Éditions des « Bonnes Soirées » (p. 91-104).

VIII


Ah ! que je guettais Chanteux ! Que j’aurais voulu qu’il arrivât malheur à cet homme ! Je ne rougis pas de le dire. Ses paroles m’étaient entrées dans l’âme comme un fer brûlant qui ne se refroidissait pas. Les calomnies qu’il répandait sur Évariste et sur moi, l’épouvante dans laquelle il tenait ma mère, me le faisaient considérer comme une de ces pieuvres dont on ne pouvait détacher les tentacules. Un à un, ils vous enserraient. Je sentais leur peau flasque et j’en éprouvais une souffrance physique.

Son regard narquois prenait de plus en plus d’assurance. Quand il me rencontrait, il glissait la flamme aiguë de ses yeux vers moi, et un malaise m’atteignait comme s’il eût voulu m’hypnotiser. Je ressentais alors une cruauté de sauvage, instinctive comme la frénésie d’un galop ou le souffle d’une trombe.

Je devenais assez malheureuse et je me demandais ce que deviendrait ma vie.

Les entretiens de maman et de Chanteux devenaient de plus en plus fréquents. Ils avaient lieu, le plus souvent, vers quinze heures, et cela me contrariait, parce que je tenais à les entendre sans qu’on le sût. Il était question de vente, de prêts, d’emprunts, de notaire. Je ne comprenais pas grand’chose, mais maman paraissait accablée.

Certains jours, où je rôdais autour de la maison pour surprendre la venue de Chanteux, il ne se montrait pas. Je me promettais chaque fois d’abandonner cet espionnage.

Un matin, j’avais formé le projet d’effectuer une longue course vers treize heures, quand Chanteux entra, après s’être fait annoncer.

Il était dans un petit salon, ouvert sur le grand salon où je cherchais un cahier de chant pour étudier quelque peu.

Je ne bougeai plus.

Maman survint rapidement.

— Madame la comtesse, je vous présente mes hommages.

— Asseyez-vous, Monsieur Chanteux… Avez-vous pu vendre cette couple de poulains dont vous me parliez dernièrement ?

— Hélas ! Madame, le régisseur Chanteux n’a pas la main heureuse. Les acheteurs préfèrent les patrons. On m’accuse de vouloir gagner trop, on prétend que je veux une part de bénéfice.

— Comme tous ces détails sont pénibles, murmura maman.

— Je vous l’ai dit, Madame, il faudrait un vrai maître qui exploitât pour son propre compte. Vous verriez alors comme la situation changerait !

— Que faire ? s’écria maman dans un cri de désespoir.

Elle ne devinait pas plus que moi l’ambition de Chanteux. Il poursuivit :

— Madame devrait se remarier.

Le grand mot était lâché. Je faillis m’exclamer, tandis que maman, abasourdie, répétait :

— Me remarier…

— Mais oui, Madame, vous êtes jeune et vous ne pouvez rester seule avec ce domaine à exploiter. Aussitôt que l’on verra un maître ici, le rendement de vos terres se multipliera.

Je serrais les poings. J’appréhendais un danger, mais je ne savais lequel.

— Il vous faudrait un mari connaissant bien votre propriété et s’y consacrant corps et âme.

— Je ne veux pas me remarier, Chanteux, dit gravement maman, j’ai des enfants qui suffisent à ma vie. Puis, au cas où je voudrais contracter une nouvelle union, où pourrais-je rencontrer l’homme assez dévoué pour sauver ce domaine de la ruine ?

Ma mère avait prononcé ces paroles d’un ton douloureux qui aurait attendri des pierres.

Il y eut un moment de silence durant lequel il me semblait que ma respiration oppressée s’entendait comme un soufflet de forge.

Chanteux articula alors, et chacun de ses mots m’entrèrent dans le cœur comme des poignards empoisonnés :

— Si vous le voulez. Madame, je serai cet homme-là.

— Vous ! cria maman en se dressant et en repoussant son fauteuil qui heurta une table.

— Et pourquoi pas, Madame ? À cette époque, les distances sociales n’existent plus. Je suis fils de paysans, mais je suis intelligent et je sais que ce domaine bien mené peut rapporter, mais il faut une main de fer comme la mienne.

— Vous ! jeta encore une fois maman, comme si elle appelait au secours.

