Bureaux du Siècle (p. 335-345).


XVIII

Le lendemain, quand Albert et Marianne se rencontrèrent dans le salon de l’hôtel, ils purent deviner l’un et l’autre, en se regardant, que leur nuit n’avait été des deux parts qu’une insomnie. Cependant, si la jeune fille avait les paupières fatiguées et les joues pâles, si tout en elle exprimait la souffrance et comme la meurtrissure d’un grand coup reçu, elle n’en avait pas moins dans l’attitude quelque chose d’indéfinissable, qui n’était pas du calme, car elle était vivement émue, et pourtant y ressemblait : une simplicité forte, effet, sans doute, d’une résolution prise, Albert, au contraire, était violemment agité. Il ne savait évidemment ce qu’il devait attendre, et ses pensées oscillaient entre la crainte et l’espoir. Mais, par-dessus tout, la honte l’écrasait devant celle dont il avait trahi l’amour et tant de fois trompé la confiance. Le sentiment profond qu’il avait de la chasteté et de la loyauté de Marianne lui faisait comprendre en ce moment, pour la première fois, sa propre bassesse, par cela seul qu’il n’était plus couvert, comme autrefois, par le voile de ses mensonges et se voyait à nu devant elle. Son regard était fiévreux, ses joues pâlissaient et rougissaient tour à tour ; il baissait le front, et la brusquerie, aussi bien que la gène de ses mouvements, décelait un état nerveux et fébrile.

Arrivé le premier, il se leva vivement à l’aspect de Marianne et la salua sans oser lui toucher la main. La phrase qu’il avait méditée lui échappa ; il s’empressa en silence de la faire asseoir, et ne s’assit auprès d’elle qu’après l’invitation qu’elle fit en lui montrant un fauteuil assez éloigné du sien et qu’il n’osa rapprocher.

Il ne l’avait jamais vue mise avec tant de simplicité, on eût dit qu’elle s’était exprès négligée : un peignoir de toile grise, attaché seulement au cou par une cravate de mousseline ; les cheveux sans ornement, liés d’un ruban noir. Mais qu’avaient-ils besoin d’ornements, ces admirables cheveux blonds, qui, sans aucun souci de sévérité quant à eux, jouaient, folletaient sur son front et se roulaient par derrière en boucles, d’autant plus charmantes que chacune d’elles s’était arrangée à son gré ? Le peignoir avait beau dissimuler les inflexions de la taille, il n’en marquait pas moins la courbe pure des épaules et le plan ferme et élevé de la poitrine ; il fallait bien que ces belles mains et ce poignet délicat sortissent des manches, et parussent d’autant plus gracieuses que la manche elle-même était droite et fruste. D’un regard furtif, Albert considérait aussi les traits fins et expressifs de ce visage, empreints d’une sévérité à la fois triste et candide, qui leur donnait un nouveau charme, et, en ce moment où il craignait de la perdre, il la trouvait plus belle, plus désirable que jamais, et la pensée qu’elle pouvait lui être ravie lui inspirait une colère, une peur immenses. Non, non, il n’y consentirait pas ! Mais qu’allait-il faire désormais pour la reprendre ? Mentir n’était plus possible. Eh bien ! il l’aimait, il la voulait ; il crierait sa douleur, implorerait son pardon et triompherait cette fois à force d’éloquence sincère.

Il se dit tout cela en un instant, jeta à la mer tout ce bagage de détours, de faux-fuyants, de mensonges, qui l’avait si mal servi, et résolut de s’en fier pour la première fois à la vérité même, aveuglément. C’était hardi, c’était désespéré ; mais, en réalité, n’y avait pas autre chose à faire. L’amour-propre en devait souffrir ; mais, pourvu que l’amour fût sauvé, tant pis !

Il se laissa donc aller tout naïvement, tout bêtement, eut-il dit ; et, comme il était embarrassé, garda le silence. La jeune fille n’était pas non plus sans embarras ; elle souffrait, elle aussi, d’une honte : cette honte généreuse qu’éprouvent devant un coupable convaincu, ceux qui respectent la nature humaine. Elle aussi détournait ses yeux de ceux d’Albert.

Enfin, raffermissant sa voix, elle dit :

— Albert, j’ai beaucoup souffert à cause de vous…

Il l’interrompit en joignant les mains :

— Ah ! Marianne !…

— Il y a longtemps que je sentais, sans savoir… et cependant avec beaucoup de souffrance… que vous ne m’aimiez plus…

Albert fit un bond :

— Que je ne vous aimais plus, Marianne ! Ceci est un blasphème, je n’ai jamais cessé de vous adorer.

La jeune fille détourna la tête avec une pénible confusion :

— Par respect pour vous et pour moi-même, dit-elle, ne me parlez plus ainsi ! Me croyez-vous donc aveugle et sourde, Albert ? Il n’y a plus que votre mère que vos paroles puissent… J’ai été longtemps sans doute à comprendre ; mais enfin ma conviction est faite, et plus rien, je vous l’assure, ne peut l’ébranler.

— Ah ! Marianne, reprit-il, plus confus que jamais et attendri malgré lui-même par cette sublime ignorance de l’infamie, je ne cherche plus à nier mes crimes ; vous les connaissez, je le sais. Et pourtant, si j’ai été léger, perfide, infidèle, hélas ! il n’en est pas moins vrai que je n’ai jamais cessé de vous aimer, de vous regarder comme la seule et unique femme avec laquelle je puisse goûter l’amour vrai, le vrai bonheur !

Dans ses yeux candides, qu’elle tenait fixés devant elle, il vit passer l’étonnement et une épouvante mêlée d’incrédulité.

— Je ne puis vous comprendre, reprit-elle après un silence, mais laissons ce point. Je voulais seulement vous dire que j’avais beaucoup souffert par vous, et si vous n’admettez pas que j’ai quelque droit à vous demander une réparation ?

— Oh oui, répondit-il, ne vous donnez pas la peine de me faire des questions semblables. Vous avez tous les droits sur moi, tous !

Non, reprit Marianne, je ne réclame que celui-là ; mais je crois que c’est justice. Eh bien ! la réparation que je vous demande, que j’exige de vous, puisque vous la devez, c’est de ne pas penser à un duel avec M. Démier.

— Ah !… vous avez peur… pour lui ? demanda-t-il amèrement.

Elle répondit froidement :

— Pour lui et pour vous.

