Charpentier (p. 1-8).


CHAPITRE I

La baronne Véra, — on l’appelait ainsi pour la distinguer de sa belle-sœur, l’autre baronne de Schneefeld — faisait sa promenade habituelle du matin, dans une allée latérale du bois de Boulogne. Le temps était froid, un temps de novembre ; les dernières feuilles, jaunes et ternes, tombaient avec un petit bruit sec aux pieds de la jeune femme, et elle se faisait un plaisir de les entendre craquer sous ses pas. Un vague sourire qui lui était si habituel que, même seule, il ne la quittait pas souvent, errait sur ses lèvres ; ce qui n’empêchait pas son front de se plisser. Elle songeait à une phrase de sa belle-sœur, entendue par hasard : « L’aventurière !… Au moins elle n’aura pas d’enfants, elle ! » Et elle revoyait la grosse baronne montrant avec fierté sa dernière fille, âgée de quelques mois.

Tout en se demandant ce qu’elle pourrait bien faire pour se venger de cette femme qu’elle détestait, tout en continuant à marcher sur les feuilles sèches, ses pensées allaient et venaient ; elle ne perdait pas de vue le sujet principal de ses méditations, mais elle se souvenait du temps passé.

Elle s’enveloppait avec volupté dans ses belles fourrures, et le bruit un peu perdu de sa voiture, qui la suivait dans la grande avenue à côté, lui était singulièrement agréable. « Aventurière ? » Hélas ! oui, certainement elle était une aventurière : c’est-à-dire qu’elle ne devait sa fortune qu’à elle-même, à son intelligence. Sa mère et elle avaient connu des temps très durs ; elles avaient chassé le gros gibier, l’homme qui épouse, pendant de longues saisons aux bains de mer, des mois et des mois d’hiver, à Nice, à Cannes, un peu partout ; elles avaient connu l’angoisse de lourdes notes d’hôtel à payer quand la bourse, mince toujours, était vide. Véra avait porté plus d’une fois, sous sa robe de soie, une chemise lavée la nuit dans sa cuvette, faute de pouvoir s’offrir le luxe d’une blanchisseuse. C’est bien pour cela que, maintenant, elle jouissait de son bien-être, qu’elle se frottait à ses fourrures, à ses velours, avec un plaisir de chatte blanche s’étirant devant le feu. Elle s’était fait épouser par le gros banquier Schneefeld, le frère aîné, le grand, le fondateur de la maison, le vrai baron, qui était fou d’elle, — dont elle faisait ce qu’elle voulait. À Nice, où son médecin l’avait envoyé, deux ans auparavant, il s’était trouvé au même hôtel que les deux femmes, la comtesse russe et sa fille Véra. Il s’était moqué de la noblesse problématique de la mère, et avait cherché, le vieux roué, à séduire la fille. Elle avait si bien joué son rôle d’ingénue qu’il l’avait épousée. La grosse Amélie, sa belle-sœur ne s’était mariée, elle, que grâce à sa fortune ; ce n’était qu’une sotte, lourdement ambitieuse, qui avait compté sur les millions du grand beau-frère pour ses enfants, et qui se vengeait comme elle le pouvait : sottement, par des gros mots.

Véra n’avait pas d’enfants ; après deux années de mariage, elle n’en espérait plus guère, mais elle se demandait, étant fort curieuse de sa nature, si réellement l’amour maternel était bien ce que l’on prétendait ; s’il valait la peine qu’on le ressentit. Elle se méfiait beaucoup des phrases toutes faites, des formules de sentiments à l’usage de tout le monde. Elle avait, par exemple, beaucoup entendu parler des extases de l’amour, et n’y croyait pas le moins du monde : son métier de fille pauvre qui cherche un mari l’avait jetée dans la société de beaucoup d’hommes ; on lui avait fait la cour plus qu’à d’autres, et beaucoup plus librement, et jamais pourtant sa froideur ne s’était démentie. Il est vrai que sachant fort bien que ses amoureux n’étaient pas en général des épouseurs, elle s’était tenue en garde. Depuis son mariage, son attitude digne et fière imposait fort aux jeunes gens qui s’approchaient d’elle. Véra, qui se savait entourée d’ennemis obscurs, se surveillait si bien que jusqu’ici, sa belle-sœur elle-même n’avait rien pu critiquer dans sa conduite. Pourtant elle eût voulu aimer quelque chose ou quelqu’un. Maintenant, elle se demandait si un petit être rose et blanc, enfoui dans les dentelles, sentant bon, qui lui sourirait, et plus tard l’appellerait « maman » réussirait à la tirer de son apathie ; et pour la première fois peut-être, elle regretta le peu de chances qu’elle avait de se voir mère… Et puis cela aurait si bien fait enrager la grosse Amélie !

Elle en était là de ses réflexions, quand un gémissement la fit tressaillir. Au pied d’un arbre, elle vit une femme étendue ; la figure était cachée, et toute la personne enveloppée d’un grand châle noir ; sans le gémissement de la malheureuse, la baronne Véra, absorbée comme elle l’était, aurait bien pu passer à côté et ne pas la voir.

— Que faites-vous là ? Véra avait d’abord songé à continuer son chemin ; — en somme, cela ne la regardait pas ; puis, un second mouvement plus humain fit qu’elle s’arrêta.

