Imprimerie de Montmagny (p. 121-143).

LES CHIENS-LOUPS



Malgré sa jeunesse et son optimisme naturel, Marcel était fatigué de la bataille. Par fierté, il n’osait avouer la dépression nerveuse et morale qu’il ressentait chaque fois qu’il se reposait une heure. Il était l’un des victorieux de l’existence ; mais au milieu des luttes qu’il avait livrées, seul contre tous, il avait été blessé tant et tant de fois que les dégoûts de son cœur lui faisaient payer cher les victoires remportées. La volupté qu’il éprouvait à contempler les balafres de son âme avait ce je ne sais quoi de morbide qui amollissait sa volonté. Triste revanche du succès, qui ne peut donner de caresses à l’être de prédilection sans le meurtrir de ses lèvres guerrières.

Parmi les humbles, ses enfants, il avait trouvé l’adoration de son génie, suprême compensation des jalousies et des haines qui lui venaient d’en haut. Cette consolation d’être aimé des petites gens valut un gibet au sublime enfant de la race déicide.

Dès la seconde année de son entreprise, il avait ouvert des yeux épouvantés sur la meute qui l’entourait. Des compatriotes influents et riches, même ses propres associés, le guettaient déjà comme une proie. Tous les mauvais appétits aboyaient autour de sa personne. Ceux auxquels son autorité et son influence portaient ombrage se coalisèrent contre lui. Voir ce géant couché de tout son long, dévorer son cadavre, déchirer sa chair et boire son sang, quelles délices ! Ainsi font les chiens-loups dans les déserts de neige de l’Alaska. Le maître les nourrit trois fois le jour, sans cesse attentif à leurs besoins et se faisant souvent le médecin de leurs maux. Un jour, il trébuche dans les glaces. Il va se relever, quand il sent vingt mâchoires se fermer sur ses os.

La troisième assemblée annuelle de la Compagnie allait se tenir en janvier. On conspirait contre lui. À ce moment solennel où les chefs de Valmont allaient être élus, les chiens-loups avaient soif de l’ostracisme d’Aristide. Ils travaillèrent deux mois durant à influencer le vote des actionnaires et à amener une nouvelle composition de la direction. Marcel vint à deux doigts de sa chute.

Ce soir d’octobre, à huit ans de distance, il se rappelait très bien l’ère d’intrigue féroce qui avait vieilli son cœur de vingt ans. Il se revoyait au milieu de ses associés, tous intimidés par son regard qui les scrutait. La discussion s’était engagée. L’un des hommes qu’il croyait son bras droit s’était levé et avait proposé que l’ancienne direction fît place à une nouvelle. Il avait eu des approbateurs. La majorité avait semblé consentir au chambardement. Alors Marcel s’était levé, très calme et très digne. Il avait offert sa tête à ceux qui l’avaient mise à prix ; mais avant de descendre du socle où il s’était élevé de lui-même, il leur avait dit ces simples mots : « Je vous ai faits ce que vous êtes. Profitez de la puissance que je vous ai donnée pour m’arracher des mains une œuvre que j’ai conçue et exécutée, et que vous devrez désormais terminer. Je vous quitte avec regret, mes amis. Vous renvoyez Achille sous sa tente. Je souhaite que vous puissiez vaincre sans lui. » Il n’en avait pas dit plus long ; mais il avait prononcé ces paroles avec tant de pitié pour eux, et ils comprirent si bien qu’ils ne seraient rien sans lui, qu’ils furent unanimes à le réélire.

Toutes les souffrances du fondateur de Valmont lui étaient venues de ses lieutenants.

Plusieurs fois, par leur entêtement et leurs fausses manœuvres, ils avaient entravé l’initiative du maître. Ils ignoraient les mouvements d’ensemble et avaient horreur de l’harmonie. L’indiscipline, fruit d’un individualisme néfaste, faisait le fond de leur nature de Latins. Ils étaient faméliques aussi : ils voulaient tout tirer à eux, gloire et profits. Le sens de la solidarité leur échappant, ils substituaient invariablement l’intérêt individuel à l’intérêt général. Toutes les petitesses, toutes les vanités, toutes les mesquineries, toutes les passions étroites et changeantes, rugissaient autour de la tentation. La mégalomanie devenant épidémique, on fut témoin, chez plusieurs, d’une orgie qui aurait été criminelle, si elle avait été moins ridicule et enfantine.

