J.-A. LeFebvre, éditeur (p. 89-100).

VI


En juillet les foins avaient commencé à mûrir, et quand le milieu d’août vint, il ne restait plus qu’à attendre une période de sécheresse pour les couper et les mettre en grange. Mais après plusieurs semaines de beau temps continu, les sautes de vent fréquentes, qui sont de règle dans la plus grande partie de la province de Québec, avaient repris.

Chaque matin les hommes examinaient le ciel et tenaient conseil.

— Le vent tourne au sudet. Blasphème ! Il va mouiller encore, c’est clair, disait Edwige Légaré d’un air sombre.

Ou bien le père Chapdelaine examinait longuement les nuages blancs qui surgissaient l’un après l’autre au-dessus des arbres sombres, traversaient joyeusement la clairière et disparaissaient derrière les cimes de l’autre côté.

— Si le norouâ tient jusqu’à demain, on pourra commencer, prononça-t-il.

Mais le lendemain le vent avait encore changé, et il semblait que les nuages allègres de la veille revinssent sous forme de longues nuées confuses et déchirées, pareilles aux débris d’une armée après la défaite.

La mère Chapdelaine prophétisa des malchances certaines.

— Je vous dis que nous n’aurons pas de beau temps pour les foins. Il paraît que dans le bas du lac il y a des gens de la même paroisse qui se sont fait des procès les uns aux autres. Le bon Dieu n’aime pas ça, c’est sûr.

Mais la divinité se montre enfin indulgente et le vent du nord-ouest souffla trois jours de suite, fort et continu, assurant une période de temps sans pluie. Les faux avaient été aiguisées longtemps d’avance, et les cinq hommes se mirent à l’ouvrage le matin du troisième jour. Légaré, Esdras et le père Chapdelaine fauchaient ; Da’Bé et Tit’Bé les suivaient pas à pas avec les râteaux et mettaient de suite en tas le foin coupé. Vers le soir, tous les cinq prirent des fourches et firent les veilloches, hautes et bien tassées, en prévision d’une saute de vent possible. Mais le temps resta beau. Cinq jours durant ils continuèrent, balançant tout le jour leurs faux de droite à gauche avec le grand geste ample qui paraît si facile chez un faucheur exercé et qui constitue pourtant le plus difficile à apprendre et le plus dur de tous les travaux de la terre.

Les mouches et les maringouins jaillissaient par milliers du foin coupé et les harcelaient de leurs piqûres ; le soleil ardent leur brûlait la nuque et les gouttes de sueur leur brûlaient les yeux ; la fatigue de leurs dos toujours pliés devenait telle vers le soir qu’ils ne se redressaient qu’avec des grimaces de peine. Mais ils besognaient de l’aube à la nuit sans perdre une seconde, abrégeant les repas, heureux et reconnaissants du temps favorable.

Trois ou quatre fois par jour, Maria ou Télesphore leur apportait un seau d’eau qu’ils cachaient sous des branches pour la conserver froide ; et quand la chaleur, le travail et la poussière de foin leur avaient par trop desséché le gosier, ils allaient, chacun à son tour, boire de grandes lampées d’eau et s’en verser sur les poignets ou sur la tête.

En cinq jours, tout le foin fut coupé, et comme la sécheresse persistait, ils commencèrent au matin du sixième jour à ouvrir et retourner les veilloches qu’ils voulaient granger avant le soir. Les faux avaient fini leur besogne, et ce fut le tour des fourches. Elles démolirent les veilloches, étalèrent le foin au soleil, puis vers la fin de l’après-midi, quand il eut séché, elles l’amoncelèrent de nouveau en tas de la grosseur exacte qu’un homme peut soulever en une seule fois au niveau d’une haute charrette déjà presque pleine.

Charles-Eugène tirait vaillamment entre les brancards ; la charrette s’engouffrait dans la grange, s’arrêtait au bord de la tasserie, et les fourches s’enfonçaient une fois de plus dans le foin durement foulé, qu’elles enlevaient en galettes épaisses, sous l’effort des poignets et des reins, et déchargeaient au côté.


Le bois serrait encore de près les bâtiments qu’ils avaient
élevés eux-mêmes quelques années plus tôt.


À la fin de la semaine tout le foin était dans la grange, sec et d’une belle couleur, et les hommes s’étirèrent et respirèrent longuement comme s’ils sortaient d’une bataille.

— Il peut mouiller à cette heure, dit le père Chapdelaine. Ça ne nous fera pas de différence.

Mais il apparut que la période de sécheresse n’avait pas été exactement calculée à leurs besoins, car le vent continua à souffler du nord-ouest et les jours ensoleillés ne cessèrent pas de s’égréner, monotones.

