disait Marianne, je croyais vous plaindre, je croyais vous aimer, et je ne comprenais pas. Oh ! que pourrais-je faire pour vous racheter ? Mais, hélas ! il faudrait d’autres forces que les miennes. Comment se peut-il que des femmes, des êtres humains, soient ainsi traités ?… Oui, comme des machines de fer. Et nul autre refuge que la tentation, l’opprobre, et enfin la misère toujours. Oh ! Fauvette, non, je n’avais pas compris. Et bien d’autres sont de même. Il faudra le dire à tout le monde ; il faut que tout le monde comprenne ces choses-là !

Elles pleuraient ainsi, dans les bras l’une de l’autre, se parlant à phrases entrecoupées, debout, au milieu de l’étroite chambrette, et, bien que tout fut tristesse dans leurs paroles et dans leurs pensées, un rayonnement singulier d’où la joie n’était point absente, une joie supérieure et forte, éclairait leurs fronts. Elles avaient passé de leurs propres souffrances dans celles d’autrui, avec cette ardeur généreuse qui est une force et comporte toujours un rayon d’espoir, et elles goûtaient la joie d’une affection pure, nouvelle, enthousiaste, qui, née à peine, gonflait déjà leurs cœurs. Un silence eut lieu pendant lequel elles restèrent ainsi embrassées, le front rêveur, les yeux brillants de larmes claires et lumineuses, qui roulaient une à une, lentement, sur leurs joues. Marianne enfin se dégagea doucement des bras de Fauvette, la fit asseoir tout près d’elle, et lui prenant les deux mains :

— Écoute, lui dit-elle, il faut que tu sois ma sœur. Nous ferons ensemble pour les autres ce que nous pourrons ; toi du moins, tu seras sauvée ! Tu me remplaceras cette Henriette que j’aimais tant. Je n’ai jamais eu d’amie parmi les heureuses, je ne sais pourquoi ; mais je suis contente que ce soit ainsi. Et toi, Fauvette, veux-tu être mon amie ?

— Oh ! je n’avais rien rêvé de pareil jamais, disait l’ouvrière en pressant de ses mains tremblantes les mains de Marianne. Si je vous aime !

— Dis-moi tu, comme je te le dis ; je te le répète, tu es ma sœur ! Tout à l’heure, en appuyant ma tête sur ton sein, le cœur plein des souffrances que tu venais de me révéler, j’ai compris, j’ai vu, un devoir nouveau, dont je n’avais encore eu l’idée que d’une façon confuse. Laisse-moi te dire : j’ai vu que c’était une chose insensée que les femmes fussent ennemies, comme elles sont, les unes des autres, et divisées en classes qui ne se confondent jamais, se méprisant ou s’injuriant seulement de loin. Car, vois-tu, dans cette exploitation infâme qui se fait de la femme et de l’amour, leur intérêt, à elles toutes, est de s’unir et de se défendre. Quand une fille riche épouse l’amant d’une fille pauvre, elle ne commet pas seulement un crime contre l’abandonnée, mais contre elle-même, contre l’amour, contre la nature. Quand elles consentent à l’abandon et à l’avilissement des autres femmes, elles perdent elles-mêmes l’amour qui, traîné de la débauche au calcul immonde et menteur, n’existe plus. Elles ne sont plus aimées, elles ne peuvent pas l’être ; l’amour, qui devait faire l’honneur et le charme de leur vie, a péri pour elles dans le naufrage de leurs sœurs pauvres, et il ne leur reste plus que le fantôme du mariage et de la maternité, un mannequin solennel dont l’âme est absente. Par l’égoïsme, la femme a perdu l’amour. Moi, ma sœur, je n’ai pas voulu de ce mensonge ; mais je n’avais agi que pour moi-même, par honneur et par fierté ; je ne pensais pas à toi. Aujourd’hui je comprends mon devoir envers toi comme envers moi-même, et je te dis ce que toute fille riche, si elle avait assez de cœur et de sens, dirait à toute fille pauvre : Je fais alliance avec toi, ma sœur. Assez longtemps nous avons été trompées et exploitées l’une par l’autre. Unissons-nous dans cette alliance, nous retrouverons le bonheur et la dignité ; l’homme retrouvera l’honneur et l’humanité l’amour. Maintenant, si je n’avais pas déjà refusé Albert, si je pouvais l’aimer encore, je te dirais : Je m’incline devant ton droit ; toi seule dois être sa femme, si tu peux lui pardonner.

Fauvette secoua la tête.

— Il ne voudrait pas, dit-elle, et moi…

— Permets-moi d’être juste. Sois ma sœur, je te l’ai déjà dit, et partage avec moi ; quand tu seras riche, M. et Mme Brou consentiront, je l’espère…

— Et Albert aussi, n’est-ce pas ? Lui qui m’a rejetée pauvre ! Non, n’insiste pas. Je veux être ta sœur en effet, mais de cœur seulement et sans dot. Si je pouvais épouser, grâce à de l’argent, celui qui m’a repoussée et insultée, serais-je ta sœur ?

— Eh bien ! reprit Marianne en l’embrassant avec transport, soit, tu as raison. Quelque jour peut-être, ton cœur guérira, et tu pourras encore être heureuse. Laisse-moi espérer que tu le seras et permets-moi, chère sœur deshéritée, de me charger de ton avenir. Le 10 octobre prochain, je serai majeure, libre de mes actes et de mes biens. Ce jour-là, tu viendras me retrouver, Fauvette, promets-le moi.

