Marchez pendant que vous avez la lumière (trad. Bienstock)/06

Marchez pendant que vous avez la lumière
Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 27p. 197-206).
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VI

Dix années s’écoulèrent. Jules ne rencontra plus Pamphile, et peu à peu s’effacèrent de sa mémoire et leur rencontre et l’impression qu’il avait eue de lui et de la vie chrétienne.

La vie de Jules allait son train ordinaire. Son père était mort et il s’était chargé de toutes les affaires. Le commerce était très compliqué ; il avait des clients et des vendeurs en Afrique, des employés dans la ville, des créances à faire toucher, des paiements à effectuer. Malgré lui Jules s’était entièrement voué aux affaires et leur donnait tout son temps. D’un autre côté parurent de nouveaux soucis. Il avait été appelé à une charge civique, et cette nouvelle occupation flattait son amour-propre et lui donnait beaucoup de plaisir.

Outre ses propres affaires, il s’occupa donc de la chose publique, et, comme il était doué d’éloquence, et qu’il était capable, il pouvait arriver à une très haute position sociale. Au cours de ces dix années, de grands changements étaient survenus dans sa famille, et ces changements lui étaient très désagréables. Trois enfants lui étaient nés. L’effet de leur naissance avait été de l’éloigner de sa femme. Premièrement, elle avait perdu beaucoup de sa fraîcheur et de sa beauté ; deuxièmement, elle s’occupait moins de son mari, toute sa tendresse et toutes ses caresses étant réservées à ses enfants. Bien que ceux-ci fussent confiés à des nourrices, selon la coutume des païens, Jules les trouvait souvent dans l’appartement de leur mère ; ou bien, après avoir vainement cherché sa femme, il la retrouvait avec les enfants. Or, en général, les enfants donnaient à Jules plus de soucis que de plaisir.

Absorbé dans ses affaires commerciales et publiques, Jules avait renoncé à la vie irrégulière d’autrefois, mais il éprouvait le besoin, à ce qu’il croyait, d’un repos élégant après ses travaux, et il ne le trouvait pas dans la société de sa femme, d’autant plus que celle-ci, pendant tout ce temps, s’était liée de plus en plus avec une esclave chrétienne et se laissait entraîner par la nouvelle doctrine jusqu’à négliger ces parures et ces embellissements extérieurs, qui étaient un attrait pour Jules. Ne trouvant plus dans la société de sa femme la satisfaction qu’il recherchait, Jules se lia avec une courtisane près de laquelle il passait tous les loisirs que lui laissait son travail.

Si on lui avait demandé, en ce moment, s’il était heureux, il n’aurait su que répondre. Il était tellement absorbé ! D’une affaire et d’un plaisir il passait à une autre affaire et à un autre plaisir, mais rien de ce qu’il faisait n’était de nature à le satisfaire entièrement, et il n’en désirait pas la continuation. Plus vite il pouvait se débarrasser de l’affaire qui l’occupait, plus il était content, et il n’y avait pas un seul de ses plaisirs qui ne fût empoisonné par quelque chose, qui ne fût gâté par ce dégoût qui vient de la satiété.

Son existence s’écoula ainsi jusqu’au jour où un événement inattendu faillit en changer le cours. Un jour qu’il prenait part aux jeux olympiques, son char, qu’il avait bien guidé vers l’arrivée, heurta un autre char qui se trouvait devant. Une des roues de son char se brisa ; il tomba et se fractura deux côtes et le bras droit. Ses blessures étaient graves, mais sans mettre sa vie en danger. On le transporta à sa demeure, et il se vit forcé de garder le lit pendant trois mois.

Pendant ces trois mois d’atroces souffrances physiques, son esprit devint très actif. Il employa ses loisirs forcés à méditer sur sa vie, qu’il regarda avec autant d’impartialité que s’il se fut agi de la vie d’une personne étrangère. Et sa vie se présenta à lui sous un jour très sombre, d’autant plus qu’à cette époque survinrent trois événements fâcheux qui l’attristèrent profondément. Le premier était qu’un esclave, serviteur dévoué de son père, avait pris la fuite emportant une quantité de pierres précieuses qu’il avait reçues d’Afrique pour le compte de son maître ; ce qui avait apporté un grand désarroi dans ses affaires. Le second était que sa maîtresse l’avait quitté et s’était choisi un autre protecteur. Le troisième, et le plus désagréable pour Jules, était que pendant sa maladie, les élections avaient eu lieu, et son adversaire était élu à la place qu’il avait espéré obtenir. Jules attribuait tout cela à ce que son char, pendant la course, avait dévié, d’un doigt à peine, vers la gauche. Seul, couché sur son lit, sa pensée s’arrêtait malgré lui à ces petits hasards desquels dépendait son bonheur. Cela l’amena à se rappeler ses autres infortunes, sa tentative d’aller chez les chrétiens, et Pamphile qu’il n’avait pas vu depuis dix ans. Ces souvenirs furent accentués par ses conversations avec sa femme qui maintenant, pendant sa maladie, venait souvent près de lui et lui racontait tout ce qu’elle avait appris de son esclave au sujet du christianisme. Cette esclave avait vécu pendant quelque temps dans la même commune que Pamphile et le connaissait personnellement.

