Manuel de la parole/15/74

J.-P. Garneau (p. 279-281).

LE PETIT MENDIANT


C’était un pauvre petit être
Que nul en ce monde n’aimait ;
Et lui-même, hélas ! ignorait
Eu quel lieu Dieu l’avait fait naître.
Il mendiait partout son pain ;
Et les enfants, dans les villages,
Le poursuivaient de leurs outrages,
En le voyant tendre la main.
Mais le petit, leur faisant face :
« Quel est donc celui qui me chasse ?
Leur disait-il d’un ton hardi,
La grande route est à qui passe ;
Et, sur ce sol, moi, j’ai ma place,
Car je suis Français, Dieu merci ! »

Un jour, non loin de la frontière,
Drapeaux au vent, tambour battant,
Il vit passer un régiment ;
Il entendit parler de guerre.
On acclamait les bataillons,
Tous les yeux brillaient d’espérance,
Et l’on criait : « Vive la France ! »
Il cria, lui, sous ses haillons.
« Pauvre petit, dans ta misère,
Que te fait la paix ou la guerre ? »
Lui dit un sceptique endurci.
L’enfant leva son œil sévère :
« Je n’ai jamais connu ma mère ;
Mais je suis Français, Dieu merci ! »

Aux jours de deuil, sur la ruine
D’un incendie encor fumant,
L’ennemi saisit un enfant
Qui tenait une carabine.
« Que vient faire ici ce gamin ?
Tu veux donc qu’on te fusille ?
Ton nom ? — Je ne sais. — Ta famille ?
— Je mendie et suis orphelin.
— Un vagabond ! Sous quelque pierre
Écrasez-moi cette vipère.
Est-ce un Français ? Est-ce un bandit ?
— Quand vous passâtes la frontière,
Cria l’enfant, à ma colère,
J’étais Français, je l’ai senti ! »

Le lendemain, dans les décombres
Cherchant les débris de leurs toits,
Quelques paysans aux abois
Se promenaient comme des ombres.
Auprès d’un vieux mur chancelant,
Couché dans sa gloire enfantine,
Un coup de feu dans la poitrine,

Ils virent le petit enfant
Déjà, le trépas de son aile
Enveloppait sa tête frêle.
« Qui donc es-tu, pauvre petit,
Toi, tombé d’une mort si fière ? »
L’enfant souleva sa paupière :
« Je suis Français, je vous l’ai dit ! »

Leclère.