Maman Léo/Chapitre 09

Maman Léo (2e partie du Secret des Habits noirs)
Le National (feuilleton paru du 21 mai au 10 aoûtp. 80-90).


IX

La folie de Valentine


Mme Samayoux s’était levée aux dernières paroles de M. Constant.

— Partons ! dit-elle, rien ne me tient ici, je voudrais déjà être auprès de la chère fille !

— Minute ! minute ! fit l’officier de santé bonnement. Il faut que vous ayez votre leçon faite mieux que cela, car un rien, une mouche qui vole la met dans tous ses états. Asseyez-vous encore un petit peu, brave madame… Mais est-ce étonnant comme tout le monde l’aime ! j’étais bien certain que vous sauteriez sur l’idée de la voir comme sur du gâteau ! Elle a un charme dans son petit doigt, c’est sûr. Allumez donc voir un petit bout de chandelle pendant que je vas fourgonner le poêle. Il n’y a pas de bourrelets à vos portes, dites donc !

— Allume, Échalot ! ordonna Mme Samayoux.

— Tiens ! fit M. Constant, qui avait déjà le tisonnier à la main, j’avais oublié ce bonhomme-là.

Il ajouta en baissant la voix :

— Ça aurait pu causer un grand malheur, si quelqu’un avait écouté les choses qu’il me reste à vous dire.

Échalot venait en ce moment vers la table avec de la lumière.

En la posant auprès de la bouteille, et malgré sa timidité accoutumée, il regarda M. Constant bien en face.

Les yeux de celui-ci étaient justement fixés sur lui par-dessus ses lunettes. Les paupières d’Échalot se baissèrent et le sang lui monta aux joues.

M. Constant allongea le bras et lui toucha l’épaule.

Échalot recula.

— Ma poule, lui dit l’officier de santé, tu as les oreilles longues, je vois ça, et tu voudrais bien écouter la suite.

— C’est une bonne et simple créature, interrompit la veuve.

— Brave madame, fit observer M. Constant avec une sorte de sévérité, ce ne sont pas nos affaires que nous traitons ici, et il y a des choses qu’il ne faut pas confier aux innocents. Va-t’en voir dehors si le printemps s’avance, bonhomme !

Il ajouta :

— Et souviens-toi que se taire vaut toujours mieux que parler. J’ai ton signalement là.

Un petit coup sec, frappé entre deux sourcils, ponctua la phrase.

Échalot, sans répondre, se dirigea aussitôt vers la porte.

Dès qu’il eut franchi le seuil, il respira longuement et ôta sa casquette, comme s’il avait besoin de baigner sa tête brûlante dans l’air froid du dehors.

— Si c’est lui, murmura-t-il, mon affaire n’est pas bonne, et ce n’est pourtant pas Amédée qui peut suffire à élever Saladin.

Il se retourna vivement au souvenir de l’enfant qui restait dans la baraque, et fut sur le point de rentrer. Mais il n’osa pas.

— Je m’alignerais avec n’importe qui, fit-il comme pour s’excuser vis-à-vis de lui-même. J’irais chercher le petit ou la patronne au fond de l’eau ou au milieu du feu ; mais ces gens-là me font peur, quoi ! et je n’ai plus de sang dans les veines. Tant que la patronne est là, l’enfant n’a rien à craindre. Je vas guetter ; dès qu’elle sera partie, je rentrerai.

Il fit un pas dans la direction de la rue Saint-Denis ; ses jambes flageolaient sous lui comme s’il eût été ivre.

Il ne fit qu’un pas. Son regard avait rencontré dans les terrains, à droite du tracé de la rue de Rambuteau, un coupé attelé d’un cheval noir dont le cocher, immobile, semblait dormir entre les collets fourrés de son carrick.

Il ne dormait pas, cependant, car à des intervalles réguliers une bouffée de fumée formait un petit nuage autour de sa tête.

Quand Échalot reprit sa marche, ses jambes ne tremblaient plus. Il s’approcha de la voiture en étouffant le bruit de ses pas dans la neige et regarda le cheval attentivement.

Puis, prenant la voie battue et allant les mains derrière le dos, comme un passant, il appela tout bas :

— Oh ! hé ! Giovan-Battista !

Le cocher tressaillit sous son carrick et tourna la tête sans répondre.

— Est-ce que Toulonnais-l’Amitié a sa petite dame dans ce quartier-ci ? demanda encore Échalot.

Le cocher repartit cette fois avec un fort accent napolitain.

— Vous vous trompez, l’ami, suivez votre chemin.

— Pardon, excuse, fit Échalot, qui obéit, pas d’affront ! je vous prenais pour une connaissance.

Et au lieu de continuer vers la rue Saint-Denis, il disparut dans les terrains, derrière la baraque de Mme Samayoux.

