Maria Chapdelaine/10
X
Le jour de l’an n’amena aucun visiteur. Vers le soir, la mère Chapdelaine, un peu déçue, cacha sa mélancolie sous la guise d’une gaieté exagérée.
— Quand même il ne viendrait personne, dit-elle, ce n’est pas une raison pour nous laisser pâtir. Nous allons faire de la tire.
Les enfants poussèrent des cris de joie et suivirent des yeux les préparatifs avec un intérêt passionné. Du sirop de sucre et de la cassonade furent mélangés et mis à cuire ; quand la cuisson fut suffisamment avancée, Télesphore rapporta du dehors un grand plat d’étain rempli de belle neige blanche. Tout le monde se rassembla autour de la table, pendant que la mère Chapdelaine laissait tomber le sirop en ébullition goutte à goutte sur la neige, où il se figeait à mesure en éclaboussures sucrées, délicieusement froides.
Chacun fut servi à son tour, les grandes personnes imitant plaisamment l’avidité gourmande des petits ; mais la distribution fut arrêtée bientôt, sagement, afin de réserver un bon accueil à la vraie tire, dont la confection ne faisait que commencer. Car il fallait parachever la cuisson, et, une fois la pâte prête, l’étirer longuement pendant qu’elle durcissait. Les fortes mains grasses de la mère Chapdelaine manièrent cinq minutes durant l’écheveau succulent qu’elles allongeaient et repliaient sans cesse ; peu à peu leur mouvement se fit plus lent, puis une dernière fois la pâte fut étirée à la grosseur du doigt et coupée avec des ciseaux, à grand effort, car elle était déjà dure. La tire était faite.
Les enfants en mâchaient déjà les premiers morceaux quand des coups furent frappés à la porte.
— Eutrope Gagnon, fit le père. Je me disais aussi que ce serait bien rare s’il ne venait pas veiller avec nous ce soir.
C’était Eutrope Gagnon, en effet. Il entra, souhaita le bonsoir à tout le monde, posa son casque sur la table… Maria le regardait, une rougeur aux joues. La coutume veut que le jour de l’An les garçons embrassent les filles, et Maria savait fort bien qu’Eutrope, malgré sa timidité, allait se prévaloir de cet usage ; elle restait immobile près de la table et attendait, sans ennui, mais pensant à cet autre baiser qu’elle aurait aimé recevoir.
Pourtant le jeune homme prit la chaise qu’on lui offrait et s’assit, les yeux à terre.
— C’est toi toute la visite que nous avons eue aujourd’hui, dit le père Chapdelaine. Mais je pense bien que tu n’as vu personne non plus… J’étais bien certain que tu viendrais veiller.
— Comme de raison… Je n’aurais pas laissé passer le jour de l’an sans venir. Mais en plus de ça j’avais des nouvelles que je voulais vous répéter.
— Ah !
Sous les regards d’interrogation convergeant sur lui il continuait à baisser les yeux.
— À voir ta face, je calcule que ce sont des nouvelles de malchance.
— Oui.
La mère Chapdelaine se leva à moitié avec un geste de crainte.
— Ça serait-il les garçons ?
— Non, madame Chapdelaine. Esdras et Da’Bé sont bien, si le bon Dieu le veut. Les nouvelles que je parle ne viennent pas de ce bord-là ; ça n’est pas un parent à vous, mais un garçon que vous connaissez.
Il hésita un instant et prononça le nom à voix basse.
— François Paradis…
Son regard se leva un instant sur Maria, pour se détourner aussitôt ; mais elle ne remarqua même pas ce coup d’œil chargé d’honnête sympathie. Un grand silence s’était appesanti non seulement dans la maison, mais sur l’univers entier ; toutes les créatures vivantes et toutes les choses restaient muettes et attendaient anxieusement cette nouvelle qui était d’une si terrible importance, puisqu’elle touchait le seul homme au monde qui comptât vraiment.
