J.-P. Garneau (p. 143-154).

SECTION II

LA CONSTRUCTION

281. — La construction est l’art de prendre des temps dans le discours, et de fixer, par des silences judicieusement distribués, les bornes du sens.

Pour être clair, le discours doit être interrompu à chaque instant, découpé, divisé, de façon que les phrases et les diverses parties des phrases soient détachées et distinctes. Prononcées tout d’un trait, les périodes les plus belles paraissent obscures et monotones. Mais si le discours est bien construit, l’auditeur a le temps de saisir la portée de chaque expression, le rôle de chaque proposition lui est clairement signalé, et dans l’enchaînement des phrases, il n’a aucune peine à suivre la marche des idées, qui successivement lui sont présentées avec ordre et par groupes logiques.

282. — Le rôle principal du silence, en diction, est de rendre le discours clair et intelligible. En négligeant de faire des pauses aux endroits qu’il faut, on risque de dénaturer le sens des phrases. — Ex. :

Ils sortirent armés de leurs maisons.

Si, au lieu de prendre un temps après armés, on fait une pause seulement après sortirent, le contresens est ridicule.

Le silence sert encore à la respiration. Quand le lecteur rencontre un silence, il doit en profiter pour respirer ; peut-être sa voix devra-t-elle fournir une longue course, avant qu’il puisse faire une nouvelle provision d’air.

Dans le silence, la parole seule est suspendue, le geste agit encore généralement. À chaque repos elliptique, il doit se dégager une idée à travers le geste. Et même alors que le silence n’est pas elliptique, il est encore utile à la mimique, en ce qu’il permet au geste de se concevoir et de s’exécuter en partie avant la parole.

283. — La construction est la ponctuation du langage parlé, et les pauses, plus ou moins prolongées, correspondent aux points, aux points-virgules, aux virgules, etc. Aussi, tous les temps ne sont pas d’égale durée. On peut distinguer des pauses, des demi-pauses, des silences, des demi-silences, et des quarts de silence. Le silence dure d’autant plus longtemps que l’idée énoncée précédemment est plus complète par elle-même, et que sa liaison avec la suivante est moins intime. C’est affaire d’interprétation, de mesure et de discernement.

284. — Souvent le sens veut un silence à un endroit où un arrêt complet paraîtrait trop brusque et aurait pour effet de hacher le discours. On remplace alors le silence par une nuance de diction. On fait cette nuance de diction en soutenant un peu la dernière syllabe prononcée, et en abaissant ou en élevant tout à coup la voix sur le mot ou les mots qui suivent. — Ex. :

Voilà l’homme * en effet : il va du blanc au noir. (Boileau.)
Paris * est pour un riche un pays de cocagne. (Id.)

(Aux endroits où les temps ne sont pas indiqués par la ponctuation, nous marquons d’un astérisque (*) les nuances de diction, et d’un trait ( | ) les silences. Dans les exemples, nous n’indiquons pas tous les silences, mais seulement ceux qui sont nécessaires pour illustrer chaque règle.)


285.Les règles que nous donnons pour la distribution des silences ne sont pas absolues ; un lecteur habile jugera bon parfois de les ignorer. En général, cependant, on devra se borner à les observer strictement, et ne s’en écarter qu’avec prudence.

Ces règles s’appliquent à la prose et à la poésie. Mais, en disant des vers, il faut tenir compte de l’harmonie qui leur est propre, et tout en groupant les mots d’après le sens, s’appliquer à marquer autant que possible le rythme, à faire sentir la mesure, et à dégager la rime. Si les vers sont bien faits, le diseur pourra les construire correctement, sans briser le rythme ; s’ils sont mauvais, il devra sacrifier le rythme à la clarté.


286. — Deux principes généraux s’appliquent à la distribution des silences :

1o Lorsqu’une idée est exprimée, elle doit se graver dans l’esprit de l’auditeur et s’y lier à celle qui l’ont précédée. Un silence est pour cela nécessaire. — Ex. :

Le château | est hanté. Le château du baron | est hanté.

2o Quand la parole ne rend pas toute l’idée, quand il y a ellipse, un silence doit donner à l’auditeur le temps de compléter le sens, avant qu’un autre objet soit présenté à son esprit. — Ex. :

L’espace est son séjour, l’éternité | son âge. (Lamartine.)

De ces deux principes, on peut déduire quelques règles particulières pour la distribution des silences.

