Marchez pendant que vous avez la lumière (trad. Bienstock)/01

Marchez pendant que vous avez la lumière
Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 27p. 145-155).
II  ►


I

Ceci se passait sous le règne de l’empereur romain Trajan, cent ans après la naissance de Jésus-Christ. À cette époque vivaient encore les disciples des disciples du Christ, et les chrétiens observaient fidèlement la loi du Maître comme il est dit dans les Actes des Apôtres : « La multitude de ceux qui avaient cru n’était qu’un cœur et qu’une âme ; et personne ne disait que ce qu’il possédait fût à lui en particulier, mais toutes choses étaient communes entre eux. Et les apôtres rendaient témoignage avec beaucoup de force de la résurrection du Seigneur Jésus, et il y avait une grande grâce sur eux tous. Car il n’y avait personne parmi eux qui fût dans l’indigence, parce que tous ceux qui possédaient des fonds de terre ou des maisons les vendaient et apportaient le prix de ce qu’ils avaient vendu. Ils le mettaient aux pieds des apôtres, et on le distribuait à chacun selon qu’il en avait besoin. »

À cette époque vivait à Tarse, dans la province de Cilicie, un riche marchand de pierres précieuses, un Syrien nommé Juvénal. Il était de très humble extraction, mais par son travail et son habileté il était devenu très riche et s’était acquis le respect de ses concitoyens. Il avait beaucoup voyagé en divers pays et, sans être un savant, il avait vu et avait retenu bien des choses ; et ses compatriotes le tenaient en haute estime pour son intelligence et son équité. Il professait, comme tous les citoyens notables de l’Empire, la religion de Rome païenne, dont les formes et les cérémonies étaient rigoureusement imposées depuis l’empereur Auguste, et qu’observait strictement l’empereur actuel, Trajan. La province de Cilicie était loin de Rome, mais elle était administrée par un gouverneur romain, et tout ce qui se faisait à Rome se faisait également en Cilicie, les gouverneurs tenant à imiter leur empereur.

Juvénal se rappelait les histoires qu’il avait entendues dans son enfance sur la vie de Néron à Rome ; par la suite il avait remarqué que chaque empereur, l’un après l’autre, était mort de mort violente, et, en observateur sagace, il s’était rendu compte qu’il n’y avait rien de sacré dans la religion romaine, et que tout cela était l’œuvre des hommes. La folie de toute la vie ambiante, surtout ce qui se passait à Rome, où il se rendait pour ses affaires, le troublait souvent. Il avait des doutes, mais ne pouvait tout connaître, et attribuait cela à son ignorance. Il était marié et avait eu quatre enfants ; trois étaient morts en bas âge, il ne lui restait plus qu’un fils nommé Jules.

Juvénal avait reporté sur ce fils toute son affection et ses soins. Il s’appliquait avant tout à l’élever de façon à lui épargner plus tard, dans la vie, tous les doutes dont lui-même était assailli. Lorsque Jules atteignit sa quinzième année, son père le confia aux soins d’un philosophe, qui était venu s’établir dans leur ville, et qui acceptait comme élèves des jeunes gens. Il confia son fils à ce maître, en même temps qu’un camarade de son fils nommé Pamphile. Pamphile était le fils d’un de ses esclaves affranchis, décédé. Les jeunes gens étaient du même âge, tous les deux beaux garçons, et amis. Ils s’appliquèrent sérieusement à l’étude et tous deux eurent une conduite exemplaire. Jules montrait un goût particulier pour la poésie et les mathématiques, tandis que Pamphile préférait la philosophie. Un an avant le terme fixé pour la fin de leurs études, Pamphile vint un jour informer son maître que sa mère, qui était veuve, allait quitter la ville pour s’établir à Daphné, et qu’il se voyait obligé d’interrompre ses classes. Le maître déplora la perte d’un élève qui lui faisait tant d’honneur. Juvénal le regretta aussi : Mais personne n’en fut plus affligé que Jules. À toutes les demandes de demeurer afin de continuer ses études, Pamphile opposa un refus inébranlable. Il remercia vivement ses amis des preuves d’affection et des soins qu’ils lui avaient donnés, et il les quitta.

Deux années s’écoulèrent. Jules avait terminé ses études sans revoir son ami pendant tout ce temps. Un jour, il le rencontra dans la rue, et il l’invita à venir chez son père où il le questionna sur la manière dont il vivait. Pamphile répondit qu’il demeurait toujours dans la même ville avec sa mère.

— Nous ne vivons pas seuls, mais en commun avec un grand nombre d’amis et nous partageons tout entre nous, dit-il.

— Qu’est-ce que cela veut-dire : en commun ? demanda Jules.

— Que nul ne considere une chose comme lui appartenant.

— Pourquoi faites-vous cela ?

— Nous sommes chrétiens, répondit Pamphile.

