Charpentier (p. 150-160).



CHAPITRE XII


Véra était trop complètement sûre d’elle-même pour ne pas dédaigner les petites précautions ordinaires aux autres femmes. Elle avait dit à son amant : « On vous croira amoureux d’elle », parce que l’idée d’un amour pareil était trop invraisemblable et ridicule pour qu’elle daignât craindre d’en parler. Il fallait avertir Ivan qu’il était entouré de petits esprits capables de croire à cette monstruosité, et elle l’avait fait ; il n’y aurait plus occasion de revenir sur ce sujet.

Elle n’avait pas vu l’effet produit par ses paroles. Ivan était rentré chez lui troublé et inquiet : lui, amoureux de Marca, de cette petite fille qu’il avait essayé de consoler ?… Allons donc !

Il s’assit auprès d’une fenêtre ouverte, cherchant dans le grand silence de la campagne endormie un peu de calme. Il s’était sans doute trop fatigué, il avait marché une bonne partie de la journée, et n’était même pas rentré pour le diner ; la lassitude lui avait donné un peu de fièvre, car certes ses mains étaient brûlantes et ses tempes battaient si fort qu’il ne pouvait même pas penser tranquillement. Il avait besoin de repos. Il resta accoudé à la fenêtre, et peu à peu le calme lui revint. Il oublia presque le sujet auquel il voulait réfléchir ; la beauté de la nuit l’enivrait ; la colline boisée se dressait devant lui ; de grands arbres grimpaient jusque là-haut, où leurs cimes se découpaient nettement sur le ciel, car il faisait un beau clair de lune. Il soufflait une brise fraîche et parfumée ; le bruissement des branches faisait une musique mystérieuse qui venait se perdre doucement à l’oreille du peintre. Le château était masqué par un bouquet d’arbres. Ivan se sentait bien seul, et cette solitude lui semblait délicieuse. Sa fièvre s’apaisait, il lui vint des idées douces, riantes ; il oubliait Véra, le monde, même son art ; il n’était qu’un grand enfant fatigué que la nature berçait en chantant. C’était un état d’esprit qui tenait du rêve, mais du rêve éveillé. Alors, tout d’un coup, sans raison apparente, comme viennent les pensées quand on ne les cherche pas, il songea à la jeune femme de son ami, le peintre italien, il entendit distinctement sa voix très douce lui disant : « Notre maison a besoin d’un pendant… votre femme sera charmante… nous voisinerons… » — et il- eut comme la vision d’un intérieur ravissant, d’une femme jeune accueillant ses amis, et quand cette femme entrevue dans un demi-sommeil se retourna il vit que c’était Marca…

Il se leva en poussant un cri et secoua avec violence cette torpeur douce gui s’était emparée de lui. Comment ! il était traître à ses amours traître à cette passion qui avait été le couronnement de sa jeunesse, sa gloire, car il s’en faisait gloire ! Et maintenant, parce qu’il avait vu quelques intérieurs heureux, parce que des enfants lui avaient mis leurs petits bras autour du cou, il oublierait l’abandon généreux que Véra lui avait fait de sa vie entière ! C’était affreux, c’était faux ! Non Il n’aimait pas cette petite fille ; il avait senti un moment de lassitude, voilà tout, et elle s’était trouvée sur son chemin à ce moment-là. S’il avait porté envie à ses amis qui, eux, pouvaient avouer leur amour, qui montraient avec joie la femme qui portait leur nom et leur donnait des enfants c’est qu’il s’était révolté un instant contre la vie de mensonge qu’il lui fallait vivre à côté de Véra ; qu’il rougissait, pour elle surtout, des rendez-vous clandestins, de l’indifférence jouée en présence des autres. Il était irrité de ce qu’on considérait, en général, Véra comme sa bienfaitrice, comme une grande dame qui aurait mis son orgueil à faire valoir un talent, découvert par elle. Mille petites piqures d’amour-propre, oubliées depuis longtemps, s’envenimaient tout d’un coup. Sans doute, il l’aimait toujours, ne pensait qu’à elle, mais vraiment elle était par trop sûre de lui, elle le considérait par trop comme son bien, sa chose ! Ah ! si elle avait pu devenir sa femme, il eût été fier de la prendre dans ses bras, de crier à haute voix qu’il l’aimait, et qu’ils étaient l’un à l’autre ; jamais il n’eût songé à la comparer aux jeunes femmes qu’il connaissait sinon pour lui donner sans hésiter la palme de la beauté, de la fraîcheur, malgré les années qu’elle devait avoir en plus… car certes elle ne pouvait plus être très jeune…

Il se mit à marcher fiévreusement dans sa chambre, se demandant comment, tout d’un coup, sans raison aucune, il commençait à voir clair en lui-même ; il avait vécu par son imagination pendant toutes ces dernières années, il avait vu cette femme autrement qu’elle n’était en réalité. Le malheur avait voulu qu’ils vécussent maintenant trop près l’un de l’autre ; il l’avait vue à toute heure, dans les moments de fatigue où sa beauté l’abandonnait soudain comme un masque qui tombe ; il l’avait étudiée dans ses rapports avec les gens dont elle se faisait une cour, et il avait fini par comprendre que sa générosité n’était qu’indifférence, que sa bonté n’était que mépris. Ce monde était pour elle un monde de pantins, et elle en jouait parce qu’il faut bien jouer de quelque chose. Et lui donc alors ? Il s’arrêta, sentant une sueur froide lui perler aux tempes…