— Oh ! vous voulez vous charger ainsi d’une pauvre fille qui a si peu mérité que moi ? Mais c’est impossible ! Je ne veux pas, je vous ferais tort.

— Ne parle pas ainsi, ne t’éloigne pas de moi déjà ; traite-moi en sœur comme tout à l’heure. Je suis venue à toi, l’âme flétrie de dégoût et de douleur, et, près de toi, j’ai retrouvé l’enthousiasme et l’espérance. J’ai besoin de toi, tu le vois ; tu rassures ma conscience, tu m’indiques mon devoir, et tu seras ma rançon. Car, songes-y, Fauvette, qu’ai-je fait, moi, pour être honorée comme je le suis ? Ai-je souffert le vingtième de tes douleurs ? ai-je subi la moindre de tes épreuves ? Ceux qui oseraient te mépriser me diraient honnête. C’est sans avoir lutté ? Va, tu vaux mieux que moi, et, pour ne pas t’honorer, il faudrait que je fusse abjecte ou stupide. Aie confiance en moi, je t’en prie, et comprends bien mon sentiment devant toi. En me rappelant ta cruelle histoire, je me sens humiliée de mon bonheur, des facilités de ma vie. Je t’ai pris ta part, hélas ! et c’est par moi que tu as souffert ! Laisse-moi te la rendre, Fauvette ; ma conscience le veut, et j’en ai besoin !

La jeune ouvrière palpitait sous cette parole ardente, qui l’éblouissait en l’enivrant d’idées, d’impressions nouvelles. Elle mit sa main dans la main de Mlle Aimont.

— Je me confie à toi, lui dit-elle, car je t’admire et t’aime bien.

Elles s’embrassaient de nouveau avec effusion, quand l’horloge sonna. Fauvette s’arracha des bras de Marianne.

— Je ne veux pas, dit-elle, oublier la malheureuse dans la joie que tu me donnes. N’est-ce pas huit heures ?

— Oui, dit la jeune fille.

Fauvette sauta sur son waterproof, pendu à un clou du mur, et, l’endossant à la hâte :

— Je ne veux pas qu’elle aille seule, et elle le serait sûrement sans moi.

— Voici mon adresse, dit alors Marianne en lui remettant une carte ; je quitte Paris demain. Si tu avais besoin de moi avant le 10 octobre, écris-moi ; mais d’ici là…

Elle voulut lui remettre sa bourse. Fauvette l’écarta vivement.

— Non, non cela me gâterait le bonheur que tu m’as donné. Je m’arrangerai, ne t’inquiète pas. J’ai maintenant de la joie et de l’espérance. Tout ira bien.

Elles descendirent ensemble et se quittèrent au seuil de la maison. De l’autre côté de la rue, s’arrêtait le corbillard des pauvres, et seule en effet, un moment après, Fauvette suivait le triste convoi. Quand Marianne rentra à l’hôtel, le plus profond silence régnait encore dans la chambre de M. et Mme Brou et dans celle d’Emmeline. Marianne glissa devant leurs seuils et rentra sans bruit dans sa chambre. Elle n’aurait pas de scène à subir, son escapade restait ignorée.

I
Pierre à Marianne.
Mademoiselle,

Vous voulez connaître mon sentiment et ma foi ? Vous en avez besoin, me dites-vous. Puissent-ils en effet vous aider ! Ils sont à vous, comme le serait ma force entière, si jamais elle pouvait vous être utile. De théorie, je n’en ai d’autre que celle que me donnent à la fois la nature et la justice. Je vais donc vous dire ce que je crois, ce que j’ai compris et pensé. Mais c’est vous qui me le demandez ? vous, qui savez si bien ce qu’on doit faire, et le faites avec tant de décision et de fermeté ? Toutefois je ne discute pas votre volonté. Et pourquoi le ferai-je quand elle me rend si heureux ?

Avant tout, laissez-moi vous dire combien j’admire votre visite à Fauvette. Non, cette démarche n’est pour moi ni fausse ni extraordinaire ; elle est digne d’une âme telle que la vôtre. Je ne suis pas, vous le savez, de ceux qui disent : Fait-on cela ? mais de ceux qui se demandent : Cela se doit-il faire ? Oui, vous avez bien fait. Je connais cette jeune personne assez pour la croire bonne, sincère et fort au-dessus de la situation qu’elle subit. Cependant elle aurait pu y glisser vous la sauverez. Oui, mademoiselle Marianne, Fauvette et vous, si étrange au premier abord que cela paraisse, vous êtes solidaires. Et vous l’avez deviné ! Ah ! que vos inspirations, mademoiselle, sont grandes et profondes ! Il faut que vous me permettiez de vous le dire, j’en ai trop besoin.

Pour répondre à toutes les questions de votre lettre, sachez bien que je n’ai jamais pu vous en vouloir. Vous, à votre gré, vous pouvez me causer beaucoup de douleur ou beaucoup de joie ; mais je ne saurais vous en vouloir jamais, et cette estime, cette affection dont vous m’assurez me causent un orgueil, un bonheur immense.