La pauvre créature se redressa vivement, et la baronne vit que ce n’était qu’une fillette, une enfant de seize ans au plus ; mais elle vit aussi que cette fillette allait bientôt être mère.

— Madame, ce n’est pas ma faute ; je croyais avoir plus de forces… j’ai pris par le bois parce qu’on m’avait dit que c’était le plus court ; je demeure si loin !

— Comment ! il n’y avait donc personne pour vous soigner, malheureuse enfant… à votre âge ? Mais où alliez-vous donc ?

— À l’hospice ; on m’a assurée qu’on me soignerait, et le petit aussi ; mais jamais je n’irai jusque-là — je n’en peux plus !

Un sanglot lui coupa la parole. Véra la regardait avec une curiosité qui n’était pas sans pitié : quelque pauvre petite ouvrière sans doute, seule à Paris… séduite sans peine, la pauvrette !

À ce moment, elle entendit un grincement de roues sur le sable de la grande avenue, dont elle n’était séparée que par un petit taillis. C’était sa voiture qui la rejoignait. Sa résolution fut prise à l’instant ; de sa voix claire et froide, elle appela le domestique, et lui ordonna de transporter la malheureuse enfant dans la voiture. Les chevaux reprirent au grand trot le chemin de Paris.

La petite se laissait faire sans même songer à remercier ; seulement elle ouvrait de grands yeux ; la voiture lui semblait bien belle ; elle avait été prise de faiblesse, mais elle se sentait mieux maintenant, et ne demandait qu’à bavarder. Les fourrures de Véra semblaient surtout l’attirer ; à la dérobée elle passait sa main sur la manche qui était de son côté, et Véra en la surprenant se mit à sourire ; elle se rappelait que, du temps où elle était une « aventurière », elle avait eu une passion pour les belles fourrures bien chaudes, bien douces.

— Excusez, madame… c’est que ça me rappelle…

— Quoi, mon enfant ?

— Il en portait dans le temps… un grand pardessus tout fourré.

Elle ne semblait pas honteuse le moins du monde en rappelant ces souvenirs. Véra la regardait, et la curiosité qui, chez elle, était presqu’une passion, s’éveilla tout à fait.

— Mais s’il portait un si beau pardessus, il aurait bien dû vous secourir en ce moment.

— Ah, voilà !

Et elle secoua la tête.

— J’aurais dû me méfier, n’est-ce pas ? seulement j’étais si jeune… quinze ans… que je ne savais pas au juste. Et quand on vous dit qu’on vous aime… on ne demande qu’à le croire, surtout quand on n’a pas été trop heureuse étant petite.

— Comment se nomme ce joli monsieur aux fourrures ?

— Ah ! si je le savais… j’aurais été le chercher partout, j’aurais bien fini par le trouver, et je lui aurais dit : — « Tu sais, ce n’est pas pour moi que je viens te tourmenter ; j’aurais dû me garder. C’est ma faute, après tout. Mais il y a le petit — c’est ton enfant aussi ; çà te ferait bien quelque chose, tout de même, de le voir mourir de faim et de froid, pendant que, toi, tu portes des fourrures, et que tu dînes en ville. » — Et ça l’aurait touché, car il n’est pas méchant au fond, seulement oublieux.

— Alors comme cela, de sang-froid, il vous a abandonnée, sachant qu’il n’abandonnait pas que vous, sans vous dire son nom, sans vous laisser d’argent ?

— Non, ça, ce n’est pas tout à fait vrai ; il m’a donné de l’argent, mais l’argent se dépense bien vite quand il faut des médecines, — car j’ai été malade avec cela. Puis il faut tout dire… il ne savait pas qu’il y aurait un enfant ; je n’en avais rien dit — c’est que, voyez-vous, je n’en étais pas du tout sûre ; je savais seulement que ça n’allait pas très bien. Il croyait sans doute au commencement qu’il m’aimait pour de vrai ; et après, il a compris que je n’étais qu’une petite paysanne. Je sais à peine lire, et un beau monsieur se lasse vite d’une ignorante. Que voulez-vous ? j’aurais dû me garder.

Elle répétait ces mots, se donnant tort à elle-même, très douce et résignée.

— Et vous ne l’avez plus revu ?

— Si, une fois, dans la rue ; j’ai voulu le suivre, mais il était en voiture, et je l’ai vite perdu de vue. Ah ! si j’avais pu lui parler, il aurait eu pitié de moi, bien sûr. J’ai été bien malheureuse, allez, madame ! La patronne ne voulait plus de moi ; mes petites économies se dépensaient très vite, il fallait manger après tout ; je cherchais du travail, n’importe lequel, et j’en trouvais bien difficilement. Il y a deux mois que je n’ai pas payé mon loyer ; chaque jour c’étaient des menaces ; je vendais tout ce que je pouvais, tout excepté ceci.

Et relevant sa manche, elle montra un bracelet en or très mince.

— C’est tout ce qui me reste de ses cadeaux ; si on avait su que je gardais comme ça un bijou, on n’aurait pas patienté. Ce matin, on m’a dit qu’il fallait courir à l’hospice ; c’est bien loin Auteuil !… Enfin, madame, le bon Dieu a eu pitié de moi, puisque vous m’avez trouvée… Voilà !