— Est-ce possible ! s’écria Jules. Je me suis laissé dire que les chrétiens massacrent les petits enfants et les mangent ? Es-ce que tu prends part à cela ?

— Viens voir par toi-même, répondit Pamphile. Nous ne faisons rien d’extraordinaire ; nous vivons très simplement, en tâchant d’éviter le mal.

— Mais comment est-il possible de vivre en ne considérant rien comme votre propriété ?

— Nous nous aidons mutuellement ; nous travaillons pour nos frères, mais à leur tour, ils partagent avec nous les fruits de leur labeur.

— Et si vos frères acceptent des services sans les rendre, comment faites-vous ?

— Nous n’avons pas de telles personnes parmi nous, répondit Pamphile. Les gens de cette sorte aiment l’opulence et elles ne viennent pas chez nous qui vivons très simplement, sans aucun luxe.

— Oui, mais il existe bien des paresseux qui seraient heureux d’être nourris à ne rien faire.

— Il y a certainement de pareils individus et nous les recevons volontiers. Nous avons accueilli dernièrement un homme de ce genre, un esclave fugitif. D’abord, il vécut en paresseux et très mal, mais bientôt il changea complètement. Aujourd’hui il est devenu un très bon frère.

— Mais, s’il ne s’était pas corrigé ?

— Il y en a aussi de cette catégorie. Cyrille, le vieillard, dit que nous devons surtout traiter ceux-ci en frères les plus chers, et les aimer plus que les autres.

— Mais est-il possible d’aimer des vauriens ?

— On ne peut pas ne point aimer un homme.

— Et comment faites-vous pour procurer à chacun tout ce qu’il peut vous demander ? dit Jules. Si mon père accordait à chacun ce qu’il désire ou demande il ne nous resterait bientôt plus rien.

— Je ne sais pas, répondit Pamphile, mais nous avons toujours assez pour satisfaire nos besoins. S’il arrive que nous n’ayons rien à manger, ou rien pour nous vêtir, nous demandons aux autres ce qui nous manque et on nous le donne. Du reste, il est très rare que cela arrive. Il ne m’est arrivé qu’une fois de me coucher sans souper, et ce fut parce que ce soir-là j’étais tellement fatigué que je ne me sentais pas disposé à aller trouver l’un de mes frères pour lui demander à manger.

— Je ne prétends pas savoir comment vous arrangez les choses, dit Jules, mais mon père affirme que s’il ne veillait pas à ses biens et donnait à tous ceux qui demandent, lui-même serait bientôt réduit à mourir de faim.

— Nous ne mourons pas de faim. Viens, tu en jugeras par toi-même. Nous vivons et non seulement nous ne manquons de rien, mais nous avons même du superflu.

— Comment cela ?

— Voici. Nous confessons tous la même loi, mais le degré de force que nous possédons pour l’observer n’est pas le même pour tous : il est très grand chez les uns, très faible chez les autres. L’un s’est déjà perfectionné dans la bonne vie, tandis qu’un autre ne vient que de commencer. Au-dessus de nous tous il y a Christ et sa vie, et tous nos efforts tendent à les imiter. En cela seul consiste notre bonheur. Certains d’entre nous, comme le vieux Cyrille et la femme Pélagie, sont plus avancés ; d’autres le sont moins ; d’autres sont encore plus en arrière, mais nous marchons tous vers le même but. Les premiers sont déjà très près de la loi du Christ, de l’abnégation complète. Ils n’ont besoin de rien, n’ont aucun souci d’eux-mêmes, et, pour satisfaire à la loi du Christ, ils sont prêts à donner leur dernier vêtement. Les autres, plus faibles, ne peuvent sacrifier tout sans regret. Ils ont besoin d’être encouragés et soutenus. Ils ne peuvent supporter les vêtements et la nourriture ordinaires et ne donnent pas tout. Il y en a de plus faibles encore, ils n’ont fait que les premiers pas sur la route du bien. Ceux-ci continuent comme auparavant à se préoccuper du lendemain, à amasser, et ne donnent que de leur superflu. Ceux-ci viennent en aide à ceux qui sont en avant. En outre, par nos parents, nous avons des attaches avec le paganisme. L’un a un père païen, qui est propriétaire et donne de l’argent à son fils. Le fils dépense cet argent en aumônes, et le père envoie d’autre argent. Un autre a une mère païenne, qui a pitié de son fils, et lui donne aussi de l’argent. L’une est une mère chrétienne dont les enfants sont païens. Ceux-ci, pour assurer le bien-être de leur mère, lui donnent ce qu’ils peuvent en la conjurant de ne pas le distribuer aux autres. Elle accepte par affection pour eux mais néanmoins donne aux autres. Un quatrième cas est celui de la femme païenne ; un cinquième, c’est le mari qui est païen. C’est ainsi que tous sont mêlés. Ceux des premiers rangs seraient heureux de donner leur dernière bouchée, leur dernier vêtement, mais cela n’arrive jamais, car ce qu’ils donnent leur est toujours remplacé. De cette façon, les faibles sont fortifiés dans leur foi, et ceci explique aussi pourquoi nous avons toujours du superflu.

