CONSIDÉRATIONS GÉNÉRALES

§ 1. — utilité et importance de la reliure.

Aux yeux de certaines gens, la reliure est un métier de mince importance, qui mérite à peine de fixer l’attention des esprits sérieux. « Cependant, a dit avec raison un savant économiste, elle est digne à tous les égards d’échapper à cet injuste dédain, puisque, s’appliquant à conserver les manifestations les plus brillantes et les plus fécondes de la pensée, elle est le complément naturel de ces merveilleuses inventions qui réunissent dans un magnifique ensemble les efforts des générations, et qui nous rendent, pour ainsi dire, habitants de tous les pays, et contemporains de tous les âges. En effet, il ne suffit pas que l’écriture fixe les résultats des méditations ou des caprices de l’esprit, que le papier les recueille, que l’imprimerie les multiplie, il faut encore que les manuscrits et que les livres échappent à la destructive atteinte du temps, pour que, suivant la sublime expression de Pascal, l’humanité soit comme un seul homme qui vit et qui apprend toujours. Grâce aux feuilles dans lesquelles se reflète et se conserve le travail intellectuel, la meilleure partie de notre être ne meurt pas, alors que disparaît l’enveloppe matérielle destinée à une existence éphémère.

« Est-ce donc une faiblesse de s’appliquer à conserver avec un soin délicat, non-seulement le souvenir, mais la réalité même des plus nobles et des plus agréables sentiments ? Rien de plus simple que de se plaire à garder et à parer les objets de notre affection. En est-il une plus pure et plus légitime que celle qui nous met en communication constante avec le rayonnement de la pensée humaine ? »

L’art du relieur répond donc à l’un de nos besoins les plus vrais ; il est aussi un de ceux qui exigent le plus d’habileté et d’intelligence. Pour se rendre compte de tout ce qu’il a fallu de labeur et d’adresse, de patience et de goût, pour produire une bonne et belle reliure, qui, très-simple en apparence, est le résultat de manipulations nombreuses et compliquées, il est nécessaire de la décomposer par la pensée, quand on ne veut pas la détruire en la disséquant. Alors on est surpris d’y rencontrer une création véritable, et l’art du relieur est d’autant plus parfait qu’il parvient mieux à déguiser les opérations successives qu’il exige. En outre, au lieu d’être uniforme dans les procédés et les résultats, il faut qu’il se plie aux exigences des temps et des productions. Rien de plus commun dans cette branche de travail que les dissonnances et les anachronismes ; aucune n’exige autant de sens et de jugement, et c’est pour avoir manqué de l’un et de l’autre que l’on a vu trop souvent des artistes fort habiles, pratiquement parlant, appliquer d’anciennes formes de reliure peu en harmonie ou même sans aucune harmonie avec la nature actuelle des livres et la forme que ceux-ci sont destinés à occuper dans nos demeures. C’est ainsi qu’ils ont reproduit, sans toutefois les calquer servilement, des dispositions empruntées au moyen âge, qui répondaient fort bien aux exigences de manuscrits précieux ou de feuilles de vélin exposées à être gonflées par l’humidité de l’atmosphère, et la pensée ne leur est pas venue de se demander si les livres de notre époque, imprimés à prix réduit sur du papier plus ou moins solide, mais toujours identique, et appelés non à figurer sur des pupitres ou de riches étagères, mais à rencontrer, sur les rayons d’une bibliothèque, le contact immédiat d’autres livres rangés et pressés les uns contre les autres, se prêtaient à de semblables fantaisies d’ornementation et demandaient le même appareil de ferrures en saillie.

On l’a dit bien souvent, et on ne saurait trop le répéter, chaque forme de reliure a eu sa raison d’être il n’y a qu’à la découvrir. Celui qui est véritablement artiste la trouve sans trop de peine, et il se met ainsi à l’abri de ces erreurs, presque toujours irréparables, qui ne servent qu’à mettre en évidence l’ignorance et le défaut de sens et de jugement de celui qui n’a pas su les éviter.