J’étais terrorisée dans mon coin. Un voile flottait devant mes yeux. Je me retenais de toutes mes forces pour ne pas bondir. Ce rustre cynique épouser la comtesse de Caye ! À mesure que je pénétrais la situation, le rouge de la colère me colorait les joues. Cependant, je voulus savoir jusqu’où irait l’audace de cet homme et je restai sans mouvement.

Je crois, d’ailleurs, que l’on ne m’aurait pas entendue, tellement cette minute tragique absorbait les esprits.

— Ah ! je vous serais tout dévoué et ne tiendrais pas plus de place qu’un chien dans votre maison. Mais, au dehors, Madame, quelle activité je déploierais pour vous rendre riche ! mes forces seraient décuplées, j’aurais un but. Tout le jour, je ferais marcher les ouvriers agricoles, je m’imposerais aux ventes, je serais tenace, rien que pour le bonheur de vous revoir le soir.

Je frémis. Était-ce donc cela une déclaration d’amour. Il me semblait qu’elle sonnait faux. Maman commença un mot, mais sa voix fut couverte par celle de Chanteux.

— N’avez-vous pas compris, Madame, que je vous vénère… que… je vous aime, proféra-t-il avec un tremblement.

— Sortez ! rugit maman, comme une tigresse attaquée.

Dieu ! que je fus soulagée. Je sentis mon visage s’épanouir.

— Quoi ! s’écria Chanteux, vulgairement.

— Sortez ! répéta ma mère. La comtesse de Caye n’épousera jamais son régisseur.

Elle, si fragile, un génie mystérieux paraissait la soutenir.

Ce fut plus fort que moi, j’applaudis et je me tins sur le seuil, mais nul des deux adversaires ne m’aperçut.

Maman était si pâle que je crus qu’elle allait mourir.

Chanteux était comme un fou furieux.

— Qu’est-ce à dire ?

Il se redressait.

— Je ne vous vaux pas, par hasard ? cria-t-il grossièrement à ma mère.

— Je ne conteste pas vos qualités, mais je suis libre de ne pas accepter votre proposition et je ne vous permets pas de me manquer de respect.

— Il vous en cuira ! hurla Chanteux, exaspéré.

Je frissonnai de dégoût devant la menace de cet homme. Toutes ses batteries étaient démasquées. Il nous réduisait à la misère afin d’acculer maman à un mariage. Il se rendait indispensable, nous terrorisait, voulait anéantir l’esprit d’Évariste, exagérait ma mauvaise réputation, tout cela pour devenir le maître légitime par intimidation.

Il me remarqua enfin et ma vue porta sa fureur à son comble.

Cependant, malgré son aspect de bête déchaînée, je relevai ses paroles :

— Des menaces ?

— Vous… vous n’avez rien à dire, me répondit-il insolemment.

— Vous ne m’empêcherez pas de parler chez moi, continuai-je tranquillement.

— De vous à moi… des ordres ? ricana-t-il.

— Oui, un ordre.

— Je sortirai quand il me plaira ! J’ai encore quelque chose à vous apprendre, mais ce sera bref : je vous annonce votre ruine prochaine. Bonsoir, Mesdames !

Et Chanteux s’en alla.

Je me tournai vers maman. Elle était effondrée dans un fauteuil. Toute sa force nerveuse était anéantie. Je la plaignis.

— Ce Chanteux est un monstre ! m’écriai-je.

— C’est épouvantable, répondit maman. Qu’allons-nous devenir ? Il nous ruinera par vengeance.

— Ah ! si je pouvais le tuer ! dis-je en serrant les poings.

— Tais-toi, supplia maman d’une voix rauque.

— Mais, c’est un homme effroyable qui doit disparaître de la terre.

— Je t’en supplie, Marane, modère-toi. Il ne faut pas dire des choses semblables, même en ne le pensant pas.

— Je le pense ! criai-je, comment n’y penserais-je pas, ne nous a-t-il pas insultées toutes les deux ?

Ma mère pleurait doucement.

— Que deviendrons-nous ? répéta-t-elle entre ses larmes.

Sa peine me bouleversait.

— Ne crains rien, maman, nous sortirons de cette impasse.

Je n’avais aucune idée sur la façon dont nous pourrions nous en évader, mais les mots de réconfort m’arrivaient spontanément aux lèvres.

