Charpentier (p. 9-19).



CHAPITRE II


On avait fort bien dîné ; une certaine satisfaction béate rayonnait sur les visages un peu rouges des femmes, rassemblées dans le boudoir de la baronne Véra. Les hommes, conduits au fumoir, ne se pressaient pas de venir les y rejoindre. Les salons fort éclairés, qu’on voyait en enfilade à travers les draperies d’un bleu argenté des portières, attendaient la foule qui, plus tard, devait les envahir. C’était le moment difficile pour « l’aventurière » ; tous les quinze jours, ce moment se représentait, et il lui en restait invariablement un sentiment de lassitude et d’ennui. Tant qu’elle se trouvait entourée d’hommes, tout allait pour le mieux : elle n’était pas très belle, et n’avait pas ce qu’on est convenu d’appeler, dans les salons, de l’esprit, ce qui n’est le plus souvent qu’une facilité à laisser couler des flots de paroles, à donner un tour un peu piquant aux banalités qui courent le monde ; elle était au contraire volontiers silencieuse, un peu dédaigneuse, très froide. Cependant il n’était pas douteux qu’elle attirât fort les hommes. Deux femmes, dans un coin, se demandaient à voix basse quelle en était la raison, se communiquant leurs idées, à ce sujet, avec une crudité que certaines femmes, quand elles se croient bien seules, quand elles sont doucement excitées par un doigt de Champagne, se permettent volontiers. L’une d’elles, la grosse Amélie, comme l’appelait Véra, disait que c’était la blancheur et la finesse extraordinaires de la peau ; l’autre, madame de Vignon, mère du comte de Vignon, grand coureur, jeune homme déjà fatigué, en voyage depuis un mois, prétendait qu’il y avait chez la jeune étrangère un manque de pudeur qui expliquait parfaitement son succès. Amélie approuvait fort cette critique, d’abord parce qu’elle approuvait tout ce que disait la comtesse de Vignon — une vraie comtesse celle-là, et qu’on choyait beaucoup dans le monde de la finance ; — puis aussi parce qu’elle en voulait plus que jamais à sa belle-sœur. Elle portait ce soir-là une toilette en satin vert Metternich, alors très à la mode, un vert cru qui semblait appeler la lumière électrique des apothéoses, et qui détonnait terriblement dans ce boudoir, fait pour une blonde. Amélie avait compté qu’on s’installerait de suite au grand salon bouton d’or, où elle eût pu produire son effet ; c’était une femme aux fortes couleurs, déjà lourde, souffrant de son péché mignon, la gourmandise, sanglée dans son corsage à faire pitié, et luttant avec énergie contre la somnolence qui la gagnait toujours après un trop bon dîner.

Véra, debout auprès d’une petite table, servait elle-même le café ; elle savait fort bien qu’on la critiquait, et elle en prenait son parti ; elle se sentait en beauté ce soir-là. Sa pâleur habituelle avait fait place à une légère teinte rosée qui lui seyait bien ; ses yeux, souvent un peu ternes, d’un bleu pâle, avaient pris une certaine vivacité. Ses beaux cheveux clairs, très légers et fins, qu’elle portait le plus simplement possible, ne suffisaient pas pour relever la correction un peu insignifiante de ses traits. Elle s’en rendait bien compte et son triomphe était ailleurs : elle portait une robe de velours noir, absolument simple, et décolletée autant qu’elle le pouvait être. Ses épaules modelées comme celles d’une statue grecque, sortaient, superbes, de ce noir mat el collant ; aucune dentelle ne venait estomper les contours du corsage ; le noir intense se plaquait au blanc lacté de la peau. Véra ne portait aucun bracelet ; un collier, appelé collier chien, lui serrait le cou de ses diamants monstres, qui ne laissaient presque pas voir de monture — c’était tout ; dans ses cheveux, rien. Elle était superbe ainsi, et elle ne l’ignorait pas ; elle aimait à passer auprès de sa belle-sœur, rouge, chargée de bijoux, débordante dans son corsage vert, et se sentait elle-même d’autant plus svelte, élégante, taillée dans du marbre blanc. Cette aventurière était née grande dame.

Comme on était en petit comité, les conversations particulières devenaient difficiles. Les tasses de café posées ici ou là, on se rapprocha du feu, et la conversation s’engagea ; Amélie entama une longue histoire à propos de son fils, Maxime, qui était revenu de la pension, avec son petit nez tout barbouillé de sang ; il s’était battu comme un héros avec un affreux gamin bien plus âgé que lui. Amélie parlait volontiers de ses enfants ; elle en avait trois : Maxime âgé de huit ans, Laure qui n’en avait que trois, et enfin la petite Claire. L’histoire du nez ensanglanté n’ayant eu qu’un succès d’estime, on parla couturières ; ceci intéressait toutes les dames, et il y eut un petit rapprochement des jupes, un frou-frou amical des volants. Mais cela ne dura pas longtemps ; on s’ennuyait ; on bâillait derrière les éventails en attendant les hommes. Véra ne faisait pas grand’chose pour amuser ses invitées, elle semblait absorbée ; le murmure des voix restait à un diapason fort bas, sans rires francs.

