Éditions des « Bonnes Soirées » (p. 104-116).

IX


Maman me jeta un regard et poussa un cri terrible.

Je ne prononçai pas un mot. Je ne me levai même pas de table, cependant je n’eus pas le courage d’ordonner à Jeannic de continuer le service.

La servante, avec de grands gestes, commentait l’accident. Bientôt le domestique vint la rejoindre, puis une autre domestique, et maman apprit que le régisseur avait été retiré d’une pièce d’eau, située au bout du parc.

J’écoutais. Je me retins pour affirmer que ce n’était pas une grande perte. Mais ces paroles mêmes vinrent aux lèvres de Jeannic.

Maman la pria de se taire.

Les formalités qui suivirent cet événement dramatique causèrent, dans la maison, un trouble normal. Les hommes qui avaient relevé le corps furent interrogés, et l’on conclut à une chute, suivie de congestion.

Maman ne me parlait plus. Je ne désirais pas non plus échanger des paroles avec elle. Il me semblait que tout mon être était pétrifié. Je n’éprouvais plus de sensation. Mon cœur était devenu de pierre. J’allais comme une somnambule, l’âme dolente.

Cette délivrance ne m’apportait pas la joie que j’escomptais. Chanteux disparu, l’ombre restait épaisse autour de moi.

Un soir, alors que j’avais souhaité bonne nuit à ma mère, elle me dit rudement :

— Comment peux-tu dormir ?

— Je ne dors pas, répliquai-je.

— Comment peux-tu encore regarder les gens en face ?

— Je ne les regarde pas !

— Marane, Marane, explique-moi comment l’atroce chose a été accomplie.

— Je n’en sais rien.

— Je crois que je côtoie la folie. On a repêché Chanteux, c’est tout ce que je sais.

— Les autres n’en savent pas davantage.

— Et toi ? insista maman dans un souffle, perceptible pour moi seule.

Je laissai tomber avec indifférence :

— Moi non plus.

— Je ne te crois pas ! Tu es partie d’ici, avec l’intention de le… de le tuer…

— Oh ! ne parle pas si fort !

— Tu es sauvée, maman ! Nous respirons… Bonsoir, maman.

Ma mère ne pouvait plus m’embrasser, mais cela ne me manquait pas. Je devenais d’une indifférence absolue. Quelque chose s’était brisé en moi.

Les jours s’écoulant, les cœurs s’ouvrirent autour de nous.

Il nous fallut recevoir tous les fermiers qui venaient apporter leurs comptes. Les langues se déliaient, et maman dut, bon gré mal gré, écouter les doléances, les plaintes, les accusations portées contre le régisseur. La mort ne le faisait pas respecter. Tous ces gens vivaient sous le régime de la terreur.

Maman frissonnait en entendant toutes ces voix rendant un son unique.

Quant à moi, une satisfaction cruelle m’envahissait en constatant combien Chanteux était peu regretté.

Le plus expérimenté de nos fermiers, de l’avis de tous, fut promu au titre de régisseur. Il ne ménagea pas la mémoire de celui auquel il succédait, et promit à maman de beaux revenus.

Elle était terrifiée par tout ce qu’elle apprenait et, si elle avait soupçonné quelque malhonnêteté de la part de Chanteux, elle était loin de penser à quel point il la poussait.

Cependant, ma pauvre mère ne pouvait se livrer à une joie franche. Elle craignait une catastrophe provoquée par moi. Elle aurait voulu s’expliquer, mais je ne m’y prêtais pas. Elle me contemplait parfois avec effroi. Je détournais la tête.

Plusieurs semaines passèrent et l’argent affluait. Nous aurions pu nous installer en ville, mais maman n’y tenait plus et semblait prendre goût à l’exploitation.

Nous étions attachées au manoir par une force.

Évariste était venu pour les obsèques de Chanteux. Il n’avait rien dit d’autre que ces mots :

— Quel bizarre accident !

Il était retourné à ses études, après avoir approuvé le choix du nouveau régisseur.

