Mariages (Verhaeren)

Œuvres de Émile VerhaerenMercure de FranceIX. Toute la Flandre, II. Les Villes à pignons. Les Plaines (p. 237-240).


MARIAGE


L’accord était conclu depuis Noël passé ;

Mais il fallait d’abord que mourût le grand-père,
Pour que ses six bonniers de belle et forte terre
Fussent le bien du fiancé.

L’aïeul est mort, et la noce aujourd’hui déploie
Sur l’ample mariée et la moire et la soie ;
Et le solide anneau, dont l’or scintille et bouge,
Orne l’index de sa main rouge.

L’homme apparaît massif en son habit de drap,
Le dos épais, le col lustré, le menton ras,
Et d’un geste superbe épongeant sur son seuil

L’âcre sueur de son orgueil.


Les coups de feu qu’on a tirés, drus et sonores,

Dès le matin, en son honneur, aux carrefours,
Et les bonds triomphaux des cloches dans la tour
Rendent son cœur plus fier encore.

Sa ferme est là qui monte et s’étend devant lui :
Et son bétail est gras et l’étable rayonne ;
Et les croupes s’y étalent comme des fruits
Dans l’or et les pailles d’automne.

Son seigle et son froment chargent par tas vermeils
Ses vieux greniers poudreux dont les poutres sont lasses ;
Il voit les coqs aller, venir dans le soleil,
Comme des feux qui se déplacent.

Oh ! ses prés, ses vergers, ses granges et sa cour.
Et sa femme là-bas qui, elle aussi, regarde
Ce bien qui fut l’âpre raison de leur amour
Et qui sera sa sauvegarde.

Et tandis que tous deux comptent sur leur destin,
La servante apparaît qui hèle les convives
Vers la table luisante et le fumant festin

Et la soupière aux couleurs vives.


Avec gêne d’abord on entame les plats ;

Mais, dès que l’entrain monte et que la faim s’aiguise,
Les plus francs des mangeurs, autour des poulets gras,
Bâfrent en manches de chemise.

Les tourtes et les flancs apparaissent dans l’or
Des papiers découpés et des assiettes peintes ;
Et pour sabler le vin plus goulûment encor
On boit au broc et à la pinte.

Et le curé se lève et parle avec lenteur
Du ménage futur et des enfants à naître
Et de l’espoir qui tout à coup lui monte au cœur
Qu’un des garçons se fera prêtre.

Et le soir de septembre envahit l’horizon
Et baigne et ralentit et disperse la fête ;
Et des pas inégaux battent la nuit muette
Et s’éloignent aux horizons.

Avec sa lourde jupe à moitié dégrafée
La fermière a gagné la grand’chambre là-haut,
Et range en un tiroir son corsage à rinceaux

Et ses manches ébouriffées.


Quant au fermier, il est allé lâcher les chiens,

Prendre un coup d’air et verrouiller dûment les portes ;
Si quelque franc valet presse une gouge accorte,
Il passe et rentre et ne voit rien.

C’est que sa femme à lui l’attend dans leur lit sombre ;
Mais avant d’y rentrer, il lui montre du doigt
La cachette creusée en un coffre de bois,

Où l’or se tasse et luit dans l’ombre.