Maman/Chapitres XXVII-XXVIII

Librairie Hachette et Cie. (p. 237-253).

Le capitaine Maulevrier se présenta.


CHAPITRE XXVII


Les rires des enfants réveillent tous les échos du Donjon. — Mme de Minias va donner une sauterie.


Le facteur de la Silleraye venait de faire sa première tournée, qui avait lieu à huit heures du matin. M. Gilbert, en dépouillant son courrier, trouva une lettre qu’il mit à part et qu’il montra à sa femme.

« Une lettre de ta sœur ! lui dit-il ; lis-la bien vite. »

Mme Gilbert parcourut la lettre du regard en souriant.

« Une bonne surprise, dit-elle joyeusement à son mari : non seulement ma sœur vient, mais ma mère se décide à l’accompagner.

— Je veux le voir pour le croire, dit le percepteur en riant. Elle avait juré ses grands dieux qu’elle ne voulait plus voyager.

— Ce sont tes descriptions enthousiastes qui l’auront séduite.

— Du tout, riposta le percepteur avec un sourire malicieux. Ces dames se seront dit : « Voilà l’institution Gilbert qui prend des proportions considérables. La directrice doit avoir besoin de surveillantes: présentons-nous. »

— L’institution Gilbert n’a pas besoin de surveillantes, vous saurez cela, monsieur, dit Mme Gilbert d’un ton de reproche ; mes enfants sont tous très gentils, et je suffis à les surveiller.

— Même le petit cheval échappé ?

— Les autres se sont chargés de veiller sur lui.

— Alors, c’est le système de l’école mutuelle. N’importe, j’ai gagné mon pari.

— Quel pari ?

— J’avais parié que nous aurions un externe de plus dans la huitaine. Avons-nous, oui ou non, un externe de plus ?

— Pauvre petit ! dit Mme Gilbert, quel courage il a montré !

— C’est un externe courageux ; mais enfin c’est un externe, qui porte sur le catalogne le n 6. À quand le no 7 ?

— Taquin, donc bien portant ! répondit Mme Gilbert, en effleurantla joue de son mari avec la lettre ouverte.

—.C’est l’air de la Touraine. »

En prononçant ces mots, le percepteur saisit prestement la lettre et fit mine de l’emporter à son bureau.

« Laisse-moi au moins la finir, lui dit sa femme d’un ton suppliant.

—.Eh bien ! faisons un compromis: tu me la liras tout haut. »

Mme Gilbert se prêta complaisamment à cette fantaisie. Ensuite elle replia la lettre et dit:

« Maintenant que ta curiosité est satisfaite, tu vas écrire au capitaine Maulevrier, pour le prier d’aller prendre ces dames à la gare et de les mettre en voiture ; tu sais que ma mère s’effarouche d’un rien.

— Entendre c’est obéir, » répondit le percepteur en s’inclinant profondément, et il s’en alla tout droit à son bureau.

Au reçu de la lettre, le capitaine Maulevrier s’en alla aux Messageries pour savoir qui conduirait la diligence le jour de l’arrivée de ces dames. « C’est moi, lui répondit Michet, qu’il avait rencontré dans la cour.

— Je retiens le coupé pour deux dames ; je vous les recommande tout particulièrement. L’une est la mère de Mme Gilbert et l’autre est sa sœur.

— Monsieur le capitaine, dit Michet, vous pouvez être sûr que j’aurai soin de ces deux dames-là. Si c’était un effet de votre bonté, pourriez-vous leur dire que c’est Mme Gilbert qui m’a mis dans la place où je suis, car sans elle M. Pichon ne m’aurait pas protégé. Si ces deux dames voulaient dire en même temps à Mme Gilbert que je me ferais tout de même hacher pour elle, cela me rendrait heureux. Moi, je ne saurais pas le lui dire ; mais deux dames arrangeront cela convenablement, et j’aurai le cœur content de penser qu’elle le sait. »

Le capitaine Maulevrier promit à Michet de faire sa commission, et s’en alla, pour tuer le temps, se promener sur la levée de la Loire. Tout en contemplant cette œuvre d’art avec l’admiration qu’elle mérite, il se demandait avec inquiétude à quel signe il reconnaîtrait les deux voyageuses : le percepteur avait oublié de les lui dépeindre.

