Manuel de la parole/15/26

J.-P. Garneau (p. 197-201).

UN ENTERREMENT[1]


I.

Ce soir-là, chez Harvey, la foule était choisie ;
Les arts s’y rencontraient avec la poésie ;
Les rubans et les fleurs encombraient le salon ;
Au fond Lulli rêvait près de son violon,

Racine dans un coin causait avec Molière,
Sapho luttait d’esprit avec la Deshoulière,
Chapelle à grand fracas taquinait Despréaux,
Quinze faquins poudrés, parasites-fléaux,
Devisant à l’envi de graves bagatelles,
Secouaient leurs canons et leurs flots de dentelles,
Les uns traitant de fats les vers de Poquelin,
D’autres prenant Maestricht, ou citant Chapelain.
Un marquis du Clovis glissait une tirade,
Un couplet de Linière, un trait de Benserade ;
Et de tous les côtés sonnaient, gai cliquetis,
Les bons mots soutenant le choc des concettis.
C’était à qui dirait la plus aimable injure,
Et le sourire était l’enjeu de la gageure.

Enfin l’on envahit la salle du banquet ;
Un fauteuil restait vide, un convive manquait.
On regarde, on se compte, on procède à l’enquête :
Qui donc bravait ainsi les lois de l’étiquette ?
« Quel fat, criait Chapelle, a donc pu s’oublier
À ce point ?… Hé parbleu ! c’est Jean le Fablier !
— Excusez, dit Sapho d’une façon distraite ;
Mais il vit comme ceux dont il est l’interprète ;
Messieurs les Animaux font sa société,
Et chez eux il se forme à leur civilité. »
Tout le monde applaudit à ce trait de génie,
Et sur le pauvre absent décoche une ironie.
« Hé, vous riez, Messieurs, leur dit Madame Harvey,
Moi, je crains qu’un malheur ne lui soit arrivé ;
Le voyage était long… — Il rêve sur la route
À son lièvre qui tremble, à son lapin qui broute,
Dit Chapelle, ou, comme eux, il dort sous un sapin.
Allons, à la santé de Monsieur Jean Lapin ! »

II

Les gais propos pleuvaient. Or, juste à la même heure,
À quelque trois cents pas de la noble demeure,
Les passants ébahis se montraient de la main

Un homme étrange, assis sur le bord du chemin,
Immobile, absorbé, les yeux fixés en terre,
Et disaient : « Quel est donc ce rêveur solitaire ?…
C’est peut-être un fripon !… Non, c’est plutôt un fou…
Qu’attend-il ?… Que voit-il autour de ce caillou ?…
Il se penche ; il regarde avec un œil d’avare !
C’est le plus sot faquin de France et de Navarre ! »
Mais à la fin le jour s’enfuit ; l’ombre arriva ;
Et, cherchant au hasard, le rêveur se leva :
Le château se dressait dans la brume incertaine ;
Il le vit, y courut, « Monsieur de La Fontaine,
Dit le laquais. — Bravo ! Le voilà donc venu,
Jean qui mange son bien avec son revenu !
Qu’avez-vous rencontré ? Contez-nous l’aventure !
Vos loups vont droit au but quand ils cherchent pâture ;
Mais vous ?… Voyons, parlez. Quel miracle nouveau !
Il est muet et sourd comme son soliveau !
C’est Esope affamé ; c’est Baruch hypocondre. »

Le bonhomme écoutait et mangeait sans répondre.
Puis relevant la tête et riant à demi :
« J’ai suivi le convoi… — De qui ! — D’une fourmi.

Là-bas, dans le sentier qui longe la prairie,
D’un vieux saule tombé dort la souche pourrie ;
Des fourmis dans la souche ont creusé leur maison,
Dessous un églantier qui borne l’horizon.
Un talus les abrite, et de vertes broussailles
Forment un parc sauvage à leur humble Versailles.
J’allais, quand tout d’un coup devant mes pas errants,
Je les vis qui sortaient du saule, sur deux rangs.
D’ordinaire elles vont, viennent, passent, reviennent,
Roulant un lourd fardeau que leurs longs bras soutiennent ;
Glanant pour se défendre, ou bien pour se nourrir,
Cherchant, quêtant, fuyant, ou courant pour courir,
Trottant à leur caprice où le hasard les mène,
Comme fait dans Paris la fourmilière humaine.

Aujourd’hui plus de course, et plus de longs détours ;
Toutes en se suivant mesuraient leurs pas lourds,
En ordre, comme nous aux jours des funérailles.
Toutes, loin de la ville et loin de leurs murailles,
Tristes comme il convient au deuil d’une fourmi,
Accompagnaient le corps d’un frère, d’un ami ;
Et moi, de leur convoi j’admirais l’ordonnance.

La tombe était au pied d’une verte éminence,
Où deux chardons, couvrant au loin le noir caveau,
Prêtaient leur pyramide au Pharaon nouveau.
Traîné par les géants de l’humble colonie,
Sur le funèbre char d’une feuille jaunie,
Le cadavre sortait du palais souterrain
Et roulait, cahoté par les plis du terrain,
Entre les rangs émus de l’assistance amie.
Le défilé dura près d’une heure et demie ;
Le chemin était rude et les arrêts fréquents ;
Là, c’était un Caucase, et plus loin des Balkans.
Or, juste à quatre pas du lieu de sépulture,
Le deuil faillit tourner en tragique aventure.
En face des porteurs, glissant sur le gazon,
Passait une limace énorme et sa maison.
L’obstacle était étrange et presque infranchissable ;
Mais vingt pionniers roulant une charge de sable,
Sur la route du monstre étagent un rempart ;
La limace recule, et le convoi repart.
Ulysse eût-il fait mieux dans les plaines de Troie ?

On arrive à la fosse ; elle reçoit sa proie ;
Le char, le mort ensemble y tombent à l’envers,
Comme fit l’autre jour feu Monsieur de Boufflers.[2]
On se hâte, on recouvre avec des feuilles mortes
Le cadavre et la bière ; et l’on ferme les portes.
Un groupe de parents erre encore à l’entour ;
D’autres, les vieux, ont pris les sentiers du retour,

Tandis qu’aux champs voisins s’ébat la foule immense ;
Le deuil étant fini, le travail recommence ;
On cherche, on glane, on trotte, on court par les chemins,
Sans soucis, ni regrets, comme chez les humains.
Chacun avait repris sa tâche familière ;
L’ombre venait ; j’ai dû quitter la fourmilière
Pour le château. Voilà, mon histoire en trois mots.

— Que je trouve d’esprit, Messieurs, aux animaux !
Dit Chapelle ; ils font honte à notre sotte engeance.
— C’est qu’on peut être bête avec intelligence,
Dit Sapho ; n’est-ce pas que les hommes sont fous ?
Et que le Fablier est le plus fou des hommes ?
— Non point ! C’est notre maître, à tous tant que nous sommes,
Dit Molière ; et nos noms, à tous, en vérité,
Feront cortège au sien chez la postérité. »

P. V. Delaporte.

  1. Un jour que La Fontaine dînait chez Madame Harvey, il s’attarda et n’arriva qu’à la nuit. Il s’était amusé à suivre l’enterrement d’une fourmi. (Taine. — La Fontaine et ses fables.)
  2. Voir la lettre de Mme de Sévigné, 20 fév. 1672.