Alors il devint injuste pour Véra, doutant de la sincérité de sa passion, cherchant à se persuader que toute cette histoire d’un amour unique n’était qu’une fable faite pour l’amuser. Lui, son seul amant ? Qu’en pouvait-il savoir ? Elle était veuve déjà depuis plusieurs années quand il s’était trouvé sur son chemin ; et avant son mariage — elle l’avait dit elle-même, avec cette franchise qui était un trait marquant chez elle — on la traitait d’aventurière ! La naïveté dont il avait fait preuve dans toutes ses relations avec cette femme, révoltait son amour-propre ; il connaissait la vie maintenant, ou croyait la connaître, et plus il s’imaginait avoir été dupe, plus il était prêt à soupçonner une nouvelle tromperie partout.

Et au fond de toutes ses révoltes, il y avait une vérité qu’il ne voulait pas voir ; il aimait mieux rejeter la faute sur les circonstances, sur l’aveuglement passé, sur Véra elle-même que de s’avouer que chez lui cette passion, qui avait été si frénétique, dont il avait fait la poésie de sa vie, était une chaîne usée qui lui pesait, dont il cherchait, sans bien le savoir, à se débarrasser. Son roman, qu’il avait cru merveilleux, unique en son genre, devenait une histoire banale, vulgaire au possible.

Ivan passa une nuit atroce. Vingt fois il fut sur le point de fuir, de prétexter n’importe quoi pour expliquer un départ subit ; vingt fois il commença une lettre où il disait à Véra que cette vie, où à chaque instant il fallait s’observer, était au-dessus de ses forces, une lettre où, entre les lignes, la malheureuse eût pu lire ces mots : « Je ne vous aime plus… » — et vingt fois il déchira le papier.

Le soleil se leva, et il n’avait encore rien résolu. Il se jeta sur son lit et dormit quelques heures ; il se leva mécontent, plus irrésolu que jamais, accablé, à moitié malade. Le premier son qui frappa son oreille fut une jolie romance chantée à pleine voix par Marca. C’était sa façon de réveiller les paresseux du château ; tout en chantant de sa voix fraîche et très souple, elle faisait de gros bouquets pour le salon. Ivan se cacha pour la regarder ; il lui sembla voir le printemps en personne qui l’appelait et qui ne demandait qu’à lui jeter des fleurs. Il eut une envie folle d’aller à elle et de lui dire qu’il la trouvait jolie, charmante ; il n’osa bouger ; il resta caché derrière ses rideaux, la suivant des yeux.

Il contemplait cette jeunesse toute joyeuse et il lui sembla que Véra était vieille ; il voyait une perspective de vie heureuse, entourée, respectée, et sa vie de mensonge lui soulevait le cœur. Bientôt il n’entendit plus le joli chant, mais des éclats de rire venaient jusqu’à lui et lui faisaient mal : Marca n’était plus seule au jardin, Maxime l’aidait à faire ses bouquets, et ils riaient et bavardaient ensemble. On devait les marier, et ils étaient heureux.

Marca s’était peut-être endormie entre deux sanglots comme un enfant qui a le cœur gros, et, comme cet enfant, elle s’était réveillée, les larmes bien séchées ; un rayon de soleil l’avait fait sourire, et le chagrin était déjà bien oublié !


Il faisait très chaud, et vers la fin de cette même journée, tout le monde était assemblé à l’ombre des grands saules au bord de l’eau. La jeunesse, en costumes de bain fort coquets, se jouait dans la rivière ; ce n’était que cris, rires, éclaboussements d’eau ; on se taquinait tout en nageant. Ivan était assis auprès de Véra, un peu à l’écart ; il était très pâle, mais calmé et tranquille ; il écoutait Véra et lui répondait à voix basse ; l’orage de la nuit avait passé, sans rien laisser qu’un grand étonnement et beaucoup de lassitude ; ce n’avait été qu’un vilain rêve, venu comme tous les rêves, sans raison aucune. Ivan était de nouveau sous le charme. Véra était belle ce jour-là, et très douce ; la chaleur du jour l’alanguissait un peu, ses beaux cheveux frisaient tout autour du front, une petite mèche s’était collée à la tempe un peu moite ; il avait envie de couper cette petite mèche et de la garder toujours sur son cœur.

Il aimait Véra, il se plaisait à se le répéter tout bas.

— Vous vous fatiguez à courir la campagne par ces chaleurs, mon ami, disait Véra qui, ce jour-là, était maternelle, pleine de petites attentions, car le visage altéré et pâle d’Ivan lui avait fait peur. Il faut rester tranquillement auprès de nous et vous remettre petit à petit à notre tableau ; vous ferez vos études en plein air, nous poserons tous, les uns après les autres, tant que vous voudrez, et à l’automne la serre se transformera en atelier sérieux ; il faut que mon tableau soit le grand succès du prochain salon.

