Maria Chapdelaine/9
IX
Depuis la venue de l’hiver, l’on avait souvent parlé chez les Chapdelaine des fêtes, et voici que les fêtes approchaient.
— Je suis à me demander si nous aurons de la visite pour le jour de l’an, fit un soir la mère Chapdelaine.
Elle passa en revue tous les parents ou amis susceptibles de venir.
— Azalma Larouche ne reste pas loin, elle ; mais elle est trop paresseuse. Ceux de Saint-Prime ne voudront pas faire le voyage. Peut-être que Wilfrid ou Ferdinand viendront de Saint-Gédéon, si la glace est belle sur le lac…
Un soupir révéla qu’elle songeait encore à l’animation des vieilles paroisses au temps des fêtes, aux repas de famille, aux visites inattendues des parents qui arrivent en traîneau d’un autre village, ensevelis sous les couvertures et les fourrures, derrière un cheval au poil blanc de givre.
Maria songeait à autre chose.
— Si les chemins sont aussi méchants que l’an dernier, dit-elle, on ne pourra pas aller à la messe de minuit. Pourtant j’aurais bien aimé, cette fois, et « son » père m’avait promis…
Par la petite fenêtre, elle regardait le ciel gris, et s’attristait d’avance. Aller à la messe de minuit, c’est l’ambition naturelle et le grand désir de tous les paysans canadiens, même de ceux qui demeurent le plus loin des villages. Tout ce qu’ils ont bravé pour venir : le froid, la nuit dans le bois, les mauvais chemins et les grandes distances, ajoute à la solennité et au mystère. L’anniversaire de la naissance de Jésus devient pour eux plus qu’une date ou un rite : la rédemption renouvelée, une raison de grande joie, et l’église de bois s’emplit de ferveur simple et d’une atmosphère prodigieuse de miracle. Or plus que jamais, cette année-là, Maria désirait aller à la messe de minuit, après tant de semaines loin des maisons et des églises ; il lui semblait qu’elle aurait plusieurs faveurs à demander, qui seraient sûrement accordées si elle pouvait prier devant l’autel, au milieu des chants.
Mais au milieu de décembre, la neige tomba avec abondance, fine et sèche comme une poudre, et trois jours avant Noël le vent du nord-ouest se leva et abolit les chemins.
Dès le lendemain de la tempête, le père Chapdelaine attela Charles-Eugène au grand traîneau et partit avec Tit’Bé, emmenant des pelles, pour tenter de fouler la route ou d’en tracer une autre. Les deux hommes revinrent à midi, épuisés, blancs de neige, disant que l’on ne pourrait passer avant plusieurs jours.
planches, faisait une tache sombre.
Il fallait se résigner ; Maria soupira et songea à s’attirer la bienveillance divine d’une autre manière.
— C’est-il vrai, sa mère, demanda-t-elle vers le soir, qu’on obtient toujours la faveur qu’on demande quand on dit mille Ave le jour avant Noël ?
— C’est vrai, répondit la mère Chapdelaine d’un air grave. Une personne qui a quelque chose à demander et qui dit ses mille Ave comme il faut avant le minuit de Noël, c’est bien rare si elle ne reçoit pas ce qu’elle demande.
La veille de Noël, le temps était froid, mais calme. Les deux hommes sortirent de bonne heure pour tenter encore de battre le chemin, sans grand espoir ; mais longtemps avant leur départ et à vrai dire longtemps avant le jour, Maria avait commencé à réciter ses Ave. Réveillée de bonne heure, elle avait pris son chapelet sous son oreiller et de suite s’était mise à répéter la prière très vite, revenant des derniers mots aux premiers sans aucun arrêt et comptant à mesure sur les grains du chapelet.
Tous les autres dormaient encore ; seul, Chien avait quitté sa place près du poêle en la voyant remuer et était venu s’accroupir près du lit, solennel, la tête posée sur les couvertures. Les regards de Maria se promenaient sur le long museau blanc appuyé sur la laine brune, sur les yeux humides où se lisait la simplicité pathétique des animaux, sur les oreilles tombantes au poil lisse, pendant que ses lèvres murmuraient sans fin les paroles sacrées : « Je vous salue, Marie, pleine de grâce… »
Bientôt Tit’Bé sauta à bas de son lit pour mettre du bois dans le poêle ; par une sorte de pudeur Maria se détourna et cacha son chapelet sous les couvertures tout en continuant à prier. Le poêle ronfla ; Chien retourna à sa place ordinaire, et pendant une demi-heure encore tout fut immobile dans la maison, sauf les doigts de Maria, qui comptaient les grains de buis, et sa bouche qui priait avec l’assiduité d’une ouvrière à sa tâche.