Le surlendemain, à l’arrivée du train, il les reconnut du premier coup ; il serait plus exact de dire: il reconnut l’une d’elles du premier coup. Deux dames, une vieille et une jeune, s’avançaient d’un air indécis dans la cohue des arrivants ; la vieille dame ressemblait à toutes les vieilles dames, j’entends à celles en qui la beauté des lignes survit aux années, dont les cheveux sont blancs comme la neige et qui clignent les yeux en regardant, parce que leur vue a baissé. La jeune dame ressemblait à Mme Gilbert, non pas s tant par les traits que par la physionomie.

Le capitaine Maulevrier se présenta, offrit ses services, qui furent agréés par la vieille dame avec empressement. Et si jamais une vieille dame fut entourée de ces délicates attentions qui flattent toutes les dames jeunes ou vieilles, ce fut assurément la mère de Mme Gilbert. Le capitaine Maulevrier fut beaucoup plus réservé avec la jeune dame, envers laquelle, du reste, il se montra d’une exquise courtoisie.

Quand les deux dames furent convenablement installées dans le coupé, le capitaine leur présenta Michet. « C’est, dit-il, un protégé de Mme Gilbert. »

La jeune dame adressa à l’humble conducteur un sourire qui eût pu faire envie à un capitaine et même à un colonel. La vieille dame se fit expliquer le comment et le pourquoi, et profita de l’occasion pour faire un petit sermon maternel à Michet, qui l’écouta tête baissée, le chapeau d’une main, le fouet de l’autre, avec le plus profond respect. Ce petit sermon improvisé était très beau dans son genre, mais il ne valait pas le sourire de l’autre dame. Telle fut du moins l’opinion du capitaine.

Michet grimpe sur son siège, la diligence s’ébranle. Le capitaine s’incline profondément devant la portière du coupé. Quand il se redresse, il se trouve en présence d’un paysan rubicond qui occupe à lui seul l’intérieur de la diligence. Le paysan rubicond emporte des gâteaux dans son chapeau, qui n’est plus tout neuf. Le capitaine a beau savoir qu’en ce bas monde la prose la plus plate et la plus grossière coudoie la poésie la plus élevée, il est choqué du contraste entre ce qu’il vient de voir et ce qu’il voit, et il regarde d’un air de mauvaise humeur le paysan qui n’en peut mais.

Pour dissiper sa mauvaise humeur, il va de nouveau faire un tour sur la levée de la Loire.

Huit jours plus tard, sur une invitation formelle de son camarade Gilbert, le capitaine Maulevrier s’embarque à son tour pour la Silleraye, c’est le Breton qui conduit. Cet homme taciturne a presque trouvé son maître, car le capitaine n’ouvre pas une seule fois la bouche depuis Tours jusqu’à la Silleraye.

L’intérieur du camarade Gilbert est toujours l’image vivante de la paix et du bonheur domestique, avec cette petite pointe d’excitation que produit toujours la présence de deux personnes de plus, quand ce sont des personnes que l’on aime bien. Comme Mme Gilbert est un peu accaparée par sa mère, c’est sa sœur qui surveille les enfants et se mêle parfois à leurs jeux.

Il n’y a rien de si important pour l’avenir d’un pays que l’éducation de la première enfance. Le capitaine Maulevrier, qui est un homme sérieux, connaît cette vérité depuis longtemps. Il la met en pratique avec un zèle extrême. Il guette l’arrivée des externes et les engage dans des parties tellement folles que le marmot sacré s’étonne d’avoir trouvé son maître en matière de turbulence, et que le pauvre Lucien, toujours, si sérieux, ne peut s’empêcher de rire aux éclats. Les jeux, comme chacun le sait maintenant, font partie d’une éducation bien dirigée, et c’est en ce sens que le capitaine s’occupe d’éducation.

