Maria Chapdelaine/5
V
Le beau temps continua et dès les premiers jours de juillet les bleuets mûrirent.
Dans les brûlés, au flanc des coteaux pierreux, partout où les arbres plus rares laissaient passer le soleil, le sol avait été jusque-là presque uniformément rose, du rose vif des fleurs qui couvraient les touffes de bois de charme ; les premiers bleuets, roses aussi, s’étaient confondus avec ces fleurs ; mais sous la chaleur persistante ils prirent lentement une teinte bleu pâle, puis bleu de roi, enfin bleu violet, et quand juillet ramena la fête de sainte Anne, leurs plants chargés de grappes formaient de larges taches bleues au milieu du rose des fleurs de bois de charme qui commençaient à mourir.
Les forêts du pays de Québec sont riches en baies sauvages ; les atocas, les grenades, les raisins de cran, la salsepareille ont poussé librement dans le sillage des grands incendies ; mais le bleuet, qui est la luce ou myrtille de France, est la plus abondante de toutes les baies et la plus savoureuse. Sa cueillette constitue de juillet à septembre une véritable industrie pour les familles nombreuses qui vont passer toute la journée dans le bois, théories d’enfants de toutes tailles balançant des seaux d’étain, vides le matin, emplis et pesants le soir. D’autres ne cueillent les bleuets que pour eux-mêmes, afin d’en faire des confitures ou les tartes fameuses qui sont le dessert national du Canada français.
Deux ou trois fois au début de juillet Maria alla cueillir des bleuets avec Télesphore et Alma-Rose ; mais l’heure de la maturité parfaite n’était pas encore venue, et le butin qu’ils rapportèrent suffit à peine à la confection de quelques tartes de proportions dérisoires.
— Le jour de la fête de sainte Anne, dit la mère Chapdelaine en guise de consolation, nous irons tous en cueillir ; les hommes aussi, et ceux qui n’en rapporteront pas une pleine chaudière n’en mangeront pas.
Mais le samedi soir, qui était la veille de la fête de sainte Anne, fut pour les Chapdelaine une veillée mémorable et telle que leur maison dans les bois n’en avait pas encore connue.
Quand les hommes revinrent de l’ouvrage, Eutrope Gagnon était déjà là. Il avait soupé, disait-il, et pendant que les autres prenaient leur repas, il resta assis près de la porte, se balançant sur deux pieds de sa chaise dans le courant d’air frais. Les pipes allumées, la conversation roula naturellement sur les travaux de la terre et le soin du bétail.
— À cinq hommes, dit Eutrope, on fait gros de terre en peu de temps. Mais quand on travaille seul comme moi, sans cheval pour traîner les grosses pièces, ça n’est pas guère d’avant et on a de la misère. Mais ça avance pareil, ça avance.
La mère Chapdelaine, qui l’aimait et que l’idée de son labeur solitaire pour la bonne cause remplissait d’ardente sympathie, prononça des paroles d’encouragement.
— Ça ne va pas si vite seul, c’est vrai ; mais un homme seul se nourrit sans grande dépense, et puis votre frère Égide va revenir de la drave avec deux, trois cents piastres pour le moins, en temps pour les foins et la moisson, et si vous restez tous les deux icitte l’hiver prochain, dans moins de deux ans vous aurez une belle terre.
Il approuva de la tête et involontairement son regard se leva sur Maria, impliquant que d’ici à deux ans, si tout allait bien, il pourrait songer peut-être…
— La drave marche-t-elle bien ? demanda Esdras. As-tu des nouvelles de là-bas ?
— J’ai eu des nouvelles par Ferdinand Larouche, un des garçons de Thadée Larouche de Honfleur, qui est revenu de la Tuque le mois dernier. Il a dit que ça allait bien ; les hommes n’avaient pas trop de misère.