À l’intérieur, la dompteuse avait repris place vis-à-vis de M. Constant, qui disait :

— Dans ces affaires-là, ma bonne dame, je ne me confierais ni à mon frère ni à mon père, et vous allez bien voir que la moindre imprudence pourrait tout perdre. Le docteur Samuel est un particulier qui ne se dérangerait pas pour le pape, et ça se conçoit, puisque son établissement est en vogue, sa clientèle superbe, et qu’en plus il a toute une charretée de foin dans ses bottes. Eh bien ! depuis que la petite demoiselle est chez nous, il a mis son propre appartement à la disposition de la famille, qui va et qui vient là-dedans sans se gêner. Il est amoureux de l’enfant comme tout le monde : c’est un sort !

Nous sommes à mercredi ; dimanche dernier, la famille s’est rassemblée dans la chambre à coucher du docteur, et on lui a demandé son avis ; j’étais là, et moi, qui le connais pour n’avoir point le cœur trop tendre, je peux bien dire que sa voix chevrotait quand il répliqua :

— C’est un pauvre cœur blessé si profondément que ni les soins ni les remèdes n’y feront rien. Elle aime, sa vie entière est dans son amour, et si elle perdait celui qu’elle aime, elle mourrait.

— Ah ! fit Mme Samayoux, qui écoutait avec une attention avide, je le devine bien, ce médecin-là ! j’en ai vu de pareils. Il peut être brusque, il peut être rude, mais il a une bonne âme.

— Ma foi, repartit M. Constant en riant, voilà longtemps que je le connais, et je ne m’étais pas trop aperçu qu’il avait le cœur tendre ; mais de voir la demoiselle blanche et belle sur son lit, ça amollirait un caillou ! Voilà donc la famille aux champs, comme vous pensez, après une déclaration pareille. Mme la marquise pleurait comme une fontaine, M. de Saint-Louis mouillait son grand mouchoir, et le colonel lui-même oubliait de tourner ses pouces. Vous verrez tout ce monde-là, c’est de grands seigneurs, mais pas trop fiers.

Il y a un autre docteur, un docteur en droit, celui-là, ce qui est plus que d’être avocat, et jurisconsulte par-dessus le marché : le plus retors de tous les malins ! On lui avait donné l’affaire à examiner comme ami de la famille. Mme la marquise lui a pris les deux mains et lui a dit : « Nous n’avons plus d’espoir qu’en vous. »

Le bonhomme a répondu : « Je n’ai jamais trompé personne, je ne commencerai pas par vous, qui êtes de ma société et de mon amitié. De faire acquitter ce jeune gaillard-là par un jury c’est aussi impossible que de prendre la lune avec les dents. Il y a évidence, on l’a pris la main dans le sac, et son affaire est jugée. »

— Mais alors, s’est écriée Mme la marquise, Valentine va mourir !

Et le colonel a ajouté en s’adressant au docteur en droit :

— Je donnerais bien une pièce de deux ou trois mille louis à celui qui trouverait le moyen de nous tirer de peine.

— Parbleu ! a répondu le jurisconsulte, avec de l’argent, on produit des miracles.

— Est-ce qu’on pourrait acheter les juges ou le jury ? a demandé la marquise.

Les femmes ne savent pas, c’est sûr, et après tout, si on y mettait le prix… mais n’importe !

Le docteur en droit a répondu :

— Ce n’est pas cela que j’entends, je pensais à une évasion.

Si vous aviez vu comme tout le monde a tombé là-dessus !

Car ces bonnes gens-là, malgré leur orgueil et leurs armoiries, ne reculeront devant rien dès qu’il s’agira de sauver la petite demoiselle ; vous verrez ça par vous-même.

— Est-ce que vous pensez, demanda Mme Samayoux, qu’ils iraient jusqu’à consentir au mariage ?

— Je pense, répondit M. Constant, qu’ils iraient en corps, comme une procession, avec la croix et la bannière, solliciter humblement la main de l’ex-lieutenant.

— Mais je les aime, moi, ces gens-là ! s’écria la dompteuse.

— Ah ! pour être pris, ils sont bien pris, mais voilà le hic : vous ai-je dit que tout ça se passait dans la chambre voisine de celle où couche mademoiselle Valentine ?

— Non. Elle avait tout entendu ?

— Juste, et ce fut un coup de théâtre auquel on ne s’attendait pas, je vous en réponds.

Il y avait trois ou quatre jours qu’elle n’avait ni bougé ni parlé, sinon pour prononcer votre nom, ma brave dame, et celui de Maurice, tout doucement, sans presque remuer les lèvres, comme font ceux qui causent en rêvant.

Une mine qui aurait sauté au milieu de la chambre n’aurait pas plus étonné la famille que la voix de Valentine de Villanove s’élevant tout à coup et disant :

— Je ne veux pas !

— Elle parlait à travers la porte ? demanda la veuve, dont la voix tremblait.

— Non pas ! elle avait descendu de son lit toute seule ; toute seule elle avait traversé sa chambre. Elle avait ouvert la porte sans bruit, elle était debout sur le seuil, pâle comme une statue de marbre, et si belle qu’on en restait comme ébloui.