Les orages suscités par cette extravagance trouvèrent en Marcel une résistance invincible. À la fin, il n’eut guère autour de lui que des pantins ruinés ou désabusés qui le supplièrent de redorer leur plastron. Désormais, il les tenait à sa disposition : il était le maître absolu, et c’est ce qu’il voulait : il était délivré de ses amis.

De tout cela, Marcel avait conclu, avec une immense tristesse, que ses compatriotes n’étaient guère aptes aux grandes entreprises : s’il y avait des individus, chez eux, il n’y avait pas de collectivité. Quand le bouledogue pratique la théorie du « chacun pour tous et tous pour chacun », le chien-loup dévore le « tout pour soi. »

« Qui sait, se demandait le fondateur de Valmont, si la race des Choiseul n’a pas un peu traversé en Amérique ? » Et il relisait cette page frémissante du malheureux Dupleix : « J’ai donné à la France un pays grand comme l’Europe, et tu veux qu’on me récompense ! La France est comme le Grand Turc : elle a toujours son sérail de coquines avec des eunuques autour ; elle étrangle ceux qui combattent loyalement pour elle : cela l’amuse… Et le jour viendra où quelqu’un de ses domestiques, moins bête que les autres, au lieu de se laisser étrangler par elle, l’étranglera. Et devant celui-là, si elle ne meurt pas, la France s’aplatira… Les marchands anglais voient loin et grand, tandis que les marchands français voient petit et court. Les uns ont la patience de la force, les autres sont comme les enfants qui, ayant mis un noyau en terre, reviennent le lendemain au jardin pour voir si le cerisier a levé, poussé et fleuri pendant la nuit, a déjà des cerises mûres… C’est une chance que l’Angleterre soit menée par ses marchands, qui sont des hommes ; chaque fois que la France se laissera conduire par les siens, qui sont de vieux bambins, elle sera trahie et vendue. »

— Il avait tout de même un peu raison, dit Marcel en fermant le livre.

En jetant les yeux sur sa table, il vit plusieurs lettres qu’il n’avait pas encore lues. Il fit sauter une enveloppe mauve exhalant un parfum discret. Une fine écriture de femme courait sur le papier. Il lut :

Montréal, le 25 octobre…
Cher monsieur,

« Il y a dix ans, j’avais le bonheur de causer quelques instants avec vous. Vous étiez grand, beau et gai, exempt de vulgarité. Vous aviez des manières de grand seigneur. Depuis, j’ai eu la vanité de penser que je ne vous avais pas été désagréable. Le même parfum qui s’échappe de ces lignes s’exhalait alors de ma personne, et je sais que vous l’aviez respiré avec délices. Le baiser — le seul que j’aie reçu de vous — a laissé sur ma main une sensation très douce, qui reparaît chaque fois que je regarde la place où vous avez posé les lèvres.

« J’ai le malheur d’être née actrice. L’encens m’entête ; je suis lasse de n’être pas moi-même. Il me faut du repos, du réel ; je ne veux plus rien de chiqué. J’ai donc décidé de ne pas jouer cet hiver et de passer à Valmont quelques mois de la saison froide.

« Un bon monsieur, qui vous aime beaucoup, me disait, ces jours derniers, que Valmont est le pays de l’« otium cum dignitate », comme le Midi est le pays du soleil. Je désire aller y oublier les grimaciers de la scène, afin de redevenir simple et férue d’illusions. Cependant, je mets une condition à mon séjour parmi vous : c’est que vous consentiez à venir, de temps à autre, durant de longues et douces veillées, causer avec celle qui croit être un peu votre amie et qui voudrait communier à votre virilité.