J’avais trouvé mon frère très bien. Il ne restait en lui nulle trace de ses accès d’intempérance.

Il ne demanda, par la suite, pas plus d’argent à notre mère, bien qu’il sût que le régisseur nous apportait des fonds importants.

Tout reprenait son cours normal.

Je sortais avec mes chiens. Je courais plus que jamais dans la campagne, j’allais à la découverte de coins que je n’avais jamais vus.

Pourtant, je n’avais plus la même ardeur à la vie. Mon imagination s’était tout à coup assombrie. Il semblait qu’un voile s’était posé brusquement sur la nature.

J’étais moins gaie et plus frondeuse.

Et bien que j’en eusse dit à maman, je regardais les gens en face et avec assurance. Je sentais le défi que décelaient mes prunelles.

Je n’en avais cure.

Au cours de mes randonnées de plus en plus longues, parce que la maison me déplaisait, je rencontrai un de nos fermiers.

Il eut un recul en m’apercevant.

J’allai à lui :

— Bonjour, Lucas !

— Bien le salut, Mamzelle !

L’homme me regarda. Puis ses yeux fuirent les miens.

— Alors, Lucas, la santé est bonne ?

De nouveau, la pointe acérée de son regard se posa sur mon visage. Il bégaya :

— C’est dur…

— Oui, c’est dur… avec sept enfants.

Je le quittai brusquement. Cet homme était honnête et économe. C’était un travailleur acharné. Je poursuivis ma promenade. Depuis que Chanteux n’existait plus, j’allais bien au-delà du domaine. J’étais excellente marcheuse, et les kilomètres ne m’effrayaient pas.

Je poussai jusqu’à une grande maison inhabitée, dont les terres à l’entour faisaient suite à notre propriété. Je fus surprise de voir que ces ruines semblaient animées.

Je n’apercevais personne, mais je devinais un mouvement dans ces murs.

Je m’avançai davantage. J’entendis des voix. Un ouvrier sortit de la maison.

Je me sauvai en me disant que sûrement on devait procéder à des réparations.

J’en fus émue. Cette propriété s’appelait le Castel des Crares, et cette habitation était la plus proche des habitations de valeur situées à côté de la nôtre. Nos limites se touchaient, tracées dans ce sens par une route traversant un bois dont nous possédions chacun la moitié. De chaque côté de ce bois, vers nos maisons respectives, s’étendaient plusieurs hectares de terres.

J’étais fort intriguée. Je revins, songeuse, et je rencontrai Jean-Marie. Il me semblait qu’il y avait des années que s’était passé entre nous ce drame de l’amitié. Je considérais maintenant le fils du fermier comme un enfant sans conséquence et je riais de cette erreur.

Après la mort de Chanteux, ses parents avaient été les plus médisants envers sa mémoire.

La fermière Cordenec avait perdu son sourire ambigu et le fermier paraissait inquiet et consterné. Mais à mesure que le temps passait, leur maintien devenait plus franc et plus respectueux. Jean-Marie, lui, gardait son air contrit. Sans doute ma gifle le brûlait-elle toujours.

Je l’accostai en lui disant :

— Tu sais la nouvelle ?

— Laquelle, Mademoiselle ?

— Le Castel des Crares a des ouvriers.

— Ah !

Cela ne parut nullement l’émouvoir. Il reprit :

— Tant mieux. Plus il y a de monde dans un pays, plus c’est gai.

Je n’avais pas pensé à cela. Peut-être était-ce parce que je n’avais plus autant d’entrain. J’allais dans la vie, maintenant, comme dans un rêve, et il me semblait que tout s’était transformé autour de moi.

Je fus désolée que le pays pût devenir plus animé. Je n’éprouvais plus du tout le besoin de me distraire.

En rentrant, j’annonçai à ma mère :

— Le Castel des Crares me paraît devoir être bientôt habité.

— Cela n’a aucune importance, répondit maman.

— Sans doute, mais nos terres touchent aux leurs, et il faudra surveiller.