Son nom, porté sur les ailes de la renommée, vole de famille en famille ; sans le savoir il devient un auxiliaire puissant pour Mlle Foulonne et pour miss Pratt. Pour réprimer les petits écarts de leurs écoliers et les maintenir dans les limites du devoir, ces dignes personnes n’ont qu’à lever l’index et à dire : « Si vous n’obéissez pas, vous n’irez pas demain chez Mme Gilbert. » Cette terrible menace coupe court à toute velléité d’insubordination et de paresse.

Je ne connais pas, pour ma part, de musique plus capable de guérir un hypocondre que les joyeux éclats de rire d’une bande d’enfants heureux. Les éclats de rire qui partent du jardin du percepteur réveillent les échos endormis du vieux Donjon ; la vie renaît dans ce coin de la haute ville. Plus d’un vieillard aux mains tremblantes, plus d’une vieille dame à la joue ridée et aux cheveux blancs, prêtent l’oreille à cette joyeuse musique ; un instant ils se souviennent qu’ils ont été jeunes, mais jamais si jeunes que cela ! Alors, selon leur caractère, ils soupirent ou ils sourient.

Plus d’un petit garçon qui joue solitaire dans un grand jardin, plus d’une petite fille qui boude devant son piano ou sa dictée, dressent l’oreille, comme le cheval de guerre au bruit de la trompette. Peut-être les leçons de rudiment, les gammes de piano, les dictées leur paraîtraient-elles moins fastidieuses, s’il leur était permis de rire un peu tous les jours de ce bon rire-là.

Un vieux magistrat, qui s’était introduit dans la maison sous prétexte de jouer aux échecs avec le percepteur, disait un jour à Mme Gilbert:

« Vous êtes une femme dangereuse, et vous ne savez pas tout le mal que vous faites. Je ne reconnais plus la Silleraye ; les marmots s’aperçoivent qu’ils s’ennuient de vivre isolés et deviennent insupportables. Vous ne pouvez pas évidemment accepter tous les enfants de la ville, mais vous verrez que l’on congédiera les précepteurs et que l’on enverra tous ces bambins au collège pour qu’ils aient des camarades. Vous croyez que je plaisante, je ne plaisante pas le moins du monde. À l’heure qu’il est, je connais trois familles qui se font des visites pour distraire les enfants ; ces gens-là depuis vingt ans ne s’étaient peut-être pas vus quarante fois. C’est de la concurrence qu’on vous fait: prenez garde. Et puis, qu’est-ce que j’entends dire ? les de Minias vont donner un grand bal.

—Oh ! une simple sauterie, dit Mme Gilbert, ne sachant si elle devait prendre au sérieux tout ce que venait de dire le vieux magistrat.

— Une simple sauterie, soit ! Demandez à qui vous voudrez combien de « simples sauteries » ils ont données depuis qu’ils sont en ménage. Je suis sûr que pas une des cinq chanoinesses n’a dansé un quadrille de sa vie. On leur a appris à danser, parce que la danse est inscrite dans l’ancien programme d’éducation, parce que c’est l’usage, parce que cela est censé donner de l’aisance aux mouvements.

— Je vous assure que vous m’effrayez, dit sérieusement Mme  Gilbert. Mme de Minias m’a parlé de cela d’une façon si naturelle, que je crains de ne lui avoir pas témoigné assez vivement ma reconnaissance.

— Ne craignez rien, madame, je connais Mme de Minias depuis son mariage ; aussi elle a confiance en moi: elle m’a raconté le service que vous lui avez rendu de si bonne grâce. Soyez persuadée qu’elle trouvera bien tout ce que vous ferez et tout ce que vous direz. Ah ! à propos de cette sauterie, il y a une petite chose dont je dois vous prévenir, afin que vous ne paraissiez pas trop surprise. Il y aura des danseuses à revendre, mais très peu de cavaliers.

