Maman Léo/Chapitre 10

Maman Léo (2e partie du Secret des Habits noirs)
Le National (feuilleton paru du 21 mai au 10 aoûtp. 91-102).


X

La maison de santé


En sortant de la baraque par la porte de derrière, Mme Samayoux ouvrait la bouche pour appeler Échalot, lorsqu’elle aperçut le pauvre diable se promenant de long en large à pas précipités dans la neige et battant des bras pour se réchauffer.

— Garçon, lui dit-elle, vous allez rentrer et garder la baraque.

L’espoir d’Échalot avait été de parler à la dompteuse tout de suite après le départ de M. Constant. La vue de ce dernier qui s’était mis au-devant de la porte et qui nouait autour de son cou son grand cache-nez causa à notre ami un sensible désappointement.

— Est-ce que vous allez sortir à cette heure-ci, patronne ? demanda-t-il en s’approchant, par le temps qu’il fait, avec quelqu’un que vous ne connaissez pas ?

La dompteuse se mit à rire.

— As-tu peur qu’on ne m’affronte, l’enflé ? dit-elle.

— Saperlote ! ajouta l’officier de santé, je ne me risquerais pas à ce jeu-là.

Sans y mettre aucune affectation, il barra le passage à Échalot, s’arrangeant toujours de manière à rester entre lui et la veuve.

— Je reviendrai de bonne heure, reprit celle-ci. À mesure que les autres rentreront, qu’ils se couchent, et qu’on ne me brûle pas de chandelle !

Elle prit le bras que lui offrait M. Constant et traversa ainsi toute la largeur de la baraque pour gagner l’autre porte qui donnait du côté de la rue Saint-Denis. Échalot suivait la tête basse.

— Et où allez-vous, patronne ? demanda-t-il au moment où elle passait le seuil.

— Si on te le demande, repartit la veuve gaiement, tu répondras que j’ai oublié de te le dire.

— C’est que j’aurais bien voulu vous causer deux mots… commença Échalot.

Mais le couple s’éloignait déjà rapidement.

— Allons-nous jusqu’au bureau d’omnibus de Saint-Eustache ? demanda la dompteuse.

— J’ai la voiture de Mme la marquise, répondit M. Constant, qui s’arrêta devant le coupé.

— Holà, bonhomme ! ajouta-t-il en tirant le cocher par son carrick, éveille-toi et mène-nous rondement.

— Excusez ! dit la veuve en montant le marchepied, je vas voyager dans un équipage de marquise !

Échalot était resté en haut du perron de planches.

Au moment où M. Constant mettait à son tour le pied sur la marche, Échalot se fit de la main un cornet acoustique pour mieux entendre l’adresse qu’on allait sans doute donner au cocher.

En effet, M. Constant dit :

— À Chaillot ! et rondement.

La voiture s’ébranla.

Échalot ne fit qu’un bond jusqu’au tas de paille où le petit Saladin dormait, auprès du lion malade ; il prit l’enfant et le fourra tout d’un temps dans sa gibecière, dont il passa la courroie autour de son cou.

— Quand je devrais y perdre ma rate, pensait-il, je vas les suivre. J’ai voué mon existence à Léocadie jusqu’à la mort, sans espoir de lui plaire, et je veux la secourir au milieu de ses dangers, puisque je n’ai pas eu assez d’atout pour saisir l’opportunité de l’avertir.

Quand il arriva de nouveau à la galerie, la voiture avait disparu.

Il descendit les degrés en courant, mais il ne fit pas plus d’une dizaine de pas et s’arrêta pour dire à Saladin, qui hurlait dans la gibecière :

— Tu as raison, quoi ! C’est encore une inconséquence que j’ai commise de t’éveiller pour rien. Mais je ne pouvais pas te laisser tout seul entre les pattes de la bête, pas vrai ? M. Daniel ne vaut pas cher à cause de sa décrépitude et de ses infirmités, mais il aurait pu avoir une idée de manger un morceau d’enfant, et ça fait frémir rien que d’y penser !