Puis il fallut se lever, car le jour venait, préparer le gruau et les crêpes pendant que les hommes allaient à l’étable soigner les animaux, les servir quand ils revinrent, laver la vaisselle, nettoyer la maison. Tout en vaquant à ces besognes, Maria ne cessa pas d’élever à chaque instant un peu plus haut vers le ciel le monument de ses Ave, mais elle ne pouvait plus se servir de son chapelet, et il lui était difficile de compter avec exactitude. Quand la matinée fut plus avancée pourtant elle put s’asseoir près de la fenêtre, car nul ouvrage urgent ne pressait, et poursuivre sa tâche avec plus de méthode.
Midi ! Trois cents Ave déjà. Ses inquiétudes se dissipèrent, car elle se sentait presque sûre maintenant d’achever à temps. Il lui vint à l’esprit que le jeûne serait un titre de plus à l’indulgence divine et pourrait raisonnablement transformer son espoir en certitude ; elle mangea donc peu, se privant des choses qu’elle aimait le plus.
Pendant l’après-midi elle dut travailler au maillot de laine qu’elle voulait offrir à son père pour le jour de l’an, et bien qu’elle continuât à murmurer sans cesse sa prière unique, la besogne de ses doigts parut la distraire un peu et la retarder ; puis ce fut les préparatifs du souper, qui furent longs ; enfin Tit’Bé vint faire radouber ses mitaines, et pendant ce temps les Ave n’avancèrent que lentement, par à-coups, comme une procession que des obstacles sacrilèges arrêtent.
Mais quand le soir fut venu, toute la besogne du jour achevée, et qu’elle put retourner à sa chaise près de la fenêtre, loin de la faible lumière de la lampe, dans l’ombre solennelle, en face des champs parquetés d’un blanc glacial, elle reprit son chapelet, et se jeta dans la prière avec exaltation. Elle était heureuse que tant d’Ave restassent à dire, puisque la difficulté et la peine ne donnaient que plus de mérite à son entreprise, et même elle eût souhaité pouvoir s’humilier davantage et donner plus de force à sa prière en adoptant quelque position incommode ou pénible, ou par quelque mortification.
Son père et Tit’Bé fumaient, les pieds contre le poêle ; sa mère cousait des lacets neufs à de vieux mocassins en peau d’orignal. Au dehors la lune se leva, baignant de sa lumière froide la froideur du sol blanc, et le ciel fut d’une pureté et d’une profondeur émouvantes, semé d’étoiles qui ressemblaient toutes à l’étoile miraculeuse d’autrefois.
« Vous êtes bénie entre toutes les femmes… »
À force de répéter très vite la courte prière elle finissait par s’étourdir et s’arrêtait quelquefois, l’esprit brouillé, ne trouvant plus les mots si bien connus. Cela ne durait qu’un instant : elle fermait les yeux, soupirait, et la phrase qui revenait de suite à sa mémoire et que sa bouche articulait sortait de la ronde machinale et se détachait, reprenant tout son sens précis et solennel.
« …Vous êtes bénie entre toutes les femmes… »
Une fatigue pesa sur ses lèvres à la longue, et elle ne prononça plus les mots sacrés que lentement et avec plus de peine ; mais les grains du chapelet continuèrent à glisser sans fin entre ses doigts, et chaque glissement envoyait l’offrande d’un Ave vers le ciel profond, où Marie pleine de grâce se penchait assurément sur son trône, écoutant la musique des prières qui montaient et se remémorant la nuit bienheureuse.
« …Le Seigneur est avec vous… »
Les pieux des clôtures faisaient des barres noires sur le sol blanc baigné de pâle lumière ; les troncs des bouleaux qui se détachaient sur la lisière du bois sombre semblaient les squelettes des créatures vivantes que le froid de la terre aurait pénétrées et frappées de mort ; mais la nuit glacée était plus solennelle que terrible.
— Avec des chemins de même nous ne serons pas les seuls forcés de rester chez nous à soir, fit la mère Chapdelaine. Et pourtant y a-t-il rien de plus beau que la messe de minuit à Saint-Cœur-de-Marie, avec Yvonne Boilly à l’harmonium, et Pacifique Simard qui chante le latin si bellement !
Elle se faisait scrupule de rien dire qui pût ressembler à une plainte ou à un reproche, une nuit comme celle-là, mais malgré elle ses paroles et sa voix déploraient également leur éloignement et leur solitude.