— Pourquoi donc ? demanda Mme Gilbert.

— Parce que les jeunes gens, dès qu’ils sont majeurs, émigrent vers des villes moins mortes que la Silleraye.

— Mais la Silleraye n’est pas une ville morte.

— Je comprends votre objection. Vous portez la vie avec vous, soit dit sans compliment, et vous ne pouvez pas vous douter de la révolution que vous êtes en train de faire. Mais revenons à notre sauterie : vous aurez un cavalier pour quatre danseuses, et encore on a battu le rappel ; Mme de Servan fait venir un de ses neveux de Tours ; moi, je fournis un substitut, et de Minias s’exécutera en personne. Si le capitaine Maulevrier est danseur, vous ferez bien de le requérir ; on vous en saura un gré infini. Dites à votre mari d’écrire au capitaine ; et savez-vous ce qui vaudrait encore mieux, ce serait de lui donner carte blanche pour amener ceux de ses camarades qui lui paraîtraient dignes de cet honneur. Le capitaine Maulevrier est un homme très bien élevé ; on peut se fier à lui.

— Seulement, objecta Mme Gilbert, je ne sais vraiment pas si le capitaine tiendra beaucoup à venir.

— Il y tiendra, madame, répondit le vieux magistrat d’un ton si affirmatif que Mme Gilbert le regarda d’un air surpris.

— Nous ne voudrions pas abuser de son obligeance à ce point.

— Il y viendra pour son plaisir, » reprit le vieux magistrat, toujours du même ton affirmatif. Il ajouta à demi-voix: « Vous avez une sœur, madame, et je vous affirme qu’il sera enchanté de danser avec votre sœur. »

Là-dessus le bonhomme prit congé, et Mme Gilbert se plongea dans de profondes réflexions.
Les voisins vinrent contempler le tonneau.


CHAPITRE XXVIII

Les deux reines du bal.— Réflexions de la patrouille.


Le capitaine Maulevrier accepta l’invitation avec empressement, et il arriva escorté d’une demi-douzaine de ses frères d’armes. Il se rendit au Donjon comme d’habitude, et ses amis furent logés dans l’immense maison du vieux magistrat, qui se trouvait tout ragaillardi de voir cette belle jeunesse autour de lui.

Pour employer l’expression consacrée, M. et Mme de Minias « avaient bien fait les choses ». Picois, l’unique tapissier de la Silleraye, effrayé de la responsabilité qui pesait sur ses épaules, s’était adjoint un confrère, comme font les médecins de province qui mandent un confrère de Paris dans les cas graves ou désespérés. L’unique pâtissier de la Silleraye avait imité Picois, pour les mêmes raisons. Ce réveil de la haute ville l’avait surpris lui-même en plein sommeil, et il lui manquait tant d’accessoires qu’il en faillit d’abord perdre la tête. Mais l’espoir d’un gain considérable lui rendit tout son sang-froid et toute sa vaillance. On raconte à la Silleraye qu’il fit venir de Tours un tonneau de glace à rafraîchir, et que ses voisins, qui n’avaient jamais tourné la tête au passage de la diligence, sortirent de leur torpeur et vinrent processionnellement contempler le tonneau de glace avec des yeux effarés.

Il y a une autre chose dont on parle encore: c’est l’entrée des sept officiers de chasseurs, tous en grand uniforme. Quand ils parurent dans le grand salon, et que le capitaine Maulevrier les présenta au comte et à la comtesse, l’assistance tout entière ressentit comme une secousse électrique, et l’esprit de somnolence, qui jusque-là avait régné en maître dans la haute ville, reçut un coup mortel et chancela sur son trône. On n’avait pas vu un uniforme à la Silleraye depuis le licenciement de l’armée de la Loire !