— Ainsi, s’écria-t-il, sans vouloir comprendre combien il avait peu de droits à la Jalousie en ce moment, vous nous mettez déjà sur la même ligne ! Cela promet…

Marianne devint plus pâle :

— Non, je ne vous mets pas sur la même ligne, répondit-elle lentement.

Albert sentit le mépris contenu dans ces paroles et il en fut atterré.

— Marianne, dit-il douloureusement, êtes-vous implacable ? Combien vous faut-il d’années d’expiation ? Quels sacrifices ?… dites. Laissez-moi seulement un rayon d’espoir.

— Nous parlerons de cette question, si vous l’exigez, plus tard ; mais vous n’avez pas répondu à ma demande. Voulez-vous me faire le sacrifice de ce duel ? Vous ne trouverez pas d’opposition du côté de M. Démier. Le duel, cela est si simple qu’il est inutile de le démontrer, est une chose absurde et coupable. Il y a eu double injure : Vous l’avez faite, elle vous a été rendue. Vous êtes quittes par conséquent. Cette folie n’aurait d’autre effet que de risquer deux vies et de mettre votre mère au désespoir. Quant à moi, si vous me donnez cette satisfaction, Albert, je ne vous ferai jamais un reproche.

À entendre cette phrase, il crut que son pardon était à ce prix, qu’il restait le fiancé de Marianne, et contenant sa joie :

— Ah ! dit-il, pour obtenir ma grâce, tout me serait possible, hors le sacrifice de mon honneur. Y songez-vous ?

— Votre honneur ! répéta-t-elle en frémissant. Votre honneur, vous le placez dans un nele mauvais et stupide, jugé depuis longtemps, et vous n’avez pas craint… Je vous en supplie Albert, veuillez réfléchir, et ne faites pas ainsi dépendre votre vie, votre conscience, de phrases toutes faites, qui ne supportent pas l’examen.

— Je ne suis par indépendant à ce point de l’opinion, dit Albert froissé, j’ai besoin de l’estime de mes concitoyens.

Elle rougit à son tour, blessée de ce crétinisme moral, pour qui le mot et le préjugé sont tout, et murmura découragée :

— Nous ne pouvons nous entendre.

— Jamais, dit-il, je n’accepterai ce jugement ; je veux au contraire que désormais… Oui, ma pensée fera tous ses efforts pour se rapprocher de la vôtre. Soyez seulement un peu indulgente, Marianne. Vous voulez que ce duel n’ait pas lieu. Je voudrais pouvoir vous satisfaire. Eh bien ! cherchons ensemble… mais auparavant… oh ! dites-moi que vous croyez à mon repentir, et que vous daignerez me pardonner.

— Vous m’avez imposé, dit-elle d’une voix altérée, la plus cruelle déception qui puisse atteindre, à vingt ans, un cœur sincère. Mais je vous pardonnerai en effet, Albert, si vous réparez, par votre loyauté vis-à-vis d’une autre femme, votre conduite envers moi.

— Vis-à-vis d’une autre femme ! s’écria le jeune homme étourdi, que voulez-vous dire ? il n’y a qu’une femme au monde que je puisse aimer !…

Il se reprit :

— À qui je puisse consacrer ma vie.

Marianne ouvrit la bouche ; mais elle parut vouloir contenir des paroles trop vives, et sa pensée ne se traduisit que par un sourire amer.

— Ah ! Marianne ! s’écria le jeune homme en joignant les mains, j’ai cédé, il est vrai, à des entrainements, au mauvais exemple ; je vous ai gravement offensée. Mais, croyez-moi, je suis maintenant au désespoir de pareilles erreurs ; elles me sont impossibles désormais. Votre douleur m’a désolé ; votre généreux élan de confiance, l’autre jour, m’a changé l’âme. Ah ! si vous saviez combien alors j’ai souffert de vous tromper ! J’aurais tout avoué, si j’avais cru pouvoir espérer votre pardon. Du moins, je me suis juré à moi-même d’être tout à vous. J’avais pris des résolutions irrévocables. J’étais sauvé, guéri par vous, Marianne ! Et c’est alors que cette femme… Ah ! combien je la déteste !… Hélas le mensonge force au mensonge. Il m’a paru que celui-là encore était nécessaire ; je me disais qu’il serait le dernier. Fatalité… Oh ! mais vous aurez pitié de moi, Marianne ; vous croirez à mes remords, ils sont éternels. Désormais je vous appartiens tout entier ; je n’ai plus d’autre pensée que de mériter mon pardon et de consacrer ma vie à votre bonheur. Oh ! croyez-en mon désespoir, Marianne, chère Marianne ! si vous saviez quelle nuit j’ai passée ; je pleurais comme un enfant, je me prosternais devant vous, je vous criais : Marianne, oh ! chère fiancée, pourtant je t’aime, va, je t’aime, n’accuse pas mon cœur des erreurs…

Il s’était jeté à genoux ; mais aussitôt la jeune fille s’était levée, droite, indignée, une vive rougeur à la joue. Du geste, elle lui coupa la parole :

— Assez, monsieur, lut dit-elle : vous n’avez plus le droit de me parler ainsi !

Il se releva fort pale.

— Quoi vous refusez de me pardonner !… Vous briseriez nos liens, Marianne ? Oh ! c’est impossible ! Plus de deux années d’amour, de serments… un engagement sacré…

La jeune fille le regardait avec stupéfaction.

— C’est vous, s’écria-t-elle, c’est vous qui réclamez… Cet engagement… sacré en effet, qui l’a brisé ? qui s’en est moqué ? Cet amour, ces serments… Ah ! je m’étais promis de ne pas vous dire de choses amères. Vous quitter suffit. Mais il faut être par trop dépourvu de cœur et de pudeur pour ne pas sentir que de tels souvenirs ne sont plus pour moi que des insultes… oui, bien douloureuses à ma fierté ! Vous m’avez volé, monsieur, ce qu’il y a de plus cher et de plus respectable dans l’être. Les effusions les plus pures de mon âme se sont exhalées vers vous, l’amant d’une autre ! Les sources les plus vives de mon cœur vous ont été ouvertes, et vous les avez souillées ! Je vous croyais, je vous aimais, je vous disais tout ; vous me répondiez, et ce n’était qu’une comédie infâme ! Vous ne m’avez pas seulement trahie, vous m’avez humiliée, et peut-être découragée à jamais ! Quand j’y pense, j’ai besoin de beaucoup de force pour ne pas vous haïr. Ah ! vous ne comprenez pas cela !… Que vous m’avez fait de mal !… À vingt ans, vous me faites douter de tout, moi qui ai besoin de croire pour vivre. Non, je ne pourrai jamais vous par donner.