Jules répondit :

— S’il en est ainsi, alors vous vous éloignez beaucoup de la doctrine du Christ, et mettez l’apparence à la place du réel. Si vous ne donnez pas tout, il n’y a pas de différence entre nous et vous. Suivant moi, si l’on est chrétien il faut exécuter tout, se dépouiller de tout et se résigner à la mendicité.

— C’est ce qu’il y aurait de mieux, dit Pamphile. Fais cela.

— Oui, je le ferai quand vous m’aurez montré ce que vous faites.

— Nous ne voulons rien montrer. Je ne te conseille pas non plus de quitter ton milieu et de venir à nous uniquement pour faire de l’effet. Ce que nous faisons, nous ne le faisons pas pour le monde mais en vertu de notre foi.

— Que veux-tu dire par là : en vertu de notre foi ?

— Je veux dire que la vie selon la doctrine du Christ peut seule nous affranchir des péchés de ce monde ainsi que de la mort. Ce que dira le monde nous importe peu. Nous vivons ainsi non pour le monde, mais parce que nous trouvons que c’est le seul moyen d’obtenir la vie et le bonheur.

— Il est impossible de ne pas vivre pour soi-même, objecta Jules. Les dieux eux-mêmes veulent que nous nous préférions aux autres et que nous recherchions tout ce qui peut procurer la joie et le plaisir. Vous autres, chrétiens, c’est exactement ce que vous faites. Tu viens de me dire que parmi vous il en est qui ont pitié d’eux-mêmes. Ils rechercheront de plus en plus la joie et rejetteront de plus en plus votre religion et feront absolument ce que nous faisons.

— Non, répliqua Pamphile. Les nôtres suivent une autre voie ; ils ne faiblissent jamais, mais deviennent de plus en plus forts, comme le feu qui ne s’éteint jamais tant qu’on y jette du bois. Car c’est le propre de la foi.

— Je ne vois pas bien en quoi consiste votre foi.

— Notre foi consiste à comprendre la vie telle que Christ l’a expliquée.

— Comment cela ?

— Le Christ racontait la parabole suivante : Des vignerons cultivaient une vigne plantée par un propriétaire auquel ils devaient payer une redevance. Nous qui vivons dans le monde, nous sommes ces vignerons ; nous devons un tribut à Dieu : nous devons accomplir sa volonté. Mais ceux qui vivaient dans le monde s’imaginaient que la vigne leur appartenait, qu’ils n’avaient rien à payer et qu’ils pouvaient librement s’approprier les fruits. Le maître de la vigne envoya donc son serviteur pour percevoir le tribut. Les vignerons chassèrent le serviteur. Alors il envoya son fils, mais les vignerons le tuèrent, pensant qu’après cela personne n’interviendrait plus.

Telle est la foi du monde selon laquelle vivent tous les hommes qui ne reconnaissent pas que la vie nous est donnée uniquement pour servir Dieu. Le Christ nous a enseigné que la foi de ce monde, — c’est-à-dire la croyance que l’homme sera plus heureux s’il chasse de la vigne l’envoyé et le fils du maître et ne paie pas le tribut, — est trompeuse puisque chacun doit ou payer la redevance ou être chassé de la vigne. Christ nous a fait comprendre que ce que nous appelons les plaisirs : manger, boire, s’amuser, n’en sont pas si nous croyons qu’en eux est toute la vie. Ils ne peuvent être le plaisir que si nous cherchons autre chose : l’accomplissement de la volonté de Dieu. Nous savons que le bonheur n’est pas dans le plaisir, mais dans l’accomplissement de la volonté de Dieu. Nous croyons cela, c’est pourquoi nous ne pouvons accepter le mensonge à la place de la vérité. Nous conformons notre manière de vivre à cette conviction. Notre Maître disait : « Venez à moi, vous tous qui êtes travaillés et chargés et je vous soulagerai. Prenez mon joug et suivez-moi, car je suis doux de cœur et vous trouverez le repos de l’âme, car mon joug est léger. »

Ainsi parlait Pamphile. Jules l’écoutait, et il était très touché, bien qu’il ne le comprît pas entièrement. Tantôt il lui semblait que Pamphile cherchait à le tromper, mais ayant regardé bien en face les bons yeux de son ami et se rappelant sa bonté, il pensa que Pamphile se trompait lui-même. Pamphile invita Jules à venir chez eux pour voir comment ils vivaient et rester avec eux si leur vie lui plaisait. Jules promit, mais il n’alla point chez Pamphile et, emporté par la vie, il oublia vite son ami.