— Voilà comment ça s’est passé… Vous avez peut-être eu connaissance qu’il était foreman dans un chantier en haut de La Tuque, sur la rivière Vermillon. Quand le milieu de décembre est venu, il a dit tout à coup au boss qu’il allait partir pour venir passer les fêtes au lac Saint-Jean, icitte… Le boss ne voulait pas, comme de raison ; quand les hommes se mettent à prendre des congés de dix à quinze jours en plein milieu de l’hiver, autant vaudrait casser le chantier de suite. Il ne voulait pas et il le lui a bien dit ; mais vous connaissez François : c’était un garçon malaisé à commander, quand il avait une chose en tête. Il a répondu qu’il avait dans son cœur d’aller au grand lac pour les fêtes et qu’il irait. Alors le boss l’a laissé faire, par peur de le perdre, vu que c’était un homme capable hors de l’ordinaire, et accoutumé dans le bois…
Il parlait avec une facilité singulière, lentement, mais sans chercher ses mots, comme s’il avait tout préparé d’avance. Maria songea tout à coup, au milieu de son angoisse : «
et des provisions sur une petite traîne…
— Le chantier n’était pas bien loin dans le bois, seulement à deux jours de voyage du Transcontinental, qui descend sur La Tuque : mais ça s’adonnait qu’il y avait eu un accident à la « track » qui n’était pas encore réparée, et les chars ne passaient pas. J’ai eu connaissance de tout ça par Johnny Niquette, de Saint-Henri, qui est arrivé de La Tuque il y a deux jours passés.
— Oui ?
— Quand François Paradis a su qu’il ne pourrait pas prendre les chars, il a fait une risée et dit comme ça que tant qu’à marcher il marcherait tout le chemin, et qu’il allait gagner le grand lac en suivant les rivières, la rivière Croche d’abord, et puis la rivière Ouatchouan, qui tombe près de Roberval.
— C’est correct, dit le père Chapdelaine. Ça peut se faire. J’ai passé par là.
— Pas dans cette saison icitte, monsieur Chapdelaine, sûrement pas dans cette saison icitte. Tout le monde là-bas a dit à François que ça n’avait pas de bon sens de vouloir faire ce voyage-là en plein hiver, au temps des fêtes, avec le froid qu’il faisait, peut-être bien quatre pieds de neige dans le bois, et seul. Mais il n’a fait que rire d’eux et leur dire qu’il était accoutumé dans le bois, qu’un peu de misère ne lui faisait pas peur, parce qu’il était décidé d’aller en haut du lac pour les fêtes, et que là où les sauvages passaient lui passerait bien. Seulement — vous connaissez bien ça, monsieur Chapdelaine — quand les sauvages font ce voyage-là, c’est plusieurs ensemble, et avec des chiens. François est parti seul, à raquette, avec ses couvertes et des provisions sur une petite traîne…
Personne n’avait dit un mot pour le hâter ou l’interrompre ; on l’écoutait comme on écoute quelqu’un qui conte une histoire, quand le dénouement approche, visible mais inconnu, pareil à un homme qui vient en se cachant la figure.
— Vous vous rappelez bien le temps qu’il a fait la semaine avant la Noël : il est tombé de la neige en masse, et puis le norouâ a pris. Ça s’est adonné que pendant la tempête François Paradis était dans les grands brûlés, où la petite neige poudre terriblement et fait des falaises. Dans des places comme celles-là, même un homme capable n’a pas grande chance quand il fait ben fret et que la tempête dure. Et si vous vous rappelez le norouâ a soufflé trois jours de suite, dur à vous couper la face…
— Oui. Eh bien ?
Le monologue qu’il avait préparé n’allait pas plus loin sans doute, ou bien il hésitait à prononcer les paroles nécessaires, car il ne répondit qu’après quelques instants de silence, à voix basse :
— Il s’est écarté…
Des gens qui ont passé toute leur vie à la lisière des bois canadiens savent ce que cela veut dire. Les garçons téméraires que la malchance atteint dans la forêt et qui se trouvent écartés — perdus — ne reviennent guère. Parfois une expédition trouve et rapporte leurs corps, au printemps, après la fonte des neiges… Le mot lui-même, au pays de Québec et surtout dans les régions lointaines du nord, a pris un sens sinistre et singulier, où se révèle le danger qu’il y a à perdre le sens de l’orientation, seulement pour un jour, dans ces bois sans limites.