Sous de telles paroles, sous les éclairs d’indignation qui partaient de ces yeux mouillés de larmes, Albert un instant resta foudroyé, et le désespoir le prit à l’idée que cette belle et riche Marianne, sa conquête enviée, allait être perdue pour lui. Tout à la fois il pensa aux railleries dont il serait l’objet, aux avantages de luxe et d’importance qui lui échappaient, aux rares qualités de cette fiancée, qu’il n’avait jamais vue si belle, et l’amour, l’ambition, l’amour propre réunis lui causèrent un transport de passion tel, qu’il se traina aux genoux de Marianne en l’implorant dans les termes les plus vifs et les plus touchants. Cette fois, il était sincère : il eût été difficile d’en douter, à son trouble, au désordre de ses paroles, aux larmes qui mouillaient ses yeux.

— L’expiation la plus cruelle, Marianne, des années d’épreuve, s’il le faut, tout ! Je le sais, J’ai tout mérité. Mais ne m’ôtez pas l’espoir. Êtes-vous implacable ? Pouvez-vous rester insensible au désespoir de celui que vous avez tant aimé. Relevez-moi, rendez-moi digne de vous. Avez-vous pensé aux dangers qui m’entouraient ? Les pouviez-vous apprécier seule ment ? Soyez juste. Quand je suis arrivé à Paris, plein de vous seule, tout à notre amour, j’ai trouvé chez les autres la raillerie, le spectacle constant de leurs mœurs. Et qui blâme cela ? Personne. Tout le monde l’accepte ; les hommes graves, les mères de famille, cette Mme Milhau qui trouve maintenant étrange que son mari soit ce qu’il était. J’aurais dû résister, je le sais ; une femme telle que vous doit être méritée. Mais j’ai été faible. J’en ai souffert ; je me maudissais, je rougissais devant vous. Est-il donc impossible de se racheter, Marianne ? Vous qui ne croyez pas à l’enfer, n’y a-t-il pas de pardon dans votre cœur ? On ne se console pas de vous avoir perdue. Mieux vaudrait me condamner à mort !

Elle était émue de pitié ; ses mains tremblaient, des larmes coulaient sur ses joues.

— Albert, épargnons-nous… écoutez-moi…

— Vous pleurez ! s’écria-t-il en essayant de prendre ses mains ; vous pleurez ! Oh ! merci, Marianne ; je savais bien que vous ne pouviez pas être sans pitié pour moi !

— Sans doute je souffre, et cruellement.

— Et moi donc ? Ah ! Marianne, il n’y a que douleur, vous le voyez bien, hors de l’amour.

— Albert, je ne puis vous tromper, même par pitié. Oui, cet amour arraché laisse une plaie profonde, mais il ne peut plus revivre, et je le voudrais même, Albert, entendez-vous ? je le voudrais, que ce serait impossible ; tout ce qu’il y a en moi de plus intime s’y opposerait. Vous êtes l’amant d’une autre femme, vous ne pouvez plus être le mien.

— Marianne, s’écria-t-il, c’est là une exagération de votre délicatesse, que tout le monde traiterait de folie. Mais regardez un peu la vie, interrogez, ouvrez les yeux… nul ne comprendra…

— Je comprends, moi, je sens, et cela suffit, puisqu’il s’agit de moi-même. Cependant, s’il vous faut une autre raison, je la donnerai ; car ce qu’il y aurait, il me semble, de plus cruel serait de vous laisser un espoir inutile. Il y a une chose, Albert, qui est l’âme, la racine même de l’amour, et que vous avez arrachée de moi, c’est la confiance. Je puis, comme parent, vous aimer encore ; me donner à vous, jamais ! Je ne vous crois plus.

À cette déclaration si nette, il pâlit et resta de pierre. Elle-même rougit d’émotion d’avoir frappé un tel coup, et reprit d’une voix douce en s’approchant de lui :

— Pardonnez-moi ; J’ai cru devoir en finir sur ce point. Mes ressentiments et mes paroles sont trop vifs peut-être ; mais, je vous l’ai dit, moi aussi, je souffre beaucoup… Pardonnons-nous réciproquement, Albert, et gardons entre nous l’amitié de famille. Je voudrais que vous me permissiez de vous donner les conseils d’une sœur. Vous vous accusez seulement vis-à-vis de moi ; mais vous avez été plus coupable encore peut-être vis-à-vis d’une autre, et pourtant, si j’en crois mon observation, mon sentiment, cette personne mérite mieux que le dédain. Vous-même l’avez appréciée… Vous l’aimiez… Avez-vous le droit de l’abandonner ?

Albert poussa un terrible éclat de rire :

— Achevez ! Proposez-moi de l’épouser ! Sur ma parole vous avez juré de m’infliger toutes les insultes à la fois. Vous savez admirablement vous venger, mademoiselle !

Et il sortit brusquement.

Mlle Aimont était remontée dans sa chambre, et se laissait aller à l’émotion que cette scène lui avait causée. Des larmes silencieuses coulaient sur ses joues. Elle entendait encore les prières désespérées d’Albert et le voyait se traîner à ses genoux, et cela lui causait encore une âpre souffrance ; car son oreille, son cœur, toutes les fibres de son être la connaissaient bien cette voix et n’avaient pu encore se déshabituer de l’aimer. Mais la raison, le sentiment lui-même, n’étaient plus pour lui. Il y avait maintenant des choses que Marianne aimait plus qu’Albert : sa propre pudeur, l’amour vrai, la sincérité, la justice. Autrefois, elle avait cru pouvoir les aimer ensemble ; mais une séparation profonde s’était faite entre eux et lui, et elle le voyait si fort au-dessous de ces idéalités saintes et chéries, qu’elle n’éprouvait dans sa douleur aucune hésitation. Elle s’était trompée, elle et lui n’étaient pas faits pour s’unir, et elle frémissait de l’erreur irrévocable qu’elle avait failli commettre, elle s’indignait d’avoir aimé cet homme, qui faisait de l’amour une chose incompréhensible pour elle, mais à coup sur basse. Elle le sentait bien, à ses révoltes profondes, à l’indignation dont elle tremblait encore, et plus elle réfléchissait et se rappelait certaines paroles d’Albert, plus la pitié s’effaçait, laissant l’impression opposée plus forte. Cette phrase : J’aurais tout avoué si j’avais cru pouvoir espérer votre pardon, lui donnait la mesure de cette âme flasque, sans ressort et sans ardeur généreuse. Ainsi il ne pouvait être franc qu’à la condition de n’en pas souffrir ? Le besoin d’être vrai, quoi qu’il en put arriver, de ne tromper à aucun prix, de pouvoir avant tout s’estimer lui-même, ce besoin lui était étranger ! Et cette femme séduite et abandonnée qu’il osait maudire ! Il l’avait aimée pourtant, ou, s’il ne l’avait pas aimée, comment ?… pourquoi ?… Triste mystère !… devant lequel la chaste imagination de Marianne s’arrêtait, prise de peur et de dégoût ; mais en pensant à ces choses elle se rassurait : un tel homme ne pouvait être inconsolable, et quoi qu’il en dit, elle ne pouvait plus se croire aimée.