Il se donna un grand coup de poing dans le front.

— Quant à avoir reconnu l’olibrius de l’estaminet de L’Épi-Scié, reprit-il, j’en suis sûr ! À ma place, Similor aurait parlé, car il a du toupet, à moins toutefois qu’on ne lui aurait donné la pièce pour se taire. Ah ! je suis plus vertueux que lui, mais moins capable, et s’il arrivait malheur à cette infortunée belle femme, ce serait le cas pour moi d’en concevoir un regret éternel !

Il rentra dans la baraque et s’assit sur la paille, n’essayant même plus de calmer son petit Saladin, qui s’égosillait dans la gibecière.

Pendant cela, le cocher que nous avons vu tressaillir au nom de Giovan-Battista poussait son beau cheval noir sur le pavé assourdi par la neige.

Au sortir des ruelles qui s’embrouillaient encore alors autour des halles, il prit la rue Saint-Honoré et gagna la place de la Concorde.

Il n’était pas plus de cinq heures du soir, mais la nuit enveloppait déjà Paris, que le mauvais temps faisait désert.

Le coupé de Mme la marquise s’engagea dans l’avenue des Champs-Élysées, qu’il monta au grand trot jusqu’à la rue de Chaillot ; là il tourna sur la gauche et redescendit vers la Seine pour gagner ce quartier, si radicalement transformé depuis lors, qui confinait à la montagne du Trocadéro et sortait de Paris par la barrière des Batailles.

La maison de santé du docteur Samuel était située dans l’enceinte de la ville, mais elle respirait déjà le grand air de la campagne ; elle pendait sur ces deux bosquets solitaires qui séparaient alors la rampe de Chaillot du pont d’Iéna. Elle avait vue d’un côté sur le Champ de Mars, de l’autre sur les buttes abruptes du Trocadéro, et entre deux, par-dessus les sinuosités de la Seine, elle voyait les arbres de Passy, prolongés par les forts de Clamart et de Meudon.

C’était un grand et bel établissement, fondé depuis peu, mais auquel la vogue était venue tout de suite.

On pouvait attribuer sans doute ce succès rapidement fait au talent du docteur Samuel ; les jaloux, cependant, ajoutaient que ce succès était dû, pour la plus grande part, aux nombreuses et puissantes relations du savant médecin.

Les jaloux disaient encore, mais tout bas et sans pouvoir appuyer leurs affirmations sur des preuves positives, que le docteur Samuel, parti d’une position infime, avait grandi tout à coup en poussant au delà des bornes permises les complaisances professionnelles.

Il s’était concilié ainsi de hautes gratitudes et ses protecteurs étaient en quelque sorte des complices.

Mais personne n’ignore que Paris, tout en méprisant la province, partage abondamment les vices étroits et les petitesses envieuses attribués aux provinciaux. Paris regarde presque toujours d’un œil mauvais les fortunes trop rapides et les réussites trop éclatantes.

On a supprimé, il est vrai, le bûcher qui brûlait, au moyen âge, les sorciers, c’est-à-dire les forts, pour le plus grand contentement de ceux qui jamais ne peuvent être accusés d’inventer la poudre. On ne lapide plus les penseurs victorieux sous prétexte du pacte qu’ils ont pu signer avec Satan, mais pierres et fagots ont été avantageusement remplacés par la calomnie, hydre qui ne semble avoir perdu aucun croc de sa mâchoire, aucune goutte de son venin depuis le temps de Beaumarchais.

Aussi les honnêtes gens fuient-ils à son approche en se bouchant les oreilles, et il arrive cette chose douloureuse que nombre de coquins se faufilent dans le monde à la faveur du discrédit où est tombé le cri de haro.