— Il s’est écarté… La tempête l’a surpris dans les brûlés et il s’est arrêté un jour ; on sait ça à cause que des sauvages ont trouvé l’abri en branches de sapin qu’il s’était fait, et ils ont vu aussi ses pistes. Il est reparti parce qu’il n’avait guère de provisions et qu’il avait hâte d’arriver, je pense ; mais le temps était encore méchant, la neige tombait, le norouâ soufflait dur, et probablement qu’il ne pouvait pas voir le soleil ni marquer son chemin, car les sauvages ont dit que ses pistes s’éloignaient de la rivière Croche, qu’il avait suivie, et s’en allaient dret vers le nord.
Personne ne parlait encore ; ni les deux hommes, qui écoutaient en hochant parfois la tête, comprenant tous les détails de la tragique aventure ; ni la mère Chapdelaine, dont les mains s’étaient jointes sur ses genoux comme pour une imploration tardive ; ni Maria.
— Quand on a su ça, des hommes d’Ouatchouan sont partis, après que le temps s’était adouci un peu. Mais la neige avait couvert toutes les pistes et ils sont revenus en disant qu’ils n’avaient rien vu, voilà trois jours passés. Il s’est écarté…
Tous se redressèrent, avec des soupirs : l’histoire était terminée et en vérité il ne restait plus rien à dire. Le sort de François Paradis était aussi lugubrement certain que s’il avait été enterré dans le cimetière de Saint-Michel-de-Mistassini, au milieu des chants, avec la bénédiction des prêtres.
Un lourd silence pesa sur la maisonnée. Le père Chapdelaine se pencha en avant, les coudes sur ses genoux, cognant machinalement une de ses mains fermées contre l’autre, avec une moue grave.
— Ça montre que nous ne sommes que de petits enfants dans la main du bon Dieu, fit-il. François était un des meilleurs hommes de par icitte pour vivre dans le bois et trouver son chemin ; des étrangers l’engageaient comme guide et il les ramenait toujours chez eux sans malchance. Et voilà qu’il s’est écarté. Nous ne sommes que de petits enfants… Il y en a qui se croient pas mal forts et qui pensent qu’ils peuvent se passer de l’aide du bon Dieu quand ils sont dans leur maison ou sur leur terre ; mais dans le bois…
Il secoua la tête et répéta encore d’une voix grave :
— Nous ne sommes que de petits enfants.
— C’était un bon homme, dit Eutrope Gagnon, un vrai bon homme, fort et vaillant, et sans malice.
— Comme de raison. Je ne veux pas dire que le bon Dieu avait des raisons pour le faire mourir, lui plutôt qu’un autre… C’était un bon garçon, un travaillant, et je l’aimais bien. Mais ça vous montre…
— Personne n’a jamais rien eu contre lui, reprit Eutrope avec une sorte de généreux entêtement. C’était un homme rare pour l’ouvrage, pas peureux de rien, et serviable, avec ça. Tous ceux qui l’ont connu avaient de l’amitié pour lui. C’était un homme « dépareillé ».
Il leva les yeux sur Maria et répéta avec force :
— C’était un bon homme, un homme dépareillé.
— Quand nous étions à Mistassini, dit la mère Chapdelaine, voilà de ça sept ans, ça n’était encore qu’une jeunesse, mais fort et adroit pas mal, déjà aussi grand comme il est là… je veux dire comme il était… l’été dernier, quand il est venu icitte. Et toujours de bonne humeur, avec ça. C’était difficile de ne pas l’aimer.
Ils regardaient droit devant eux en parlant, et cependant tout ce qu’ils disaient semblait s’adresser à Maria, comme si son secret d’amour avait été naïvement visible. Mais elle ne dit rien ni ne bougea, les yeux fixés sur la vitre de la petite fenêtre que le gel rendait pourtant opaque comme un mur.
Eutrope Gagnon s’en alla bientôt ; les Chapdelaine, restés seuls, furent longtemps sans parler. Enfin le père dit d’une voix hésitante :
— François Paradis n’avait quasiment pas de famille : alors comme nous avions tous de l’amitié pour lui, on pourrait peut-être faire dire une messe ou deux… Eh, Laura ?