La porte s’ouvrit, et un obus entra dans la chambre. C’était Mme Brou, qui fit explosion ainsi :

— Est-ce possible ce que vient de me dire Albert, que vous voulez rompre avec lui. Vous n’avez pas pu dire cela sérieusement, je vous estime trop pour le croire. Mais vous l’avez mis dans un état épouvantable. Venez vite le consoler.

Elle parlait avec tant de conviction, que Marianne resta muette, entrevoyant l’impossibilité de se faire comprendre.

— Je vois que vous en êtes fâchée, reprit Mme Brou, et vous voilà maintenant à pleurer de votre côté ; vous êtes bien peu raisonnable ! À quoi bon faire de ces sottises ? Si vous aviez la raison d’Emmeline, tout cela n’arriverait pas, et je serais plus sûre du bonheur d’Albert. Mais enfin, allons, suivez-moi ; car il n’est pas convenable qu’il vienne dans votre chambre. Et puis, ma chère enfant, que ce soit fini, toutes ces histoires. Il y a des femmes qui croient se faire aimer davantage en se faisant valoir, je le sais ; mais cela a bien aussi ses inconvénients, cela fait voir les défauts du caractère. Le devoir d’une femme est de pardonner, et on l’aime ensuite davantage. Vous devriez croire cela, Marianne.

Était-ce l’effet des explications de la nuit passée entre le docteur et sa femme que Mme Brou transmettait généreusement à sa pupille ? On peut le croire, car l’harmonie sembla dès lors rétablie entre les deux époux et M. Brou ne quitta plus sa femme un instant pendant le court séjour qu’ils firent encore à Paris.

— Madame, dit Marianne, — car il fallait enfin répondre, — je regrette d’avoir à vous le dire, puisque vous m’en blameż d’avance ; mais ma résolution est très-sérieuse. Je ne crois pas qu’une union désormais puisse être heureuse entre Albert et moi.

— Ah ! vous ne croyez pas !… s’écria Mme Brou ; et elle s’arrêta suffoquée. Tenez, vous êtes folle ! cria-t-elle ensuite. Vous êtes folle ! je l’avais toujours dit.

— En ce cas, madame répondit la jeune fille blessée, vous n’avez qu’à me remercier de ma décision et je m’étonnerais de votre insistance.

— Ainsi, reprit la mère d’Albert, sans s’arrêter à l’argument, c’est à cause des calomnies de ces misérables d’hier que vous rompez un engagement si ancien et qui est devenu public ? Vous vous en fiez plutôt à la parole de ces gens qu’à celle de mon fils ?

— Quand l’évidence… Mais d’ailleurs, madame, Albert m’a tout avoué.

Ce mot causa une suffocation nouvelle à Mme Brou.

— Tout avoué ! repéta-t-elle, cela n’est pas possible !

— C’est trop dire peut-être, en effet ; mais enfin il m’a avoué… qu’il avait trahi notre engagement…

— Non, mademoiselle ; on ne trahit un engagement que lorsqu’on refuse de le tenir, et mon fils ne demande qu’à tenir le sien.

La jeune fille rougit.

— Puisqu’il faut s’expliquer plus nettement, madame, votre fils m’a avoué qu’il avait eu des maîtresses.

— N’avez-vous point de honte, s’écria Mme Brou, de vous occuper de pareilles choses, vous, une demoiselle ? Est-ce que vous devriez savoir seulement ce que cela signifie ? Mais voilà ce que produit l’esprit d’indépendance et d’insubordination. Je vous ai toujours prêché les convenances, Marianne ; vous n’avez jamais voulu en tenir compte, et voilà que vous osez vous immiscer dans des choses où une demoiselle qui se respecte ne doit jamais regarder.

— Quoi ! madame, je ne dois pas m’inquiéter de la conduite de l’homme que j’épouse ?

— Non, parce que pour l’apprécier, il faut savoir des choses que vous devez ignorer.

— Vous n’y pensez pas il y va de mes intérêts les plus chers, et je n’aurais pas le droit…

— Non, mademoiselle, au nom de votre pudeur…

— Ah ! s’écria Marianne indignée, la vôtre et la mienne ne sont pas les mêmes ; car c’est ma pudeur à moi qui m’oblige de m’éclairer et me défend, d’être la femme d’un homme qui ne respecte pas l’amour. Étrange pudeur, madame, que celle qui interdit de savoir à qui l’on se donne ; si c’est là une vertu, je n’y prétends pas, et pour tout dire, j’ai plaint sincèrement hier Emmeline de la pratiquer.

— Vous êtes aussi incapable de juger Emmeline que de l’imiter, riposta Mme Brou. Mais puisque vous tenez tant à vous instruire, mademoiselle, il faudrait tout savoir et ne pas juger la conduite des hommes sur vos propres idées. — Écoutez, Marianne, dit la doctoresse en se rapprochant d’un air plus doux et presque confidentiel, sachez donc, puisqu’il le faut, que les hommes ne sont pas obligés comme nous à des mœurs sévères, je veux dire avant le mariage. À partir de ce moment, un homme se doit à sa femme ; c’est différent, et encore, s’ils commettent des manquements à la foi conjugale — Mme Brou poussa un long soupir — n’est-ce pas du tout la même chose. Pour une femme, c’est un crime irréparable, et pour eux ce n’est qu’une faute, qu’il faut bien pardonner, quelque douleur… — elle s’essuya les yeux ; — mais, pour ne parler que des jeunes gens, ils ont le droit de faire avant le mariage ce qu’ils veulent, et, voyez-vous, ma chère enfant, on se moquerait de vous d’avoir seulement l’idée d’une telle exigence. Je ne dis pas qu’Albert n’eut pas mieux fait… Je lui, ai même donné de bons conseils. Je lui ai dit : Tu vois Marianne ; elle est charmante, elle t’aime, elle veut bien attendre ; tu lui dois d’être le plus sage possible, et surtout de ne faire aucun excès qui puisse compromettre ta santé.