— Combien je vais trembler dorénavant, dit encore ma mère. Ce sont de vraies menaces qu’il nous a lancées, et quand nous serons ruinés que ferons-nous ? Il faudra vendre. Et où irons-nous ?

Je frissonnai. Je manquais d’expérience et je ne voyais pas l’avenir avec la netteté qu’y apportait maman. Cependant, il me semblait qu’elle s’égarait.

— Vendre, pourquoi ?

— Quand nous n’aurons plus un sou pour nous nourrir, il faudra bien se résigner à une vente. Ton père a mis tous ses capitaux dans cette exploitation.

J’avais enfin compris. La terreur faisait entrer du froid dans mes os. Quitter ce domaine dans de telles conditions me paraissait une mort honteuse.

Je restai près de maman tout l’après-midi et j’essayai de la consoler. Mais que pouvaient les mots. Naturellement, le nom de Chanteux revenait comme une triste mélopée et j’étais à bout de qualificatifs injurieux.

Je ne dormis pas, malgré ma jeunesse. Je retournais ces horribles idées dans mon cerveau. Le lendemain, j’avais le corps brisé et je me sentais vieillie.

Mon insouciance habituelle s’était envolée. Je me disais que je devais veiller sur maman, ne plus autant la quitter, afin qu’elle ne fût pas livrée aux sombres réflexions.

Je souffris de cette réclusion, durant quelques jours. L’extérieur me tentait. Il me semblait que j’étais attachée au parquet du manoir par des chaînes d’un poids sans pareil.

Ma récompense était de voir ma mère plus calme. Ma compagnie lui était une protection, et j’évitais de lui parler de Chanteux.

Une huitaine de jours après la scène qui nous avait laissées si bouleversées, le régisseur revint pour parler à ma mère.

Cette fois, je ne me dissimulai dans aucun coin. Je le regardai en face pour lui prouver que je n’avais pas peur.

Il ricana, s’assit sans que ma mère l’en priât et dit :

— Je suis venu pour vous parler affaires.

— Naturellement, dis-je avec hauteur, je ne suppose pas que ce soit pour une visite.

— Je ne m’adresse qu’à votre mère, me répondit-il grossièrement.

Je fus gravement choquée par cette absence de « Madame » précédant l’appellation de mère et je répliquai avec insolence :

— Que cela ne vous empêche pas d’être poli !

— Faites sortir votre fille ! ordonna-t-il à maman.

Je bondis et je criai :

— Nul ne peut me faire quitter cette pièce !

Se levant, il fit le geste de me prendre par le bras. Mais, droite, ma cravache à la main, je le regardai de telle manière qu’il ne termina pas son mouvement.

Maman était terrifiée. Elle était courbée sur son fauteuil, les mains jointes.

Chanteux se rassit en se frottant les mains.

— Aussi bien, commença-t-il, ce que j’ai à vous soumettre peut se dire devant votre famille, qui devra, forcément, être au courant, tôt ou tard, de la situation. Voici ce que j’ai à vous proposer : la vente de votre domaine, afin que vous puissiez sauver quelque chose de votre patrimoine. Les terres n’ont pas grande valeur en ce moment par le manque de main-d’œuvre ; le cheptel a été diminué par les épidémies. Nous avons aussi manqué d’engrais. Il a fallu y remédier. Vous savez ces choses, d’ailleurs, puisque je n’ai jamais conclu une réalisation sans votre assentiment.

Il y eut un silence, durant lequel maman pensa sans doute qu’elle avait eu trop confiance en Chanteux qui la leurrait.

— J’ai un acquéreur sérieux. Vous ne serez peut-être pas surprise en entendant que c’est moi.

Je poussai un cri :

— Jamais !

— Vous n’avez nulle voix au chapitre, Mademoiselle ! Je parle à votre mère, vous n’êtes pas majeure et vous ne comptez pas.

J’ignorais que maman avait la libre possession de notre fortune, à part certains immeubles.

La rage me fit crier :

— Vous verrez si je ne compte pas ! Vous êtes un mauvais serviteur ! Vous nous avez dépouillés pour vous enrichir.

J’éclatai en sanglots bruyants. Ma jeunesse se révoltait. Je sentais toute l’atrocité de quitter cette maison que je ne savais pas aimer autant. Y voir cet homme me causait une épouvante jamais éprouvée, une fureur qui me soulevait tous les nerfs.