— Sûrement. Trois grand-messes avec chant ; et quand les garçons reviendront du bois, en bonne santé s’il plaît au bon Dieu, trois autres pour le repos de son âme, pauvre garçon ! Et tous les dimanches nous dirons un chapelet pour lui.
— Il était comme tous les autres, reprit le père Chapdelaine, pas parfait, comme de raison, mais sans malice et propre dans sa vie. Le bon Dieu et la Sainte Vierge auront pitié de lui.
Encore le silence. Maria sentait bien que c’était pour elle qu’ils disaient cela, parce qu’ils avaient deviné son chagrin et cherchaient à l’adoucir ; mais elle ne pouvait parler, ni pour louer le mort ni pour se plaindre. Une main s’était glissée dans sa gorge, l’étouffant dès que le dénouement du récit tragique était devenu clair pour elle, et maintenant cette main avait pénétré jusqu’en sa poitrine et lui serrait durement le cœur. Les élancements et la douleur déchirante viendraient plus tard peut-être ; mais pour le moment ce n’était encore que cela : la poigne cruelle de cinq doigts fermés sur son cœur.
D’autres paroles furent prononcées, qu’elle n’entendit guère ; puis ce fut le remue-ménage ordinaire du soir, les préparatifs du coucher, le père Chapdelaine sortant pour aller faire une dernière visite à l’étable et rentrant dans la maison très vite, la peau rougie par le froid, fermant en hâte derrière lui la porte où une colonne de buée froide s’engouffrait.
— Viens, Maria.
Sa mère l’appelait très doucement, en lui posant une main sur l’épaule. Elle se leva et alla s’agenouiller avec les autres pour la prière. Pendant dix minutes, les voix se répondirent, étouffées et monotones, murmurant les paroles sacrées. Quand ils furent arrivés à la fin du chapelet, la mère Chapdelaine murmura :
— Encore cinq Pater et cinq Ave pour le repos de ceux qui ont eu de la malchance dans les bois…
Et les voix s’élevèrent à nouveau, un peu plus étouffées encore qu’auparavant, avec parfois un frémissement qui ressemblait à un sanglot.
Lorsqu’elles se turent et que tous se relevèrent après le dernier signe de croix, Maria se détourna de suite et retourna près de la fenêtre. Le gel avait fait des vitres autant de plaques de verre dépoli, opaques, qui abolissaient le monde du dehors ; mais Maria ne les vit même pas, parce que les larmes avaient commencé à monter en elle et l’aveuglaient. Elle resta là quelques instants, immobile, les bras pendants, dans une attitude d’abandon pathétique ; puis son chagrin tout à coup se fit plus poignant et l’étourdit ; machinalement elle ouvrit la porte et sortit sur les marches du perron de bois.
Vu du seuil, le monde figé dans son sommeil blanc semblait plein d’une grande sérénité ; mais dès que Maria fut hors de l’abri des murs, le froid descendit sur elle comme un couperet, et la lisière lointaine du bois se rapprocha soudain, sombre façade derrière laquelle cent secrets tragiques, enfouis, appelaient et se lamentaient comme des voix.
Elle se recula avec un gémissement, referma la porte et s’assit près du poêle, frissonnante. La stupeur première du choc commençait à se dissiper ; son chagrin s’aiguisa, et la main qui lui serrait le cœur se mit à inventer des pincements, des déchirures, vingt tortures rusées et cruelles.
Comme il a dû pâtir là-bas dans la neige ! songe-t-elle, sentant encore sur son visage la morsure rapide de l’air glacé. Elle a bien entendu dire par des hommes que le même destin a effleurés que c’était une mort insensible et douce, au contraire, toute pareille à un assoupissement ; mais elle n’arrive pas à le croire, et les souffrances que François a peut-être endurées, avant de s’abandonner sur le sol blanc, défilent dans sa pensée à elle comme une procession sinistre.