La question des relations de l’homme et de la femme, autrement dit celle de la justice ou de la vérité dans l’amour, ou encore la question du droit de la femme, découle d’une question plus générale, posée depuis le commencement des siècles : l’émancipation même de l’humanité. Elle en découle ou plutôt elle y est enveloppée, car elle en est aussi génératrice à beaucoup d’égards. Suivant que ces relations ont été comprises, le progrès s’est fait plus ou moins. Où la loi séquestre la femme, le progrès est nul ; où les mœurs font de l’amour un acte purement charnel, le cerveau humain se pétrifie. Dans les pays, dans les temps au contraire où la femme agit, se mêle à toute chose, la vie court à grands flots dans les veines des peuples, le cerveau pense et le progrès marche. Mais, comme cette action est partout encore détournée, contrainte, obligée pour s’exercer de s’épuiser en détours, les mœurs sont hypocrites, la logique est faussée, la loi est arbitraire.

La question de la femme est permanente ; mais elle reste confondue, noyée dans la question humaine, qui va changeant de phases et de noms selon les temps ; des castes aux cités, des cités aux classes, toujours la même au fond, mais de plus en plus victorieuse de l’injustice et de plus en plus développée, jusqu’à cette proclamation d’affranchissement général et de paix, qui est devenue le champ de bataille actuel : Tous les hommes, — c’est à dire tous les êtres humains, — sont égaux en droits.

Proclamation sublime et décisive, préparée par vingt siècles d’efforts, de pensées, de luttes, et dont les adversaires de la femme ont fait une question grammaticale.

C’est à partir de cette époque seulement que le droit de la femme se pose et que sa revendication s’affirme nette et précise. C’est aussi la question des mœurs, mais c’est avant tout la question démocratique elle-même. Il s’agit du droit humain. Je ne sais point deux façons de le comprendre : l’être est autonome par cela seul qu’il est soi, et que la volonté, la doctrine, les coutumes d’un autre, ne sont pas plus faites pour s’imposer à son entendement ou à son désir, que la chaussure d’un autre n’est faite pour son pied. L’être est autonome, parce que la vérité absolue n’appartient à qui que ce soit ; l’être est autonome, parce qu’entre deux opinions, qui se prétendent chacune la meilleure, il n’y a pas de preuve possible, non plus que de juge sans appel. L’être est autonome, parce que chaque être humain est un organisme spécial et complet qui, en dehors de l’intérêt commun, se suffit ; parce que chacun à part est le type humain et renferme l’humanité.

Hors de ce principe, fondement de légalité et base du droit nouveau, je ne vois d’autre foi que le culte de la force, et d’autre organisation que l’esclavage, et j’admire, sans pouvoir m’empêcher d’en rire, la trouvaille de ces démocrates prétendus, qui pour constituer un État libre placent à sa base la monarchie familiale. Il est tout simple que les partisans de l’ancien dogme social, sectateurs du droit divin, adversaires de la liberté individuelle ne cèdent que pied à pied le terrain, composent avec le progrès et passent en rechignant de l’esclavage à la féodalité, de la féodalité au rachat des serfs ; de là à l’abolition des priviléges nobiliaires, de la contrainte par corps, du livret d’ouvrier, — conservé par force malgré la loi ; — qu’ils s’attachent et se cramponnent à toutes les lois restrictives de la liberté, et n’acceptent la femme que sous deux aspects : mère de famille soumise à l’époux ou courtisane ; — ceux-là sont conséquent avec eux-mêmes, ils ne reconnaissent pas le nouveau principe. — Mais qu’on prétende dater de la Révolution pour venir contester le droit humain à la moitié de l’humanité et pétrir ce qu’on appelle doctoralement la molécule sociale à l’image de la monarchie, ceci me semble grotesque. Après tout, ce n’est qu’une question de classement. N’est pas démocrate qui se dit tel. Le parti, à côté de dévouements purs et sincères, est composé pour une part, les événements le prouvent assez, d’ambitieux hypocrites, qui changent avec la fortune, et de révoltés inconscients, qui imposent des chaînes à autrui avec la même fougue qu’ils ont mise à briser les leurs. La démocratie, dans ces premiers temps, est encore un instinct plutôt qu’une doctrine, une foule plutôt qu’un parti. Pour moi, dans cette confusion, la question de la femme est une pierre de touche, et, sans entrer dans la discussion théorique, où parfois les meilleures volontés se fourvoient, je n’estime démocrate que celui qui ne se rêve point une monarchie au foyer.

D’ailleurs, l’inconséquence est sentie, elle n’est pas sans gêner ceux qui la soutiennent ; aussi est-ce — consciemment ou inconsciemment pour conserver la dépendance sociale de la femme, sans paraître déserter le principe démocratique, qu’a été formulée cette théorie des deux natures et des deux morales, si répandue aujourd’hui. Il fallait bien à ceux qui n’acceptent pas la faute d’Eve un péché originel quelconque. Ce n’est plus Dieu, c’est la nature même qui doit condamner la femme à l’obéissance. On a donc analysé, disséqué, et surtout conclu. Quelques savants ont affirmé, beaucoup de nos savants ont affirmé davantage, que, de par la conformation de son cerveau, la femme était inférieure à l’homme. Or, le fait serait prouvé par de suffisantes expériences, qu’on en pourrait appeler, au nom des habitudes et de l’éducation actuelles ; mais il ne l’est nullement ; j’ajoute qu’il est à peine démontrable, fut-il expérimenté dans des conditions tout autres que les conditions ridiculement restreintes et arbitraire dans lesquelles on a prétendu le constater. Enfin, par impossible, il serait absolu qu’il ne détruirait pas le droit de l’être humain à se gouverner lui-même, ce droit reconnu aujourd’hui à l’homme le plus pauvre d’intelligence comme au plus savant ; il resterait à mettre la femme en dehors de l’humanité.