Le régisseur riait. Maman s’appuyait, plus pâle qu’une morte, au dossier de son fauteuil.

Elle murmura, d’une voix changée :

— C’est terrible. N’y aurait-il pas un moyen, Monsieur Chanteux, qui nous ferait gagner du temps ? Les plantations sur lesquelles mon mari faisait fond, vont sans doute donner leur plein rendement. En renouvelant petit à petit le cheptel, il se peut que nous ayons de bonnes années.

— Avec cet homme, il n’y aura jamais de bonnes années ! Il faut le mettre à la porte !

Chanteux me lança un regard terrible. J’y lus une cruauté sans frein.

Maman me supplia :

— Marane, sois calme. Il faut parler sérieusement, je ne pourrai supporter ces éclats sans que ma santé s’en ressente.

Je me tus en crispant mes mains sur ma cravache que je n’avais pas lâchée.

Le régisseur reprit :

— Il faudrait de longues années.M. de Caye a vu trop loin et s’est fait des illusions.

— Cependant, cet immense bois, ces forêts, murmura maman.

Chanteux parut gêné, mais il se remit vite et dit :

— Leur rendement suffira à peine à réparer les autres désastres. Une affaire de ce genre n’est fructueuse que quand tout s’emboîte exactement et que la valeur marchande de l’une correspond à la valeur de l’autre. M. de Caye n’a pas été bon juge et, naturellement, vous en subissez les conséquences. Si vous aviez à votre disposition, en numéraire, le capital que représente à peu près votre domaine, vous pourriez attendre, mais…

— Je verrai mon notaire, interrompit maman, je voudrais surseoir à la catastrophe.

Il y eut un horrible silence.

Je jugeai que Chanteux voulait nous acculer à la mendicité et qu’il profitait de la faiblesse et de l’ignorance de maman. Quelle bonne occasion pour lui de devenir riche propriétaire.

Je savais que nos terres auraient eu de la valeur avec un homme probe, et je venais de comprendre que notre régisseur nous volait d’une manière éhontée.

Il reprit, d’une voix plus sourde :

— Il y aurait une manière de tout arranger.

Les traits de maman s’illuminèrent d’espoir.

— Lequel ? interrogea-t-elle vivement.

— Je vous en ai fait part.

— Ah ! murmura maman en se penchant en arrière.

— Épousez-moi, et vous resterez la châtelaine honorée. Je travaillerai jour et nuit à refaire votre fortune.

Ma cravache cingla l’air, mais elle n’atteignit pas Chanteux.

Cependant, cette manifestation de mépris eut le don de le galvaniser. Il se permit de crier :

— Ah ! si j’avais quelque empire sur vous, je vous aurais fait séquestrer depuis longtemps !

— Monsieur, intervint ma mère, ne prenez pas à partie cette enfant. Que l’entretien reste strictement entre nous.

Sa parole était ferme. Elle poursuivit :

— Je vous ai donné déjà ma réponse. Je ne veux pas me remarier.

Maman n’avait plus l’air exaspéré qu’elle avait eu à la première tentative de Chanteux. La surprise était passée. Elle était préparée à la lutte et usait de ses armes tranquillement afin de calmer la brute qui voulait la réduire.

Je m’étais recroquevillée dans mon fauteuil, prête à bondir sur Chanteux.

J’avais lu des romans trouvés dans le grenier, mais jamais je n’y avais découvert des scènes comme celle que nous vivions ! Je croyais que le monde aimait la paix, mais je remarquais que la guerre venait toujours d’un être damné qui dissolvait la tranquillité.

Le régisseur éleva la voix pour dire :

— Vous y viendrez !

Puis, sans saluer, tournant les talons, il sortit, ne modérant ni sa marche bruyante, ni la fermeture de la porte.

Je regardai ma mère.

Courbée en deux sur son siège, les larmes sillonnaient ses joues.

— Où en suis-je donc arrivée ? gémit-elle en se tordant les mains.

Je me précipitai à ses genoux.

— Ne pleure pas, tout s’arrangera, maman, le bon Dieu nous épargnera la misère et nous préservera de Chanteux.

— Ah ! que faut-il faire ? Quelle alternative ! La ruine ou… Chanteux.

Maman poussa un soupir et s’évanouit.

Jamais je ne l’avais vue ainsi et je la crus morte.

