J.-P. Garneau (p. i-vi).

INTRODUCTION



L’étude de la lecture à haute voix et la pratique de l’art oratoire prennent, dans l’enseignement, une importance de jour en jour plus considérable. On reconnaît aujourd’hui que, dans notre état de société, il est indispensable de savoir bien dire, qu’un cours d’études n’est pas complet s’il ne comprend l’art de parler correctement et avec expression, et qu’un Manuel de la Parole est le complément obligé de la grammaire. Quand Mgr Hamel et M. l’abbé Lagacé, — à qui surtout revient le mérite d’avoir fait connaître au Canada les résultats heureux d’une diction claire et intelligente, — commencèrent à parler de lecture expressive et d’art oratoire et voulurent en introduire l’étude dans nos écoles, il y eut des incrédules. Mais, à mesure que se faisaient sentir les bienfaits de leur enseignement, l’art de la lecture devenait de plus en plus populaire ; et maintenant, l’utilité du savoir dire paraît si évidente, qu’on est surpris d’en avoir autrefois douté.

En face de cet état de choses, il nous a paru qu’un traité, où les principes de l’art de dire seraient exposés avec méthode, et qui tiendrait compte particulièrement des fautes les plus communes au Canada, pourrait rendre quelques services. Les traités publiés en France ne répondent peut-être pas à tout ce que nous, Canadiens-Français, leur demandons. En France, l’on connaît mal, l’on ne connaît plus certaines fautes de prononciation, qui se sont acclimatées chez nous ; partant, les ouvrages français ne savent pas nous éclairer suffisamment là-dessus

Nous avons donc tenté de faire un Manuel de la Parole au point de vue canadien, et ce volume en est la première partie. C’est, à vrai dire, un traité de prononciation, où l’on étudie successivement les sons, les mots, les phrases.

Les sons : leur nature, le mécanisme vocal qui les produit, leur classification, et les rapports et les différences qui existent entre eux ; les vices ordinaires d’articulation et les moyens de s’en corriger ; les caractères de l’écriture et la valeur phonétique de chacun d’eux ; enfin, nos fautes de prononciation.

Les mots : la liaison des syllabes, leur quantité, leur accentuation.

Les phrases : la liaison des mots, la distribution des pauses dans le discours, et le mouvement plus ou moins vif, plus ou moins lent de la parole.

Tel est le sommaire de cet ouvrage. Ces matières forment la base de tout enseignement logique de la parole. Nous nous sommes efforcés de les traiter et de les disposer de façon à en faire un Manuel clair et pratique. Un recueil de Morceaux choisis a été ajouté à la partie théorique, pour servir d’exercices de lecture et de récitation.

Au chapitre de la valeur phonétique des caractères, on trouvera plus de cinq cents fautes à corriger. Nous avons appelé ces fautes canadiennes, parce qu’elles ont pris racine ici ; cependant, la plupart sont d’origine française.

Une langue ne doit pas rester stationnaire ; vouloir l’immobiliser, la fixer, c’est préparer sa décadence. Car la vie du langage est dans le perpétuel mouvement de ses formes, mouvement lent et presque insensible, dont le peuple est l’agent. Et cela est vrai aussi de la prononciation. Non seulement les règles de la grammaire, mais encore l’orthographe et la prononciation des mots changent avec le temps. Consuetudo loquendi est in motu.

Mais les modifications successives, introduites dans le langage, ne sont pas laissées au caprice des individus ; pour être de bon aloi, elles ne doivent pas trop s’écarter des principes qui ont présidé à la formation première de la langue. Ces changements s’opèrent sous l’influence de deux forces opposées : l’une, la force conservatrice, qui veut garder au langage ses formes actuelles ; l’autre, la force révolutionnaire, qui tend sans cesse à le modifier, à l’altérer, à l’engager dans de nouvelles directions. L’action simultanée de ces deux forces doit être bien équilibrée ; la santé de la langue est à ce prix.[1]

Quant à la force révolutionnaire, il est rare qu’il faille l’aiguillonner. Elle est assez vigoureuse, et trouve, d’ailleurs, des alliés naturels dans la paresse et l’inhabileté de nos organes vocaux, dans la tendance qui nous porte à simplifier les formes grammaticales et à les réduire, par analogie, à un type unique, dans le besoin que nous éprouvons de créer des associations nouvelles de sons et d’articulations.

Il n’en est pas ainsi de la force conservatrice. Moins vigoureuse que l’autre, la force conservatrice est trop souvent vaincue dans cette lutte qui est la vie des mots. Si l’on n’y veille avec soin, elle offre aux ambitions de l’esprit nouveau une résistance de plus en plus faible, et la langue devient en peu de temps un jargon, produit d’altérations excessives et d’innovations désordonnées.

D’un autre côté, si la force conservatrice était seule maîtresse de la langue, celle-ci, ne recevant plus de sang nouveau, s’immobiliserait, sécherait sur place, et mourrait bientôt, — noblement, il est vrai, — comme est mort le latin classique, comme serait mort le français peut-être, si le romantisme n’était venu le secouer quoique un peu trop rudement parfois.

C’est donc le rôle de la force révolutionnaire, de faire marcher la langue, de modifier, de créer. C’est la mission de la force conservatrice, de modérer les élans trop impétueux, de résister aux entraînements aveugles, de faire un choix judicieux parmi les formes nouvelles qui surgissent, tout en laissant le mouvement progressif du langage suivre son cours.

Si donc la vie d’une langue est dans l’action simultanée de ces deux énergies, il y a péril, dès que l’équilibre est rompu et que l’une d’elles exerce seule son influence.

