Manuel de la parole/15/27

J.-P. Garneau (p. 201-203).

UN SOU DE PLAISIR


Connaissez-vous rien de plus mélancolique que le lendemain d’une fête foraine ? Plus de curieux, plus d’acheteurs empressés, plus de réclames des marchands, plus de parades sur les tréteaux, plus de sauteurs en plein vent, plus de brioches toutes fumantes ou de gaufres parfumées. Les marchands, l’air un peu triste, déménagent tous les jolis objets étalés d’une façon si séduisante, et les rares passants circulent d’un pas pressé.

Je faisais comme eux, lorsqu’une musique bien connue arriva à mon oreille. C’était un orgue de barbarie, orgue criard, épuisé, poussif, accompagné d’un tambour et d’une paire de cymbales qui avaient la prétention de lui marquer la mesure. Tout cela n’empêchait point les petits enfants qui passaient de tirer la main de leur mère ou de leur bonne du côté de cette engageante musique, et on les entendait murmurer avec un accent d’admiration et de convoitise : « Les chevaux de bois ! »

Les chevaux de bois ! Eh bien, oui, c’étaient eux, les fringants coursiers de tout enfant qui a un sou dans sa poche ! Institution démocratique, s’il en fut. La blouse de toile et la casquette râpée y galopent à côté de la robe de soie et de la toque à plumes. Les apprentis qui sortent de l’atelier ne résistent guère à la tentation de faire quelques tours de manège en plein vent, et les jeunes ouvrières se tiennent sur leur raide monture aussi fièrement que la plus élégante amazone sur son cheval pur sang.

La cavalcade allait finir, car le mouvement se ralentissait, et on lisait sur le visage des écuyers le regret qui commençait à effacer le plaisir. Déjà ! disait l’air rêveur qui se répandait sur ces figures roses.

Sur un banc, tout près, une petite fille était assise. Elle pouvait avoir cinq ou six ans, quoiqu’elle fût bien petite pour son âge, mais son pauvre corps chétif, maigre, couvert de haillons et nourri de misère, n’avait sans doute pas pu grandir assez vite. Elle regardait de tous ses yeux, comme on regarderait un palais de fée, ce plaisir qu’elle n’avait jamais eu, car la poche de sa pauvre robe n’avait sûrement jamais contenu un sou. Et pourtant, monter sur un de ces beaux chevaux ! le blanc à housse rouge !… non, le noir à housse jaune plutôt, tourner avec lui, vite, vite, longtemps, au son de la musique ; voir tout tourner autour de soi ! Cela lui semblait un rêve insensé, mais si beau !

Excusez-la, cette pauvre enfant ! Qui de nous n’a rêvé des ailes, au moins une fois dans sa vie ?

Elle était là ; les enfants descendaient ; la musique s’était tue ; d’autres enfants s’empressaient de monter à leur tour, et quelques mères un peu lasses vinrent s’asseoir, non sans regarder de côté et ranger les plis de leur robe le plus loin de la petite. « Ôte-toi donc de là, lui dit une bonne ; tu vois bien que tu prends de la place. » Elle se leva sans rien dire et s’en alla un peu plus loin, tout doucement.

Les larmes m’en vinrent aux yeux.

« Veux-tu monter sur les chevaux de bois ? » lui dis-je en lui tendant un sou. Elle me regarda d’un air effaré, réfléchit un instant, finit par oser comprendre, prit le sou, et s’élança sur un cheval en me jetant un regard plein d’une telle reconnaissance que j’en fus tout ému. Le Franconi de l’établissement voulut la faire descendre ; mais elle montra fièrement son sou, indiqua d’où il lui venait et s’affermit sur sa monture.

La cavalcade commença. L’enfant rayonnait de joie. — Quoi ! pour si peu de chose ! — Oui ; et qu’est-ce qui n’est pas peu de chose en ce monde ? Sont-ce les hochets de la vanité et de l’ambition ? Sont-ce les bijoux, les dentelles, les hommages ! Valser en robe de satin dans un salon ou tourner en haillons sur les chevaux de bois, n’est-ce pas en somme le même genre de plaisir !

La cavalcade finie, la petite fille descendit, me regarda encore, et s’en alla de l’air triomphant de quelqu’un qui a atteint son idéal.

« Quelle folie ! me dit un ami qui se trouvait derrière moi et qui avait tout vu. Est-ce que vous n’auriez pas mieux fait de lui donner pour un sou de pain ?

— Non, lui répondis-je, je n’aurais pas mieux fait. Il est peu de cœurs assez durs pour refuser un morceau de pain à un enfant qui a faim ; mais bien peu consentiront à lui donner le superflu, chose si nécessaire. Cette joie, cette pauvre joie d’un sou sera comme un rayon de soleil dans sa misérable vie. Bien longtemps, toujours peut-être, elle se rappellera le jour où elle est montée sur les chevaux de bois, et ce souvenir ramènera un sourire sur sa figure flétrie. Le pain n’est pas tout : donnons-le à ceux qui ont faim ; mais donnons aussi le pain de l’esprit et le pain du cœur, la lumière et la joie. Et quand nous nous sentons épanouis par les rires de nos petits enfants, songeons à ceux qui les regardent, qui les envient, et qui soupirent, et qui seraient heureux, eux aussi, si on leur donnait seulement pour un sou de plaisir. »

(Anonyme.)