Je criai :

— Maman ! maman !

Je courus chercher Jeannic qui l’aspergea d’eau de Cologne.

Ce fut avec un soulagement qui me transporta que je vis les yeux de ma mère se rouvrir.

Nous la déposâmes sur son lit, nous la réchauffâmes par des boules d’eau chaude et notre brave servante dit :

— Madame ne devrait pas s’occuper d’affaires. Chaque fois que M. Chanteux vient, madame se fait du mauvais sang. C’est un gars qui n’est pas bon ; il ressemble à son défunt père qui ne pensait qu’au mal, sans compter qu’il braconnait sans se gêner.

Ô honte ! la comtesse de Caye était sollicitée en mariage par le fils d’un braconnier !

Jeannic continua :

— M’est avis que le fils braconne en grand sur les terres de Madame, mais ce ne sont pas des lapins qu’il lui faut. L’ambition a grandi, on en jase à mots couverts.

— N’écoutez pas ces commérages, Jeannic.

La servante se tut. J’en savais assez. Ce Chanteux était notre mortel ennemi et il fallait en finir avec lui.

Quelques jours passèrent dans des réflexions douloureuses. Maman était sans force physique, sans ressort moral.

Je n’osais plus trahir ma pensée, craignant de l’affliger. Comme les natures détestant la lutte, elle pensait toujours que le miracle allait arriver qui nous sauverait.

Ah ! comme je le demandais aussi, ce miracle, mais je sentais confusément qu’il fallait l’aider.

Un matin, j’étais dans la pièce qui communiquait avec celle de ma mère, quand on annonça Chanteux.

Elle le reçut dans un petit boudoir, et je me postai dans sa chambre, prête à la soutenir, le cas échéant. J’écoutai la conversation sans déceler ma présence.

— Vous êtes seule, Madame ? demanda Chanteux.

— Oui, Monsieur Chanteux.

Ma mère était de bonne foi.

— J’aime mieux cela ! répliqua le régisseur, à l’aise, puis, sans transition, il continua :

— Cette petite demoiselle ne comprend rien de la vie et vous empêche de voir clair. Je suppose que vous avez réfléchi aux deux propositions que je vous ai faites : la vente de votre domaine pour vous sauver du besoin, ou un mariage avec moi qui vous rendra riche. Je n’insiste pas sur l’avantage que vous auriez à vous décider pour ce dernier parti. Il ne faut pas vous arrêter à l’idée de mésalliance, ce sont des mots usés, ce qu’il faut, c’est vivre. Et avec moi, vous aurez une vie de luxe.

Chanteux se découvrait maladroitement. Il parlait de luxe sitôt le mariage, tandis qu’actuellement, il mettait toujours la ruine en avant.

Chanteux, le bien nommé, pratiquait le chantage.

Maman prononça fermement :

— Non, Chanteux.

Que se passa-t-il dans l’âme de cet homme ?

Fou, désespéré, il hurla un blasphème.

J’entendis un cri. Je me précipitai, pour voir l’infâme régisseur portant les poignets de ma mère à ses lèvres.

Je m’élançai et lui serrai un bras avec violence. Il eut un grincement de douleur et lâcha les mains de maman qui retomba, livide, sur son siège.

J’avais une cravache dont je n’avais pas osé me servir, de crainte d’atteindre ma mère. Mais quand je vis Chanteux loin d’elle, je le frappai.

Quelle jouissance ! La fureur indignée me portait, et deux coups secs cinglèrent l’homme. Il eut sa revanche en saisissant mes doigts qu’il tordit. Je poussai une exclamation de rage et je me dégageai.

Il s’enfuit.

Une justice me soulevait. Je voulus suivre le régisseur, mais un appel de maman me retint :

— Marane !

Je fermai la porte et je revins près d’elle.

— Cet homme est un lâche ! criai-je dans un état d’exaspération qui touchait à la démence.

— Calme-toi, Marane.

— C’est épouvantable, il t’a embrassé les mains !

Dans mon innocence, j’ignorais qu’une sorte de folie prenait les hommes qui étaient amoureux d’une femme.

— Quelle horrible chose, murmurait maman.

— Tu as honte comme moi ; tu sais, ce jour où Jean-Marie voulait m’embrasser.

Je tournais dans la pièce comme un tigre en cage.

— C’est affreux ! gémissait maman.

