Maman/Chapitres XXIX-XXX

Librairie Hachette et Cie. (p. 254-272).


M. Pichon donne un grand coup de poing sur la table.

CHAPITRE XXIX


M. Michet est nommé conducteur titulaire. — M. Pichon vient à la Silleraye pour ses affaires.


Après avoir « tiré sur la corde » pour allonger son congé, et laisser à Michet le temps de se faire apprécier et de prendre de la consistance, M. Pichon se décide à revenir.

« Vous voilà, enfant prodigue, lui dit gaiement le directeur ; vous avez fait le bourgeois, le paresseux, à Saumur. Savez-vous que je vous trouve engraissé !

—- Je suis devenu lourd, répond M. Pichon, en affectant de se mouvoir avec une grande difficulté.

—Vous vous serez peut-être rouillé aussi, pendant que vous y étiez ?

— Abominablement rouillé, répond M. Pichon ; du reste, je me rouillais déjà au service ; la mémoire n’était plus aussi bonne qu’autrefois: j’ai, par moments, oublié des commissions. »

Le directeur le regarda attentivement, et lui dit:

« Ma parole d’honneur ! on dirait que vous avez une idée en tête. On ne vous accusera pas toujours de vous vanter ; et même on pourrait s’imaginer que vous êtes venu avec l’intention de vous faire fendre l’oreille.

— Heu ! heu ! grommela M. Pichon en regardant le directeur d’un air finaud, cela va dépendre de ce que vous me direz tout à l’heure. Sans vous commander, êtes-vous content de mon boiteux ?

— Très content ; vous avez eu raison de répondre de lui.

— Qu’est-ce qui lui manquerait bien pour être un bon conducteur ?

— Ma foi, rien du tout, que le titre et les appointements.

— Eh bien ! monsieur le directeur, il ne dépend plus que de vous que Michet soit un bon conducteur. Oui, je sais ce que vous allez me dire ; c’est un avancement bien rapide que de devenir en deux mois de garçon d’écurie, conducteur de diligence. C’est vrai, c’est bien rapide, mais c’est l’occasion qui fait le larron, et l’occasion est unique. Si vous avez bon souvenir des services que j’ai pu rendre à l’administration, pendant plus de vingt-cinq ans, mettez cela à l’avoir de mon pauvre boiteux ; fermez les yeux sur ce qui lui manque, et donnez-lui la place que je suis prêt à quitter pour lui. Je m’en irai le cœur content et vous aurez fait deux heureux. Voyez-vous, monsieur le directeur, ce garçon m’a été recommandé par une personne qui m’a rendu un grand service.

— Je réfléchirai à votre demande, répondit le directeur d’un ton solennel, et je ferai tout ce qui dépendra de moi. »

Comme tout dépendait du directeur, M. Pichon s’en retourna très enchanté de la tournure que prenait son affaire. Si le directeur avait demandé à réfléchir, c’est qu’il n’aurait pas pu dire oui du premier coup sans manquer aux règles les plus élémentaires de toute bonne administration. En effet, dans les idées de M. Pichon, bien administrer, c’est dire non quand on n’est pas absolument décidé à dire oui ; demander à réfléchir quand on est décidé d’avance, embrouiller gravement les questions les plus simples, et faire tomber le public dans les traquenards et les chausse-trappes d’un règlement auquel l’administration n’a jamais rien compris elle-même.

M. le directeur lui avait donné rendez-vous pour le lendemain matin, une heure avant le départ de la diligence.

M. Pichon alla surprendre ses vieux amis à la Pintade, « parce que, voyez-vous, comme il le leur dit lui-même avec beaucoup d’éloquence, il ne faut jamais oublier les vieux amis ! » Comme il n’a plus aucune raison de leur cacher ses projets, il les leur développe avec complaisance. Les vieux amis deviennent rêveurs et le regardent avec envie. Comme la chose menace de tourner au sentimental, M. Pichon donne un grand coup de poing sur la table, et demande une bouteille de Vouvray. Le contenu de la bouteille de Vouvray ramène une douce gaieté dans l’assistance.