Ce n’est pas à vous, mademoiselle, que j’ai besoin de signaler l’illogisme d’une démarcation naturelle et radicale entre deux êtres de même origine, formés des mêmes éléments et si profondément mêlés dans la même matrice. La différence des sexes est dans toute la nature la simple condition du renouvellement de la vie, et ne crée nulle part l’infériorité ni la sujétion. Il fallait que chez l’homme l’ingéniosité de l’égoïsme succédât à sa brutalité pour qu’on arrivât à de telles affirmations. La plus étonnante de toutes est que ce soit au nom de la maternité qu’on ait mis l’intelligence en interdit chez la femme et proscrit pour elle l’instruction. Ainsi la plus grande des fonctions humaines est assimilée à la tâche d’un manœuvre ; la reproduction de l’être humain n’est qu’une affaire de chair et de sang, d’où l’on écarte soigneusement tout ce qui peut animer cette boue et la pénétrer du rayon sacré, et c’est parce que la femme doit être mère qu’elle doit rester ignorante et uniquement occupée de détails grossiers et de pensées vides !

Rien de plus insensé ni qui prouve mieux à quel point l’homme a peu le respect de sa propre nature et le sens de son perfectionnement. Et cependant cette grossièreté de conception est presque générale ; de grands utopistes ne se sont occupés de la reproduction de l’être humain qu’au point de vue matériel ; jusqu’à ne tenir compte dans l’union que des formes extérieures, et l’on entend parler encore en démocratie de choses semblables. Il semble que Prométhée n’ait point encore dérobé le feu du ciel, ou que l’on ignore quelles sont dans l’humanité les forces créatrices par excellence. Ah ! si dans l’œuvre sacrée, l’intelligence, l’enthousiasme et le dévouement eussent été appelés au lieu d’être combattus, si l’amour humain eût proscrit l’amour bestial, quelle serait aujourd’hui la vie ?

Vous me pardonnerez d’avoir pris ce sujet à l’origine, parce que c’est à la prétendue infériorité naturelle de la femme que se rapporte nécessairement toute l’argumentation de ceux qui l’infériorisent dans la vie sociale, et que c’est à cette infériorité sociale que nous devons les désordres de nos mœurs et la plupart des misères qui déshonorent notre civilisation.

La femme s’appartient-elle à elle-même ? doit-elle obéir ? Tout est là ; car, si elle doit obéir, elle n’est pas responsable, et la dignité, la vertu, ne sont à son usage que des mots dépourvus de sens. L’amour n’est plus que le plaisir, autrement dit la débauche, et la famille n’est qu’une institution légale. Si la femme doit obéir, elle ne contracte pas seulement les vices de l’esclave, elle donne à l’homme ceux du tyran et du plus abject de tous, le sultan polygame.

Regardez le monde actuel : partout, à tous les degrés, l’instruction de la femme est inférieure à celle de l’homme ; partout la femme est tenue à part de l’action féconde, intelligente et prépondérante. Riche, elle est condamnée à l’oisiveté et aux vices qui en résultent ; pauvre, au travail le plus infime et le moins rémunérateur, ou, ce qui est encore plus cynique, elle fait les mêmes travaux que l’homme à moitié prix. Avilie par la loi, avilie par l’opinion, il faut bien que sa valeur, économiquement parlant, subisse une dépréciation analogue.

Elle vit donc pour ne pas mourir, travaille de l’aube à minuit pour un peu de pain, est humiliée toujours et souvent insultée. Jeune, elle doit se passer de toute distraction, de toute parure, de tout plaisir, et c’est dans une situation pareille qu’un tentateur vient présenter à ses lèvres la coupe de la vie. Elle se livre à lui pour bien peu ; quelquefois ceux qui lui donnent le travail, ses maîtres, la prennent pour rien, sur une simple menace de renvoi. En tout ceci, la débauche règne et déborde ; et cependant il naît chaque année plus de 50,000 enfants sans père et sans mère, dont la charité sociale laisse périr la plus grande part ; il y a un nombre double ou triple de filles jetées hors de la famille, dans l’inconduite ou la prostitution ; les enfants-trouvés qui survivent vont peupler les maisons de correction, les bagnes ; et l’on parle chaque jour de sauver la famille en conservant tout cela !

C’est que pour ces sauveurs, la famille légale, où ils vont retrancher la seconde moitié de leur vie, est tout. La femme étant faite pour l’homme, à ce qu’ils veulent croire, après avoir exploité la fille pauvre pour leur plaisir, en s’imaginant la mépriser, ils vont épouser la fille dotée, qui, en raison de l’infériorité féminine, n’a rien à faire de sa propre vie que d’enrichir un homme et mettre en relief ses vices ou ses talents, en subissant de même son despotisme.