La place des silences est donc déterminée par les ellipses et les repos de la pensée.


287.Règles particulières pour la distribution des silences.

1. Il faut d’abord indiquer par des pauses plus ou moins prolongées tous les signes de ponctuation.

Ces signes marquent précisément ce que nous cherchons : les ellipses et les repos de la pensée. Ce sont autant d’indications précieuses, qui révèlent la manière de l’écrivain et qui guident le déclamateur dans l’interprétation d’un morceau. — Ex. :

Règne : de crime en crime, enfin te voilà roi. (Corneille.)

Ce vers, dit sans repos aux signes de ponctuation, n’a pas de sens.

Je croyais, moi, jugez de ma simplicité,
Que l’on devait rougir de la duplicité. (Destouches.)

Si l’on supprime la ponctuation dans ces deux vers, tout est confus.

2. Remarquons que la virgule qui précède les vocatifs courts, les mots mis en apostrophe, ainsi que les incises courtes, comme : dit-il, etc., même à la fin d’un vers, ne se traduit généralement que par une nuance de diction. — Ex. :

Je crains Dieu, * cher Abner, et n’ai point d’autre crainte. (Racine.)

Je crains Dieu, * dites-vous, sa vérité me touche. (Racine.)
Mais ce qu’on ne pourrait jamais s’imaginer, *
Cinna, tu t’en souviens et veux m’assassiner. (Corneille.)

3. De plus, le diseur ne doit pas se fier aveuglément à son auteur. Trop souvent, la ponctuation est mauvaise, et en la respectant, on risquerait de faire fausse route. Parfois aussi, la ponctuation, sans être défectueuse, est insuffisante. Ainsi, les ellipses sont rarement indiquées par la ponctuation ; on doit cependant les marquer par un silence ou une nuance de diction. — Ex. :

Ces transitions soudaines et inattendues causent toujours une grande surprise si elles se portent à quelque chose de plaisant, elles excitent à rire ; si * à quelque chose de profond, elles étonnent ; si * à quelque chose de grand, elles élèvent.
xxxxxxxxxx(Vauvenargues, parlant des saillies de l’esprit)
Il n’y a point de virgule, et d’après nos règles de ponctuation il ne doit pas y en avoir, entre si et à quelque chose de profond, entre si et à quelque chose de grand, et cependant il y a ellipse ; faisons donc, après chacun de ces deux si, une nuance de diction.

4. Une conjonction prend parfois la place d’une virgule, surtout entre deux propositions ; on fait alors un silence, comme si la virgule s’y trouvait. — Ex. :

Je posai mon fusil sur une pierre grise |
Et j’essuyai mon front que vint sécher la brise. (Lamartine.)
Le monde entier m’oublie | et me délaisse. (Mme Tastu.)

5. On fait un silence après le sujet de la phrase, excepté si c’est un pronom personnel, relatif, ou démonstratif. — Ex. :

L’heure de mes repas | est très problématique. (F. Coppée.)
Se croire un personnage | est fort commun en France. (La Fontaine.)

6. Si le sujet est court et est immédiatement suivi du verbe, il vaut mieux ne pas les séparer ; on ne doit le faire que si la phrase y gagne en pittoresque et en expression. — Ex. :

Le coq chantait, le merle sifflait, le tambour battait, le carillon carillonnait, et le moine | ronflait. (L. Veuillot.)

7. On ne fait pas de silence entre le verbe et le sujet qui le suit par inversion. — Ex. :

Quand viendra le moment propice

8. On prend toujours un temps avant les mots mis en inversion. On fait aussi un silence après ces mots, s’ils ne précèdent pas immédiatement ceux qu’ils devraient suivre ; si au contraire les mots mis en inversion précèdent immédiatement ceux auxquels ils se rapportent, on les lie ensemble. — Ex. :

L’art | des transports de l’âme est un faible interprète. (A. Chénier.)
Et tous, devant l’autel | avec ordre introduits,
De leurs champs | dans leurs mains portant les nouveaux fruits,
Au Dieu de l’univers consacraient ces prémices. (Racine.)

Souvent, en pareil cas, une nuance de diction doit remplacer le silence, pour éviter un arrêt trop brusque. — Ex. :

Cependant, je rends grâce au zèle officieux
Qui * sur tous mes périls vous fait ouvrir les yeux. (Racine.)