« La Silleraye n’est pas loin, dit M. Pichon, en promenant le regard de son bon œil sur le visage de ses amis, toutes les fois que l’envie vous en prendra, vous n’aurez qu’à grimper dans ma vieille diligence, et vous trouverez lai-bas bon gîte et bon accueil. Je ne vous dis donc pas adieu ; je vous dis au revoir ! »

Là-dessus, il prit congé de ses vieux amis et de la matrone aux bras nus.

Après avoir fait quelques courses, il s’en alla tout droit au pont et s’accouda sur le parapet pour regarder couler l’eau qui s’en allait à Saumur.

Le lendemain matin, en entrant dans le cabinet du directeur, il y trouva Michet qui attendait, assis sur une chaise, l’air assez penaud.

M. Pichon devina que M. le directeur avait voulu préparer un coup de théâtre, et il sourit intérieurement.

M. le directeur toussa pour s’éclaircir la voix, et dit:

« Pichon, j’ai réfléchi à ce que vous m’avez dit hier. Il y a du pour et du contre ; on clabaudera, on réclamera, mais je m’en moque, parce que, voyez-vous, nous n’aurons pas passé vingt-cinq bonnes années ensemble, sans qu’il en résulte, en fin de compte, autre chose que de l’eau claire. »

Michet ouvrait de grands yeux et de grandes oreilles, sans parvenir à comprendre un traître mot au petit discours de M. le directeur. M. le directeur se tourna brusquement de son côté et lui dit:

« Michet, l’homme que tu vois sur cette chaise nous a demandé pour toi la place de conducteur. Nous te l’accordons. » Michet se leva, comme poussé par un ressort, et fit mine de s’élancer vers son bienfaiteur.

M. Pichon l’arrêta d’un geste et lui dit d’un ton sévère:

« Un bon conducteur doit toujours être maître de lui, car il a entre les mains la vie de ses voyageurs. Si c’est une scène que tu veux faire, je te dirai que M. le directeur n’aime pas les scènes, ni moi non plus. Si c’est des remerciements que tu veux nous bredouiller, je te dirai que je trouve cela fade et M. le directeur aussi. Je quitte mon siège, il faut bien que quelqu’un le prenne, pourquoi pas toi aussi bien qu’un autre ? Une poignée de main, mon garçon ! »

Quand la diligence fut prête à partir, M. Pichon grimpa sur l’impériale, en qualité de voyageur. Mais, par la force de l’habitude, il jeta sous la bâche un regard de conducteur.

« Qu’est-ce que c’est que ce tonneau-là ? demanda-HI en désignant un objet que l’on entrevoyait à peine, dans l’ombre.

— C’est de la glace, pour le pâtissier de la Silleraye.

— Qu’est-ce qu’un pâtissier peut bien faire avec de la glace ? se dit M. Pichon à demi-voix. Le sais-tu, toi ? demanda-HI directement à Michet.

— Je n’ai pas trop bien compris, répondit Michet, mais il disait que c’est pour rafraîchir ces messieurs et ces dames de la haute volée, quand ils se sont échauffés à danser.

— À danser ! ils dansent donc ?

— Oui, ils dansent, répondit Michet d’un air réfléchi, et il paraît que pour danser il ne leur suffit pas d’avoir de bonnes jambes, il leur faut ceci et cela. C’est le troisième tonneau de glace que j’apporte pour le pâtissier, sans compter des machines en cuivre auxquelles je n’ai rien compris, et un fourneau en fonte. J’ai apporté aussi des paquets pour le tapissier, et des boîtes de gants pour le mercier. Il paraît que c’est un vrai remue-ménage ! »

La figure de M. Pichon s’épanouit ; il ne douta pas un instant que ce remue-ménage n’eût été produit par la seule présence de Mme Gilbert.

« As-tu des nouvelles du percepteur et de sa femme ? demanda-t-il au bout d’une demi-heure de méditation.

— Oui, monsieur Pichon, répondit Michet, et de »fameuses encore ! Il paraît que c’est en leur honneur qu’on se remue tant là-haut. — Oui-da ! » dit M. Pichon d’un air de profonde satisfaction ; il se savait un gré infini d’avoir deviné si juste.