Je lui disais cela, parce qu’il faut toujours faire de petits sermons aux jeunes gens ; mais, en définitive, je savais bien qu’une fois où l’autre, il céderait à la tentation : les hommes ne sont pas des anges, et, pourvu qu’ils ne se laissent pas accaparer par une de ces créatures jusqu’à faire des folies pour elle, on ne peut pas demander plus. Albert a fait des dettes, c’est un mal ; mais enfin vous le lui avez pardonné. Quant à avoir eu des maîtresses, que voulez-vous ? c’était inévitable : la jeunesse a ses aspirations. Enfin je vous en ai assez dit, je crois, pour vous prouver que vous avez tort, et que votre prétention d’avoir un fiancé sans reproche est tout simplement ridicule. Si vous abandonniez Albert pour cela, vous auriez chance d’avoir pis ; car, je puis le dire sans partialité, c’est encore un des plus sages et des plus gentils, bien qu’il soit vif et ardent. Non, vous ne savez pas quels trésors… Pauvre cher enfant ! Et dire que vous me le mettez au désespoir.

Mme Brou se tut, attendant l’effet de sa harangue. La jeune fille, assise près d’une table, avait mis le front dans ses mains, et semblait affaissée sous le poids des révélations qu’on jetait ainsi sur elle. Mme Brou la crut sans doute ébranlée ; elle jugea bon de poursuivre :

— Voyez vous, ma fille, les choses sont ainsi. Vous avez vu ces misérables femmes, la honte de notre sexe ! — Et c’est ; par parenthèse, une chose dont je ne me consolerai jamais ; car nous n’aurions pas dû nous rencontrer avec de pareilles espèces, nous !… C’est la fauté de ce Paris !… Il ne faudra jamais parler de cela, Marianne, à personne, même en confidence. — Je disais donc : Vous avez vu de ces créatures dont le métier est de distraire les jeunes gens, — et trop souvent, hélas ! d’autres. — Eh bien ! ma chère enfant, ces femmes-là, qui sont à mépriser comme la boue des rues, n’en sont pas moins nécessaires. Il en faut pour les bonnes mœurs, parce que sans cela les honnêtes femmes seraient exposées à des insultes. Oui, et même dernièrement moi-même n’ai-je pas été l’objet d’une attaque brutale, indigne ? Oui, ma chère, un homme, qui me suivait depuis longtemps, s’est jeté sur moi et m’a poussée dans une allée obscure, où il m’a embrassée, oui, embrassée, et, sans un passant qui est survenu… ah ! tout le sang m’avait fui !… J’étais dans un état… Je n’ai pas voulu vous en parler alors, par respect pour votre ignorance ; mais puisque vous voulez raisonner de choses dans lesquelles vous devriez vous laisser guider par mon expérience, à moi qui remplace votre mère, il faut bien vous parler de tout. Maintenant, Marianne, j’espère que vous êtes convaincue, et que vous ne vous obstinerez plus à traiter comme des crimes de simples petites erreurs, inévitables chez un jeune homme, et dont une demoiselle bien élevée ne s’occupe jamais. Il est vrai qu’à l’ordinaire elle n’en sait rien, il eut été à désirer que tout se fut passé de même entre Albert et vous ; mais enfin, puis que le hasard ne l’a pas permis, ce n’est pas une raison pour vous rendre malheureux l’un et l’autre. Venez donc avec moi, Marianne, consoler un peu ce pauvre enfant ; venez

En même temps, Mme Brou toucha le bras de la jeune fille, qui tressaillit et se recula.

— Laissez-moi, s’écria-t-elle, ne me parlez plus, laissez-moi ! Vous me faites mourir de honte et de chagrin.

Et elle éclata en larmes et en sanglots.

Mme Brou leva les yeux au ciel. Elle s’était juré d’être patiente ; mais, en vérité, cela était bien difficile.

— Jamais je n’ai vu un pareil caractère, dit-elle ; on ne sait vraiment comment vous prendre. Ainsi je ne pourrai pas tirer de vous une seule parole de cœur et de raison. Voyons, vous ne songez donc pas au chagrin de ce pauvre Albert ? Eh bien ! voulez-vous que je vous l’amène ?

Devant cette insistance, Marianne fit un effort :

— Puisqu’il faut vous le répéter, madame, je suis bien décidée à ne pas épouser Albert.

— C’est impossible ! cria Mme Brou ; je ne vous crois pas, c’est impossible !

— Pourquoi… je vous prie…

— Parce qu’on ne commet pas une pareille violation de toutes les convenances ; votre réputation vous le défend. Tout le monde sait que vous êtes fiancés depuis longtemps, Albert et vous ; on ne rompt pas un mariage dans de pareilles conditions. Si vous aviez le moindre respect humain…

— Je préfère le respect de moi-même…

— Eh bien ! c’est justement pour cela que vous ne pouvez pas rompre…

— Je ne l’aime plus ! s’écria Marianne, exaspérée.

— Vous ne l’aimez plus… cria d’un ton furieux la mère d’Albert, ce n’est pas possible !… Eh bien reprit-elle, quand ça serait vrai, ça ne fait rien ; à présent, c’est une chose finie, et vous ne pouvez pas, ne serait-ce que pour le monde, vous dispenser de tenir votre engagement.

— Mais, madame, cela est insensé !

— Insensé !… vous osez me parler ainsi ? Tenez, vous êtes un monstre de perversité ! Je vous laisse, car vous me mettez hors de moi. Nous verrons si le docteur pourra vous faire entendre raison.

Et Mme Brou sortit de la chambre aussi brusquement qu’elle y était entrée, furieuse de ce que ce monstre de perversité ne voulait pas épouser son fils.

Après le départ de sa tante, Marianne s’enferma résolument dans sa chambre. Elle était dans un accablement qui réclamait la solitude ; elle avait surtout besoin de ne plus entendre une voix, des paroles comme celles qui venaient de retentir si cruellement à son oreille. Oh ! quelle honte elle éprouvait !… quelle douleur !… Pourquoi lui avait-on dit ces choses ?… Ce n’était pas vrai ; non, ce n’était pas vrai ! Quelles Infamies ! Des femmes nécessaires avait-on dit, nécessaires aux plaisirs des jeunes gens et à l’honneur des autres femmes… de celles qu’on appelle honnêtes, et que ces mêmes jeunes gens épousent ensuite !… Horreur !…

Et Marianne mettait la main sur son front, et elle pleurait.