Mais, ainsi formée, la famille n’est qu’un corps sans âme, un cadavre. D’un côté, un homme qui a jeté à l’hôpital, à la voirie, celle qu’il a serrée dans ses bras, les enfants qu’il a créés ; de l’autre, une femme sans pudeur acceptant pour époux ce suborneur d’autres femmes, et pour père de ses futurs enfants celui qui a déjà renié les siens ; car il n’est guère aujourd’hui de fille à marier qui ne sache que l’homme qu’elle épouse à eu d’autres amours. On n’élève pas un édifice solide sur des ruines. Il y a entre ces deux êtres une communauté d’intérêts, non de foi et de sentiment. L’époux ne se croit obligé à rien ; la femme souffre du vide de sa tête et de son cœur. Ici l’oisiveté aboutit aux mêmes fins que la misère : on n’a donné à la femme d’autre but, d’autre poursuite que l’amour ; il faut bien vivre de quelque chose et la vie ne clôt pas à vingt ans.

Mademoiselle, vous m’avez demandé ma foi, la voici : Je crois la femme égale de l’homme et moitié de l’humanité, en valeur aussi bien qu’en nombre. Je crois que le progrès et les forces humaines seront doublés par les forces de la femme, et son action bien plus que doublée, grâce à l’accomplissement de la justice, dont cette révolution fermera le cycle, celui du moins qu’il nous est actuellement donné de concevoir. C’est dans la famille, commencement des sociétés, que s’inaugure par la tyrannie cette lutte entre l’égoïsme et la justice, qui est l’histoire même de l’humanité ; c’est dans la famille que cette lutte se terminera. Le droit de la femme est, hélas ! le dernier mot du progrès ; mais il l’accomplit.

Je crois de toutes les forces de mon âme à l’amour, à l’amour vrai, à la fois idéal et charnel, aspiration de tout l’être, où la femme n’est plus l’idole d’un jour, mais la compagne, l’amie, l’amante de toute la vie ; à l’amour qui élève, moralise, féconde, et dont la famille est le but et l’une des principales joies. J’y crois non-seulement parce que tel est mon sentiment, mais parce que cet amour est le seul qui réponde individuellement à tous nos besoins, socialement à la justice, de même que physiquement il est le seul conforme aux lois naturelles.

Les hommes et les femmes naissent égaux en nombre ; le résultat, le but naturel de l’union est l’enfant ; l’enfant met vingt ans à devenir homme. Voilà, selon moi, les lois physiques, naturelles, qui établissent la monogamie, en dehors de toutes les raisons d’ordre moral qui y portent les esprits élevés, les cœurs sincères. Vingt ans de soins en commun, de joies, d’espérances communes sur un enfant, sur plusieurs, là se trouve, s’il en est besoin, l’attachement après l’amour, le lien naturel, fort et indivisible, comme l’être autour duquel il se noue.

Je sais que dans la démocratie, un certain nombre d’esprits, qui se définissent la liberté comme l’absence de tous liens, même volontaires, et croient agrandir la vie en en rayant le devoir, ont conçu une organisation où la société remplace la famille, et supprime la maternité, la paternité, dans ce qu’elles ont d’intellectuel, de moral, de responsable. Je crois le système nuisible, parce qu’il matérialise la famille et restreint, au lieu de l’étendre, la vie morale de l’individu. Je le crois faux, parce que la société n’est après tout composée que de l’ensemble des pères et mères, qu’elle n’a point d’existence propre en dehors de la majorité, que par conséquent ce n’est point comme on l’imagine un être qui disposerait d’une moralité, de facultés supérieures. L’éducation donnée par la société serait justement celle que tous les parents donneraient eux-mêmes, sauf deux exceptions fournies par la minorité progressive et la minorité rétrograde. L’éducation obligatoire serait l’oppression de la première et sur le point le plus grave, — quant à la seconde, en cas de mauvais traitement de l’enfant ou de non-instruction, la société, comme aujourd’hui, aurait le droit de sévir et l’exercerait avec plus de soin, sans qu’il fut besoin pour cela de supprimer l’exercice des forces morales les plus vives et les plus hautes. N’oublions pas que la société n’est que l’ensemble des individus, et que le droit individuel est la base de l’ordre nouveau.

Ce n’est pas en affaiblissant la famille, mais en l’épurant, et surtout en la rendant accessible à tous, que nous sortirons de l’odieux désordre où nous sommes plongés. Ici, comme en toutes choses, dans le chaos de notre époque indécise, où se heurtent l’ancien principe et le nouveau, c’est à celui-ci qu’il faut recourir. Que dit-il ? Tous les êtres humains sont libres et égaux en droits. La femme est donc libre, elle est donc l’égale de l’homme ; elle doit donc sortir des limbes et de l’arbitraire où la retient la législation ; de la timidité, des précautions injurieuses que lui impose l’opinion ; de l’esclavage où la courbe le mariage, de l’ignorance et de la frivolité de son éducation. Elle nait à la vie complète ; elle voit, elle sait, devient une force économique en même temps que politique et civile, et se défend désormais contre toute exploitation. Alors la jeune fille pure et fière, que tel homme coupable d’une trahison ou souillé de débauches viendrait demander en mariage, lui répondrait surement : Vous qui avez abandonné votre femme et votre enfant, vous osez vous offrir pour être époux et père ? » Ou, à plus juste titre, ce qu’un débauché même se croit aujourd’hui le droit de dire à la femme séduite : « Vous n’êtes pas digne de moi ! »