« Et puis, reprit Michet, j’ai amené, il y a trois semaines, la mère et la sœur de madame.

— Toi !

— Oui, moi, monsieur Pichon, puisque vous n’étiez pas là.

— Avoue que tu as de la chance. »

Michet lui jeta un regard de reconnaissance et dit:

« Monsieur Pichon, j’ai toujours eu de la chance depuis que Mme Gilbert m’a recommandé à vous.

— Moi aussi depuis que je la connais, » répondit M. Pichon, qui pensa tout de suite aux braves gens qu’il avait laissés là-bas, à Saumur.

À partir de ce moment, il garda un profond silence, songeant à la Silleraye qui se réveillait, à la famille du tonnelier qui opèrerait son déménagement au commencement de l’été suivant, fin de bail ; aux heureux jours qui l’attendaient à Saumur, au plaisir qu’il éprouverait pendant l’hiver à casser des noix après souper, à faire griller des châtaignes sous la cendre, à allumer sa pipe avec un charbon, à fourgonner dans le feu, lui qui, depuis vingt-cinq ans, couchait dans une chambre sans cheminée.

Arrivé à la Silleraye, il courut tout droit chez son notaire, et lui parla de la maison qu’il voulait acheter.

« Cela tombe bien, lui dit le notaire. Guilmard, comme vous le savez, a fait un héritage, et grille d’aller vivre à rien faire sur un petit bien qu’il a près d’Amboise. Il donnera la maison pour un morceau de pain. Laissez-moi arranger cela. Seulement, je vous préviens qu’il y aura des réparations à faire ; les murs sont bons, les charpentes sont solides, mais l’intérieur a été négligé.

— Nous avons du temps devant nous, dit M. Pichon ; on fera cela avant l’hiver ou au printemps ; je voudrais aussi un lopin de vigne sur le coteau, avec un vide-bouteilles en bon état. S’il n’y a pas de vide-bouteilles, j’en ferai bâtir un. »

Il se rendit ensuite au Donjon, et trouva Mme Gilbert entourée de ses enfants. Le marmot sacré l’appelait maman, trouvant la chose toute naturelle. Voyant que son audace ne lui avait pas été funeste, Maurice et Nathalie commençaient, eux aussi, à risquer cette douce appellation. Aussitôt que la face rougeaude et la corpulente personne du vieux conducteur apparurent sur le seuil du corridor, Georges et Louise se séparèrent du groupe et coururent à lui. Georges lui donna une poignée de main, en homme, Louise lui tendit son front sans hésitation.

« Vous me reconnaissez donc, mes mignons ? leur demanda le bonhomme ravi.

—Vous vous appelez M. Pichon, dit Georges avec assurance ; c’est vous qui m’avez appris à conduire ; nous jouons à la diligence et nous parlons souvent de vous aux autres.

— Et puis, ajouta Louise, impatiente de placer son mot, vous nous avez coupé deux jolies cannes, que nous avons encore.

—Voyez-vous cela ! s’écria le bonhomme de plus en plus ravi. Madame, votre serviteur ! »

Mme Gilbert fit asseoir le vieux conducteur sur un siège de jardin, et le bonhomme regarda le groupe d’enfants avec une satisfaction évidente ; il pensait à ses neveux, et même il trouvait une vague ressemblance entre Lucien et le prix de sagesse.

« Je ne suis plus conducteur, dit-il d’un air important.

— Alors vous voilà rentier.

— Rentier et bourgeois de la Silleraye, du moins pas tout de suite ; mais avant un an ce sera fait. » Et il lui expliqua longuement ses projets d’avenir.

Elle était charmante en l’écoutant, et lui, il se disait en lui-même:

« Quelle drôle de chose, je parle en ce moment à une vraie dame, et je suis aussi à mon aise que si je parlais à ma nièce. Je ne m’étonne pas que les gens d’ici fassent venir de la glace pour l’amuser ! »

Deux ou trois fois il fut sur le point de lui dire que s’il avait une famille, c’était bien grâce à elle. Mais elle rougissait si facilement qu’il garda cette réflexion pour lui. Quelque chose lui disait que ce serait mal de la faire rougir.