Votre très sincère,
Germaine MONDORE
au Ritz Carlton
à Montréal »


Marcel jeta la lettre au panier, comme si elle lui avait brûlé les doigts. Il resta songeur, les yeux fixés vers la porte de son cabinet de travail et espérant voir apparaître Claire, qui le délivrerait de la tentation. Puis, il approcha les doigts de ses narines et le parfum qui s’y était attaché, monta dans son cerveau, plus capiteux. Il reprit le papier mauve et relut. Il discutait déjà avec la tentation, donc il était vaincu.

D’une main nerveuse, il griffonna cette réponse :

Mademoiselle,

« Si vous croyez que Valmont puisse reposer du succès, venez. Je m’efforcerai de vous y faire un séjour agréable.

Bien vôtre,
Marcel FAURE »

Il cachetait l’enveloppe, lorsque la porte s’ouvrit. Claire apparut en robe de bal. Son décolleté était en crêpe de Chine noir, tout lamé d’or et ceinturé de tulle. Le sombre de la robe rendait plus éblouissante la blancheur du visage, des épaules et des bras. Jamais Marcel ne l’avait vue si belle.

— Suis-je bien ? dit-elle, cherchant une approbation.

— Éblouissante, ma petite fée ! Celui qui dansera avec toi, ce soir, fera bien des jaloux. Qui sait si je ne le serai pas un peu moi-même ?

— Toi, jaloux ! Je serais si contente de te rendre jaloux !

— Veux-tu que je te dise, là franchement ?…

— Oui, oui, sois franc !

— Eh bien ! ta beauté m’exaspère.

— Tu n’es pas sérieux !

— C’est exact, ta beauté m’exaspère. Depuis quelques mois, je fais l’inventaire de mon cœur ; j’ai constaté qu’il y a chez moi un déficit de sentimentalité qui m’empêche de fonder un foyer et de créer la vie. Je me suis analysé, j’ai repassé une à une les femmes qui ont traversé mon existence. Pourquoi n’en ai-je aimé aucune ? Parce qu’entre elles et moi, une image préférée s’est interposée, la tienne, parce que je les ai comparées à toi et qu’aucune ne t’égalait. Partout où je porte mes pas, ma pensée, mon cœur, j’ai la hantise de toi, comme si tu étais le prototype de la femme. Plus tu entres dans ma vie, plus la comparaison que je fais entre toi et les autres est désavantageuse à celles-ci. Voilà pourquoi ta beauté m’exaspère.

— Marcel ! Ce que tu dis là me chagrine profondément… Si tu savais !…

— Quoi ?

— Rien… Mais je crois que tu exagères. Tu m’aimes… comme on aime sa petite fille… Ce n’est pas cela qui t’empêche d’aimer… d’amour.

— Ma Claire bien-aimée, j’ai peur de sentir vrai. Parmi les femmes que j’ai vues — plusieurs d’entre elles avaient de l’esprit et de la beauté — je n’ai pas aperçu l’unique, celle qui résume tout et qui ne laisse rien debout dans le cœur qu’elle-même. L’unique, jusqu’ici, c’est toi ! »

Claire était troublée par cet aveu soudain d’un amour qui s’ignore. Un moment, elle ouvrit la bouche pour parler. Les mots se pétrifièrent sur sa langue, comme dans les cauchemars où l’on voudrait lancer de grands cris sauveurs et où les sons se durcissent dans la gorge. Elle parvint à dire d’une voix blanche : « Viens ! Il est temps de nous rendre au dîner des Bernache. »

Les Bernache appartenaient à l’ancienne bourgeoisie de Petitmont. Le chef de la famille était un avocat de renom, qui s’était installé à Valmont dès les débuts de l’entreprise et qui avait profité de l’agrandissement inespéré de cette ville. Il s’était enrichi rapidement, et, sur son déclin, il avait des démangeaisons d’amour-propre. Ce soir-là, il donnait dîner et bal à l’occasion de l’entrée dans le monde de sa fille Pauline, âgée de dix-huit ans. Les principaux citoyens des deux villes y avaient été conviés, en sorte que les mentalités les plus diverses et les factions les plus opposées y étaient représentées.