Vu la pénurie de cavaliers, M. de Minias dansa, le substitut dansa, le neveu de Mme de Servan fit son devoir, et les brillants officiers se multiplièrent. Les demoiselles, intimidées d’abord, prirent un peu d’assurance et imaginèrent même un moyen très ingénieux de ne point faire tapisserie en attendant leur tour, qui revenait une fois sur quatre: elles dansèrent entre elles. Comme elles étaient presque toutes jolies et habillées avec goût, le bal présentait un spectacle charmant, quoique un peu étrange.

Les plateaux de rafraîchissements circulaient après chaque danse on devait bien cela au zèle infatigable des danseurs ; il en résulta que les joues s’animèrent et que les langues se délièrent peu à peu.

On vit rire les chanoinesses ; M. de Minias, le visage pourpre et rayonnant, dit confidentiellement au magistrat, de manière à être entendu de vingt personnes, que cette petite fête ne serait pas la dernière.

Tandis que les jeunes filles se livraient avec délices au plaisir tout nouveau de la danse, les papas et les mamans philosophaient en dégustant des glaces ; et, sous l’influence bienfaisante d’un punch généreux, des projets de sauterie naissaient subitement dans des cerveaux où jamais jusque-là n’avait germé ce genre de végétation.

« J’avais toujours pensé, dit une bonne grosse maman à sa voisine, que la jeunesse a besoin de distractions. »

Justement la voisine l’avait pensé et les voisins de la voisine aussi. À la fin, il se trouva que tout le monde l’avait pensé ; quelques-uns même se souvinrent de l’avoir dit, sans préciser dans quelle circonstance.

Le capitaine les présenta
Le vieux magistrat, saisi d’un accès de bienveillance universelle, allait de groupe en groupe comme une abeille de fleur en fleur, prodiguant les sourires, les poignées de main et les bons mots.

Ayant tiré M. de Minias dans une embrasure de fenêtre:

« Mon ami, lui dit-il, il faut que je vous félicite, cette petite fête est charmante, la magistrature assise s’y amuse autant que le parquet. »

M. de Minias, qui n’avait pas l’esprit vif, ne comprit pas l’allusion, et regarda son interlocuteur d’un air embarrassé.

Le vieux magistrat fut obligé de lui expliquer qu’il entendait par magistrature assise la partie non dansante de la société, et par magistrature debout ou parquet la partie dansante.

Une fois qu’il eut bien compris, M. de Minias colporta de place en place le bon mot du vieux magistrat, qui eut un succès prodigieux, et fut désormais adopté des jeunes et des vieux comme une définition commode. Ainsi périt à la Silleraye, dans une nuit de plaisir et de bonne intelligence, l’appellation dérisoire de « tapisserie » appliquée aux personnes qui ont dépassé l’âge de la danse ou que le manque de charme personnel retient sur leur chaise.

Dans tout bal qui se respecte, le suffrage universel, sans réunions préparatoires, sans affiches, sans professions de foi, désigne tacitement deux reines, l’une dans la magistrature assise, l’autre dans le parquet.

La reine de la magistrature assise ce soir-là, c’était Mme Gilbert. Et pourtant ce n’était pas l’ambition qui l’avait poussée à entrer si jeune dans la magistrature assise. Sachant qu’il y aurait peu de cavaliers, elle voulut laisser le champ libre aux jeunes filles. Et puis, elle devait servir de chaperon à sa sœur, parce que « Madame Mère » (comme disait M. Gilbert en plaisantant), craignant la chaleur et l’éclat des lumières, avait résolu de demeurer à la maison pour garder les enfants. C’était une occasion toute trouvée pour Mme Gilbert de bien marquer, par le contraste des toilettes, la distance de sept ou huit ans qui la séparait de sa jeune sœur.

Charmante d’ailleurs dans sa simple toilette de chaperon, elle était entourée d’une véritable cour. Il M de Servan et Mme Delaborde étaient ses gardes d’honneur. C’est toujours vers elle que revenait Mme de Minias quand le lui permettaient les obligations multiples de son rôle de maîtresse de maison. Une grande partie de la magistrature assise lui faisait une cour assidue. Les jeunes filles la regardaient avec une curiosité bienveillante, et plus d’une danseuse, comme fascinée par son doux regard, lui souriait involontairement, par-dessus l’épaule de son valseur.