Comme elle avait dit cela, celle mère de famille, sans émotion, sans pitié ! Plus méprisable que la boue des rues ! Et pourtant, madame, si à votre avis elles sont nécessaires, nécessaires à votre honneur, à celui de votre fille, c’est de la reconnaissance que vous devriez avoir pour ces victimes, et votre honneur devrait se sentir humilié devant leur opprobre !

— Mais cela n’est pas vrai, cria-t-elle encore du fond de sa conscience ; non, cela n’est pas vrai ! Non, le mal n’est pas nécessaire ! Non, ce n’est pas avec de l’infamie qu’on fait de la vertu ; pas plus qu’on ne fait, dans l’humanité, de la science et du bonheur avec de l’ignorance et de la misère !

Elle pleurait, et, par une opposition frappante avec la sauvage tranquillité de la mère de famille qui avait dit : « Cette abjection est nécessaire à notre honneur, » elle se sentait, elle, la chaste fille, comme touchée d’un fer rouge par la révélation de la honte infligée à d’autres femmes, et son front pur se courbait et rougissait sous la boue qu’il sentait rejaillir jusqu’à lui.

Dans la route que trace l’humanité, il y a des zones obscures et d’autres plus éclairées où des choses apparaissent qui étaient restées cachées dans l’obscurité des zones précédentes. Entrainée par sa nature élevée et généreuse, Marianne montait, par la seule force du sentiment, vers les rayons qui dorent les cimes nouvelles ; elle souffrait, grand bonheur où d’autres sommeillent, et son jeune front déjà était tout baigné de l’aube où de plus en plus la solidarité humaine devait se révéler à elle comme une science et une religion.

Cependant elle trouvait la vie bien dure à apprendre, et elle saignait de la voir à ce point avilie. Les accusations de Mme Touriot n’étaient rien à côté de tout ce que Marianne venait de voir et d’entendre. La parole seule reste vague, se fait peu comprendre ; le fait s’impose avec une terrible éloquence, il réveille et saisit toutes les facultés à la fois. Elle voyait, elle touchait, elle était révoltée, et, avec cette passion qui anime les êtres jeunes, se sentant inévitablement liée à cette vie humaine qui à ses yeux s’abaissait ainsi, Marianne eût voulu par moments la repousser et la fuir.

Dans ce naufrage, un seul appui se présentait à sa pensée avec persistance, un caractère noble et vaillant, un homme qui pensait comme elle et savait plus qu’elle : Pierre. Elle eût voulu lui parler, — non, lui écrire, — c’était plus facile, mais elle n’osait pas ; et cependant ce désir devenait obsédant, presque irrésistible. Peut-être ce qui la retint fut la crainte de voir entrer le docteur ; car, à chaque instant, d’après les dernières paroles de Mme Brou, elle s’attendait à l’entendre frapper. Mais il ne vint pas, jugeant plus prudent de ne pas fatiguer sa pupille et de la laisser aux inquiétudes, à l’angoisse de sa détermination. Certains caractères tétus, pensait-il, ne font que s’irriter par les objections d’autrui, et, livrés à eux-mêmes, se trouvent : fort embarrassés des résolutions qu’ils ont annoncées ; aujourd’hui le mariage est trop avancé, trop public, pour que Marianne ose le rompre, faire un tel éclat. Elle usera donc elle-même sa résistance, et, quand je reviendrai, affectueusement, sérieusement, lui fournir de bonnes raisons, elle sera bien aise de s’y rendre.

Toute personne qui résistait au docteur était un caractère tétu

Les heures donc s’écoulèrent, et, quand midi sonna, ce fut Emmeline qui vint chercher Marianne pour le déjeuner.

— Quoi ! tu n’es pas encore habillée, ma chère ? Passe donc ton joli peignoir ruché et viens tout de suite. Tu as les yeux rouges ? Quelle folie, ma pauvre enfant ! Baignons-les bien vite avec de l’eau parfumée. Dépêchons-nous.

Marianne refusa d’abord de déjeuner, mais il fallut céder aux instances d’Emmeline.

— Ah ! par exemple, je ne te laisserai pas là toute seule à te morfondre. L’appétit vient en mangeant. Bon gré, mal gré, je t’emmène. Papa me l’a dit. Ma chère, je sais bien ce que tu as. Moi-même, tu penses, je n’ai pas été enchantée ; mais, que veux-tu ? puisqu’il paraît que ça ne peut pas être autrement. Quand nous nous rendrions malades ? Les hommes ne sont pas beaux, mais ils sont comme cela : il faut bien s’en arranger.

— Nous ne sommes pas obligées de nous marier, répliqua Marianne.

— Peut-on dire de pareilles choses ! Te voilà toujours avec tes exagérations. Ne pas se marier, bon Dieu ! Et qu’est-ce que nous signifierions alors ? Vieille fille ! J’aimerais mieux être une huître sur un rocher ! Allons, viens, ma belle, je t’en prie !

Marianne se laissa entraîner. Après tout, on mangeait dans une salle où se trouvaient souvent d’autres personnes ; les garçons étaient là, on ne pourrait pas la tourmenter. Puis il fallait bien qu’elle s’habituât à cette lutte. Elle descendit. Albert n’était pas encore là, et Mme Brou se mourait d’inquiétude ; il avait prétendu être de service à l’hôpital, mais avait promis de rentrer à midi.

— Ce duel ! Il sera allé se battre en duel, répétait la mère au désespoir ; et elle parlait de courir Paris à la recherche de son fils, lorsqu’il parut. Ce fut un transport, dans lequel Mme Brou avoua ses craintes.

— Sois tranquille de ce côté, maman, dit Albert en dépliant sa serviette ; M. Pierre est trop intelligent pour vouloir se battre. C’est un homme à qui les idées ne sont pas inutiles à l’occasion, cela lui sert à faire des lâchetés de toutes sortes.

— Ah ! terrible enfant ! tu l’as donc provoqué ? s’écria Mme Brou. Tu m’avais tant promis…

— Sois rassurée, maman ; voici la réponse de ce monsieur, un morceau achevé de haute littérature ! C’est tout ce que mes témoins m’ont rapporté, et je garde le factum pour l’offrir à l’admiration publique.