Les chantiers, la drave, ce sont les deux chapitres principaux de la grande industrie du bois, qui pour les hommes de la province de Québec est plus importante encore que celle de la terre. D’octobre à avril les haches travaillent sans répit et les forts chevaux traînent les billots sur la neige jusqu’aux berges des rivières glacées ; puis, le printemps venu, les piles de bois s’écroulent l’une après l’autre dans l’eau neuve et commencent leur longue navigation hasardeuse à travers les rapides. Et à tous les coudes des rivières, à toutes les chutes, partout où les innombrables billots bloquent et s’amoncellent, il faut encore le concours des draveurs forts et adroits, habitués à la besogne périlleuse, pour courir sur les troncs demi-submergés, rompre les barrages, aider tout le jour avec la hache et la gaffe à la marche heureuse des pans de forêt qui descendent.
— De la misère, s’exclama Légaré avec mépris. Les jeunesses d’à présent ne savent pas ce que c’est que d’avoir de la misère. Quand elles ont passé trois mois dans le bois elles se dépêchent de redescendre et d’acheter des bottines jaunes, des chapeaux durs et des cigarettes pour aller voir les filles. Et même dans les chantiers, à cette heure, ils sont nourris pareil comme dans les hôtels, avec de la viande et des patates tout l’hiver. Il y a trente ans…
Il se tut quelques instants et exprima d’un seul hochement de tête les changements prodigieux qu’avaient amenés les années.
— Il y a trente ans, quand on a fait la ligne pour amener les « chars » de Québec, j’étais là, moué, et je vous dis que ça c’était de la misère. Je n’avais que seize ans, mais je bûchais avec les autres pour « clairer » la ligne, toujours à vingt-cinq milles en avant du fer, et je suis resté quatorze mois sans voir une maison. On n’avait pas de tentes non plus pendant l’été : rien que des abris en branches de sapin qu’on se faisait soi-même, et du matin à la nuit c’était bûche, bûche, bûche, mangé par les mouches et dans la même journée trempé de pluie et rôti de soleil.
« Le lundi matin on ouvrait une poche de fleur et on se faisait des crêpes plein un siau, et tout le reste de la semaine, trois fois par jour, pour manger, on allait puiser dans le siau. Le mercredi n’était pas arrivé qu’il n’y avait déjà plus de crêpes, parce qu’elles se collaient toutes ensemble ; il n’y avait plus rien qu’un bloc de pâte. On se coupait un gros morceau de pâte avec son couteau, on se mettait ça dans le ventre et puis bûche et bûche encore !…
« Quand on est arrivé à Chicoutimi, où les provisions venaient par eau, on était pire que les sauvages, quasiment tout nus, la peau toute déchirée par les branches, et j’en connais qui se sont mis à pleurer quand on leur a dit qu’ils pouvaient s’en retourner chez eux, parce qu’ils pensaient qu’ils allaient trouver tout le monde mort, tant ça leur avait paru long. Ça, c’était de la misère.
— C’est vrai, dit le père Chapdelaine, je me rappelle ce temps-là. Il n’y avait pas une seule maison en haut du lac : rien que des sauvages et quelques chasseurs qui montaient par là l’été en canot et l’hiver dans des traîneaux à chiens, quasiment comme aujourd’hui au Labrador.
Les jeunes gens écoutaient avec curiosité ces récits d’autrefois.
— Et à cette heure, fit Esdras, nous voilà icitte à quinze milles en haut du lac, et quand le bateau de Roberval marche on peut descendre aux chars en douze heures de temps.
Ils songèrent à cela pendant quelque temps sans parler : à la vie implacable d’autrefois, à la courte journée de voyage qui maintenant les séparait seulement des prodiges de la voie ferrée, et ils s’émerveillèrent avec sincérité.
Tout à coup Chien grogna sourdement ; un bruit de pas se fit entendre au dehors.
— Encore de la visite ! s’écria la mère Chapdelaine d’un ton d’étonnement joyeux.
Maria se leva aussi, émue, lissant ses cheveux sans y penser ; mais ce fut Éphrem Surprenant, un habitant de Honfleur, qui ouvrit la porte.
— On vient veiller ! cria-t-il de toutes ses forces en homme qui annonce une grande nouvelle.
Derrière lui entra un inconnu qui saluait et souriait avec politesse.