Dans cette atmosphère de bienveillance générale, son cœur s’épanouissait, et en même temps elle était un peu confuse d’accaparer l’attention générale.

La reine du parquet, c’était sa sœur Louise, qui lui ressemblait tant, sans presque avoir aucun de ses traits. Si la sœur Louise eût été égoïste, elle aurait pu se faire la part du lion, et accaparer tous les cavaliers ; si elle eût été vaniteuse, elle aurait certainement perdu la tête. Mais elle n’était ni égoïste ni vaniteuse, puisqu’elle ressemblait à sa sœur. Elle savait fort bien rappeler aux cavaliers trop empressés que la jolie personne en rose, là-bas, était demeurée plusieurs fois de suite sur sa chaise, et que la belle brune avec cette rose rouge dans les cheveux n’avait, depuis plusieurs tours, dansé qu’avec des demoiselles. Les cavaliers trop empressés s’inclinaient en essayant de sourire, et s’en allaient docilement offrir leur bras à la jolie personne en rose ou à la belle brune. Le capitaine Maulevrier eut beau se prévaloir de son titre d’ami de la famille, il dut subir la loi commune. Comme tous les autres, il fut récompensé de son sacrifice par un aimable sourire, et comme tous les autres il prit son parti en brave. C’était ce qu’il avait de mieux à faire.

Les domestiques de la maison, et ceux du dehors, qui étaient censés attendre leurs maîtres, prenaient part à ces grandes réjouissances, sinon par des danses, du moins par de joyeuses libations et des propos non moins joyeux.

Le perroquet, relégué dans la salle d’en bas, parmi les domestiques, fut d’abord tout interdit de voir tant de monde à la fois. Mais peu à peu il reprit ses sens et demanda d’une voix éclatante: a du rrrhum et du rrrôti de mouton ! »

Un valet de pied, en livrée jonquille, se leva tranquillement et offrit au perroquet un grand verre de punch. Comme le perroquet refusait de boire, le valet de pied le saisit, lui ouvrit le bec et lui versa le verre de punch dans le gosier.

Aussitôt les idées du perroquet se troublèrent, ses yeux ronds clignèrent, il proféra quelques sons inarticulés, et finit par se suspendre par une patte, la tête en bas ; il s’endormit dans cette pose peu commode et ne se réveilla que le lendemain matin après le soleil levé, la tête encore troublée des vapeurs de l’ivresse.

Le paon, qui s’était juché sur son perchoir à l’heure ordinaire, fut réveillé par l’éclat des lumières et par les bruits du bal. Il sauta sur le gazon et se promena de long en large, méditant dans sa tête menue sur ce qu’il voyait et ce qu’il entendait. Soudain, il comprit la situation, et se mit à faire la roue.

Un domestique de la maison, qui était sorti pour pomper de l’eau fraîche, rentra et cria aux autres: « Venez donc voir notre imbécile qui fait la roue ! »

Tous les domestiques sortirent pour être témoins de cet étrange phénomène.

Quelques-uns (ceux qui avaient quitté la campagne depuis peu) traitèrent le paon avec ignominie et lui crièrent, comme on crie aux dindons en Touraine: « Fais la roue, fais la roue, tu boiras du vin doux ! »

Ceux qui étaient plus au fait des belles manières lui jetèrent des gâteaux: toute peine mérite salaire. Le paon se précipita sur cette provende et soupa si copieusement, lui qui ne soupait jamais, qu’il devint absolument stupide et resta comme pétrifié pendant deux jours entiers, avec une sensation de froid tout le long des pattes et dans la région de l’épigastre. Telles furent pour les deux oiseaux les conséquences de la première sauterie.