Elle pensait à l’ensemble de la situation, tandis que je ne voyais plus que le dernier détail.

— Oui, c’est affreux, et je veux te venger !

— Tais-toi, soupira maman.

— Oh ! non, je ne pourrais pas me taire ! Je ne laisserai pas cet homme nous salir davantage. Oh ! les mains de ma mère touchées par ce monstre. Maman ! Maman ! criai-je désespérée, tu ne l’épouseras pas, n’est-ce pas ?

— Oh ! s’écria maman dans un cri d’agonie. L’épouvante et la honte avaient jailli dans ce mot.

Je me jetai dans ses bras et je me serrai contre elle avec frénésie. Puis je cherchai du vinaigre de toilette et je frottai ses doigts ainsi que ses poignets. Mes larmes coulaient et j’articulais des mots sans suite.

Cependant, j’étais prise d’une sorte de fierté en me convainquant que maman n’aimait pas cet homme. Une science sourdait en moi. Je me disais que ma mère aurait pu avoir un penchant pour lui, bien que cela me parût un crime de l’envisager.

La beauté de la vie se détachait peu à peu de moi. Mon âme tournoyait dans un abîme et il me semblait que mes épaules se courbaient sous la calamité humaine.

Je fus dans cet état durant quelques heures, puis une résolution s’empara de moi, hypnotisant mon être.

Je sentais mes lèvres se pincer, mes yeux devenir durs. Mon cœur se transformait. Je devenais une autre personne.

Nous répondîmes à l’appel de Jeannic, nous annonçant que le déjeuner était servi.

Je suivis maman dans la salle à manger. Nous nous assîmes en silence.

— Dois-je faire revenir Évariste ? prononça soudain ma mère.

— Ah ! non, répliquai-je, pour qu’on l’empoisonne encore !

Il y eut un nouveau silence. Je ne pensais nullement à dissimuler mon souci, tandis que maman accumulait les efforts pour avoir un air dégagé.

Je pouvais à peine parler. Mes réflexions étaient trop absorbantes.

Quand le repas fut terminé, je me préparai à sortir.

— Tu vas te promener ? me demanda maman avec étonnement.

Je l’avais accoutumée depuis quelques jours à ma société et elle se montrait surprise qu’après un incident aussi violent je pusse l’abandonner…

Cependant, je l’accompagnai dans sa chambre. Elle contempla un moment mon visage sombre et s’effraya :

— Marane, où vas-tu ?

Je ne répondis pas tout de suite.

— Parle, Marane, tu me fais peur.

— Pourquoi ?

— Je ne comprends plus ton visage.

— Est-il donc changé ?

— Il me paraît chargé d’ombre, tes yeux sont inquiétants, je t’assure.

— Cela ne me surprend pas, ripostai-je tranquillement.

— Pourquoi dis-tu cela ?

Je regardai ma mère en silence.

— Tu ne comprends toujours pas ? interrogeai-je.

Ma mère eut un tremblement.

— Que veux-tu donc faire ?

J’hésitai une seconde, puis je déclarai fermement :

— Je vais le tuer.

— Ah ! cria maman, tu es folle !

— Non pas, je suis juste. Pourquoi laisserai-je une bête malfaisante nous faire tout le mal possible sans chercher à l’écraser ? Cet homme disparu, nous vivrons de nouveau tranquilles, paisibles.

— Tu es folle, répéta maman, en se tordant les mains.

— Pourquoi nous laisser martyriser ?

— On ne se fait pas justice soi-même ! c’est l’affaire de Dieu !

— Dieu me pardonnera.

— Marane, reviens à toi ! supplia maman, avec tendresse. Je devine ta douleur de me savoir offensée, mais calme-toi. Je suis beaucoup plus malheureuse maintenant, parce que je te vois ces idées excessives de vengeance.

Nulle supplication ne put me retenir. Je m’arrachai des bras de maman, et je m’enfuis en courant, dépistant toute recherche.

Je revins trois heures après.

Maman scruta mon visage, mais elle ne me demanda rien.

Je m’assis en face d’elle pour le repas du soir. Nous avions terminé notre potage, quand Jeannic entra en coup de vent, sans souci de protocole.

Elle cria comme une hallucinée, les bras en l’air :

— On vient de retirer M. Chanteux de l’eau ! Il est mort noyé.