Les Petimontais étaient des réactionnaires. L’idée nouvelle les effrayait. Ils avaient une telle horreur du changement que, malgré leurs divisions incessantes et leurs interminables chicanes, ils devenaient d’une édifiante unité, chaque fois que l’un d’eux proposait un plan d’amélioration qui eût pu contrecarrer la routine sacrée dont ils vivaient depuis un siècle. Formée de propriétaires rentiers pour la plupart, leur ville offrait le spectacle d’une bonne vieille relique devant laquelle se fussent pâmés les antiquaires. Paradis des folkloristes ! Souvenir et immobilité, telle semblait être la devise de ses habitants.

À deux pas de chez eux, Valmont les offusquait. Dès le début, il y avait eu pléthore de prophètes. Ils vaticinaient la banqueroute d’une industrie qu’ils disaient impossible et dangereuse. « Le matérialisme s’implante chez nous, ne cessaient-ils de répéter. Nous sommes des Latins : nous dominerons par l’idée, force spirituelle, non par la richesse, force matérielle. Vouloir nous transformer en commerçants, c’est vouloir employer un violon comme caisse d’emballage. » Dépités de constater, de jour en jour, le renversement de leurs prophéties et de leurs principes, ils n’aimaient ni Valmont ni les Valmontais.

Quarante convives s’étaient réunis chez les Bernache. La salle à manger était ornée avec grand goût. Aux quatre coins s’élevaient des colonnes de marbre tronquées, sur lesquelles on avait placé des gerbes de roses. Des lustres de cristal, très lourds, descendaient du plafond comme des coulées de couleurs diaphanes, et les ampoules électriques, sous les globes transparents, inondaient la table d’une lumière douce que réverbéraient l’argenterie et la porcelaine. Le maître de céans, homme d’un physique agréable et commençant à faire de l’embonpoint, était assis au centre ; à sa droite, Pauline, un peu pâle, avec un regard ardent, une chevelure ambrée, un front pur et clair ; à sa gauche, madame Bernache, grande brune enjouée, spirituelle et bonne enfant. Puis, venaient les notables, hommes et femmes, et des groupes de jeunes gens et de jeunes filles.

La beauté de Claire tranchait sur celle de ses amies. Dans ce groupe, l’œil du spectateur allait naturellement vers elle. En ce moment, elle causait avec Olivier Bernache, fils de la maison, âgé de vingt-cinq ans, intelligent, beau et riche. Il était épris de la reine de Valmont. Il se penchait vers elle, assez près pour se pénétrer de son parfum. « Mademoiselle, disait-il, parce que je vous sais très franche, je vais vous poser une question bien nette : aimez-vous quelqu’un ?

— Qu’entendez-vous par aimer ?

— Aimez-vous quelqu’un comme on aime lorsqu’on ne voit qu’un être au monde et que tout le reste n’est rien ?

— Oui, j’aime quelqu’un. » Elle le regarda avec une sincérité sans équivoque, et il vit, dans ses yeux, qu’il n’était pas l’élu.

— Vous êtes une femme de mystère, soupira-t-il.

Tout à coup, la confidence fut interrompue par des éclats de voix partant de l’autre bout de la table. Jacques Brégent, rentier de Petitmont, la face rouge comme un crustacé cuit, fourchette d’une main et couteau de l’autre, faisait des gestes tragiques. Il disait à Marcel :

— Vous croyez être un créateur, vous êtes un bûcheron : vous abattez nos plus belles traditions. Vous ne serez content que lorsque vous aurez rasé notre passé, notre esprit…

Les iconoclastes n’auraient pas mieux fait.

Marcel restait calme, mais il se garait adroitement des paraboles de la fourchette.

— Entendons-nous sur le mot tradition, disait-il d’une voix posée. Si elle exige que nous restions ce que nous étions il y a cinquante ans, si elle n’est que le phénomène de précipitation amorphe des intelligences et des énergies au fond d’un passé vermoulu, qu’elle périsse !… Mais la tradition est faite de luttes et d’espoirs actifs. Nos pères ont lutté avec les armes de leur temps ; nous voulons lutter avec les armes du nôtre. Ils ont cru qu’il suffisait d’engendrer pour vivre et faire vivre. Nous allons plus loin qu’eux : nous voulons la vie forte de tous les éléments nouveaux que nous apporte notre époque, et le nombre plus imposant par sa qualité que par sa quantité…

— Vous ne gagnez rien à vouloir tout chambarder. Nos institutions que vous voulez détruire…

— Que nous voulons améliorer, rectifia Marcel.