Enfin il y eut un bruit de voix masculines ; le fumoir lâchait sa proie ; les hommes entrèrent, apportant avec eux une forte odeur de tabac ; ils semblaient assez mal à leur aise, se trouvant tout d’un coup dans le boudoir un peu étroit pour une vingtaine de personnes. Les femmes formaient toujours un demi-cercle autour du foyer ; il fallait quelque audace pour approcher d’elle. D’ordinaire c’était le moment où Véra faisait passer ses invités au grand salon ; mais, ce soir-là, elle ne semblait pas y songer. Le maître de la maison, un homme superbe, très galant, très courtois, qui portait crânement ses soixante années, faisait de son mieux pour animer le cercle ; de temps en temps il jetait un regard à sa femme, à la dérobée, croyant que personne ne le voyait ; un regard d’admiration passionnée, l’adoration d’un vieux.

Quelques instants après l’entrée des hommes, un domestique apporta un pli cacheté à Véra.

— Ah ! la pauvre enfant ! fit-elle.

L’exclamation partit comme involontaire ; elle ne l’était pourtant pas.

— Qu’est-ce donc ?

Tout le monde cherchait une explication ; le baron de Schneefeld coupant court à un compliment bien commencé, fut tout aussitôt auprès de sa femme ; il se fit un silence.

— Oh ! c’est bien peu de chose, presque rien. Véra parlait le français fort bien, mais elle avait un soupçon d’accent étranger ; elle traînait un peu ses mots ; personne ne l’aurait prise pour une Parisienne, car elle ne mangeait pas les dernières lettres des syllabes.

— Une pauvre petite ouvrière que j’ai ramassée par terre : on me fait dire qu’elle vient d’accoucher d’une fille et qu’elle ne survivra pas ; elle avait souffert trop de privations depuis des mois ; elle a seize ans, et c’est un beau monsieur, qui porte des fourrures, qui l’a séduite. Vous voyez, c’est une histoire bien commune ; ça se voit tous les jours ; puis elle me le disait bien elle-même : « J’aurais dû me garder. »

Et elle imitait le ton un peu nasillard, l’accent des environs de Paris. Véra était née actrice ; elle avait débité son petit discours très simplement sans élever la voix, sans faire un geste.

Tout ce monde en toilette, venu pour s’amuser, se regardait, mal à l’aise.

— Est-ce une souscription que vous nous demandez, ma chère ? fit la grosse Amélie.

— Moi ! Je ne demande rien ; c’est une petite histoire que je vous raconte, voilà tout.

— Elle manque un peu de gaieté, votre histoire, avouez-le… après dîner il est sain de rire, dit-on.

— Les histoires vraies manquent quelquefois de gaieté. Mais, vous avez raison, ma chère Amélie, j’aurais dû garder celle-ci pour moi.

— Que comptez-vous faire, chère amie ? demanda le baron, qui rayonnait. Sa femme était un ange de bonté, de charité, et il ne lui déplaisait pas que tout le monde le sût, comme lui-même le savait. Alors Véra eut un geste adorable, un geste plein d’abandon en se tournant vers lui, et un sourire radieux.

— Nous n’avons pas d’enfant ; voulez-vous permettre que je serve de mère à cette pauvre petite créature, qui peut-être déjà n’en a plus ?

Il y eut une commotion. Amélie se leva comme poussée par un ressort ; elle eût voulu crier tout ce qu’elle se sentait sur le cœur, empêcher cet acte de démence qui spoliait ses enfants de leur légitime héritage ; son mari lui jeta un regard foudroyant sans lequel, certes, elle ne serait pas arrivée à se maîtriser. Quant au baron, il ne vit rien que sa femme ; il s’inclina en lui baisant la main, et dit simplement :

— Tout ce que vous ferez sera bien fait, Véra.

— Elle vient de perdre son affreux petit chien japonais, il faut bien qu’elle le remplace, murmura la comtesse de Vignon, puis elle ajouta tout haut :

— Et qu’en ferez-vous donc, de cette fille de paysanne, chère belle ?

— Qui sait, madame ? elle est peut-être aussi fille de prince ou de comte, — les filles ressemblent au père, dit-on ; elle sera du côté des fourrures, soyez-en certaine ; si, au contraire, elle était par trop… peuple, — eh bien ! j’en ferais ma femme de chambre. Cela vaudrait mieux encore, n’est-ce pas-, que de l’envoyer aux enfants trouvés ? Mais elle sera gentille, j’en suis sûre, et alors…

Elle regarda sa belle-sœur d’un certain air qui n’échappa à personne. Cependant, elle ne prononça point la phrase que tout le monde attendait, mais dit :

— Et alors, nous l’aimerons bien. Elle ajouta d’un ton dégagé : Du reste, la loi ne me permet pas, à mon âge, d’adopter régulièrement un enfant — ce ne sera donc qu’un essai.