La maison du docteur Samuel se composait de trois parties distinctes, sans compter le pavillon tout neuf et fort bien entendu comme confort où il faisait son domicile privé.

Il y avait le quartier des aliénés, le quartier des malades ordinaires et le quartier des pauvres, appelé l’hospice.

Tout était gratuit dans ce dernier asile où le colonel Bozzo-Corona, si célèbre par sa philanthropie éclairée, et M. de Saint-Louis (Louis XVII), son illustre ami, avaient fondé chacun quatre lits qu’ils entretenaient de leurs deniers personnels.

La principale entrée de la maison Samuel se trouvait obstruée par de grands travaux de reconstruction. La voiture, contenant M. Constant et sa compagne, s’arrêta devant la porte de l’hospice, qui s’ouvrait sur le bouquet d’arbres longeant le chemin des Batailles.

Pendant toute la route, l’officier de santé s’était montré galant, bon enfant et presque facétieux ; l’esprit qu’il avait était tout à fait à la portée des goûts et des habitudes de la veuve.

Quand la voiture s’arrêta, il y avait entre eux un certain degré de familiarité amicale.

La brave femme gardait bien pour un peu sa tristesse, ses craintes et même une certaine défiance, inspirée par l’aventure dans laquelle on l’engageait : elle était en effet d’un monde où l’imagination pousse au noir tout de suite, nourrie qu’elle est de drames violents et de sanglantes légendes.

Mais, d’un autre côté, rien ne console, rien n’encourage comme l’action.

Toute créature humaine aime à jouer un rôle, et chez les femmes ce goût grandit volontiers jusqu’à la passion.

Léocadie était femme, malgré sa formidable carrure et le talent qu’elle avait de porter des poids de cent livres à bout de bras.

Elle se disait, tout en écoutant les verbeuses explications de son compagnon, qui ne tarissait pas :

— C’est un fier numéro qui est sorti aujourd’hui pour moi de la roue ! Le bandeau que j’avais sur les yeux est déchiré et je vois clair à choisir ma route. Je voulais savoir, je sais ; si je veux en apprendre davantage, je n’ai qu’à parler, on me répondra, et de plus, au lieu de me fatiguer toute seule au fond d’un trou, sans protections ni connaissances, je vas avoir pour moi toute une société de gens calés qu’on écoute quand ils parlent et qui ont le bras long !

— Eh bien ! quoi, ajoutait-elle en elle-même, répondant à quelque vague objection de son bon sens naturel, c’est drôle qu’ils sont venus à moi, je ne dis pas non, mais ça dépend du caprice de ma pauvre Fleurette, qui s’est souvenue du temps où elle n’était pas encore Mlle Valentine et qui a confiance dans le bon cœur de maman Léo. Elle sait bien, celle-là, que je ne reculerais pas devant mille morts quand il s’agit de notre Maurice ! et puis, je n’ai pas mes yeux dans ma poche peut-être ! Si je vois quelque chose de louche dans tout ça, c’est à moi de regarder où je mettrai le pied.

Le concierge de l’hospice les reçut à la porte et dit à M. Constant :

— On est déjà venu bien des fois du grand pavillon voir si vous étiez arrivés.

— Je ne me suis pourtant pas amusé en chemin, répondit l’officier de santé. La demoiselle n’est pas plus mal ?

— Toujours la même.

M. Constant fit entrer sa compagne sous une voûte longue et d’aspect triste, quoiqu’elle fût évidemment toute neuve.

En passant devant la loge, la veuve y jeta un regard.

Dans la loge il y avait trois ou quatre personnes, infirmiers peut-être ou domestiques, qui se chauffaient autour d’un grand poêle de fonte.

Un seul homme était assis au milieu de la chambre, les coudes sur la table, juste au-dessous de la lampe qui pendait au plafond.

Sa casquette, d’où s’échappaient des cheveux hérissés, cachait à demi son visage, mais la lumière éclairait vivement ses membres athlétiques et l’énorme envergure de ses épaules.