Albert, en même temps, jeta sur la table une grande lettre pliée en quatre, que son père ouvrit et parcourut.

— Ce n’est pas mal pensé, dit-il ensuite ; mais cela a le tort en effet de pouvoir couvrir la poltronnerie, et M. Pierre s’en relèvera difficilement.

— Voyons ça, dit Mme Brou ; lis tout haut, Emmeline.

« Provoqué en duel par M. Albert Brou, au sujet de mots outrageants et de reproches que je lui ai adressés dans la soirée d’hier, voici ma réponse :

« L’ancien jugement de Dieu, le duel, après avoir été une superstition, n’est plus qu’une sottise et peut devenir un crime.

« Un acte dépourvu en soi de justice et de raison ne peut éclairer le bien ou le mal fondé d’une insulte, et n’a rien dont on puisse s’honorer. »

« Un homme qui se respecte et veut rester homme de bien doit donc le rejeter.

« De plus, pour toute personne qui déplore un préjugé, c’est une obligation que de le combattre, et sur ce point le vrai courage consiste à ne pas céder à l’opinion.

« Lorsque entre deux personnes une insulte a eu lieu, qui entaché l’honneur de l’une ou des deux, le seul moyen rationnel me parait être de soumettre l’affaire au jugement de témoins choisis par les deux parties, en nombre suffisant, six par exemple, et de capacité et d’honorabilité sérieuses. Ces témoins interrogent, font une enquête, et, selon le cas, apaisent un différend futile ou déclarent qui des deux a failli à l’honneur.

« Pour ces motifs et considérations, je refuse le duel qui m’est proposé par M. Albert Brou, et je lui propose de réunir des arbitres devant lesquels je ferai la preuve des torts que je lui ai reprochés et qui m’ont donné le droit de flétrir sa conduite.

« Le 20 juillet 18…

« Pierre Démier.

« Assisté de ses témoins : Aristide Chéneau, Julien Fébure, Paul Saux. »

— Tout ça c’est des raisons ! s’écria Mme Brou, et il est bien clair qu’il a peur.

Puis, se tournant vers son fils et l’embrassant :

— Toi, tu es un héros !… C’est égal, je suis bien contente que les choses se soient passées comme ça. Ah ! Tu ne pensais pas à ta mère, méchant enfant !…

Emmeline avait replacé le papier près de son frère avec une moue méprisante.

— Tout cela est fort juste, dit Marianne, et, à mon avis, fort courageux, et je pense, comme ma tante, qu’il serait heureux que tous les conflits de ce genre fussent traités ainsi.

Elle avait fait un effort loyal pour rendre hommage à la conduite qu’elle-même avait inspirée, mais elle ne dit mot aux réponses désobligeantes qui lui furent faites.

Albert s’écria :

— Ce monsieur a besoin pour trouver du cœur d’être souffleté : il le sera.

Mme Brou interdit énergiquement à son fils une pareille folie, et Marianne se dit tout bas que, sur ce terrain, Pierre, avec sa grande taille et sa force apparente, n’avait rien à craindre d’Albert.

Après le déjeuner, le docteur proposa une promenade aux Tuileries ; les dames seules l’y accompagnèrent, Albert prétextant des occupations. Il était sombre, amer, et évitait de parler à Marianne. Pendant que Mme Brou et sa fille regardaient les toilettes, le docteur entraîna sa pupille sur la terrasse du bord de l’eau, et là se plaignit doucement à elle du chagrin dans lequel elle les avait plongés.

— Certes, ma chère fille, lui dit-il, nous devons respecter vos sentiments, si vraiment ils sont changés ; mais permettez-moi d’en douter. Je vous connais peut-être mieux que vous ne vous connaissez vous-même. Vous êtes sensible, loyale, sérieuse ; vous ne pouvez donc à la légère changer d’affection et manquer à vos promesses. Mais vous êtes fière aussi, et, vous croyant trahie, outragée, vous vous imposez l’obligation de ne point pardonner. Si je vous montrais que les faits dont vous vous plaignez sont des faiblesses trop communes, presque inévitables, et non pas des crimes, vous reviendriez aussitôt, je n’en doute pas, avec la même bonne foi, sur votre décision.

— Sans doute, monsieur, répondit-elle, naturellement flattée par ce délicat hommage, quand elle craignait de nouveaux reproches ; mais vous ne sauriez changer…

Car elle n’admettait pas la valeur de la preuve offerte par le docteur.

— Et bien ! dit-il, laissez-moi vous exposer la vérité, ma chère enfant, puisque le malheur a voulu qu’elle doive vous être exposée trop tôt.

Il répéta alors ce qu’avait dit Mme Brou sur les différentes morales à l’usage de l’homme et de la femme, et les exigences des sens chez celui-là ; mais il le fit avec une délicatesse d’expressions tout autre, et un ton d’autorité scientifique fait pour en imposer à une personne à peu près complétement ignorante en ces matières. L’homme et la femme étaient physiologiquement, moralement, intellectuellement, différents, plus même : opposés. La vertu, le devoir, l’honneur, étaient donc pour eux des choses de même absolument différentes, et la plus grande des erreurs était de vouloir établir pour eux une loi commune et de mettre leurs actes sur le même rang. C’était là le mot de la science, et qui pouvait se permettre d’y contredire ?

Ce n’était pas Marianne assurément. Non, elle ne savait pas la physiologie ; et cependant elle restait de glace, non convaincue, froissée, comme d’une double violence, par ces affirmations qui blessaient sa pudeur et, d’autre part, lui semblaient s’emparer indûment ou non d’une science fermée à la plupart des hommes du domaine commun de la morale et de la justice. Elle eût dit volontiers comme Rousseau : « Faut-il avoir consacré des années à l’étude de la théologie pour pouvoir se prononcer sur la religion ? » Le juste et l’injuste ne dépendent heureusement pas d’un texte plus ou moins clair, d’un point plus ou moins prouvé. Elle n’avait pas eu besoin, pour nier l’enfer, le péché d’Adam, etc, de lire les effroyables, bouquins sur lesquels se consumaient la patience et l’effort d’une vie entière. Lui fallait-il donc savoir la médecine pour décider si l’amour devait être une tromperie ou une vérité, une satisfaction des sens ou l’exaltation de toutes les facultés, une division abjecte de l’être ou le doublement de toute ses forces dans une fusion morale par son but, sublime par sa nature ?