Chez les Chapdelaine les femmes n’avaient pas à participer aux travaux des champs. Le père et ses trois grands fils, tous forts et adroits à la besogne, auraient suffi, et s’ils continuaient à employer Légaré et à lui payer un salaire, c’est qu’il avait commencé à travailler pour eux onze ans plus tôt, quand les enfants étaient tout jeunes, et ils le gardaient maintenant à moitié par habitude et à moitié parce qu’ils répugnaient à se priver des services d’un si terrible travailleur. Pendant le temps des foins Maria et sa mère n’eurent donc à faire que leur ouvrage habituel : la tenue de la maison, la confection des repas, la lessive et le raccommodage du linge, la traite des trois vaches et le soin des volailles, et une fois par semaine la cuisson du pain, qui se prolongeait souvent tard dans la nuit.

Les soirs de cuisson, l’on envoyait Télesphore à la recherche des boîtes à pain, qui se trouvaient invariablement dispersées dans tous les coins de la maison ou du hangar, parce qu’elles avaient servi tous les jours à mesurer l’avoine au cheval ou le blé d’Inde aux poules, sans compter vingt autres usages inattendus qu’on leur trouvait à chaque instant. Lorsqu’elles étaient toutes rassemblées et nettoyées, la pâte levait déjà, et les femmes se hâtaient de se débarrasser des autres ouvrages pour abréger leur veillée.

Télesphore avait fait brûler dans le foyer d’abord quelques branches de cyprès gommeux, dont la flamme sentait la résine, puis de grosses bûches d’épinette rouge qui donnaient une chaleur égale et soutenue. Quand le four était chaud, Maria y rangeait les boîtes pleines de pâte, et après cela il ne restait plus qu’à surveiller le feu et à changer les boîtes de place au milieu de la cuisson.

Le four avait été bâti trop petit, cinq ans auparavant, et depuis la famille n’avait jamais manqué de parler toutes les semaines du four neuf qu’il était urgent de construire, et qui en vérité devait être commencé sans plus tarder ; mais par une malchance sans cesse renouvelée, l’on oubliait à chaque voyage de faire venir le ciment nécessaire ; de sorte qu’il fallait toujours deux et quelquefois trois fournées pour nourrir pendant une semaine les neuf bouches de la maison. Maria se chargeait invariablement de la première fournée ; invariablement aussi, quand la deuxième fournée était prête et que la soirée s’avançait déjà, la mère Chapdelaine disait charitablement :

— Tu peux te coucher, Maria, je guetterai la deuxième cuite.

Maria ne répondait rien ; elle savait fort bien que sa mère allait tout à l’heure s’allonger sur son lit tout habillée, pour se reposer un instant, et qu’elle ne se réveillerait qu’au matin. Elle se contentait donc de raviver la boucane qu’on faisait tous les soirs dans le vieux seau percé, enfournait la deuxième cuite et venait s’asseoir sur le seuil, le menton dans ses mains, gardant à travers les heures de la nuit son inépuisable patience.

À vingt pas de la maison le four, coiffé de son petit toit de planches, faisait une tache sombre ; la porte du foyer ne fermait pas exactement et laissait passer une raie de lumière rouge ; la lisière noire du bois se rapprochait un peu dans la nuit. Maria restait immobile, goûtant le repos et la fraîcheur, et sentait mille songes confus tournoyer autour d’elle comme un vol de corneilles.

Autrefois cette attente dans la nuit n’était qu’un demi-assoupissement, et elle ne cessait de souhaiter patiemment que la cuisson achevée lui permît le sommeil ; depuis que François Paradis avait passé, la longue veille hebdomadaire lui était plaisante et douce, parce qu’elle pouvait penser à lui et à elle-même sans que rien vînt interrompre le cours des choses heureuses qu’elle imaginait. Elles étaient infiniment simples, ces choses, et n’allaient guère loin. Il reviendrait au printemps ; ce retour, le plaisir de le revoir, les mots qu’il lui dirait quand ils se trouveraient seuls de nouveau, les premiers gestes d’amour qui les joindraient, il était déjà difficile à Maria de se figurer clairement comment tout cela pourrait arriver.

Elle essayait pourtant. D’abord elle se répétait deux ou trois fois son nom entier, cérémonieusement, tel que les autres le prononçaient : François Paradis, de Saint-Michel-de-Mistassini… François Paradis… Et tout à coup, intimement : François.