Il fallut en rester là. Il arriva des invités que Véra reçut avec une bonne grâce extrême ; elle était dans son élément quand elle recevait ; si elle ne faisait pas étalage d’esprit, elle savait en inspirer aux autres ; c’était, quand elle voulait s’en donner la peine, une maîtresse de maison parfaite, s’occupant de tous, mêlant les groupes, animant son salon, tout en restant elle-même fort tranquille. Il y avait un contraste piquant entre sa façon d’être, réservée et digne, et sa toilette qui faisait ressortir, brutalement, la beauté de ses formes superbes. Elle attirait, et elle décourageait ; il était impossible de ne pas s’occuper d’elle. Son mari, plus épris que jamais, la dévorait des yeux ; il lui importait peu qu’on le sût, il était fier de sa passion.

Il savait pourtant qu’on se moquait de lui, qu’on répétait les propos de vieux garçon qu’il avait tenus avant son mariage ; il avait été un viveur aussi bien qu’un spéculateur, aussi heureux dans un rôle que dans l’autre ; il avait su garder la fortune immense qu’il avait gagnée, et, grâce à une santé de fer, il avait résisté à une vie qui aurait tué un homme ordinaire.

Ce n’était nullement un homme ordinaire que le baron Max de Schneefeld. Parti de rien, cadet de cadet d’Allemagne, il avait laissé là et sa famille et son pays ; il avait senti de bonne heure qu’il lui fallait un autre champ de bataille que la petite ville sur le Rhin qui l’avait vu naître. Il arriva à Paris, sans le sou, se fit petit, bien humble, entra dans une banque comme employé de sixième ordre ; se montra actif, très intelligent, et prêt à faire n’importe quelle besogne. Sa fortune se fit prodigieusement vite ; avec ses premiers petits gains, il spécula ; il vivait de rien, mettant chaque sou de côté ; puis il se fit naturaliser français. À trente-cinq ans, il était déjà millionnaire ; il fonda alors une banque, fit venir un frère, plus jeune que lui de douze ans, et se souvint que dans sa famille on portait le titre de baron, de l’aîné au plus jeune : il trouva que cela faisait très bien sur les prospectus et dans la bouche des laquais aux portes des salons.

Alors il se vengea de sa jeunesse austère et travailleuse ; il fut connu dans tous les mondes de Paris ; il n’avait rien gardé de l’attitude humble et modeste de ses commencements ; cette attitude-là ne pouvait plus le servir. C’était l’homme gai et superbe, qui dépensait son argent avec la même facilité qu’il mettait à le gagner ; très beau garçon, grand, blond, un peu rouge de teint, tout le contraire du petit Allemand malingre aux joues osseuses, à la figure carrée, comme on en voyait beaucoup dans ses bureaux.

Il était devenu plus Parisien que les Parisiens ; il fallait qu’il fût bien en colère ou bien ému, pour que l’accent allemand, qui se perd si difficilement, fût sensible chez^ lui. On le croyait vieux garçon endurci ; aussi quand un beau jour il ramena à Paris une femme de vingt-deux ans, l’émoi fut grand dans le monde où il vivait. Sa belle-sœur, la femme du jeune frère qu’il avait fait venir d’Allemagne, et qu’il tenait dans une infériorité, parfaitement acceptée du reste, faillit en faire une maladie. Mais c’était un fait accompli ; il n’y avait qu’à s’incliner.

Jamais l’adoration que le baron ressentait pour sa femme n’avait été plus visible que pendant cette soirée ; on en chuchotait tout bas. Véra, très calme, en passant de temps à autre auprès de son mari, lui donnait un regard hâtif, un demi-sourire : il ne lui déplaisait nullement que tout ce monde qui la traitait d’aventurière sût désormais à quoi s’en tenir. Oui, elle tenait bien le beau baron ; elle pouvait défier le monde entier de le lui reprendre. Elle avait plaisir à constater cette domination qu’elle exerçait. Aimait-elle elle-même le baron ? qui sait ? Elle avait pour lui une sorte d’amitié faite de reconnaissance ; c’était lui qui l’avait retirée d’une vie qu’elle avait en horreur. Cette reconnaissance n’allait pas toutefois jusqu’à lui ôter la clairvoyance. Elle remarquait que ses cheveux avaient beaucoup blanchi depuis quelques mois ; il se faisait vieux. Son idéal de bonheur avait toujours été de devenir une jeune veuve très riche ; il n’est pas donné à tout le monde de voir se réaliser ses plus beaux rêves. Cette pensée lui revenait à ce moment même, tandis qu’elle souriait doucement au baron Max. Le regard de la jeune femme alla de son mari à sa belle-sœur, et le sourire s’accentua. Elle se souvenait de sa promenade du matin au Bois, pendant laquelle elle avait cherché, tout en écrasant les feuilles sèches sous ses pieds mignons, le moyen d’être particulièrement désagréable à cette forte personne ; — elle se dit, en regardant sa face encore rouge de colère, qu’elle n’y avait pas trop mal réussi.