Quelle femme, si chaste qu’elle soit aujourd’hui, a ce courage ou même cette préoccupation ? Vous seule. Et, lors même qu’elle aurait le courage et l’inspiration, a-t-elle la clairvoyance nécessaire ? Non ; son éducation, l’usage, la retiennent dans une geôle hors de laquelle elle ne voit, quelquefois même ne devine rien. Cependant, il faut le dire, la femme de ce temps, celle qui se pare du titre d’honnête, s’est faite avec impudeur le complice de la dépravation de l’homme ; elle consent à la profanation de l’amour, à la honte et au martyre de ses sœurs pauvres, à l’abandon de l’enfant ; elle consent à tout, accepte tout ; elle jette sur ces crimes sa mansuétude ou son sourire. On voit, on entend là-dessus des choses honteuses. Elles se croient fortes, hélas ! en étant égoïstes, et ne voient pas même qu’elles sont dupes. Vices des esclaves que rachète la liberté.

Vous seule avez su dire à ces mœurs infâmes, où le mensonge remplace l’honneur, où le rire se joue des épanchements les plus sacrés, du viol de la loi humaine : « Loin de moi ! Vous me faites horreur ! »

Ah ! si vous saviez combien je vous bénis pour cela, et vous… admire… au nom de l’humanité ! Il est temps que des révoltes généreuses s’élèvent et mettent fin à ces jeux de princes, à ces vanités de bandits, à ces orgies de parvenus ! Car le voilà, l’héritage de 89 ! C’est là ce que la classe aujourd’hui régnante a fait de cette grande, éternelle et vaste revendication de la nature humaine opprimée, insultée par tous les esclavages, qui a jeté dans le monde le cri à jamais retentissant : Liberté, égalité, fraternité ! Ce cri, en même temps qu’il déchirait les chartes et démolissait les bastilles, fermait la petite maison, abolissait le droit infâme du seigneur. Mais ceux qui l’ont aboli contre le seigneur l’ont rétabli pour eux-mêmes ; la grande conquête humanitaire est devenue un simple butin, et à la place des Lauzun et des Richelieu, ce sont les Dandin, les Jourdain, les Turcaret, qui se croient le droit de sacrifier à leur débauche l’honneur des filles de manant, la vie et la dignité humaine, et de donner au peuple leurs bâtards à élever ! Pas de fils de famille qui ne se sente né pour exploiter la femme et goûter, aux dépens de la honte et de la misère des filles du peuple, des plaisirs de gentilhomme.

C’est pourtant cette queue de l’ancien régime qui s’intitule : ordre, religion, famille ! et qui accuse de vouloir détruire ces grandes choses ceux qui parlent de nettoyer les vieilles corruptions ! L’ordre nouveau ne vient pas détruire, il vient seulement tout agrandir. La religion mème, il en apporte une nouvelle : la religion de l’humanité, qui seule a le droit de se dire fraternelle ; car elle n’a ni maudits ni feu éternel, elle n’a que des élus ; certaine, car ses dogmes se démontrent, étant les lois de la vie. L’ordre nouveau ne vient pas détruire la famille ; il veut au contraire qu’il n’y ait plus de femme sans mari, ni d’enfant sans père. Il ne tend qu’à fortifier, en les étendant à tous, les bases de la société. Tous les êtres humains naissent libres et égaux en droit. Désormais il n’y a de plaisir, de bien légitime, que ce qui ne nuit à personne et s’étend effectivement à tous. Il est, dans sa clarté rayonnante et pourtant si peu comprise, le principe de 89, le droit nouveau de l’ère nouvelle.

Vous ne m’accuserez pas, mademoiselle, de vous parler politique en vous disant cela ; cependant en voilà sans doute assez. Merci mille fois d’avoir cru que vous pouviez avoir besoin de ma parole. Si vous aviez besoin de mon dévouement, sachez-moi bien tout à vous, et faites-moi cette joie immense de vous adresser à moi.

Agréez, mademoiselle, l’hommage de tout mon respect,

Pierre Démier.


II
Marianne à Pierre.

Vous m’avez dit tout ce qui s’agite en moi et que j’eusse été longtemps à m’expliquer à moi-même. J’ai lu votre lettre avec bonheur, je la relirai, souvent. Quelle joie nouvelle vous me faites connaître ! celle de penser et de croire à deux ! C’est elle qui me manquait, sans que je l’eusse bien compris. Je vous suis, cher monsieur Pierre, profondément reconnaissante. J’accepte le dévouement que vous voulez bien m’offrir, et je m’adresserais à vous, en toute occasion, avec une confiance absolue. Moi aussi, je voudrais vous être bonne à quelque chose et vous rendre un peu de ce vous me donnez.

Mais je ne sais. Je ne me rappelle qu’une chose, bien insignifiante en elle-même, qui paraissait vous être agréable, et ce souvenir est mêlé pour moi d’un grand remords… Je veux parler de ce voile auquel un jour, au bois de Boulogne, vous avez semblé tenir beaucoup, ce qui, pour un homme aussi sérieux que vous, est un enfantillage étrange. Mais je n’ai pas le choix, ne sachant pas ce qui pourrait vous plaire en choses plus graves. Permettez-moi donc de vous envoyer ce souvenir, en vous priant encore de me pardonner. Quand je serai libre, nous nous verrons, n’est-ce pas ? Je serai bien heureuse de vous voir et de causer avec vous.