À la vue de cet homme, Mme Samayoux fit un mouvement, et M. Constant le sentit, car il tourna la tête avec vivacité.

— Bonsoir, Roblot ! dit-il en continuant son chemin.

Roblot était sans doute le nom de l’athlète qui ne bougea ni ne répondit.

— Est-ce l’homme à la casquette que vous appelez Roblot ? demanda la dompteuse.

— Oui, répondit M. Constant, est-ce que vous le connaissez ? J’ai toujours eu l’idée qu’il avait bien pu être hercule en foire. C’est un taureau que ce chrétien-là !

— Je ne connais pas ce nom de Roblot, répondit la veuve, et j’avais cru remettre un homme qui s’appelle autrement que cela.

Ils avaient traversé la voûte et pénétraient dans une cour entourée de bâtiments tout neufs comme la voûte elle-même.

— C’est ennuyeux, les réparations, reprit l’officier de santé ; si la grande entrée avait été libre, vous auriez vu qu’on arrive au pavillon de M. le docteur par un chemin aussi beau que le vestibule des Tuileries, mais nous allons être forcés de marcher dans la neige.

— Oh ! fit la veuve, je ne suis pas douillette. Est-ce que ce Roblot est un des employés de la maison ?

— Non, c’est un de nos convalescents de l’hospice. Quand ils commencent à aller mieux, on leur laisse beaucoup de liberté et ils en profitent pour fréquenter la conciergerie. Vous concevez qu’à l’hospice nous n’avons pas des ducs et des marquis. À l’établissement payant, c’est différent ; quand il fait beau et que notre société se promène dans les jardins, on dirait un coin du bois de Boulogne.

Une porte située en face de la première entrée fut ouverte et donna accès dans un vestibule que M. Constant traversa sans s’arrêter.

Au-delà, c’était un jardin assez vaste et tout plein de grands arbres couverts de neige.

— Voilà l’établissement, dit M. Constant, qui montra, à droite et à gauche, deux corps de logis éclairés. Ici les malades ordinaires et là les aliénés ; nous n’allons ni ici, ni là ; vous savez, la demoiselle est au bout, dans le grand pavillon.

Ils suivirent un chemin où la neige était balayée avec soin et parvinrent à une maison de belle apparence, dont le perron, tourné vers le midi, dominait tout le paysage parisien.

M. Constant sonna et ce fut Victoire, la femme de chambre de Valentine, qui ouvrit.

— Dieu merci ! dit-elle, voici assez longtemps qu’on s’impatiente !

Puis elle ajouta avec une curiosité qui n’était pas exempte d’impertinence :

— C’est là la personne ?

— Oui, ma fille, répondit l’officier de santé, c’est une personne qui n’a besoin ni de vous ni de moi et qui a droit à votre politesse. Allez nous annoncer tout de suite.

Victoire fit une révérence moqueuse et disparut.

Mme Samayoux s’étonna de rester toute déconcertée.

— Qu’est-ce que ça va donc être quand je serai en présence des dames et des messieurs, murmura-t-elle naïvement, puisque la chambrière me fait peur ?

— Il n’y a pas insolent comme les valets, répondit M. Constant, qui jouait supérieurement l’indignation. Pour un peu, je la ferais flanquer à la porte. Avec les maîtres ça ne se ressemblera plus, et vous allez voir comme on va vous mettre à votre aise.

— Madame veuve Samayoux peut entrer, dit en ce moment Victoire, qui revenait.

Maman Léo se sentit prise d’un véritable tremblement. Son négligé de première dompteuse, élégant et cossu, lui semblait, à cette heure, quelque chose de monstrueux et la brûlait comme si c’eût été la robe de Nessus.

Elle fit cependant sur elle-même un effort vaillant et marcha la première, suivie de près par M. Constant, qui échangea avec la soubrette un regard de railleuse intelligence.