Or, le langage canadien souffre de deux maux à la fois : excès de force conservatrice, excès de force révolutionnaire.

Ainsi, pour ne donner qu’un exemple, nous employons, avec le sens de aussi, le mot itou, relique que la tradition nous a conservée du vieux français (itel, devant une consonne itou). Mais, d’autre part, nous avons des mots comme briquade, tabaconiste, congress, etc., produits évidemment de la force révolutionnaire affranchie de toute contrainte.

Il en est de même pour la prononciation.

La plupart des familles qui, lors de la cession du pays à l’Angleterre, restèrent au Canada, avaient quitté la France vers le milieu du xviie siècle et avaient apporté en Amérique la prononciation en usage à cette époque. Brusquement séparés de la mère patrie, restés de longues années sans aucune relation avec elle, les colons canadiens gardèrent cette prononciation, qui, de génération en génération, s’est transmise jusqu’à nous. Or, au temps de la cession, la prononciation française n’était pas plus fixée qu’elle ne l’est aujourd’hui ; depuis lors, elle a marché, elle a subi des modifications sensibles. Et, restés à peu près au même point, nous parlons encore comme il y a deux siècles.

D’autre part, la nécessité d’accommoder notre langage à des besoins nouveaux, notre contact avec des éléments barbares et étrangers, et des aptitudes physiologiques particulières dues sans doute au climat, ont déterminé dans notre prononciation des altérations notables, dont quelques-unes n’ont de français que l’apparence et ne portent pas le sceau de la tradition.

Inutile de dire que ces altérations phonétiques de provenance indigène doivent être proscrites. Quant aux vieilles prononciations que nous avons conservées, il s’en trouve qui méritaient en effet de n’être pas oubliées ; malheureusement, l’usage actuel ne les admet plus et veut qu’on les évite aussi. Cependant, nous devrions avoir pour elles, il nous semble, tout en les condamnant, le respect qu’on éprouve pour certaines antiquités nationales, souvenirs d’un passé glorieux ; comme ces ruines anciennes qui racontent l’histoire de nos commencements, notre prononciation d’un autre âge accuse notre origine bien française. Faut-il en apporter des preuves !… Elles abondent. Jarbe (gerbe), monsieure (monsieur), mouchouër (mouchoir), acrère (accroire), hureux (heureux), trompeû (trompeur), pu (plus), cataplame (cataplasme), ajeter (acheter), jeval (cheval), mécredi (mercredi), barbis (brebis), siner (signer), quéqu’un (quelqu’un), cheu nous (chez nous), etc., — ainsi prononçaient au xviie et dans la première partie du xviiie siècle, les Français de France qui se piquaient de bien parler : ainsi prononce encore le peuple de notre province.

Les prononciations vicieuses canadiennes forment donc deux catégories : les unes, trop vieilles ; les autres, trop jeunes ; les premières, respectables souvenirs d’une parleure tombée en désuétude ; les secondes, produits d’une langue qui se développe sans frein.

Ce sont là les fautes que nous avons appelées canadiennes.

Mais il faut reconnaître que, s’il y a des fautes de prononciation canadiennes, il n’existe pas, à proprement parler, de défauts de prononciation canadiens. C’est à dire que le Canadien n’a pas d’accent : il parle franc, il ne sent pas, suivant l’expression de Loysel, le ramage de son pays. Sans doute, les vices ordinaires de la prononciation, véritables maladies de la parole, le zézaiement, le grasseyement, le bredouillement, le bégaiement, etc., se rencontrent aussi chez nous. Mais nous n’avons pas de manière particulière de prononcer, qu’on puisse comparer aux accents qui se divisent la province en France et qui font reconnaître d’abord l’habitant des rives de la Seine et celui qui est né sur les bords de la Garonne, des idiomes picard, normand, français (de l’Île-de-France), et bourguignon, nous avons extrait notre langage sans retenir aucun accent provincial.

Dans un autre volume, nous traiterons de la diction expressive et de la mimique. Déjà, dans les exercices qui se trouvent à la fin de ce livre, on s’appliquera, non seulement à bien prononcer, mais encore à rendre, par les inflexions, le sens des phrases. Car il en est de l’enseignement de la diction comme de l’enseignement d’un autre art, de la peinture, de la musique ; et quelle persévérance ne faudrait-il pas au futur musicien, pour mener à bien les exercices du doigté, par exemple, si l’exécution de quelque morceau facile ne lui faisait entrevoir les effets heureux qu’on peut tirer de ces difficultés vaincues, et n’entretenait en lui, avec l’amour de son art, le désir de s’y perfectionner ?…

Le foyer est la première école, il est vrai, et l’enfant y apprend d’abord à parler la langue maternelle. Mais il n’est pas moins vrai qu’avec le seul secours de cet enseignement traditionnel, une langue serait vite perdue : des modifications, dues au caprice des individus, changeraient la prononciation et jusqu’à la forme des mots ; des altérations nouvelles s’y introduiraient à chaque génération ; et bientôt, la langue maternelle serait un patois, si l’on ne s’étudiait à la maintenir dans son intégrité, à en régler et diriger les progrès, à la défendre contre les mauvais usages.

Eh bien ! nous avons voulu aider, dans la mesure de nos forces, ceux qui s’exercent à conserver, pure de tout alliage, la langue française au Canada, et qui pensent avec nous que la prononciation est un élément important de la vie des mots.

C’est l’intention que nous avons eue en composant ce Manuel. S’il vaut quelque chose, c’est par là qu’il vaut.

L’Auteur.
  1. Voir la Phonétique de A. Darmesteter.