L’histoire raconte que le valet de pied en livrée jonquille subit le même sort que le perroquet ; elle parle aussi d’un gros gaillard, arrivé depuis peu de son village, qui tomba en catalepsie, comme le paon, pour avoir abusé de la galantine et des petits pains mollets.

Quant aux invités de M. et Mme de Minias, ils se retirèrent, sains de corps et d’esprit, enchantés les uns des autres, et parfaitement décidés à jouir un peu plus que par le passé des charmes de leur société réciproque.

D’ordinaire, les résolutions de cette nature, prises au sortir d’un bal ou d’un banquet, entre minuit et une heure du matin, s’évanouissent quelquefois aux premiers rayons du soleil, comme de légères vapeurs matinales. Cette fois, elles offrirent plus de consistance, et arrivèrent à maturité.

Le capitaine Maulevrier offrit son bras à Mme Gilbert, et M. Gilbert glissa celui de sa belle-sœur sous le sien. Comme ils n’avaient que quatre pas à faire, ils jugèrent sans doute inutile d’entamer une conversation, et ils rentrèrent silencieusement dans la maison du percepteur.

Le vieux magistrat emmena triomphalement ses six chasseurs, dont le pas sonore et bien rhythmé vous suggérait tout de suite l’idée d’une patrouille nocturne.

« Voyez comme on écrit l’histoire, dit un jeune lieutenant, qui regrettait de se retirer sitôt, j’avais toujours entendu dire que la Silleraye était la ville la plus assommante de toute la France.

— Mon jeune ami, répondit le vieux magistrat, il y a trois mois encore, la Silleraye était comme une de ces îles sauvages, dont les habitants se cachent à l’approche des voyageurs.

— Et, reprit le jeune lieutenant, quel est le voyageur qui leur a appris à se montrer de si bonne grâce ?

— Ce voyageur est une voyageuse, reprit finement le magistrat.

Mme Ida Pfeiffer peut-être ?

— Non, c’est Mme Gilbert, la femme du nouveau percepteur, une jeune femme en robe de soie gris perle, montante, et qui ne dansait pas. C’est sa jeune sœur qui était en robe de mousseline blanche, avec des nœuds de rubans bleus.

— La reine du bal ! s’écria le lieutenant avec enthousiasme.

— J’aime autant sa sœur ! dit un capitaine.

— Moi aussi, ajouta le vieux magistrat. Mais, lieutenant, nous ne nous couperons pas la gorge à propos de nos préférences. Il y a un moyen d’arranger tout ; mettons que Mme Gilbert était la reine de la magistrature assise, et sa sœur la reine de la magistrature debout. »

Semblable à la troupe des Grecs, qui fit entendre un murmure d’approbation après le discours du prêtre Chrysès, la patrouille fit entendre un murmure d’approbation après les paroles du vieux magistrat.

Le lieutenant, qui aimait à s’instruire, demanda au magistrat quel système Mme Gilbert avait employé pour amadouer les indigènes.

« Aucun système, répondit le magistrat ; son mari l’appelle la charmeuse d’enfants, et le fait est qu’elle a un don naturel pour attirer les enfants, pour leur parler, pour se faire obéir. Elle a eu pitié, en passant, d’un petit enfant infirme, qui est le neveu de Mme de Servan, une dame qui était près d’elle, au bal, avec une machine en dentelle noire sur la tête. L’enfant s’est attaché à elle, et la tante a suivi l’exemple de l’enfant. D’autres enfants sont venus, et d’autres parents à la suite, et maintenant ils ne savent quelle fête lui faire. Nous voilà arrivés. » _ Pendant que le vieux magistrat cherchait la serrure pour y intro duire son loquet, le lieutenant dit à ses frères d’armes:

« C’est réellement bien gentil au capitaine Maulevrier de nous avoir présentés à de si aimables gens, je propose que nous lui offrions un punch d’honneur. Qu’en pensez-vous, messieurs ?

— Il l’a bien mérité, » répondirent ces messieurs.

La patrouille disparut dans l’obscurité de la porte béante et la rue redevint silencieuse.