9. L’adjectif qualificatif et le participe faisant office d’adiectif se lient généralement au nom qu’ils qualifient. — Ex. :

...... L’homme sombre | arriva
Au bas d’une montagne ...... (V. Hugo.)
L’œil fasciné | le cherche à travers les rameaux. (Lamartine.)

10. Cependant, on les sépare quand l’interprétation indique une certaine hésitation, une recherche du mot, et permet d’intercaler mentalement l’expression : Comment dirai-je ? — Ex. :

J’ai monté pour vous dire, et d’un cœur véritable,
Que j’ai conçu pour vous une estime | incroyable. (Molière.)

11. On les sépare aussi, quand leur liaison changerait la valeur des termes. — Ex. :

Combien de pauvres * abandonnés ! (Bourdaloue.)

Sans cette nuance de diction, pauvres, qui est substantif, serait pris pour adjectif.

12. On les sépare encore, quand l’adjectif a un complément, le participe un régime ; et dans ce cas, le complément et le régime se lient à l’adjectif et au participe. — Ex. :

Combien de malheureux | réduits aux dernières rigueurs de la pauvreté ! (Bourdaloue.)
xxxxOn sait que ce pied plat | digne qu’on le confonde,
xxxxPar de sales emplois s’est poussé dans le monde. (Molière.)

13. Le verbe se lie à son complément, direct ou indirect, qui le suit immédiatement. — Ex. :

La nuit multipliait ce long gémissement. (Leconte de Lisle.)

14. On les sépare cependant, quand le complément cause une surprise, comme lorsqu’on peut dire : Vous ne le croiriez jamais ! — Ex :

Il arrache la visière de son casque pour le frapper d’un coup mortel, et reconnaît | son père.

15. On sépare encore, le plus souvent par une nuance de diction, le verbe et son complément direct ou indirect, composé de plusieurs mots. — Ex. :

On ne parvient point à estimer * ce qu’on voudrait pouvoir estimer, ni à mépriser * ce qu’on voudrait pouvoir mépriser. (Fénelon.)
xxxxIl donnait * à tous les pauvres qu’il rencontrait.

16. Quand le complément direct ou indirect ne suit pas immédiatement le verbe, mais s’en trouve séparé par quelque mot autre qu’un adverbe de négation, on lie au verbe les mots qui le suivent, et l’on fait un silence avant le complément. — Ex. :

Paris est pour un riche | un pays de cocagne. (Boileau.)

17. On prend un temps avant le complément indirect qui précède immédiatement le verbe, et on le lie à ce dernier. — Ex. :

L’enfant | dans la prière endort son jeune esprit. (V. Hugo.)

18. On détache, par deux silences, du reste de la phrase, le complément indirect qui précède le verbe, mais qui s’en trouve séparé par quelque mot autre qu’un adverbe de négation. — Ex. :

Aux branches d’un tilleul | une jeune fauvette
Avait de ses petits suspendu le berceau. (Aubert.)
Les règles 17 et 18 sont des applications de la règle 8.

19. On sépare le complément direct et le complément indirect, quand l’un d’eux est composé de plusieurs mots. — Ex. :

N’ôtez pas le dernier ami * à ceux qui vont mourir. (Saintine.)

20. Le complément circonstanciel placé immédiatement avant ou après le verbe, se sépare de ce dernier par une nuance de diction s’il est court, par un silence s’il est long, et se détache dans tous les cas, par un silence, du reste de la phrase. — Ex. :

J’avais * un jour | un valet de Gascogne. (Marot.)
Le chêne | un jour * dit au roseau… (La Fontaine.)
J’ai voulu * ce matin | te rapporter des roses. (Mde Desbordes-Valmore.)

21. Quand le complément circonstanciel n’est pas immédiatement suivi ni précédé du verbe, il se détache du reste de la phrase par deux silences. — Ex. :

J’écoutais souvent | au fond des bois troublés | le chant du rossignol.

22. L’adverbe qui suit ou qui précède immédiatement le mot dont il modifie la signification, se lie invariablement à ce mot ; mais si ce mot est un verbe, on détache l’adverbe du reste de la phrase par un silence. — Ex. :

On parle souvent | de l’attachement du montagnard pour sa maison. (Prévost-Paradol.)
xxxxJe me souviens toujours | que je vous dois l’empire. (Racine.)

C’est une application de la règle 16 ou de la règle 8.

Il en est de même pour la locution adverbiale.