— C’est mon neveu Lorenzo, annonça de suite Éphrem Surprenant, un garçon de mon frère Elzéar, qui est mort l’automne passé. Vous ne le connaissez pas ; voilà longtemps qu’il a quitté le pays pour vivre aux États.
L’on se hâta d’offrir une chaise au jeune homme qui venait des États et son oncle se mit en devoir d’établir avec certitude sa généalogie des deux côtés et de donner tous les détails nécessaires sur son âge, son métier et sa vie, selon la coutume canadienne.
— Ouais, un garçon de mon frère Elzéar, qui avait marié une petite Bourglouis, de Kiskising. Vous avez dû connaître ça, vous, madame Chapdelaine ?
Du fond de sa mémoire la mère Chapdelaine exhuma aussitôt le souvenir de plusieurs Surprenant et d’autant de Bourglouis, et elle en récita la liste avec leurs prénoms, leurs résidences successives et la nomenclature complète de leurs alliances.
— C’est ça… C’est bien ça. Eh bien, celui-ci, c’est Lorenzo. Il travaille aux États depuis plusieurs années dans les manufactures.
Chacun examina de nouveau avec une curiosité simple Lorenzo Surprenant. Il avait une figure grasse aux traits fins, des yeux tranquilles et doux, des mains blanches ; la tête un peu de côté, il souriait poliment, sans ironie ni gêne, sous les regards braqués.
— Il est venu, continuait son oncle, pour régler les affaires qui restaient après la mort d’Elzéar et pour essayer de vendre la terre.
— Il n’a pas envie de garder la terre et de se mettre habitant ? interrogea le père Chapdelaine.
Lorenzo Surprenant accentua son sourire et secoua la tête.
— Non. Ça ne me tente pas de devenir habitant ; pas en tout. Je gagne de « bonnes » gages là où je suis ; je me plais bien ; je suis accoutumé à l’ouvrage…
Il s’arrêta là, mais laissa paraître qu’après la vie qu’il avait vécue, et ses voyages, l’existence lui serait intolérable sur une terre entre un village pauvre et les bois.
— Du temps que j’étais fille, dit la mère Chapdelaine, c’était quasiment tout un chacun qui partait pour les États. La culture ne payait pas comme à cette heure, les prix étaient bas, on entendait parler des grosses gages qui se gagnaient là-bas dans les manufactures, et tous
flamme d’enthousiasme et d’entêtement dans les yeux.
— Alors vous allez vendre la terre ?
— Ouais. On en a parlé avec trois Français qui sont arrivés à Mistook le mois dernier ; je pense que ça va se faire.
— Et y a-t-il bien des Canadiens là où vous êtes ? Parle-t-on français ?
— Là où j’étais en premier, dans l’État du Maine, il y avait plus de Canadiens que d’Américains ou d’Irlandais ; tout le monde parlait français ; mais à la place où je reste maintenant, qui est dans l’État de Massachusetts, il y en a moins. Quelques familles tout de même ; on va veiller le soir…
— Samuel a pensé à aller dans l’Ouest, un temps, dit la mère Chapdelaine, mais je n’aurais jamais voulu. Au milieu de monde qui ne parle que l’anglais, j’aurais été malheureuse tout mon règne. Je lui ai toujours dit : « Samuel, c’est encore parmi les Canadiens que les Canadiens sont le mieux. »
Lorsque les Canadiens français parlent d’eux-mêmes, ils disent toujours « Canadiens », sans plus ; et toutes les autres races qui ont derrière eux peuplé le pays jusqu’au Pacifique, ils ont gardé pour parler d’elles leurs appellations d’origine : Anglais, Irlandais, Polonais, ou Russes, sans admettre un seul instant que leurs fils, même nés dans le pays, puissent prétendre aussi au nom de « Canadiens ». C’est là un titre qu’ils se réservent tout naturellement et sans intention d’offense, de par leur héroïque antériorité.
— Et c’est-y une grosse place là où vous êtes ?
— Quatre-vingt-dix mille, dit Lorenzo avec une moue de modestie.
— Quatre-vingt-dix mille ! Plus gros que Québec !
— Oui. Et par les chars on n’est qu’à une heure de Boston. Ça c’est une vraie grosse place.