— Nos institutions que vous prétendez améliorer, dis-je, repassez leur histoire. Exister, pour une race, c’est avoir sa foi, sa langue, ses habitudes, ses amours, sur un sol bien à elle où elle bâtit ses foyers, ses églises et ses écoles. Inébranlables comme des dogmes, nos vieilles institutions nous ont permis d’exister en combattant l’effort de pénétration des éléments étrangers. Elles ont infusé à nos professionnels la culture latine, si catholique et si humaine, qui fait que nous tranchons comme une barre de lumière sur le fond sombre de la carte d’Amérique.

Depuis l’Union, quels ont été les hommes qui ont défendu et sauvé nos principes et nos idéaux ?… D’où venaient-ils ?… Qui les avait formés ?…

— Je ne conteste pas les mérites de notre passé. Que d’éloquence il a contenu ! Les deux ou trois générations qui nous ont précédés ont entendu un nombre incalculable de paroles. Elles ont admiré et applaudi ceux qui leur parlaient de fierté, de survivance, de sang de nos pères… Chansons !… Pendant ce temps, ce peuple sombrait dans l’insouciance et dans l’inertie. Il ne savait rien des activités qui font le salut ; seuls les beaux diseurs savaient tout.

— Mais…

— Ne protestez pas. Vous autres, hommes d’hier, vous croyez que tout ce que vous touchez doit avoir la durée d’un dogme.

— Non pas !

— Si !… Vous venez de dire que nos vieilles institutions sont inébranlables comme des dogmes. Vous vous repaissez d’infaillibilité et d’admiration mutuelle. C’est pourquoi, les petits bonshommes qui sortent d’une certaine école se croient d’une essence supérieure. Avec quel dédain ils nous traitent, nous, les hommes d’œuvres, qui les empêchons de crever. Ils méprisent les réalités physiques au profit d’une fumée.

— C’est cela, subordonnez la matière à l’esprit, remplacez les chercheurs d’idéal par les chercheurs d’or. Paganisme !

— Pauvre illusionné ! Cet idéal que vous prêchez et auquel vous donneriez volontiers des martyrs, vous ne le conserverez qu’à la condition d’avoir assez d’argent pour le faire valoir. Il n’y a qu’un moyen de faire reculer la barbarie, de nos jours : c’est de la bombarder de pièces de monnaie et de billets de banque. Les peuples les plus pauvres sont toujours les moins civilisés.

— Distinguons entre la vraie et la fausse civilisation. Il suffit qu’une nation soit chrétienne pour qu’elle soit civilisée, tandis que…

— Je ne vous suivrai pas sur ce terrain brûlant. Une discussion sur la question religieuse est plus difficile que vous vous l’imaginez : nous ne nous entendrions pas.

« Examinons les faits : il n’est pas de métaphysique qui tienne devant les faits. Que remarquez-vous parmi les nations d’Amérique ? Une guerre continuelle entre les divers pays du continent, la guerre de l’argent. Cette hostilité est tellement mondiale, que les races modernes ne sont vraiment protégées que si elles élèvent autour d’elles des remparts de piastres, de francs ou de marks. L’Angleterre, la France, les États-Unis, même le Japon, n’ont d’autres système de défense. Que serait-il resté du trésor intellectuel et national de la France, si elle n’avait eu, pour se garer des obus allemands, une chaîne de montagnes élevée par les titans de l’or, les monts Milliards, plus infranchissables que les Alpes.

« Voici, près de nous, la grande république américaine. Comment expliquer, en ce pays, la fusion miraculeuse des éléments ethniques les plus divers, cette unité dans le multiple qui fait que cent millions d’âmes ont une pensée et des espoirs communs ? L’Union, force américaine, a été faite par les agriculteurs, les industriels et les commerçants des États-Unis, qui ont trouvé le moyen de fusionner deux éléments que nous, Latins, croyons incompatibles, l’intérêt personnel et le patriotisme.