Avant l’invention de l’imprimerie, quand les livres étaient rares et fort chers, on les traitait comme des espèces de reliques. Aussi rien ne paraissait trop dispendieux pour les conserver. Aujourd’hui, les choses ont changé complètement. La multiplication des livres, leur bon marché relatif, enfin la tendance générale vers l’utile, imposent d’autres conditions. Il faut que le relieur arrive à une production courante qui soit au niveau des fortunes les plus divisées ; il faut qu’il sache donner aux exemplaires qu’on lui confie une forme à la fois simple, élégante et durable ; enfin, il faut que, sans cesser d’être un art, la reliure prenne des allures et crée les procédés d’une grande industrie. C’est pour cela qu’aujourd’hui, dans tous les pays, à côté des modestes ateliers dont le personnel se compose du patron et de quelques aides, souvent même du patron seul et d’un ou deux apprentis, se sont fondés de vastes établissements, véritables manufactures où, sous la direction d’un maître habile, de nombreux ouvriers, toujours chargés de la même opération et secondés, quand la chose est possible, par d’ingénieuses machines, font en fort peu de temps et très-économiquement ce que le travail manuel, tel qu’il a lieu dans les petites maisons, ne saurait produire qu’avec une extrême lenteur et une grande dépense.

§ 2. — différentes sortes de reliures.

Les produits de l’art du relieur diffèrent, entre eux d’après leur fabrication, qu’elle soit courante, soignée ou riche, l’usage auquel on les destine, le prix de revient et de vente, ainsi que celui qu’y attachent les bibliophiles et les amateurs. Les reliures d’art, que ces derniers recherchent, varient à l’infini, suivant le goût, le caprice et même la mode.

1o Relativement aux procédés, on distingue :

La reliure pleine,
La demi-reliure,
La reliure à nerfs,
La reliure à la grecque,

La reliure à dos plein,
La reliure à dos brisé,
Le cartonnage ordinaire,
Le cartonnage emboîté.

2o Relativement à l’exécution, on distingue :

La reliure d’art,
La reliure d’amateur,
La reliure de luxe,

La reliure de bibliothèque,
La reliure à bon marché,
Le cartonnage.

Nous nous proposons de décrire successivement ces diverses sortes de reliure, dans les articles suivants ; nous le ferons aussi brièvement que possible en cherchant à être clair et concis.

1. Reliure pleine, demi-reliure.

La reliure est pleine quand elle est tout entière couverte en peau, basane, maroquin, veau, etc. La demi-reliure en diffère en ce que le dos seul est en peau ; quant aux plats, ils sont en papier ou en toile.

La dorure en peau est antérieure à l’invention de l’imprimerie. Elle a régné exclusivement avec la reliure en vélin, jusque vers la fin du siècle dernier, époque à laquelle la demi-reliure, que l’on croit être d’origine allemande, a commencé à se répandre.

Nous venons de parler de la reliure en vélin. C’était une espèce d’emboîtage à dos brisé, dans lequel la solidité s’unissait à la légèreté. Les cahiers étaient cousus sur nerfs de parchemin ; un carton très-mince supportait le vélin qui formait la couverture, et les pointes des nerfs, passées dans des charnières et collées sur le carton par dessous une bande de papier fort ou de parchemin que recouvraient les gardes, maintenaient le tout. Enfin, des attaches de parchemin fixées sur le dos, et dont les bouts se collaient aussi sous les gardes, ajoutaient encore à la solidité.

2. Reliure à nerfs, reliure à la grecque.

Ces deux reliures peuvent être pleines ou de simples demi-reliures. Ce qui les différencie, c’est que, dans la reliure à nerfs, les ficelles des nerfs font saillie sur le dos du volume, tandis que, dans la reliure à la grecque, ces mêmes ficelles sont logées dans des entailles appelées grecques, en sorte que le dos reste uni.