Alors il se mit à leur parler des grandes villes américaines et de leurs splendeurs, de la vie abondante et facile, pétrie de raffinements inouïs, qu’y mènent les artisans à gros salaires.
On l’écouta en silence. Dans le rectangle de la porte ouverte les dernières teintes cramoisies du ciel se fondaient en nuances plus pâles, auxquelles la masse indistincte de la forêt faisait un immense socle noir. Les maringouins arrivaient en légions si nombreuses que leur bourdonnement formait une clameur, une vaste note basse qui emplissait la clairière comme un mugissement.
— Télesphore, commanda le père Chapdelaine, fais-nous de la boucane… Prends la vieille chaudière.
Télesphore prit le seau dont le fond commençait à se décoller, y tassa de la terre, puis le remplit de copeaux secs et de brindilles qu’il alluma. Quand le feu monta en une flamme claire, il revint avec une brassée d’herbes et de feuilles dont il couvrit la flamme ; une colonne de fumée âcre s’éleva, que le vent poussa dans la maison, chassant les innombrables moustiques affolés. Avec des soupirs de soulagement l’on put enfin goûter un peu de repos, interrompre la guérilla.
Le dernier maringouin vint se poser sur la figure de la petite Alma-Rose. Gravement elle récita les paroles sacramentelles :
— Mouche, mouche diabolique, mon nez n’est pas une place publique !
Puis elle écrasa prestement la bestiole d’une tape.
La boucane entrait par la porte en une colonne oblique ; une fois dans la maison, soustraite à la poussée du vent, elle enflait et se répandait en nuées ténues ; les murs devinrent vagues et lointains ; le groupe assis entre la porte et le poêle se réduisit à un cercle de figures brunes suspendues dans la fumée blanche.
— Salut un chacun ! fit une voix claire.
Et François Paradis émergea du nuage et parut sur le seuil.
Maria attendait sa venue depuis plusieurs semaines déjà. Une demi-heure plus tôt le bruit de pas au dehors lui avait fait monter le sang aux tempes, et voici pourtant que la présence de celui qu’elle attendait la frappait comme une surprise émouvante.
— Donne donc ta chaise, Da’Bé ! s’exclama la mère Chapdelaine.
Quatre visiteurs venus de trois points différents réunis chez elle, il n’en fallait pas plus pour la remplir d’une agitation joyeuse. En vérité ce serait une veillée mémorable.
— Hein ! Tu dis toujours que nous sommes perdus dans le bois et que nous ne voyons personne, triompha son mari. Compte : onze grandes personnes.
Toutes les chaises de la maison étaient occupées ; Esdras, Tit’Bé et Eutrope Gagnon occupaient le banc ; le père Chapdelaine était assis sur une chaise renversée ; Télesphore et Alma-Rose, du perron, surveillaient la boucane qui montait toujours.
— Par exemple, s’écria Éphrem Surprenant, ça fait bien des garçons et rien qu’une fille !
L’on compta les garçons : les trois fils Chapdelaine, Eutrope Gagnon, Lorenzo Surprenant et François Paradis. Quant à la fille… Tous les regards convergèrent sur Maria, qui sourit faiblement et baissa les yeux, gênée.
— As-tu fait un bon voyage, François ? Il a remonté la rivière avec des étrangers qui allaient acheter des pelleteries aux sauvages, expliqua le père Chapdelaine.
Et il présenta formellement aux autres visiteurs François Paradis, fils de François Paradis de Saint-Michel-de-Mistassini.
Eutrope Gagnon le connaissait de nom ; Éphrem Surprenant avait connu son père : « un grand homme », encore plus grand que lui, et d’une force « dépareillée ». Il ne restait plus à expliquer que la présence de Lorenzo Surprenant, qui venait des États, et tout fut en ordre.