« Du plus grand au plus humble des Américains, de la Maison Blanche à la hutte du colon, on travaille en vue de l’avenir, en vue des générations qui seront, demain, la nation étoilée. Industrieux jusqu’au bout des ongles, ils manient la science nouvelle avec une merveilleuse dextérité. Le génie de l’opportunité supplée, chez eux, au génie d’invention. Les Latins inventent, les Américains exploitent. Aussi ont-ils fait à leur pays une ceinture de trésors capable de résister aux plus violents assauts. Les races contenues dans cette flamboyante enceinte ne peuvent s’empêcher de s’incliner devant une patrie qui saura, à force de grandeur matérielle, arriver au sommet de l’intelligence et de l’honneur.

— Ah ! Les Américains ! Parlons-en, dit le vieux Brégent, rouge de colère. Un tas d’abrutis ! Une nation de païens où le mariage est un jeu et le divorce un sport. Les Américains ! Des chercheurs de plaisir et d’excitations sensuelles, qui ne trouvent pas d’autre but à la vie que fabriquer des bretelles et jeter leur gourme ! Et pas intelligents, pas artistes, bourrés de littérature de foot-ball et ahuris de jazz band. Ah ! Ah !

— Calmez-vous, je vous prie. Je connais leurs défauts. Peuple très jeune, il est trop fort pour son âge. Il a l’exubérance de l’adolescent qui, trop tôt, a pris conscience de sa puissance : il dépense sa surabondance de vie. Mais restons dans le sujet : la prospérité matérielle, dis-je, donne le confort au foyer et à l’État, la fierté aux citoyens qui s’éprennent d’une terre où l’on vit mieux et plus qu’ailleurs. Avec la richesse, la science, les lettres et les arts deviennent nécessairement l’apanage du grand nombre ; les grandes institutions se multiplient bref, on achète la civilisation.

— Vous pensez que vous pouvez changer les Latins en Saxons. Jamais ! Jamais !… Nous sommes aux antipodes. Eux, qu’adorent-ils, après tout ? la chair, le métal, le cinéma. Nous, nous respectons la hiérarchie des facultés ; l’éducation qu’on nous donne, dans nos collèges, est la seule qui puisse convenir à notre tempérament, la seule aussi qui produise des prêtres dignes de Dieu et de son Église. Que feront de votre système les ministres du culte ? Ils y perdront leur latin, comme on dit. Et puis, en risquant de tarir la source des vocations sacerdotales, vous aurez la terrible responsabilité d’avoir suscité des résistances à l’appel divin.

— Et pourquoi l’esprit pratique serait-il contraire à l’idéal sacerdotal ? Le jeune prêtre qui prend charge d’une cure ne devrait-il pas être à la fois apôtre et homme d’affaires ? L’administration matérielle de l’Église ne demande-t-elle pas des compétences ?

Brégent se sentait effondré. Une clarté douloureuse, qu’il repoussait de toutes ses forces, le pénétrait malgré lui. De peur d’un aveu de défaite, il eut un sursaut d’orgueil blessé. « En venant à Valmont, Faure, dit-il, vous n’avez eu qu’un mot à la bouche : Progrès ! Que vaut-il, votre progrès ? Quelques bimbeloteries et un tas de ferrailles de plus ou de moins, qu’est-ce que cela change à la condition d’une race ? Parce que vous avez remplacé la raison, l’idéal, la philosophie, par des formules mécaniques, vous vous arrogez le droit d’insulter nos institutions, notre culte, notre clergé ? Parce que vous vous êtes enrichis à vendre des machines, vous voudriez que nos prêtres deviennent vos agents et vos commis-voyageurs ?

— Ah ! Ça, cria le voisin de gauche de Brégent, allez-vous reprendre votre sang-froid, vieux cuistre ?

— Cuistre ? Vous avez dit cuistre ? Le gros homme se tourna vers son nouvel adversaire, qui n’était autre que Georges Dumaine, l’intendant des usines métallurgiques. D’ordinaire calme et poli, il était maintenant au bout de ses nerfs.