Jules exprima le désir de voir cette femme, et, quand elle se fut approchée de son lit, il lui demanda des détails sur plusieurs choses et l’interrogea surtout sur Pamphile.

Pamphile, lui dit l’esclave, était l’un des meilleurs frères, l’un des plus aimés, des plus respectés. Il avait épousé cette même Magdeleine, avec laquelle Jules l’avait vu dix ans auparavant. Maintenant ils avaient déjà plusieurs enfants.

— Oui, dit l’esclave en terminant, ceux qui doutent que le bon Dieu a créé les hommes pour qu’ils soient heureux doivent visiter la commune et voir leur vie.

Jules renvoya l’esclave et, resté seul, se mit à réfléchir à ce qu’il venait d’apprendre. Il ressentit un sentiment d’envie quand il compara l’existence de Pamphile à la sienne, et s’efforça de chasser cette pensée.

Afin de se distraire, il prit un manuscrit grec que sa femme lui avait laissé, et se mit à lire. Et, dans le manuscrit il lut :

« Il y a deux chemins, l’un, celui de la vie, l’autre celui de la mort. Le chemin de la vie, le voici :

« Premièrement, aime Dieu qui t’a créé ; deuxièmement aime ton prochain comme toi-même ; ne fais pas à autrui ce que tu ne veux pas que les hommes te fassent. L’enseignement enfermé dans ces paroles est le suivant : Bénis ceux qui te maudissent, prie pour tes ennemis et pour ceux qui te persécutent, car si tu n’aimes que ceux qui t’aiment, quelle récompense en auras-tu ? Les païens n’en font-ils pas autant ? Aimez donc ceux qui vous haïssent et vous n’aurez point d’ennemis. Fuis les convoitises de la chair et du monde. Si quelqu’un te frappe à la joue droite, présente-lui l’autre, et tu seras parfait. Si quelqu’un te veut contraindre d’aller une verste avec lui, fais-en deux. Si quelqu’un t’a pris ce qui t’appartenait, n’exige point qu’il te le rende, car tu ne le peux pas. Si quelqu’un prend ta robe, laisse-lui encore ta chemise. Donne à celui qui te demande et ne réclame point ce que tu as donné ; car le Père veut que ses dons bienfaisants soient conférés à tous. Béni est celui qui fait l’aumône selon les commandements.

« Mon enfant fuis le mal de toute sorte et tout ce qui ressemble au mal. Ne te mets pas en colère, parce que la colère conduit au meurtre ; ne sois pas jaloux, ni querelleur, ni emporté, car le meurtre résulte de cela.

« Ne sois point sensuel, mon enfant, car la sensualité mène à la fornication. N’emploie point de mots légers dans ta conversation, car cela mène à l’adultère.

« Mon enfant, ne mens point, car le mensonge est le chemin du vol ; ne sois pas ambitieux d’argent ni d’honneurs, car le vol en résulte.

« Mon enfant, ne sois point querelleur, car cela est une source de blasphème ; ni insolent, ni malveillant, car le blasphème en sera le fruit. Sois humble, car les débonnaires hériteront de la terre.

« Sois patient et aimable, indulgent, modéré et bon ; ne sois point exalté ; ne fréquente point ceux qui sont fiers et entretiens des rapports avec les justes et les humbles. Quoi qu’il t’advienne, accepte-le comme un bien, sachant que rien n’arrive contre la volonté de Dieu.