Dans le principe, on reliait tous les volumes à nerfs apparents, cousus sur véritables nerfs de bœuf ou sur cordes à boyaux ; plus tard, tant pour obtenir des dos plus souples que par économie, on remplaça les nerfs de bœuf par des cordes ou ficelles de lin ou de chanvre câblés. La reliure, dite à la grecque, paraît remonter à la fin du XVIIe siècle ou au commencement du siècle suivant. On la jugea si contraire à la bonne conservation des livres, que les règlements l’interdirent aux relieurs ; mais les défenses de l’administration tombèrent peu à peu en désuétude et, vers 1762, le grecquage se faisait publiquement.

3. Reliure à dos plein, reliure à dos brisé.

Dans la reliure à dos plein, soit qu’on fixe directement la peau sur les cahiers, soit que, pour donner plus de consistance au dos, on le garnisse entre les nerfs de bandes de vélin, la peau qui recouvre le dos du volume forme corps avec lui.

Au contraire, dans la reliure à dos brisé, la peau n’adhère pas aux cahiers, le dos étant garni d’une toile recouverte de papier, ou étant simplement garni de papier. Une carte unie ou garnie de nerfs simulés, que l’on nomme faux dos, est interposée, de manière que la peau qui recouvre la carte ne tient qu’aux cartons. Cette méthode permet au relieur d’exécuter son travail beaucoup plus rapidement. Certains relieurs prétendent que cette dernière reliure permet au volume de s’ouvrir avec plus de facilité ; c’est une erreur. On fabrique, spécialement pour les ouvrages de liturgie, des reliures cousues sur nerfs, dont la peau de maroquin ou de chagrin, convenablement parée et grattée, puis directement collée sur les cahiers, laisse au dos une souplesse telle qu’aucune reliure à dos brisé ne pourrait l’atteindre.

4. Cartonnages, emboîtages.

Les cartonnages et les emboîtages sont des reliures très légères et à un prix relativement peu élevé, que l’on applique aux ouvrages de consommation générale ou à ceux que l’on se propose de faire habiller plus tard d’une manière plus sérieuse. Toutefois, il existe une différence très sérieuse entre les uns et les autres. C’est que, dans les cartonnages, la couverture est réellement fixée au volume à la manière ordinaire, c’est-à-dire par des ficelles, tandis que dans les emboîtages, la couverture ne tient au livre que par le collage des gardes, lesquelles sont en papier.

5. Reliure d’art, reliure d’amateur.

L’Art en reliure consiste à reproduire, dans leur forme archaïque, les types admirables des anciens temps. Nos pères nous ont légué des œuvres merveilleusement appropriées aux sujets traités dans les volumes ; chaque époque, depuis le premier siècle de l’imprimerie, a son cachet propre. C’est ainsi que nous avons les incunables, aux allures massives et puissantes, les merveilleux joyaux de la Renaissance, et les gracieux bijoux du XVIIe siècle. Jusqu’au milieu du siècle dernier, les artistes de chaque période se sont attachés à habiller le livre selon la forme et l’esprit dans lesquels l’auteur l’avait conçu.

Depuis, il y eut une époque de décadence bien désastreuse pour les beaux livres ; mais, de nos jours, une phalange d’artistes, jaloux de leur art et travaillant consciencieusement à le relever, sont parvenus, par une exécution irréprochable et des études approfondies, à réveiller la passion longtemps endormie des amateurs.

À côté de la reliure d’Art proprement dite, se place la reliure d’Amateur. Cette dénomination générale s’applique à tous les genres de reliure, qu’elle soit simple ou riche, pourvu que l’exécution soit irréprochable, tant sous le rapport du fini et de la solidité que sous celui du goût qui doit présider aux plus petits détails de leur confection.

La reliure d’amateur doit être riche, sans ostentation, sobre de moyens employés, mais visant à la perfection dans le résultat, solide sans lourdeur, en parfaite harmonie avec l’ouvrage qu’elle recouvre, d’un grand fini de travail, enfin d’une exacte exécution des plus petits détails, à lignes nettes et à dessin fermement conçu.