C’est fait. Le voilà devant elle, avec sa haute taille et sa force, sa figure cuite par le soleil et la réverbération de la neige, et ses yeux hardis. Il est revenu, heureux de la revoir et heureux aussi d’avoir tenu ses promesses, d’avoir vécu toute une année en garçon sage, sans sacrer ni boire. Il n’y a pas encore de bleuets à cueillir, puisque c’est le printemps ; mais ils trouvent quelque bonne raison pour s’en aller ensemble dans le bois ; il marche à côté d’elle sans la toucher ni rien lui dire, à travers le bois de charme qui commence à se couvrir de fleurs roses, et rien que le voisinage est assez pour leur mettre à tous deux un peu de fièvre aux tempes et leur pincer le cœur.

Maintenant ils se sont assis sur un arbre tombé, et voici qu’il parle.

— Vous êtes-vous ennuyée de moi, Maria ?

C’est assurément cela qu’il demandera d’abord ; mais elle ne peut pas aller plus loin dans son rêve, parce que lorsqu’elle est arrivée là une détresse l’arrête. Oh ! mon Dou ! Comme elle aura eu le temps de s’ennuyer de lui, avant que ce moment-là vienne ! Encore tout le reste de l’été à traverser, et l’automne, et tout l’interminable hiver ! Maria soupire ; mais l’infinie patience de sa race lui revient bientôt, et elle commence à penser à elle-même, et à ce que toutes ces choses signifient pour elle.

Pendant qu’elle était à Saint-Prime une de ses cousines qui devait se marier prochainement lui a parlé plusieurs fois de ce mariage. Un jeune homme du village et un autre, de Normandin, l’avaient courtisée ensemble, venant tous deux pendant de longs mois passer dans sa maison la veillée du dimanche.

— Je les aimais bien tous les deux, a-t-elle avoué à Maria. Et je pense bien que c’était Zotique que j’aimais le mieux ; mais il est parti faire la drave sur la rivière Saint-Maurice ; il ne devait pas revenir avant l’été ; alors Roméo m’a demandée et j’ai répondu oui. Je l’aime bien aussi.

Maria n’a rien dit ; mais elle a songé qu’il devait y avoir des mariages différents de celui-là, et maintenant elle en est sûre. L’amitié que François Paradis a pour elle et qu’elle a pour lui, par exemple, est quelque chose d’unique, de solennel et pour ainsi dire d’inévitable, car il est impossible de concevoir comment les choses eussent pu se passer autrement, et cela va colorer et réchauffer à jamais la vie terne de tous les jours. Elle a toujours eu l’intuition confuse qu’il devait exister quelque chose de ce genre : quelque chose de pareil à l’exaltation des messes chantées, à l’ivresse d’une belle journée ensoleillée et venteuse, au grand contentement qu’apporte une aubaine ou la promesse sûre d’une riche moisson.

Dans le calme de la nuit le mugissement des chutes se rapproche et grandit ; le vent du nord-ouest fait osciller un peu les cimes des épinettes et des sapins avec un grand bruissement frais qui est doux à entendre ; plusieurs fois de suite, et de plus en plus loin, un hibou crie. Le froid qui précède l’aube est encore loin, et Maria se trouve parfaitement heureuse de rester assise sur le seuil et de guetter la raie de lumière rouge qui vacille, disparaît et luit de nouveau au pied du four.

Il lui semble que quelqu’un lui a chuchoté longtemps que le monde et la vie étaient des choses grises. La routine du travail journalier, coupée de plaisirs incomplets et passagers ; les années qui s’écoulent, monotones, la rencontre d’un jeune homme tout pareil aux autres, dont la cour patiente et gaie finit par attendrir ; le mariage, et puis une longue suite d’années presque semblables aux précédentes, dans une autre maison. C’est comme cela qu’on vit, a dit la voix. Ce n’est pas bien terrible et en tout cas il faut s’y soumettre ; mais c’est uni, terne et froid comme un champ à l’automne.

Ce n’est pas vrai, tout cela. Maria secoue la tête dans l’ombre avec un sourire inconscient d’extase, et songe que ce n’était pas vrai. Lorsqu’elle songe à François Paradis, à son aspect, à sa présence, à ce qu’ils sont et seront l’un pour l’autre, elle et lui, quelque chose frissonne et brûle tout à la fois en elle. Toute sa forte jeunesse, sa patience et sa simplicité sont venues aboutir à cela : à ce jaillissement d’espoir et de désir, à cette prescience d’un contentement miraculeux qui vient.

À la base du four la raie de lumière rouge vacille et s’affaiblit.

« Le pain doit être cuit ! » se dit-elle.

Mais elle ne peut se résoudre à se lever de suite, craignant de rompre ainsi le rêve heureux qui ne fait que commencer.