Votre sincère amie,

Marianne.


III
Pierre à Marianne.

Chère mademoiselle, oh ! Marianne, votre lettre, cet envoi, m’ont rendu fou. Je reviens du bois de Boulogne, où j’ai couru tout le jour. Je suis retourné à la place où vous me l’aviez repris avec tant de courroux, ce voile que vous m’avez rendu maintenant, et que je puis couvrir de baisers en osant croire que vous ne le défendez plus. Ah ! Marianne, un mot de plus, je vous en supplie. Ayez pitié de moi. Je suis vraiment éperdu, presque fou, je vous le dis. L’espoir me suffoque et la crainte me tue !… Marianne, je vous sais, je vous comprends trop bien pour ne pas être sûr qu’à un seul vous pouviez envoyer ce don et les paroles qui l’accompagnent. Mais alors… Eh bien ! je n’ose pas aller plus loin, et à ce point la logique me semble insensée ; j’ai peur d’être le jouet de quelque hallucination. Non, je ne peux pas être l’élu du bonheur à ce point-là. Parlez-moi, expliquez-vous bien, ayez pitié de mon trouble ; c’est votre parole seule que je puis croire. Et tenez, j’ai peur de ce que je viens d’écrire. Il me semble que vous allez être indignée… me mépriser, d’un si fol orgueil. Ne m’accablez pas ! Ah ! si vous saviez quel respect, quelle adoration !… J’attends à genoux votre parole, et, quelle qu’elle soit, je suis à vous de toute mon âme, pour toujours.

Pierre.


IV
Marianne à Pierre.

Oui, si vous m’aimez comme je le crois, Pierre, je veux être votre femme.

C’est une conviction profonde qui me dicte cette parole. Depuis que la pensée s’en est présentée à moi, elle m’a saisie toute entière, et ma résolution est aussi inébranlable qu’elle a été soudaine. C’est comme l’impression d’une vérité, d’abord méconnue, qui se dévoile tout à coup, évidente comme la clarté du jour. Ou je serai votre femme ou je ne me marierai jamais.

J’ai un chagrin, c’est d’avoir pu croire que j’en aimais un autre, et d’avoir donné à un autre des effusions qui n’appartiennent qu’à vous. Quand je me rappelle cette illusion, et la ferveur de mon âme, ou plutôt les efforts qu’elle faisait pour être fervente. On m’aimait, on le disait du moins, J’avais consenti, je voulais aimer ; j’y mettais toute ma conscience par culte pour l’amour même. Quand je me rappelle celle illusion, je rougis, je souffre et je pleure. Oh ! quel malheur, quelle tristesse que de se tromper ainsi ! Et vous, Pierre, vous aussi n’en souffrirez-vous pas ?

Oui, j’ai le culte de l’amour, et c’est ce qui m’a sauvée. J’ai senti le froid du mensonge, sans y croire, sans le comprendre.. Pourtant j’ai failli périr, à force de vouloir croire, à force de vouloir aimer. C’est vous, Pierre, qui m’avez ouvert les yeux par ce grand éclat de sainte colèro, Vous êtes venu chercher votre épouse dans les flots qui l’emportaient. Oh ! que je vous bénis, et que je vous aime ! Au moins, sachez bien que la signification, l’harmonie des mots ont changé comme le sentiment. Je vois maintenant, à regarder le passé, combien l’amour simple et fort qui nait de la ressemblance des âmes est différent de ce rêve qui s’adresse à l’idéal, au travers d’un être de fantaisie. En faisant cette revue, j’ai découvert que je vous aimais déjà, quand je croyais encore en aimer un autre. Certes, ce n’était pas peu de chose que la profonde et fraternelle estime que j’avais pour vous depuis dix-huit mois ; mais, le jour de notre visite à Notre-Dame, vous rappelez-vous ? Oh oui, vous vous rappelez, j’en suis sûre ! le même éblouissement nous a frappés, j’ai senti votre impression comme la mienne. Au moment où, élevée par votre parole, je contemplais les choses de plus haut, c’est alors que j’ai senti mon ame voler dans la vôtre et toutes les deux se confondre. Que ce moment a été vrai ! Qu’il est beau ! J’en suis heureuse ! J’aime à me sentir ainsi liée à vous, par la force des choses ou plutôt de nos affinités mutuelles, autant que par ma volonté.

Je subissais alors un état étrange : tandis que je m’obstinais à tenir un engagement brisé par un autre et secrètement dénoué en moi, je me sentais avec trouble saisie par une force nouvelle que je me refusais à nommer. J’ai pleuré de votre apparente indifférence quand vous n’êtes pas revenu. Pour quoi n’êtes-vous pas revenu, Pierre ? Je veux le savoir, mais j’espère bien l’avoir deviné.