23. L’adverbe et la locution adverbiale, éloignés du mot dont ils modifient la signification, se détachent de la phrase par deux silences. — Ex. :

L’innocence | en vain | pour la chercher courut chez le plaisir.

C’est encore une application de la règle 8.

24. On fait généralement une pause ou une nuance de diction, au commencement d’une phrase, après une conjonction de coordination (sauf après : et, ou, ni, et si), après les locutions conjonctives au contraire et au moins, après un adverbe, et après une locution adverbiale. — Ex. :

Enfin | Malherbe vint… (Boileau.)
Or | il advint que

25. On prend un temps avant la conjonction et, servant à joindre deux adjectifs, deux substantifs, deux verbes, ou deux adverbes, suivis d’un complément qui ne se rapporte qu’au second. — Ex. :

Les oiseaux ont eu peur | et se sont arrêtés de chanter. (A. Daudet.)
Il faut écouter la raison | et les enseignements de la foi chrétienne.

26. Si le complément se rapporte aux deux termes, on lie ces derniers ensemble, et l’on fait un silence avant le complément. — Ex. :

Le gourmand mange et boit | sans modération.

27. On fait un silence avant une énumération (sauf avant celle qui n’est composée que de termes courts), un silence entre chaque terme, et un silence après le dernier terme, si ce qui suit se rapporte à toute l’énumération. — Ex. :

Soyez | officieux, doux, complaisant, d’humeur égale | et vous aurez des amis.

Quand ce qui suit se rapporte au dernier terme seulement de l’énumération, le dernier silence doit être omis. — Ex. :

Ces hommes m’ont paru | grossiers, ignorants, et ennemis du travail.

Quand l’énumération est précédée d’une préposition, le premier silence se fait avant cette préposition. — Ex. :

Les homme semblent être nés | pour l’infortune, la douleur | et la pauvreté.

28. Il vaut mieux faire une nuance de diction entre un substantif et son complément qui le suit, si ce complément est long. — Ex. :

Cyrus était le chef * d’un grand et puissant empire.

29. Il doit y avoir une coupure avant les deux termes d’une comparaison ou d’une opposition, et une autre entre ces deux termes. — Ex. :

Je préfère * la vertu pauvre | au vice opulent.
Au lieu de s’en tenir aux simples arguments
* D’Aristote | ou de Scot… (Florian.)

30. On sépare deux substantifs mis en apposition. — Ex. :

Saint Pierre | apôtre.

31. On fait encore une pause légère ou une nuance de diction, avant un mot qu’on veut faire ressortir. — Ex. :

L’homme n’est qu’un roseau, mais c’est un roseau | pensant. (Pascal.)

Aux ballades surtout vous êtes * admirable. (Molière.)

32. La proposition incidente, déterminative ou explicative, se détache de la principale par deux silences ou par une nuance de diction et un silence. — Ex. :

Les arbres * qui pressent les rives de l’Indre | dessinent sur les prés des méandres d’un vert éclatant.

Cependant, ou lie à la proposition principale l’incidente qui joue le rôle d’une épithète. — Ex. :

J’aime un enfant qui obéit.

33. On détache aussi par deux silences tout mot toute locution de la valeur d’une incidente. — Ex. :

Ce bloc enfariné ne me dit rien qui vaille,
S’écria-t-il | de loin | au général des chats. (La Fontaine.)

34. La proposition complétive joue le rôle d’un complément direct ; la proposition infinitive joue le rôle tantôt d’un complément direct, tantôt d’un complément indirect. En conséquence, elles sont liées à la proposition principale, ou elles en sont séparées par un silence, suivant les règles 13, 14, 15, 16, 17 et 18. — Ex. :

Je crois que vous pleurez.
xxxxJe sens le sol trembler.
xxxxIl est aller voir un malade.
xxxxIl affirme | que malgré tout le soin qu’ils y apporteront, le travail sera mal fait.
xxxxJ’ai senti tout à coup | le sol trembler sons mes pieds.

35. La proposition circonstancielle joue le rôle d’un complément circonstanciel. Elle veut donc être traitée, au point de vue de la construction, d’après les règles 20 et 21. — Ex. :

Il avance * à mesure que vous reculez.
Pourvu qu’on sache la cultiver | la terre ne s’épuise jamais.

36. La proposition participe se détache toujours du reste de la phrase par deux silences, ce qui du reste est généralement indiqué par la ponctuation. — Ex.

Les parts étant faites, le lion parla ainsi. (La Fontaine.)