Manuel de la parole/15/72

J.-P. Garneau (p. 277-278).

LA CHASSE


J’étais encore enfant ; un matin, sous la tente,
Mon père, l’œil en feu, la gorge haletante,
Rentra, jeta son arc et ses traits, et me dit :
« Yakoub, par Mahomet ! ce canton est maudit ;
Chaque nuit, mon troupeau d’un mouton diminue.
La lionne au bercail est encor revenue :
Sur le sable j’ai vu ses pas appesantis.
Sans doute dans quelque antre elle a quelques petits… »
Je ne répondis rien ; mais, quand sortit mon père,
Je pris l’arc et les traits, et, courbé vers la terre,
Je suivis la lionne. Elle avait traversé
Le Nil : au même endroit qu’elle je le passai ;
Elle avait au désert cru me cacher sa fuite :
J’entrai dans le désert, ardent à sa poursuite ;
Elle avait, évitant le soleil au zénith,
Cherché de l’ombre au pied du grand sphinx de granit,
De l’antique désert antique sentinelle :
Comme elle fatigué, je m’y couchai comme elle…

Comme elle je repris ma course, et jusqu’au soir
Mon pas pressa son pas ; puis je cessai d’y voir,
Immobile, implorant un seul bruit saisissable
Qui vînt à moi, flottant sur cette mer de sable.
J’écoutai, retenant mon souffle… Par moments,
On entendait au loin de sourds rugissements ;
Vers eux, comme un serpent, je me glissai dans l’ombre.
Sur mon chemin un antre ouvrait sa gueule sombre
Et dans ses profondeurs j’aperçus sans effroi
Deux yeux étincelants qui se fixaient sur moi.
Je n’avais pas besoin ni de bruit ni de trace :
Car la lionne et moi, nous étions face à face.
Ah ! ce fut un combat terrible, hasardeux,
Où l’homme et le lion rugissaient tous les deux.
Mais les rugissements de l’un d’eux s’éteignirent…
Puis du sang de l’un d’eux les sables se teignirent.
Et, quand revint le jour, il éclaira d’abord
Un enfant qui dormait auprès d’un lion mort.