La jeune fille sentit cela avec une grande puissance, mais le terrain sur lequel le docteur appuyait la discussion lui fermait la bouche. Elle dit cependant :

— Faut-il donc croire qu’il y a deux natures humaines et deux consciences ?

Mais ce n’était pas là un argument physiologique. Le docteur n’y répondit pas. Il s’étendit sur les devoirs de la femme et s’écria :

— Qu’elle abandonne à l’homme ces triste et faciles amours où l’entraine la fougue de la jeunesse et qui ne sont qu’un tribut obligatoire payé à la tyrannie des sens ! Que chaste et sensible épouse, elle s’occupe de le retenir par des attentions plus douces et des plaisirs plus délicats. La gloire de la femme n’est pas dans ses exigences ; elle est dans sa douceur, son abnégation et ses vertus.

Il allait poursuivre, elle l’interrompit :

— De quelle femme parlez-vous, monsieur ?

— Comment, ma chère enfant ? mais de la femme en général, de toutes les femmes.

— En effet, puisque tel est le devoir de la femme, toutes doivent le suivre.

— Certainement.

— Mais alors comment cette tyrannie des sens, que vous prétendez irrésistible chez l’homme, pourrait-elle se satisfaire ? La femme vertueuse oblige l’homme à être vertueux, à moins que l’on ne prétende qu’il n’y ait aussi deux natures de femmes et encore deux morales à cet effet ?

Le docteur parut un peu étonné.

— Ceci est assez… mathématique, dit-il ; mais la vie est autre chose, et le vice, hélas ! supplée abondamment…

— Mais le vice est un mal qu’on ne peut accepter, qu’il faut combattre ; ce n’est pas l’étai normal, la loi, la nature des choses. Or, si les destinées de l’homme et de la femme sont différentes sur ce point, il y a là deux lois contradictoires, dont l’une empêche l’exécution de l’autre.

C’était le cas de faire de la pathologie et le docteur n’y manqua pas. Il s’entoura des voiles de la science et se perdit dans un nuage de mots, tout en ramenant sa pupille vers le parterre, où ils devaient retrouver Mme Brou et Emmeline. L’entretien n’avait pas de conclusion, et le docteur ne paraissait pas tenir à lui en donner. Évidemment il se réservait le temps et comptait sur lui. Pendant le reste du chemin, il fit l’éloge des qualités d’Albert, parla de son chagrin, de l’influence énorme que Marianne avait sur lui, et soutint la thèse connue qu’il y avait plus de chances qu’un homme fut fidèle à sa femme, lorsqu’il avait fait quelques folies avant le mariage.

— Car alors, ajouta le docteur d’un ton pénétré, la comparaison avec les tristes créatures qu’on a connues est tout à l’avantage de l’épouse digne et pure.

Marianne fit un mouvement.

— Qu’avez-vous, ma chère enfant ?

— Je vous en prie, monsieur, ne me parlez plus de ces choses !

Elle tremblait et avait les yeux pleins de larmes. Son tuteur la fit asseoir et lui fit apporter un rafraichissement.

— Eh bien ? demanda confidentiellement Mme Brou à son mari.

— Je ne sais qu’en dire. C’est, tu le sais, une nature têtue et raisonneuse, très-nerveuse avec cela. Il faut la laisser se calmer et tout attendre du temps.

Ce jour-là même, le départ des Brou fut fixé au surlendemain. Le soir, à peine retirée dans sa chambre, Marianne écrivit la lettre suivante :

« Monsieur Pierre,

» J’étais déjà vivement ébranlée ; la scène d’hier et vos paroles m’ont ouvert les yeux. J’ai rompu un lien qui n’était plus qu’un mensonge ; mais au prix de quelles colères, de quelles persécutions, de quelles discussions !… Mon sentiment est absolu, Invincible ; mais je n’ai guère que lui pour me soutenir et mes arguments sont bien plus faibles que ma cause. Je suis comme ces prévenus qui ne savent pas plaider pour eux-mêmes et auraient besoin d’un défenseur.

» Vous qui savez si bien pourquoi vous préférez en toutes choses le bon et le beau à l’ignoble et à l’injuste, monsieur Pierre, quel service vous me rendriez de m’exposer sur ce point votre théorie, votre sentiment, votre foi ! Vous savez bien plus que moi, vous avez réfléchi davantage, et vous connaissez mieux la vie. Je ne saurais vous dire combien je serais heureuse de savoir toute votre pensée à l’égard de ces relations d’homme à femme, qui constituent le fond de nos mœurs et pour chacun de nous la plus grande part de la vie.

» Je sais que c’est là un sujet difficile ; mais ne craignez de ma part aucune fausse délicatesse. Pour moi, je sais d’avance que vos paroles ne me feront point souffrir, comme celles que j’ai dû entendre ici.

» J’ose encore vous demander cela ; hier j’osais vous demander une promesse, que vous avez si noblement remplie, — j’ai vu votre réponse à mon cousin — et je me suis à peine excusée des paroles dures et folles que j’ai pu vous adresser. Ah ! si vous saviez combien j’en rougis et combien je voudrais vous les faire oublier !

Monsieur Pierre, nous partons après-demain pour Poitiers. Si vous vouliez jeter votre réponse à la poste ce même jour, avant 5 heures du soir, je prendrais mes mesures afin de recevoir moi-même la lettre des mains du facteur. Bien qu’on respecte à l’ordinaire ma correspondance, je craindrais tant pour cette lettre que je préfère prendre des précautions.

» Celle-ci, je la mettrai moi-même à la poste demain matin, en allant faire une démarche bien hardie, que je veux vous dire : Je vais voir cette jeune personne qu’on appelle Fauvette… Sa voix, sa figure m’ont extrêmement touchée, et surtout sa situation ; et il me semble remplir un devoir auquel je sais trop bien que nul autre ici ne penserait. Trouvez-vous ma démarche fausse ou trop extraordinaire ? Moi, je n’ai plus à cet égard la moindre hésitation depuis des paroles qu’on m’a dites et que j’ai trouvées odieuses. Il me semble qu’entre cette femme et moi, il y a une solidarité profonde. C’est à elle que je dois ma liberté, c’est à moi qu’on l’a sacrifiée, et moi, je veux la sauver.

Si vous ne m’en voulez plus, monsieur Pierre, je vous serre la main d’une grande affection et d’une grande estime.

» MARIANNE AIMONT.