Il disait oui, il consentait à tout ce qu’elle voulait, mais il ne répondait que par de petites phrases ; il était pris d’une telle lassitude que le moindre effort lui coûtait. Elle, de son côté, semblait comprendre l’état de son âme ; elle ne causait que par intervalles, et de choses banales, d’une voix très douce ; souvent, ils restaient l’un près de l’autre en silence, et Ivan préférait presque cela. Il lui savait gré de le deviner ; il se disait qu’une femme qui n’aime pas très réellement n’a pas ce tact, et il lui était reconnaissant de cet amour, à la condition qu’elle le maintînt à la sourdine, comme un chant de violon à moitié étouffé.

Il fut arraché de cette demi-torpeur par un cri déchirant, suivi d’un tumulte indescriptible.

Véra et lui, à l’instant, se précipitèrent vers l’eau : une des jeunes filles, entraînée par le courant, se noyait ; pendant un moment on ne sut pas bien laquelle, mais on reconnut vite que c’était Marca. Ivan, sans bien savoir ce qu’il faisait, ôtait son habit pour se jeter dans la rivière.

— C’est inutile, lui dit Véra qui avait retrouvé son calme ; Maxime est presqu’à portée, il la sauvera.

Maxime était bon nageur, et il s’était le premier aperçu du danger où se trouvait Marca : en se jouant avec les autres, elle s’était trop éloignée du bord, elle semblait avoir perdu la tête, et se débattait maladroitement. Déjà elle avait disparu une fois sous l’eau. Maxime, calculant à peu près l’endroit où elle reparaîtrait, nageait avec toute la vitesse dont il était capable ; il l’atteignit juste au moment où elle allait sombrer de nouveau, et la ramena à terre sans grand’peine.

Tout cela se passa en moins de temps qu’il n’en faut pour le raconter ; après les premiers cris de terreur, il s’était fait un silence absolu ; on assistait au sauvetage comme à une scène de drame au théâtre. Ce ne fut que lorsque Marca, évanouie, se trouva étendue sur le gazon, qu’on vit que c’était terriblement réel. Il n’y avait pas de temps à perdre en paroles, en félicitations adressées au jeune sauveur. Ivan prit Marca dans ses bras, on lui jeta un manteau, et plusieurs se précipitèrent vers la maison pour faire préparer un lit. Mais l’évanouissement de la jeune fille ne dura guère ; elle ouvrit les yeux et, fort étonnée, les fixa sur ceux d’Ivan ; elle voulut se soulever, mais elle n’en eut pas la force et sa tête retomba sur l’épaule du peintre.

Ivan aurait voulu que le trajet fût plus long. Il ne sentait pas le poids de ce jeune corps qui s’abandonnait ; il n’était plus engourdi, son cœur battait avec violence ; ce regard d’un instant lui avait révélé ce qu’il eût peut-être mis encore longtemps à comprendre. Sa vie passée était bien finie, l’ancienne passion bien morte ; il s’en voulait de ce que tout à l’heure il s’était laissé reprendre par une habitude plutôt que par un sentiment. Véra, qui se trouvait à ses côtés, lui parla et il se détourna brusquement ; il ne voulait pas l’entendre, sa vie se concentrait dans le regard intense qu’il fixait sur Marca. Véra s’arrêta un instant, étourdie : non, ce n’était pas possible, elle avait mal vu ; Ivan était ému du danger passé, et en effet, une jeune fille qui meurt dans un éclat de rire est un sujet d’attendrissement. Certes, elle avait mal vu.

Marca, au bout d’un quart d’heure, voulait se lever ; elle n’avait rien ; ses couleurs étaient revenues ; elle parlait beaucoup et ses yeux brillaient ; elle avait un peu de fièvre.

— C’est étrange… je n’avais pas mal, un petit moment d’étouffement, et alors il me semblait que je m’en allais très doucement avec un bourdonnement dans les oreilles… Je n’avais pas même peur ; j’étais si sûre que Maxime me sauverait ! Quand j’ai crié, c’est lui qui m’a répondu tout de suite… Et dire que, s’il n’était pas arrivé à temps, je m’en allais comme cela sans souffrir davantage : mourir au milieu du bonheur… sans maladie, sans tristesse… Qui sait ?… Ah ! Maxime, vous m’avez peut-être rendu un triste service, mais je vous en remercie tout de même… C’est si bon, la vie !

Elle gardait la main du jeune homme dans la sienne. Il cherchait à sourire, mais il était vraiment ému ; en ce moment Maxime aimait Marca, et le laissait voir ; il restait auprès d’elle, dans sa chambre, avec les femmes, cela semblait son droit. Elle s’endormait tout doucement au milieu de son bavardage, lui tenant toujours la main qu’il ne cherchait pas à retirer ; elle murmurait très bas : « Je suis si contente que ce soit vous qui m’ayez sauvé la vie… si contente… »