— Un bon voyage ? répondit François. Non, pas trop bon. Il y a un des Belges qui a pris les fièvres et qui a manqué en mourir. Après ça on se trouvait tard dans la saison ; plusieurs familles de sauvages étaient déjà descendues à Sainte-Anne-de-Chicoutimi et on n’a pas pu les voir ; et pour finir, ils ont chaviré un des canots à la descente en sautant un rapide et nous avons eu de la misère à repêcher les pelleteries, sans compter qu’un des « boss » a manqué de se noyer, justement celui qui avait eu les fièvres. Non, on a été malchanceux tout du long. Mais nous voilà revenus pareil, et ça fait toujours une « job » de faite.
Il exprima par un geste qu’il avait fait son ouvrage, reçu son salaire, et que les bénéfices ou pertes éventuels lui importaient peu.
— Ça fait toujours une « job » de faite, répéta-t-il lentement. Les Belges se dépêchaient pour être de retour à Péribonka demain dimanche ; mais comme il restait un autre homme du pays avec eux, je les ai laissés finir la descente seuls pour venir veiller avec vous. C’est plaisant de revoir les maisons !
Son regard erra avec satisfaction sur l’intérieur pauvre empli de fumée et sur les gens qui l’entouraient. Parmi toutes ces figures brunes, hâlées par le grand air et le soleil, sa figure était la plus brune et la plus hâlée ; ses vêtements montraient de nombreuses cicatrices ; un pan de son gilet de laine déchiré lui retombait sur l’épaule ; des mocassins avaient remplacé ses bottes de printemps. Il semblait avoir apporté avec lui quelque chose de la nature sauvage « en haut des rivières » où les Indiens et les grands animaux se sont enfoncés comme dans une retraite sûre. Et Maria, que sa vie rendait incapable de comprendre la beauté de cette nature-là, parce qu’elle était si près d’elle, sentait pourtant qu’une magie s’était mise à l’œuvre et lui envoyait la griserie de ses philtres dans les narines.
Esdras avait été chercher le jeu de cartes, des cartes au dos rouge pâle, usées aux coins, parmi lesquelles la dame de cœur, perdue, avait été remplacée par un rectangle de carton rouge vif qui portait l’inscription bien claire : « Dame de cœur ».
L’on joua au quatre-sept. Les deux Surprenant, l’oncle et le neveu, avaient respectivement la mère Chapdelaine et Maria comme partenaires ; après chaque partie celui des couples qui avait été battu quittait la table et faisait place à deux autres joueurs. La nuit était tout à fait tombée ; par la fenêtre ouverte quelques mouches pénétrèrent et promenèrent dans la maison leur musique harcelante et leurs piqûres.
— Télesphore ! cria Esdras, guette la boucane ; voilà les mouches qui rentrent.
Quelques minutes plus tard, la fumée emplissait de nouveau la maison, opaque, presque étouffante, mais accueillie avec joie. La veillée poursuivit son cours placide. Une heure de jeu, quelques propos échangés avec des visiteurs qui apportent des nouvelles du vaste monde, on appelle encore cela du plaisir au pays de Québec.
Entre les parties, Lorenzo Surprenant entretenait Maria de sa vie et de ses voyages ; ou bien il l’interrogeait sur sa vie à elle. Il ne songeait pas à assumer d’airs prétentieux ni supérieurs et pourtant elle se sentait gênée de trouver si peu de chose à dire et ne répondait qu’avec une sorte de honte.
Les autres causaient entre eux ou regardaient les joueurs. La mère Chapdelaine répétait les veillées innombrables qu’elle avait connues à Saint-Gédéon, du temps qu’elle était fille, et elle regardait l’un après l’autre avec un plaisir évident les trois jeunes hommes étrangers réunis sous son toit. Mais Maria s’asseyait à la table, maniait les cartes, puis retournait à quelque siège vide, près de la porte ouverte sans presque jamais regarder autour d’elle. Lorenzo Surprenant était constamment à côté d’elle et lui parlait ; elle sentait aussi les regards d’Eutrope Gagnon passer souvent sur elle avec leur expression coutumière de guet patient ; et de l’autre côté de la porte elle savait que François Paradis se tenait penché en avant, les coudes sur ses genoux, muet avec son beau visage rougi par le soleil et ses yeux intrépides.