Ces paroles me vinrent aux lèvres sans que j’y réfléchisse. Je n’avais pas ces habitudes de propriétaire, ordinairement.

Je repris :

— Je serais curieuse de savoir qui va habiter là.

— En quoi cela peut-il t’intéresser !

Je ne trouvai rien à répondre parce que je ne ressentais pas autant de curiosité que j’en affectais.

Le lendemain, cependant, j’allai jusqu’aux Crares. Mais je ne vis rien. Les volets étaient clos et la maison me parut silencieuse. Aucun bruit n’en sortait.

Je m’en retournai déçue, sans m’expliquer pourquoi. Ce sentiment me domina tellement que je n’eus pas la force de le maîtriser.

Durant le dîner, je dis :

— Les futurs habitants des Crares ont fait cesser leurs travaux.

— Comment ! tu es allée jusque là-bas, encore aujourd’hui ?

— Oui, c’est mon but.

— Malheureuse enfant ! comme tu passes ton temps inutilement.

— Que ferais-je d’ici mon mariage ! lançai-je étourdiment.

— Ton mariage ! s’écria maman, songes-tu vraiment à te marier ?

— Pourquoi pas, si l’occasion me plaît ?

— Tu n’y penses pas ! protesta maman avec véhémence.

Son regard croisa le mien. Il était chargé d’horreur.

Je me levai sans un mot et je m’en allai. Je sifflai mes chiens et je partis à l’aventure. Il était vingt heures et le soir d’août était merveilleux. Le ciel était d’opale, mais je ne l’admirai pas. J’étais abandonnée. Une grive chantait, mais je ne l’écoutai pas. J’étais trop seule. Je n’avais presque pas dîné, mais je ne sentais pas la faim. Mon esprit s’arrêtait sur une seule pensée : Ma mère allait-elle me haïr ?

J’éloignai cette pénible éventualité et, après un tour de parc, je revins.

Maman avait quitté la salle à manger et elle était dans sa chambre. Enfoncée dans un fauteuil, elle gémissait :

— Je n’en puis plus, répétait-elle, cela devient une obsession qui me rend folle.

Elle me vit :

— Marane, s’écria-t-elle, dis-moi la vérité.

— Quelle vérité ? fis-je d’un ton lassé.

— Qu’est-il arrivé dans le sinistre après-midi que tu sais ?

— Chanteux est mort noyé, répondis-je sans hésitation.

— Oh ! se révolta maman, comment peux-tu évoquer cela avec une si froide indifférence ?

Je haussai les épaules irrespectueusement.

— Chanteux était un être indigne. Il te terrorisait et nous menaçait de ruine, tout en nous volant d’une façon éhontée. Il voulait t’épouser. Il a disparu, tant mieux !

Je débitai ces mots avec une cruauté voulue.

Maman étendait les mains devant elle comme pour me repousser.

— Va-t-en ! cria-t-elle.

Docile, je sortis de sa chambre.

Dehors, je réfléchis, ce qui ne m’était pas arrivé depuis le soir tragique.

Je trouvais maman absolument incohérente. Elle avait eu peur de Chanteux, et, maintenant, son épouvante était plus grande encore. Je sentais qu’elle ne pouvait presque plus me voir et que cela lui était une douleur de me regarder en face. Ainsi, sauvée de tant de réels et d’obscurs encerclements, ma mère m’en voulait !

Je n’arrivais plus à la comprendre. Je ne pouvais dormir. J’étais malheureuse.

Bien que l’heure fût tardive, je voulus ressortir.

— Oh ! tu t’en vas encore ? interrogea maman, qui, sur son prie-Dieu, invoquait le Ciel, sans doute pour moi.

— Oui, l’air me fera du bien.

— Tes remords t’empêchent de dormir ? me souffla maman d’une voix oppressée.

Je ris et je lançai :

— Des remords ? Je n’en ai pas un ! pas l’ombre d’un !

— Ah ! cria maman, comme si elle s’évanouissait, quel monstre ai-je mis au monde ?