« Mon enfant, n’excite point la division parmi les hommes, mais fais la paix entre ceux qui sont en désaccord. N’élargis point les mains en recevant et ne les resserre point en donnant. Ne recule point à donner, et, ayant donné, ne le rappelle point, car tu connaîtras le bon Dispensateur des récompenses. Ne te détourne point des malheureux, mais reste auprès de ton frère en toute circonstance. N’appelle point la propriété tienne, car si Dieu te permet de partager l’impérissable avec lui, combien tu dois être plus disposé à partager le périssable. Enseigne à tes enfants, dès leur première jeunesse, à craindre Dieu. Ne commande pas tes esclaves ni tes serviteurs avec colère, afin qu’ils ne cessent point de craindre Dieu, qui est notre maître à tous, car il n’appellera pas les hommes suivant leur apparence, mais il appellera ceux qui seront préparés par l’esprit.

« Et le chemin de la mort, le voici : Avant tout, il est mauvais et plein de malédictions. Dans ce chemin se trouvent le meurtre, l’adultère, le désir sensuel, la fornication, le vol, l’idolâtrie, la sorcellerie, l’empoisonnement, la cupidité, le faux témoignage, l’hypocrisie, la duplicité, la ruse, l’orgueil, la malice, le blasphème, l’envie, l’insolence, l’arrogance. On y trouve aussi les persécuteurs des justes, les ennemis de la vérité, les menteurs, ceux qui nient qu’il y aura une récompense pour les justes, ceux qui restent éloignés de ce que est droit et du jugement équitable, ceux qui sont disposés non pour le bien mais pour le mal ; ceux qui ne connaissent point l’humilité et la patience. Là se trouvent également les hommes épris de vanité et ne cherchant que des récompenses, ceux qui ne se sentent aucune pitié pour le prochain, qui n’aident point ceux qui sont surchargés, qui ne connaissent point leur Créateur ; ceux qui font périr les enfants, qui brisent l’image de Dieu, qui se détournent des malheureux et foulent aux pieds les opprimés ; les défenseurs des riches, les juges injustes des pauvres, les pécheurs endurcis ! Prenez garde, mes enfants et fuyez de tels hommes ! »

Longtemps avant d’avoir achevé le manuscrit, Jules se sentait dans l’état où se trouvent ceux qui lisent un livre — c’est-à-dire les pensées des autres — avec un désir véritable de saisir la vérité : leur âme entre en communion avec ceux qui ont eu ces pensées. Il lisait en devinant ce qui allait suivre, non-seulement acceptant les idées mais leur donnant même une forme.

Il lui arriva à ce moment quelque chose de très ordinaire qui échappe généralement à l’attention, bien que ce soit un des phénomènes les plus étranges et les plus importants de la vie : un homme soi-disant vivant devient réellement tel lorsqu’il entre en communion et s’unit avec de soi-disant morts, et les fait entrer dans sa propre vie.

L’âme de Jules s’unissait à celle de l’auteur de ces pensées, et, après cette communion intime, il s’examina et jeta un coup d’oeil sur son existence. Alors, toute sa vie lui sembla une erreur terrible. Il n’avait pas vécu ; par les soucis de la vie, les scandales, il avait étouffé en lui-même la possibilité d’une vraie vie.

« Je ne veux pas détruire ma vie, se dit-il. Je veux vivre, suivre la voie de la vie. »

Il se rappela tout ce que Pamphile lui avait dit lors de leur rencontre, et, maintenant, tout cela lui paraissait si clair, si indiscutable, qu’il était étonné d’avoir pu croire l’inconnu, et d’avoir renoncé à son intention d’aller chez les chrétiens. Il se rappela ce que lui avait dit l’étranger : Lorsque tu auras goûté de la vie, alors, si tu peux, va chez eux.

« Eh bien, voilà, j’ai goûté la vie, se dit-il, et je n’ai rien trouvé. » Il se rappela aussi la promesse de Pamphile, que les chrétiens, à quelque moment que ce fût, seraient heureux de l’accueillir.

« Assez vivre dans l’erreur et souffrir ! s’écria-t-il. J’abandonnerai tout et j’irai vivre avec eux les règles écrites dans ce manuscrit. »

Il fit part à sa femme de son intention ; elle en fut ravie.

Sa femme était prête à tout. Il ne s’agissait plus que de mettre à exécution ce projet. Mais que décider avec les enfants ? Devait-on les emmener ou les laisser avec leur grand’mère ? Comment les prendre après ? Comment, après la mollesse de leur éducation, leur faire supporter toutes les difficultés d’une vie dure ? L’eslave proposa de les accompagner. Mais la mère avait peur pour les enfants et décida qu’il serait mieux de les laisser chez leur grand’mère et d’aller seuls. Tous deux en convinrent. Tout était décidé ; seule la maladie de Jules en retardait l’exécution.