Elle se tenait droite, elle ne s’appuyait à rien et personne n’eut l’idée d’aller la soutenir, tant elle semblait forte et solide.

— Il me semble que je la vois ! murmura la veuve. Oh ! pauvre, pauvre Maurice !

— Bien vous faites de plaindre celui-là, car sa vie et sa liberté sont en question.

— Je ne veux pas ! a donc répété la demoiselle, il est innocent, je le jure, devant Dieu ! Il a déjà fui une fois parce que les innocents ne savent pas se défendre, quand le hasard les accuse ; je ne veux pas qu’il se déshonore en fuyant une seconde fois comme un coupable.

— Tout ça est bel et bon… commença la dompteuse.

— Attendez, interrompit M. Constant. Vous, vous êtes une personne de bon sens qui savez ce que parler veut dire, mais elle ne possède l’expérience de rien, la pauvre enfant, et en outre elle a son coup de marteau, un fameux !

— Ne peuvent-ils agir sans elle ?

— Attendez ; voici quelque chose qui va vous étonner plus que tout le reste ; ils sont en correspondance…

— Qui donc ? balbutia la veuve stupéfaite.

— Les deux tourtereaux.

— Maurice et Valentine ! Lui, du fond de sa prison ; elle, entourée comme vous me la montrez, malade, privée de raison !…

— Est-ce assez drôle ? demanda M. Constant d’un air bonhomme. Comment ça se fait, moi, vous comprenez, je n’en sais rien, mais c’est comme ça, et nous le tenons d’elle-même.

— Il faut donc qu’il y ait dans l’établissement du docteur Samuel des employés qui…

— Sans doute, sans doute, bonne dame, ce ne sont pas des pigeons voyageurs qui portent leurs messages ; mais leurs messages vont et viennent, et notre chère malade a formellement déclaré ceci : « À nous deux, nous n’avons qu’un cœur. Tant que je ne voudrai pas, Maurice ne voudra pas. »

Du revers de sa main, Mme Samayoux essuya une grosse larme qui roulait sur sa joue.

— L’homme de loi, reprit M. Constant, a voulu plaider auprès d’elle. Il a démontré clair comme le jour non seulement que Maurice serait pour le moins condamné à perpétuité, mais encore qu’une fois la chose faite il n’y aurait plus à y revenir à cause des difficultés posées par la loi française à la révision des procès criminels. Il a cité Lesurques et bien d’autres, mais rien n’y a fait, parce que la petite avait son idée. J’abrège, maintenant. On l’a recouchée, bien entendu, et le conseil de famille s’est réuni à un autre étage. Là, pendant que la marquise se tordait les mains et que les autres jetaient leur langue aux chiens, le colonel, qui est fin comme l’ambre, a ouvert tout doucement l’avis de vous faire chercher et de vous employer à persuader la petite.

— Ah ! fit Mme Samayoux étonnée elle-même du mouvement de défiance qui la prenait.

— Il a semblé que c’était de la manne dans le désert, poursuivit M. Constant ; tous ceux qui étaient là avaient saisi maintes fois votre nom sur les lèvres de la chère enfant. On savait en outre de quelle affection vous entourez le lieutenant Maurice Pagès. Séance tenante, on m’a dépêché sur vos traces, qui n’étaient pas des plus aisées à trouver, soit dit sans reproche ; mais enfin je vous ai rencontrée, vous voilà suffisamment renseignée sur ce qui se passe là-bas : voulez-vous être l’auxiliaire d’une noble et malheureuse famille qui cherche à sauver son enfant ?

La veuve fut quelque temps avant de répondre. Elle songeait.

— Verrai-je Valentine sans témoin ? demanda-t-elle enfin.

— Ah ! bonne dame, répliqua M. Constant avec effusion, vous ne feriez pas des questions pareilles si vous connaissiez tout ce monde-là ! Venez d’abord. Si quelque chose vous chiffonne, exigez des explications sans vous gêner, on vous les donnera. Exigez un tête-à-tête avec la demoiselle, ils s’en iront tous comme des enfants qu’on renvoie. Mais venez, parce que, vous concevez, je ne suis pas le maître, et la famille seule peut vous dire ce que vous aurez à faire quand on vous enverra auprès du lieutenant.

— Je verrais Maurice ! s’écria la veuve, dont les deux mains s’appuyèrent d’elles-mêmes contre son cœur.

— Ça va de soi, puisque vous serez notre intermédiaire. Vous demanderez vous-même le laissez-passer, c’est la règle, mais on fera le nécessaire pour que vous n’ayez pas de refus.

Mme Samayoux s’était levée, mais elle jeta un regard hésitant sur le sans-façon excentrique de sa toilette.

— Que cela ne vous arrête pas ! dit M. Constant.

La veuve se redressa de toute sa hauteur.

— Vous avez raison, dit-elle, saquédié ! je suis ce que je suis. Ceux qui ne font pas de mal n’ont pas de honte. Marchons !