En France, la reliure d’amateur est executée par un petit nombre de véritables artistes qui travaillent presque tous eux-mêmes ; aussi tout ce qu’ils produisent est-il parfait. Mais le prix de pareils chefs-d’œuvre est toujours très élevé, quoique peu profitable à leurs auteurs, à cause du temps considérable qu’ils y passent.

6. Reliure de luxe.

En raison des connaissances artistiques qu’elle exige, de l’habileté technique qu’elle réclame et du prix élevé des matières qu’elle emploie, la reliure dite de luxe ne peut être abordée que par un très petit nombre de personnes. Elle habille ces livres exceptionnels, missels, antiphonaires, livres de maparoissiens, etc., qui s’allient au travail le plus exquis du fer, de l’acier, du bois ou de l’ivoire, ou qui, enrichis de métaux précieux, de pierreries et, d’émaux, ressemblent à des pièces de bijouterie et sont uniquement destinés à rester enfermés dans des écrins. Quand un artiste véritablement digne de ce nom la dirige, elle maintient fidèlement en harmonie les décorations de style avec les époques et les sujets traités, et, bien loin de se laisser absorber par le sculpteur, le ciseleur, le joaillier et le bijoutier, elle les plie, au contraire, aux besoins spéciaux de chacune des œuvres qu’elle a entreprises, et les reduit au seul rôle qui leur appartient, celui de simples auxiliaires. De cette manière, elle ne peut plus être envahie par cette exubérance d’accessoires, qui est toujours un signe de décadence et dénote, chez celui qui l’emploie, un manque absolu de jugement et de goût.

Ainsi que l’a dit un homme d’infiniment d’esprit : « Sachons maintenir la reliure bijou dans l’étroit domaine qui lui appartient. Qu’elle ajoute du charme à la religion des souvenirs, qu’elle prête son concours à des œuvres d’un mérite exceptionnel, ou qu’elle consacre, dans un style sévère, les aspirations religieuses, nous le comprenons ; mais, en dehors de ces limites, elle détruirait l’Art véritable, elle le perdrait dans une recherche futile et prétentieuse ; elle tomberait dans le puéril ou dans le monstrueux, comme on en a vu trop d’exemples à toutes les Expositions. »

7. Reliure de bibliothèque.

Les livres de bibliothèque étant destinés à un usage très fréquent, leur reliure ne peut évidemment être ni aussi parfaite, ni aussi riche que celle d’amateur.

Il est d’ailleurs indispensable que la dépense ne dépasse pas des limites relativement restreintes. Cette reliure doit être d’une structure commode et attrayante, élégante sans prétention, d’un effet à la fois simple et de bon goût, d’une couture très-solide, et néanmoins sans lourdeur, pour qu’on ne risque jamais de voir les pages se détacher. Il faut encore que le livre s’ouvre bien et se maintienne parfaitement ferme, et qu’enfin elle soit faite pour le conserver indéfiniment, et non pour en provoquer ou en hâter la destruction.

8. Reliure à bon marché.

La reliure, dite à bon marché, est employée pour les ouvrages des valeurs les plus diverses. Aussi, renferme-t-elle les genres les plus disparates, depuis les cartonnages les plus grossiers jusqu’à ces véritables reliures en peau sciée et à dorure sur tranche qui habillent les petits paroissiens et les recueils de prières à l’usage des enfants. Les seules qualités qu’on puisse raisonnablement exiger d’elle, c’est que le livre soit aussi solide que possible. Pour le reste, on ne peut guère être très-exigeant. Néanmoins, dans les ateliers importants ou l’emploi des machines vient s’unir à une division du travail bien organisée, on peut obtenir, et l’on obtient chaque jour, malgré la modicité de la dépense, des résultats excessivement remarquables au quadruple point de vue de l’élégance, de la décoration, de l’effet et de la bonne exécution ; mais c’est là seulement où, comme dans ces ateliers, tout est combiné en vue de réduire chaque opération au minimum de temps et d’argent, que de tels résultats peuvent être réalisés.