Son mari devina ses regrets, et touché lui aussi par la ferveur du soir sacré, il commença à s’accuser lui-même.
— C’est bien vrai, Laura, que tu aurais fait une vie plus heureuse avec un autre homme que moi, qui serait resté sur une belle terre, près des villages.
— Non, Samuel ; le bon Dieu fait bien tout ce qu’il fait. Je me lamente… Comme de raison je me lamente. Qui est-ce qui ne se lamente pas ? Mais nous n’avons pas été bien malheureux jamais, tous les deux ; nous avons vécu sans trop pâtir ; les garçons sont de bons garçons, vaillants, et qui nous rapportent quasiment tout ce qu’ils gagnent, et Maria est une bonne fille aussi…
Ils s’attendrissaient tous les deux en se rappelant le passé, et aussi en songeant aux cierges qui brûlaient déjà, et aux chants qui allaient s’élever bientôt, célébrant partout la naissance du Sauveur. La vie avait toujours été une et simple pour eux : le dur travail nécessaire, le bon accord entre époux, la soumission aux lois de la nature et de l’Église. Toutes ces choses s’étaient fondues dans la même trame, les rites du culte et les détails de l’existence journalière tressés ensemble, de sorte qu’ils eussent été incapables de séparer l’exaltation religieuse qui les possédait d’avec leur tendresse inexprimée.
La petite Alma-Rose entendit qu’on distribuait des louanges et vint chercher sa part.
— Moi aussi j’ai été bonne fille, eh ! son père ?
— Comme de raison… comme de raison… Ce serait un gros péché d’être haïssable le jour où le petit Jésus est né.
Pour les enfants, Jésus de Nazareth était toujours « le petit Jésus », l’enfantelet bouclé des images pieuses ; et en vérité pour les parents aussi, c’était cela que son nom représentait le plus souvent. Non pas le Christ douloureux et profond du protestantisme, mais quelqu’un de plus familier et de moins grand : un nouveau-né dans les bras de sa mère, ou tout au plus un très petit enfant qu’on pouvait aimer sans grand effort d’esprit et même songer à son sacrifice futur.
— As-tu envie de te faire bercer ?
— Oui.
Il prit la petite fille sur ses genoux et commença à se balancer d’avant en arrière.
— Et va-t-on chanter aussi ?
— Oui.
— C’est correct ; chante avec moi :
Dans son étable,
Que Jésus est charmant !
Qu’il est aimable
Dans son abaissement…
Il avait commencé à demi-voix pour ne pas couvrir l’autre voix grêle ; mais bientôt la ferveur l’emporta et il chanta de toute sa force, les yeux au loin. Télesphore vint s’asseoir près de lui et le regarda avec adoration. Pour ces enfants élevés dans une maison solitaire, sans autres compagnons que leurs parents, Samuel Chapdelaine incarnait toute la sagesse et toute la puissance du monde, et comme il était avec eux doux et patient, toujours prêt à les prendre sur ses genoux et à chanter pour eux les cantiques ou les innombrables chansons naïves d’autrefois qu’il leur apprenait l’une après l’autre, ils l’aimaient d’une affection singulière.
…Tous les palais des rois
N’ont rien de comparable
Aux beautés que je vois
Dans cette étable.
— Encore ? C’est correct.
Cette fois la mère Chapdelaine et Tit’Bé chantèrent aussi. Maria ne put s’empêcher d’interrompre quelques instants ses prières pour regarder et écouter ; mais les paroles du cantique redoublèrent son zèle et elle reprit bientôt sa tâche avec une foi plus ardente. « Je vous salue, Marie, pleine de grâce… »
Trois gros navires sont arrivés,
Chargés d’avoine, chargés de blé.
Nous irons sur l’eau nous y prom-promener,
Nous irons jouer dans l’île…
— Et maintenant ? Une autre chanson : laquelle ?
Sans attendre une réponse il entonna :
— Non, pas celle-là… Claire fontaine ? Ah ! c’est beau ça ! Nous allons tous chanter ensemble.
Il jeta un regard vers Maria ; mais voyant le chapelet qui glissait sans fin entre ses doigts il s’abstint de l’interrompre.
M’en allant promener,
J’ai trouvé l’eau si belle
Que je m’y suis baigné…
Il y a longtemps que je t’aime
Jamais je ne t’oublierai…
À la claire fontaine
L’air et les paroles également touchantes ; le refrain plein d’une tristesse naïve, il n’y a pas que des cœurs simples que cette chanson-là ait attendris.
Le rossignol chantait.
