Manuel de la parole/15/48

J.-P. Garneau (p. 229-231).

PHOSPHORESCENCES


Un vieux matelot m’a conté
Cette histoire, une nuit d’été
Que nous voguions sous les étoiles.
Assis sur le gaillard d’avant,
Tous deux nous écoutions le vent
Chanter sa chanson dans les voiles.

Tout à coup la mer s’embrasa.
Chaque vague se divisa
En d’incalculables parcelles
Brillantes comme un firmament ;
Ce fut un éblouissement
De myriades d’étincelles.

« Matelot ! mon bon matelot !
Dis-moi donc pourquoi le flot
Soudain vient se changer en flamme ?
Dis-moi donc pourquoi la mer
A fait place au grand feu d’enfer ?
Dieu prenne pitié de notre âme ! »

Et je tremblais, tout éperdu.
Le matelot m’a répondu :
« Va, petit mousse, Dieu nous garde ;
Ne tremble pas, mon pauvre gars,
Car ce feu-là ne brûle pas.
Ne crains rien, enfant, et regarde.

« À ce que m’a dit un savant,
Avec qui je causais souvent,
Du temps que je faisais la pêche,
Tout ça, ce sont des animaux.
Même, il avait d’étranges mots
Pour les nommer ; mais, ça n’empêche,

« Ma mère, je crois, m’a conté,
Bien mieux que lui, la vérité,
Et sans chercher trente-six sortes ;
Croire sa mère, c’est vertu.
Ces feux-là, moussaillon, vois-tu,
Sont des morceaux d’étoiles mortes.

« As-tu vu, parfois, dans la nuit,
Passer une lueur qui fuit,
Rayant le ciel, comme une bombe ?
Et même, à ce que l’on prétend,
Il est des moments qu’on l’entend.
Eh bien ! c’est un astre qui tombe.

« Mais le bon Dieu n’a pas voulu
Qu’après sa mort, il fut exclu
De son paradis de lumière ;
Il le fait revivre pour nous,
L’astre dont le rayon si doux
Berça longtemps notre paupière.

« Puisqu’il aime les matelots,
Le Seigneur a donné les flots
Comme cimetière aux étoiles ;
Aussi, parfois, quand il fait beau,

Elles brillent dans leur tombeau.
Sous les clartés du ciel sans voiles.

« Et sur ce, mousse, assez causé !
J’en ai déjà trop dégoisé ;
Va te remiser dans tes toiles,
Car notre quart est achevé. »
Et, cette nuit-là, j’ai rêvé
Que nous voguions sur des étoiles.

A. Verchin.