— Maria n’a pas une bien belle façon à soir, dit la mère Chapdelaine comme pour l’excuser. Elle n’est guère accoutumée aux veilleux, voyez-vous…
Si elle avait su !…
À quatre cents milles de là, en haut des rivières, ceux des « sauvages » qui avaient fui les missionnaires et les marchands étaient accroupis autour d’un feu de cyprès sec, devant leurs tentes, et promenaient leurs regards sur un monde encore rempli pour eux comme aux premiers jours de puissances occultes, mystérieuses : le Wendigo géant qui défend qu’on chasse sur son territoire ; les philtres malfaisants ou guérisseurs que savent préparer avec des feuilles et des racines les vieux hommes pleins d’expérience ; toute la gamme des charmes et des magies. Et voici que sur la lisière du monde blanc, à une journée des « chars », dans la maison de bois emplie de boucane âcre, un sortilège impérieux flottait aussi avec la fumée et parait de grâces inconcevables, aux yeux de trois jeunes hommes, une belle fille simple qui regardait à terre.
La nuit avançait ; les visiteurs s’en allèrent : les deux Surprenant d’abord, puis Eutrope Gagnon, et il ne resta plus que François Paradis, debout, qui semblait hésiter.
— Tu couches icitte à soir, François ? demanda le père Chapdelaine.
Sa femme n’attendit pas une réponse.
— Comme de raison ! fit-elle. Et demain on ira tous ramasser des bleuets. C’est la fête de sainte Anne.
Lorsque, quelques instants plus tard, François monta l’échelle avec les garçons, Maria en ressentit un plaisir ému. Il lui paraissait venir ainsi un peu plus près d’elle, et entrer dans le cercle des affections légitimes.
Le lendemain fut une journée bleue, une de ces journées où le ciel éclatant jette un peu de sa couleur claire sur la terre. Le jeune foin, le blé en herbe étaient d’un vert infiniment tendre, émouvant, et même le bois sombre semblait se teinter un peu d’azur.
François Paradis redescendit l’échelle au matin, métamorphosé, en des vêtements propres empruntés à Da’Bé et à Esdras, et quand il eut fait sa toilette et se fut rasé, la mère Chapdelaine le complimenta sur sa bonne mine.
Une fois le déjeuner du matin pris, tous récitèrent ensemble un chapelet à l’heure de la messe, et après cela le long loisir merveilleux du dimanche s’étendit devant eux. Mais le programme de la journée était déjà arrêté. Eutrope Gagnon arriva comme ils finissaient le dîner, qui avait été servi de bonne heure, et aussitôt après ils partirent tous, munis d’une multitude disparate de seaux, de plats et de gobelets d’étain.
Les bleuets étaient bien mûrs. Dans les brûlés, le violet de leurs grappes et le vert de leurs feuilles noyaient maintenant le rose éteint des dernières fleurs de bois de charme. Les enfants se mirent à les cueillir de suite avec des cris de joie ; mais les grandes personnes se dispersèrent dans le bois, cherchant les grosses tales au milieu desquelles on peut s’accroupir et remplir un seau en une heure. Le bruit des pas sur les broussailles et dans les taillis d’aunes, les cris de Télesphore et d’Alma-Rose qui s’appelaient l’un l’autre, tous ces sons s’éloignèrent peu à peu et autour de chaque cueilleur il ne resta plus que la clameur des mouches ivres de soleil et le bruit du vent dans les branches des jeunes bouleaux et des trembles.
— Il y a une belle tale icitte, appela une voix.
Maria se redressa, le cœur en émoi, et alla rejoindre François Paradis qui s’agenouillait derrière les aunes. Côte à côte ils ramassèrent des bleuets quelque temps avec diligence, puis s’enfoncèrent dans le bois, enjambant les arbres tombés, cherchant du regard autour d’eux les taches violettes des baies mûres.
— Il n’y en a pas guère cette année, dit François. Ce sont les gelées de printemps qui les ont fait mourir.
Il apportait à la cueillette son expérience de coureur des bois.
— Dans le creux et entre les aunes, la neige sera restée plus longtemps et les aura gardés des dernières gelées.