Oh ! oui, j’ai été dure le jour où j’ai repris ce voile de vos mains ; cruelle, prenant plaisir à frapper, moi qui ne suis pas méchante. N’avez-vous pas aussi deviné pourquoi ? J’étais désespérée de vous croire l’amant de Fauvette. J’en ai pleuré devant mon cousin, qui, dans son peu de conscience, n’a pu s’empêcher d’en être jaloux. J’en pleurais encore dans ma chambre, et cette blessure était si âpre que j’en oubliais tout autre souci. Ce m’était un supplice inacceptable que de vous voir déchu. Et pourtant la raison m’objecta que vous pouviez ne pas l’être, que cette femme et vous pouviez être unis par un amour chaste et fidèle. Mais je n’écoutais pas l’objection, souffrant évidemment d’une douleur secrète et personnelle. Oh ! que l’on a de peine à se connaître ! car je m’irritais en même temps de la jalousie d’Albert et repoussais d’une main fébrile, emportée, la lumière qu’il projetait parfois au fond de mon cœur, Pierre, vous me pardonnerez cette colère : c’était de l’amour.

Vous m’aimiez, j’en étais sûre ; votre billet me le dit encore. Oh ! Pierre, que j’en suis heureuse ! En vous contemplant si bon, si grand que vous l’êtes, je m’étonne parfois de mon bonheur. Je frémis encore, en pensant que nous aurions pu ne pas nous rencontrer, que nous aurions pu ne pas nous comprendre. Déjà, devant cet avenir que j’avais accepté, ce milieu où je devais vivre, ce compagnon aimable en apparence, mais si peu digne en réalité, auquel mon cœur s’était voué, la vie me paraissait fade, incolore. C’était comme un horizon gris, embrumé, qui s’étendait sous mes yeux, toujours le même, et bien souvent mon cœur se serrait. Oh ! maintenant que la vie me semble douce, et riche, et vaste ! Avec vous, que d’horizons ! que d’action ! que de travail ! que de bien à faire ! Dites-moi bien, Pierre, que vous consentez à ce que notre vie soit une !

Oui, répondez-moi bien vite ! J’ai besoin de m’entendre dire par vous-même, bien formellement, que vous m’aimez. Et puis… nous cesserons de correspondre jusqu’au 10 octobre prochain ; car on me surveille de près, on est fort irrité contre moi, on m’a déjà défendu de recevoir votre mère. Je dois éviter de basses persécutions ; surtout je ne veux risquer, non, pour rien au monde, qu’une de nos lettres tombe entre leurs mains.

Le 10 octobre prochain, à neuf heures du matin, j’aurai vingt-un ans. Vous serez, n’est-ce pas ? à Poitiers, ce jour-là, et il serait bon que vous fussiez docteur. À midi, que votre père et votre mère se présentent et fassent leur demande à mon tuteur. Je serai là et je répondrai.

Mais comme j’arrange cela sans vous consulter ! Est-il bien vrai que vous m’aimiez, Pierre ? Votre

Marianne.

P. S. Jusqu’à cette époque, soyez le protecteur de Fauvette. Elle est ma sœur adoptive et doit partager ma vie désormais.

VI
Pierre à Marianne.

Je vous aime ! je vous aime ! ô Marianne ! Tant de bonheur m’éblouit. À présent, j’ai peur de mourir !

Oh ! comment ferai-je pour vous rendre assez de bonheur. Vous faire une vie digne de vous ? Je veux devenir meilleur, grand, s’il est possible ; je voudrais être infini pour vous offrir une vie toujours plus vaste, un amour toujours nouveau. Mais je vous aime tant que, pour l’amour du moins, ce sera peut-être ainsi.

Sans espoir, déjà, Marianne, j’étais à vous, Depuis que je vous connais, aucune femme n’a pu me toucher, et je croyais pourtant n’être que votre ami. Puis l’amour m’a pris, plus fort que ma volonté, et, las de lutter, désespéré, mais heureux malgré tout de vous aimer, je m’étais résigné à vivre de cette douleur, si puissante et si chère que je la préférais à la guérison. Je ne vous aurais jamais parlé. Mais vous m’aimiez, Marianne. Dès lors je n’ai plus, je ne puis plus avoir de scrupules. Il ne me reste qu’à justifier votre choix, et à porter dans votre vie de tels biens que je ne puisse pas rougir d’avoir accepté les vôtres.

Ô cher idéal ! que je croyais ne jamais réaliser

. . . . . . . . . . . . . . .

Mais une lettre d’amour de huit pages paraitrait bien longue au lecteur, et peut-être même à une lectrice qui n’y serait pas personnellement intéressée. Aussi vaut-il mieux ne pas transcrire cette lettre jusqu’au bout et se borner à enregistrer la seule nouvelle qu’elle contint : il restait encore quelques jours d’examens avant les vacances, et Pierre allait se faire recevoir docteur.

  1. Dans les chiffres sur le travail, ce sont presque toujours des journées exceptionnelles qu’on donne comme moyenne ; ou bien l’on établit cette moyenne, sur l’ensemble des salaires, sans tenir compte du très faible nombre des hauts salaires. Le prix ordinaire de la longue journée de l’ouvrière, qui travaille chez elle à la grosse confection pour le compte d’un entrepreneur, est de 60 centimes. C’est une enquête personnelle qui m’a donné ce chiffre.
  2. Cette différence de moitié entre le gain des hommes et celui des femmes va s’élargissant. Depuis quelques années, par le fait grèves, les salaires des hommes ont augmenté de 40 0/0 tandis que ceux des femmes restent les mêmes.