Chante, rossignol, chante,
Toi qui as le cœur gai…
Il y a longtemps que je t’aime,
Jamais je ne t’oublierai…
… Sur la plus haute branche,
Les grains du chapelet ne glissaient plus entre les doigts allongés. Maria ne chanta pas avec les autres ; mais elle écouta, et la complainte de mélancolique amour parut émouvante et douce à son cœur un peu lassé de prières.
Moi je l’ai à pleurer.
J’ai perdu ma maîtresse
Sans pouvoir la r’trouver,
Pour un bouquet de roses
Que je lui refusai.
Il y a longtemps que je t’aime,
Jamais je ne t’oublierai…
… Tu as le cœur à rire,
Maria regardait par la fenêtre les champs blancs que cerclait le bois solennel ; la ferveur religieuse, la montée de son amour adolescent, le son remuant des voix familières se fondaient dans son cœur en une seule émotion. En vérité, le monde était tout plein d’amour ce soir-là, d’amour profane et d’amour sacré, également simples et forts, envisagés tous deux comme des choses naturelles et nécessaires ; ils étaient tout mêlés l’un à l’autre, de sorte que les prières qui appelaient la bienveillance de la divinité sur des êtres chers n’étaient guère que des moyens de manifester l’amour humain, et que les naïves complaintes amoureuses étaient chantées avec la voix grave et solennelle et l’air d’extase des invocations surhumaines.
… Je voudrais que la rose
Fût encore au rosier,
Et que le rosier même
À la mer fût jeté.
Il y a longtemps que je t’aime,
Jamais je ne t’oublierai…
« Je vous salue, Marie, pleine de grâce… »
La chanson finie, Maria avait machinalement repris ses prières avec une ferveur renouvelée, et de nouveau les Ave s’égrenèrent.
La petite Alma-Rose, endormie sur les genoux de son père, fut déshabillée et portée dans son lit ; Télesphore la suivit ; bientôt Tit’Bé à son tour s’étira, puis remplit le poêle de bouleau vert ; le père Chapdelaine fit un dernier voyage à l’étable et rentra en courant, disant que le froid augmentait. Tous furent couchés bientôt, sauf Maria.
— Tu n’oublieras pas d’éteindre la lampe ?
— Non, son père.
Elle l’éteignit de suite, préférant l’ombre, et revint s’asseoir près de la fenêtre et récita ses derniers Ave. Quand elle eut terminé, un scrupule lui vint et une crainte de s’être peut-être trompée dans leur nombre, parce qu’elle n’avait pas toujours pu compter sur les grains de son chapelet. Par prudence elle en dit encore cinquante et s’arrêta alors, étourdie, lasse, mais heureuse et pleine de confiance, comme si elle venait de recevoir une promesse solennelle.
Au dehors le monde était tout baigné de lumière, enveloppé de cette splendeur froide qui s’étend la nuit sur les pays de neige quand le ciel est clair et que la lune brille. L’intérieur de la maison était obscur, et il semblait que ce fussent la campagne et le bois qui s’illuminaient pour la venue de l’heure sacrée.
« Les mille Ave sont dits, songea Maria, mais je n’ai pas encore demandé de faveur… pas avec des mots. »
Il lui avait semblé que ce ne serait peut-être pas nécessaire ; que la divinité comprendrait sans qu’il fût besoin d’un vœu formulé par les lèvres, surtout Marie… qui avait été femme sur cette terre. Mais au dernier moment son cœur simple conçut des craintes, et elle chercha à exprimer en paroles ce qu’elle voulait demander.
François Paradis… Assurément son souhait se rapportait à François Paradis. Vous l’aviez deviné, Marie pleine de grâce ? Que pouvait-elle énoncer de ses désirs sans profanation ? Qu’il n’ait pas de misère dans le bois… Qu’il tienne ses promesses et abandonne de sacrer et de boire… Qu’il revienne au printemps…
Qu’il revienne au printemps… Elle s’arrête là, parce qu’il lui semble que lorsqu’il sera revenu, ayant tenu ses promesses, le reste de leur bonheur qui vient sera quelque chose qu’ils pourront accomplir presque seuls… presque seuls… À moins que ce ne soit sacrilège de penser ainsi…
Qu’il revienne au printemps… Songeant à ce retour, à lui, à son beau visage brûlé de soleil qui se penchera vers le sien, Maria oublie tout le reste, et regarde longtemps sans les voir le sol couvert de neige que la lumière de la lune rend pareil à une grande plaque de quelque substance miraculeuse, un peu de nacre et presque d’ivoire, et les clôtures noires, et la lisière proche des bois redoutables.