Ils cherchèrent et firent quelques trouvailles heureuses : de larges tales d’arbustes chargés de baies grasses, qu’ils égrenèrent industrieusement dans leurs seaux. Ceux-ci furent pleins en une heure ; alors ils se relevèrent et s’assirent sur un arbre tombé pour se reposer.
D’innombrables moustiques et maringouins tourbillonnaient dans l’air brûlant de l’après-midi. À chaque instant il fallait les écarter d’un geste ; ils décrivaient une courbe affolée et revenaient de suite, impitoyables, inconscients, uniquement anxieux de trouver un pouce carré de peau pour leur piqûre ; à leur musique suraiguë se mêlait le bourdonnement des terribles mouches noires, et le tout emplissait le bois comme un grand cri sans fin. Les arbres verts étaient rares : de jeunes bouleaux, quelques trembles, des taillis d’aunes agitaient leur feuillage au milieu de la colonnade des troncs dépouillés et noircis.
François Paradis regarda autour de lui comme pour s’orienter.
— Les autres ne doivent pas être loin, dit-il.
— Non, répondit Maria à voix basse.
Mais ni l’un ni l’autre ne poussa un cri d’appel.
Un écureuil descendit du tronc d’un bouleau mort et les guetta quelques instants de ses yeux vifs avant de se risquer à terre. Au milieu de la clameur ivre des mouches, les sauterelles pondeuses passaient avec un crépitement sec ; un souffle de vent apporta à travers les aunes le grondement lointain des chutes.
François Paradis regarda Maria à la dérobée, puis détourna de nouveau les yeux en serrant très fort ses mains l’une contre l’autre. Qu’elle était donc plaisante à contempler ! D’être assis auprès d’elle, d’entrevoir sa poitrine forte, son beau visage honnête et patient, la simplicité franche de ses gestes rares et de ses attitudes, une grande faim d’elle lui venait et en même temps un attendrissement émerveillé, parce qu’il avait vécu presque toute sa vie rien qu’avec d’autres hommes, durement, dans les grands bois sauvages ou les plaines de neige.
Il sentait qu’elle était de ces femmes qui, lorsqu’elles se donnent, donnent tout sans compter : l’amour de leur corps et de leur cœur, la force de leurs bras dans la besogne de chaque jour, la dévotion complète d’un esprit sans détours. Et le tout lui paraissait si précieux qu’il avait peur de le demander.
— Je vais descendre à Grand-Mère la semaine prochaine, dit-il à mi-voix, pour travailler sur l’écluse à bois. Mais je ne prendrai pas un coup, Maria, pas un seul !
Il hésita un peu et demanda abruptement, les yeux à terre :
— Peut-être… vous a-t-on dit quelque chose contre moi ?
— Non.
— C’est vrai que j’avais coutume de prendre un coup pas mal, quand je revenais des chantiers et de la drave ; mais c’est fini. Voyez-vous, quand un garçon a passé six mois dans le bois à travailler fort et à avoir de la misère et jamais de plaisir, et qu’il arrive à La Tuque ou à Jonquière avec toute la paye de l’hiver dans sa poche, c’est quasiment toujours que la tête lui tourne un peu : il fait de la dépense et il se met chaud, des fois… Mais c’est fini.
« Et c’est vrai aussi que je sacrais un peu. À vivre tout le temps avec des hommes « rough » dans le bois ou sur les rivières, on s’accoutume à ça. Il y a eu un temps que je sacrais pas mal, et M. le curé Tremblay m’a disputé une fois parce que j’avais dit devant lui que je n’avais pas peur du diable. Mais c’est fini, Maria. Je vais travailler tout l’été à deux piastres et demie par jour et je mettrai de l’argent de côté, certain. Et à l’automne je suis sûr de trouver une « job » comme foreman dans un chantier, avec de grosses gages. Au printemps prochain j’aurai plus de cinq cents piastres de sauvées, claires, et je reviendrai.
Il hésita encore, et la question qu’il allait poser changea sur ses lèvres.
— Vous serez encore icitte… au printemps prochain ?
— Oui.
Et après cette simple question et sa plus simple réponse ils se turent et restèrent longtemps ainsi, muets et solennels, parce qu’ils avaient échangé leurs serments.