Je la regardai quelques secondes avant de m’en aller et je la quittai en riant.

Oui, je l’avoue, j’avais l’atroce courage de rire.

Mais je perdis bientôt cette dureté dans la nuit étoilée qui m’enveloppait.

Je n’éprouvais nul sentiment de crainte en entendant les vagues mugir, se gonfler et s’écrouler. Le soir était sans lune, mais je voyais clair partout. Les oiseaux de nuit passaient devant mes yeux. Je les voyais battre l’air de leur vol mou. Que tout était beau et calme.

J’aurais voulu dormir là, loin de la fourberie des hommes. Je comprenais le prestige de la nature et tout le calmant qu’elle peut apporter aux âmes.

J’étais contente de ressentir quelques sensations. Depuis la mort du régisseur, je croyais mon cœur devenu de marbre.

Je revins vers la maison. Le vent s’élevait. Il ébranlait les girouettes du toit. Les vitres, mobiles dans leur enchâssement de mastic usé, accompagnaient leur grincement. C’était la vie des hommes qui reprenait.

Je souhaitai que ce vent d’orage devînt tempête. Ma cruauté reparaissait.

Maman me contempla avec la même anxiété quand je rentrai.

Elle ne me dit pas un mot.

Je me couchai et je m’endormis comme un petit enfant.

Je me réveillai joyeusement le lendemain, mais je pensai soudain à Jeanne de Jilique, et toute ma gaîté tomba.

Je ne pouvais m’accoutumer à l’idée qu’elle était mariée. Chaque fois que cette réalité me venait à l’esprit, il me semblait que la pointe d’un stylet me transperçait le cœur.

J’en avais d’autant plus de peine que ma mère m’avait dit que le mariage ne serait pas pour moi !

Je procédai rapidement à ma toilette et je rejoignis maman dans la salle à manger. Je la saluai sans l’embrasser, parce que je supposais que eela ne lui causait nulle joie. Je dis aussitôt, hantée par mon idée :

— Il va y avoir dix mois que cette méchante Jeanne de Jilique est mariée.

— Laisse donc cette pauvre Jeanne en paix !

— Mais je suis très vivement intéressée par cette femme fausse, fourbe et traîtresse.

— Modère-toi, interrompit maman, je n’aime pas t’entendre parler ainsi. On n’accuse pas sans cesse les autres. On s’interroge, soi.

— Je m’interroge, tranchai-je, et je ne vois nulle trahison dans ma conscience. Plût au ciel que je pusse trahir achevai-je avec véhémence.

— Que signifient tes paroles ?

Je restai un moment sans répondre ; puis je murmurai, excédée :

— Elles ne veulent rien dire du tout.

— Tu es incompréhensible !

— Tant mieux !

Je déjeunai en silence. Maman reprit :

— Tu sais que la fête de l’Assomption sera la semaine prochaine ? J’ai l’intention de me rendre au village pour me confesser. Je pense que tu m’accompagneras ?

Je me sentis pâlir. Puis, rapidement, je répliquai :

— Je ne crois pas. J’ai autre chose à faire. Je ne sais quel jour j’irai. Il faut que j’y réfléchisse.

— Marane ! cria maman.

Elle était livide.

— Qu’as-tu fait, malheureuse ?

Je ne bronchai pas sous cette question, pas plus que je ne fus émue du regard terrible que me jeta ma mère.

Puis, soudain, je murmurai :

— Que t’importe !

— Que m’importe ! Mais tu me crucifies ! Ma fille a… a…

— … A tué Chanteux ! Toujours cette histoire ! N’y pense donc plus. Tu es sauvée, c’est là l’important. Des bêtes immondes comme cet homme ne sont créées que pour être écrasées.

— Oh ! quel affreux calvaire je puis vivre ! gémit maman.

— Tu aimerais peut-être mieux être la femme de Chanteux ? dis-je sans respect.

— Tu es abominable !

J’en convins et je demandai pardon à maman.

Elle réitéra sa question :

— Viendras-tu te confesser avec moi ?

