Manuel de la parole/15/31

J.-P. Garneau (p. 207-208).

ŒDIPE ET LE SPHINX


L’infortuné roi de Thèbes, retiré au fond de son palais, cherchait la solitude, et semblait craindre l’approche de sa famille. Là, il était troublé encore par les gémissements d’une multitude qui souffrait mille maux dont il se croyait coupable ; car il s’accusait dans son propre cœur. Il disait avec amertume :

« Qu’est devenu mon courage ? qu’est devenue cette brillante intelligence qui avait répandu ma renommée parmi les nations de la Grèce ? Ah ! combien, aujourd’hui que je suis devenu faible comme un enfant, je tremblerais devant le sphinx, devant ce monstre venu de la mystérieuse Égypte, qui se plaisait à faire deviner des énigmes, et à égorger ceux qui ne pouvaient remporter cette singulière victoire ! Je ne fus point épouvanté de cette nouvelle sorte de combat. Mon cœur ne connaissait aucune crainte, et mon génie n’était étonné de rien ; d’ailleurs je ne voyais que le prix qui m’était réservé, un sceptre, et la main d’une reine. Ce jour mémorable est encore présent à mon esprit. Le sphinx était assis sur une des croupes arides du mont Phicée : de là, il répandait la terreur sur toute la contrée. J’arrive en sa présence, au lever de l’aurore ; un rideau de nuages transparents couvrait sa stature immense. Il avait le visage d’une femme, tous ses traits parfaitement réguliers étaient immobiles : j’aperçois encore cet œil scrutateur qui semblait vouloir arracher les plus intimes secrets de la pensée, et, dans les contours de sa bouche, une sorte d’ironie triste et terrible qui me faisait frémir. Oui, je puis l’avouer à présent, quand je vis ses mains terminées en griffes énormes s’avancer hors du nuage, toutes prêtes à saisir une proie assurée, je commençai à me repentir de ma témérité. Cependant l’énigme m’est proposée, mais d’une manière toute nouvelle et toute merveilleuse : aucun son articulé ne retentissait à mon oreille, aucun mouvement ne paraissait agiter les lèvres du monstre ; seulement j’entendais comme une voix intérieure qui résonnait sourdement au fond de ma poitrine. Au même instant, les regards du sphinx s’allumèrent, une joie féroce anima son visage, ses griffes s’abaissèrent sur ma tête : alors je tirai mon glaive, et, me couvrant de mon bouclier, je m’élançai sur mon terrible adversaire, car il m’était livré ; j’avais deviné l’énigme. Mon fer s’enfonça dans je ne sais quoi qui n’existait plus : tout avait disparu comme une vision. Néanmoins mon glaive dégouttait d’un sang immonde, et j’avais entendu un bruit faible, mais sinistre, tout semblable au râle d’un homme qu’on égorgerait dans les bras du sommeil. »

Ballanche.