Point n’est besoin de voir le lieu ; elle connaît assez bien l’aspect redoutable des grands bois en hiver, la neige amoncelée jusqu’aux premières branches des sapins, les buissons d’aunes, enterrés presque en entier, les bouleaux et les trembles dépouillés comme des squelettes et tremblant sous le vent glacé, le ciel pâle se révélant à travers le fouillis des aiguilles vert sombre. François Paradis s’en est allé à travers les troncs serrés, les membres raides de froid, la peau râpée par le norouâ impitoyable, déjà mordu par la faim, trébuchant de fatigue ; ses pieds las n’ont plus la force de se lever assez haut et souvent ses raquettes accrochent la neige et le font tomber sur les genoux.
demandé de faveur… pas avec des mots. »
Sans doute dès que la tempête a cessé il a reconnu son erreur, vu qu’il marchait vers le nord désert, et de suite il a repris le bon chemin, en garçon d’expérience qui a toujours eu le bois pour patrie. Mais ses provisions sont presque épuisées, le froid cruel le torture encore ; il baisse la tête, serre les dents et se bat avec l’hiver meurtrier, faisant appel aux ressources de sa force et de son grand courage. Il songe à la route à suivre et à la distance, calcule ses chances de survivre, et par éclairs pense aussi à la maison bien close et chaude où tous seront contents de le revoir ; à Maria qui saura ce qu’il a risqué pour elle et lèvera enfin sur lui ses yeux honnêtes pleins d’amour.
Peut-être est-il tombé pour la dernière fois tout près du salut, à quelques arpents seulement d’une maison ou d’un chantier. C’est souvent ainsi que cela arrive. Le froid assassin et ses acolytes se sont jetés sur lui comme sur une proie ; ils ont raidi pour toujours ses membres forts, couvert de neige le beau visage franc, fermé ses yeux hardis sans pitié ni douceur ; fait un bloc glacé de son corps vivant… Maria n’a plus de larmes ; mais elle frissonne et tremble ainsi qu’il a dû trembler et frissonner, lui, avant que l’inconscience miséricordieuse vienne ; et elle se serre contre le poêle avec une grimace d’horreur et de compassion comme s’il était en son pouvoir de le réchauffer aussi et de défendre sa chère vie contre les meurtriers.
Oh ! Jésus-Christ, qui tendais les bras aux malheureux, pourquoi ne l’as-tu pas relevé de la neige avec tes mains pâles ? Pourquoi, Sainte Vierge, ne l’avez-vous pas soutenu d’un geste miraculeux quand il a trébuché pour la dernière fois ? Dans toutes les légions du ciel, pourquoi ne s’est-il pas trouvé un ange pour lui montrer le chemin ?
Mais c’est la douleur qui parle ainsi avec des cris de reproche, et le cœur simple de Maria craint d’avoir été impie en l’écoutant. Bientôt une autre crainte lui vient : peut-être François Paradis n’a-t-il pas su tenir assez exactement les promesses qu’il lui avait faites. Dans les chantiers, au milieu d’hommes rudes, il a peut-être eu des moments de faiblesse, blasphémé, profané les noms saints, et il s’en est allé vers la mort en état de péché, accablé de courroux divin.
Ses parents ont dit tout à l’heure qu’ils allaient faire dire des messes. Comme ils ont été bons ! Ayant deviné son secret, comme ils ont su se taire ! Mais elle aussi peut aider de ses prières la pauvre âme en peine. Son chapelet est resté sur la table : elle le reprend, et tout naturellement ce sont les phrases de l’Ave qui montent à ses lèvres : « Je vous salue, Marie, pleine de grâce… »
Aviez-vous douté d’elle, mère du Galiléen ? Parce qu’elle vous avait huit jours auparavant suppliée par mille fois et que vous n’aviez répondu à sa prière qu’en vous figeant dans une immobilité vraiment divine pendant que s’accomplissait le destin, pensiez-vous qu’elle allait, elle, douter ou de votre pouvoir ou de votre bonté ? C’eût été mal la connaître. Comme elle vous avait demandé votre protection pour un homme, voici qu’elle vous demande votre pardon pour une âme, avec les mêmes mots, la même humilité, la même foi sans limites.
« Vous êtes bénie entre toutes les femmes, et Jésus, le fruit de vos entrailles, est béni. »
Seulement elle se serre contre le grand poêle de fonte, et bien que la chaleur du feu la pénètre elle continue à frissonner en pensant au pays glacé qui l’entoure, au bois profond, à François Paradis qu’elle ne peut encore imaginer insensible, et qui doit avoir si froid dans son lit de neige…