— Non ! ripostai-je sèchement.

Sans autre parole, je m’en allai.

Les velléités de douceur, de prévenances, de travaux d’intérieur que j’avais cru deviner en moi avaient disparu.

Pour le moment, deux choses obsédaient mon cerveau : la venue de ces étrangers dans le Castel des Crares et le bonheur de Jeanne de Jilique. Elle jouissait sans doute d’une félicité paisible, tandis que je menais une vie terrible.

J’eus le projet d’aller la voir dans sa quiétude, afin de la troubler… Ô honte sur moi… Je devenais méchante, nerveuse, insatiable… Je me dirigeai, ce matin-là, vers la ferme des Cordenec.

— Bonjour, Mamzelle…

— Bonjour, tous ! Jeantic m’a priée de vous dire de vous rendre à la maison des Clos pour vous occuper d’une vache malade.

— Bien !… Ah ! Jeantic est un fameux maître ; il est juste, il est bon, tandis que M’sieu Chanteux, quel homme dur !

— Dites donc, bonne fermière, il me semble que vous ne parliez pas ainsi quand Chanteux vivait.

— Oh ! Mamzelle, on avait si peur ! Il vous commandait et il vous menaçait, si on ne disait pas comme lui… On tenait à sa place…

— Alors, vous auriez passé par tout ce qu’il aurait voulu ?

— Dame !

— Cela vous fait honneur à tous, dis-je ironiquement.

— Vous auriez peut-être agi comme nous, si vous aviez eu votre pain à gagner, se défendit la fermière.

— J’en doute ! Il avait trop d’ambition pour mon goût ! Des gens de ce genre, je les mate, dis-je avec orgueil, en me remémorant les coups de cravache dont je l’avais cinglé. Je n’ai peur de rien, sachez-le !

— Mamzelle a du cran, tout le monde le dit… Enfin, la mort de ce Chanteux est arrivée à temps, parce que m’est avis qu’il y aurait eu du grabuge.

— Je le crois.

— On dirait qu’elle a été causée exprès.

— On le dirait, oui, fis-je laconiquement, d’un accent neutre.

— C’est le père Lucas qui a vu le corps.

— Oui…

— Et alors, il l’a retiré de l’eau avec l’aide d’un autre ?

— Oui…

— C’est curieux tout de même, que ce Chanteux ait glissé…

— Les méchants sont toujours punis.

— Il ne buvait pas, M’sieu Chanteux ?

— Il a pu glisser sur une herbe… et comme il venait de déjeuner, il a eu une congestion.

— Si ceux qui l’ont tiré de là étaient arrivés un peu plus tôt… le malheur n’aurait pas eu lieu…

— Vous regrettez Chanteux ?

— Dame, non !

La fermière avait repris son air faux et la convoitise brillait dans ses yeux.

Je dis sentencieusement, en la regardant en face :

— Bien mal acquis ne profite jamais ! Chanteux devait mourir ce jour-là…

J’appuyai sur « devait ».

Je m’en allai. Je caressai Rasco et Sidra. Les bonnes bêtes ! Elles ne parlaient pas et je les appréciai pour leur fidélité et leur muet dévouement.

Je m’acharnai à détourner ma pensée de cet événement qui hantait encore chacun.

Je me promenai jusqu’aux Crares. Les volets étaient ouverts et les ouvriers y travaillaient.

Je m’étonnai que l’on vînt habiter dans ce lieu… Il était éloigné du village, comme nous l’étions et même davantage.

Quels étaient les originaux qui venaient là ? Je ne me disais pas que mon père avait agi pareillement et qu’il était venu se confiner dans ce manoir bâti au milieu d’une lande déserte.

Mais ce qui me paraissait parfait pour moi me semblait extravagant pour les autres. J’aimais la nature et je m’imaginais facilement que personne ne pouvait partager mes goûts.

Je me rapprochai de cette maison. Je ne me souciaispas des ouvriers qui allaien t et venaient et je les regardais faire.