— Monsieur, continua Brégent, je ne permettrai pas qu’on me traite de façon aussi indigne.

— Et moi, je ne permettrai pas que vous ajoutiez un mot contre une œuvre dont vous vivez depuis huit ans. C’est à elle que vous devez votre santé florissante. Quand avez-vous eu un physique aussi prospère ?

— Calmez-vous ! Calmez-vous ! leur criait Marcel. Le Petimontais voulut sauter à la gorge du Valmontais ; mais il le retint de toutes ses forces. Les convives étaient surexcités ; des femmes voulaient se pâmer. Marcel regarda tout ce monde épouvanté et il se mit à rire de tout son cœur. Ce fut la détente : le rire éclata partout comme si on avait ouvert des soupapes d’échappement.

Le dîner avait pris fin. Les convives se rassemblaient maintenant par grappes bavardes, dans les grands salons où commencerait bientôt la valse et où allaient se nouer ces relations d’un soir, amours brèves comme des désirs d’enfants, mais intenses comme des feux de Bengale.

Les couples glissèrent devant Marcel, tous jeunes, tous beaux. Les gars souples et droits regardaient bien en face les belles qui baissaient la vue sous une lumière de volupté. Ils allaient, ils allaient sans se lasser, comme un rêve qui ne finit pas, et l’orchestre dolent avait une musique de plaisir et de rêverie qui pénétrait jusqu’aux moelles cette jeunesse emportée dans une cadence molle et grisante. Faure les connaissait tous par leurs noms ; il leur avait appris à chérir de larges espoirs, et une force surhumaine était entrée en eux, le jour où il leur avait appris qu’ils étaient les premiers-nés d’une société nouvelle.

« La race de demain, se disait-il, comme elle est grande et belle, à côté de la race ancienne ! Elle flotte au-dessus des préjugés comme le parfum d’une terre qui fleurit et qui aura des fruits ; l’autre est cristallisée. Après avoir amassé, au prix du travail et du sang, un capital immense de mérites et d’influence, l’ancienne s’est enlisée dans sa richesse, comme un avare enseveli sous ses trésors. À force de ne plus bouger, elle s’est crue éternelle, elle a eu foi en l’absolu de ses pensées et de ses œuvres, comme en l’absolu de Dieu même. Et tandis que tout marchait autour d’elle, son orgueil a rugi : « Qu’ils soient anathèmes, ceux qui vont vers l’inconnu ! Nous restons dans la clarté du passé. » Aujourd’hui, elle est loin derrière le monde, qui va sans cesse de l’avant sans détourner la tête. La vieille clarté s’est éteinte ; elle brillait jadis comme une tranche de soleil, mais elle n’a plus maintenant que la frayeur des nuits sans étoiles, perdue, désorientée, sur cette planète qui ne se souvient plus de les avoir enfantés. »

Marcel voit, dans l’avenir, un scintillement de rayons et de couleurs, une chaleur féconde qui fait éclater les chrysalides. Les titans pétrissent la matière et lui insufflent l’action et la vie. Des villes naissent sous leur souffle divinisé ; les fleurs s’ouvrent plus larges et plus parfumées, les blés mûrissent plus lourds et plus blonds. Du milieu de ces êtres s’élève une voix très haute, et le pays en est secoué d’un frisson de cyclope : « Le soleil se lève ! »

Un soleil nouveau se lève. Puissance de la loi des compensations ! Le règne séculaire de l’erreur, qui se glorifie de l’humiliation de la matière périt sous l’irrésistible revanche de l’être physique reprenant enfin sa place : l’homme est à la fois chair et esprit. Malheur à qui méprise l’un au profit de l’autre ! Compagnons inséparables, ne les plongeons pas en d’irréparables divorces, et laissons-nous réchauffer par le rajeunissement de l’humanité ! »

Une main blanche se pose sur le bras de Marcel : « Eh bien ! que faites-vous ? Venez valser ! » Il se laisse entraîner dans le remous harmonieux, plongeant sa pensée au fond de deux grands yeux bruns qui s’ouvrent sur les siens.