Cependant, à quelques mètres, je m’arrêtais, pressentant que je n’apercevrais pas ceux qui résideraient là. Peut-être aussi ce logis ne les recevrait-il qu’au printemps suivant.

Je pris le chemin du retour, accablée je ne savais pourquoi. Ah ! que je me sentais vieillie ! La vie pesait sur mes épaules, comme une chape de plomb.

Quelques mois auparavant, je me trouvais pleine d’ardeur, joyeuse à mon lever, tout heureuse d’embellir ma toilette et de me coiffer d’une manière seyante.

Aujourd’hui, nulle coquetterie dans ma vêture, ni dans ma personne.

Je portais une robe grise, avec un manteau de pluie. Ce dernier était verdi, ayant reçu tous les embruns possibles. Mon chapeau se composait d’un béret de laine, sans souci de symétrie. Mes traits s’étaient durcis, et mon visage avait pâli. Je paraissais davantage que mes dix-sept ans, et, malheur plus grand, cela m’était indifférent.

Les semaines passèrent et la fête de la Toussaint arriva. Ma mère alla se confesser et je ne l’accompagnai pas.

Je compris la détresse de ses yeux, mais je me raidis. Je restai au logis et, le lendemain, j’allai à la messe sans suivre ma mère à la table de communion.

Le jour de la fête des Morts, je ressentis une tristesse horrible. J’appelai mon père à l’aide.

Je fus comme une somnambule toute la journée et le goût de la solitude s’accentua en moi.

Je décidai de ne me marier jamais. Je serais allée dans un couvent si je n’avais eu ma mère. Le poids de l’existence me terrassait. Je ne trouvais plus rien de beau, ni de bien, hormis mes chiens.

Je passais de longues heures à rêver que j’étais une ondine et que je m’enfonçais dans l’abîme de la mer. Je planais à la crête des vagues, je redescendais dans leur creux, je me fondais avec l’écume et je courais parmi la tempête.

Je me réveillais, brisée de ces songes, l’esprit alourdi, le cœur serré.

Je fuyais presque les vivants, je ne parlais presque plus à ma mère, moi qui aimais tant échanger mes idées et dire tout ce qui me passait par la tête.

Maman me contemplait, effrayée. Cependant, elle me demandait :

— Pourquoi ne soignes-tu plus ta toilette, Marane ?

— Je ne sais pas… Je ne pense plus à ces choses…

— À quoi penses-tu donc ?

— À l’infini… Les étoiles me réconfortent, la mer m’appelle…

— La mer !… L’eau !… Veux-tu insinuer ?…

Je frissonnais quand ma mère me rappelait ce souvenir et je restais dans un malaise que je ne pouvais surmonter.

Je réunissais mes efforts pour changer de sujet, mais elle m’interrompait pour me lancer des paroles dures.

— Tu deviens comme une paysanne, sans goût, ni grâce… Tu as un air vieux et malade. Tu ne parais plus une jeune fille de dix-huit ans bientôt, mais une femme de trente qui n’a plus de jeunesse.

— Pourquoi me répéter ces phrases ?

— Pour que tu te reprennes.

Je n’étais pas mortifiée par ces mots.

Je ne me contemplais pas davantage dans un miroir. Je gardais ma jupe grise et ma casaque de laine. Je savais que j’étais pâle et que ma bouche était sérieuse.

Quant à mes yeux, que valaient-ils ?

À son dernier séjour, Évariste m’avait dit qu’il n’avait jamais vu les pareils.

Ils étaient verts, avec parfois un reflet d’émeraude. Mais leur expression, je ne la connaissais pas. Ah ! que m’importaient tous ces détails !

Tout mon être subissait un ralenti. J’étais au point mort, attendant instinctivement un changement dans mon existence, et cependant je ne pressentais rien. Il me semblait que tous mes jours allaient se passer ainsi, à parcourir mollement la lande avec mes chiens, à n’escompter rien, à vieillir lentement, bercée par le flot rieur ou la plainte lugubre de la mer, mon amie…