Il demanda des nouvelles de M. Gilbert ; mais M. Gilbert était sorti avec sa belle-mère et sa belle-sœur. Au moment de prendre congé, M. Pichon dit rapidement:

« À propos, madame, votre boiteux est monté en grade, c’est lui qui me remplace. Bien le bonjour, madame. »

Et il se sauva en trottant, de peur d’avoir à donner des explications et à recevoir des remerciements. Il dîna avec ses amis Tambourin, prit la voiture du soir, et s’élança vers la gare pour arriver à Saumur le plus tôt possible.

« Madame Mère » qui avait annoncé l’intention de quitter la Silleraye au bout de six semaines, y est encore au bout de quatre mois ; et même, un beau matin, elle annonce l’intention d’y rester avec ses enfants.

En revanche, le régiment de chasseurs à cheval, qui n’a nullement annoncé l’intention de quitter Tours, reçoit brusquement un ordre de départ. C’est à Nancy qu’il tiendra garnison.

Le capitaine Maulevrier s’en va faire un tour sur la levée de la Loire. Le lendemain matin, il monte sur l’impériale de la diligence pour aller dire adieu à ses amis de la Silleraye.

L’humble Michet, qui le voit triste et soucieux, fait un vaillant effort pour triompher de sa timidité, et risque cette phrase:

« M. Pichon sera bien fâché quand il saura que vous êtes parti !

— Et vous, Michet ? lui demanda le capitaine en souriant.

— Moi aussi, monsieur le capitaine, et de même tous ceux qui vous connaissent ; et surtout les personnes de là-bas ! » En prononçant ces derniers mots, il allongea le manche de son fouet dans la direction de la Silleraye. Le capitaine garda le silence.

Un mariage qui mit la Silleraye du rumeur.

CHAPITRE XXX

Tout ce que peut renfermer le mot : « Viens ! » — Une messe de mariage dont on se souviendra longtemps à la Silleraye.

Les visites d’adieu sont toujours tristes, et les conversations d’adieu languissantes. Il est donc prudent de ne prolonger ni les unes ni les autres. Pénétré, sans doute, de cette vérité, le capitaine Maulevrier, arrivé par la voiture de cinq heures, a décidé de repartir par celle de dix heures. Il prétend qu’il est rappelé par les nécessités du service. À cela l’on n’a rien à dire.

À neuf heures et demie, il quitte le Donjon, accompagné du percepteur. Presque muet pendant toute la soirée, il recouvre subitement la parole, et débite à son ami un long discours presque tout d’une haleine. Ce discours commence par ces mots : « Gilbert, je vais te surprendre, » et se termine par ceux-ci : « Je remets ma cause entre tes mains. Dès demain matin, envoie-moi une dépêche. »

Le lendemain matin, sur les huit heures, l’ordonnance du capitaine Maulevrier lui remit une petite enveloppe bleu clair, que le capitaine prit du bout des doigts d’un air de suprême indifférence, et qu’il affecta de jeter sur le marbre de la cheminée. Mais à peine le guerrier-servant eut-il refermé la porte, que le capitaine se précipita sur l’enveloppe bleu clair, la déchira brusquement, et dévora la dépêche d’un seul coup d’œil. Du reste, la dépêche n’était pas difficile à dévorer, car elle ne contenait qu’un seul mot, un mot de cinq lettres : « Viens. »

Les progrès immenses qu’a faits la science de l’opticien permettent aux savants modernes de découvrir des mondes dans la patte d’un hanneton. Voulez-vous que nous prenions le mot: « Viens ! » et que nous l’analysions au microscope ; voici ce que nous y trouverons.

D’abord les éléments d’une stupeur profonde pour le guerrier servant, qui a laissé son capitaine plongé dans une froide indifférence (réelle ou affectée, peu importe), et qui le retrouve agité, presque turbulent, brandissant son rasoir, comme s’il voulait en finir avec la vie par un crime, et donnant à son subordonné les ordres les plus contradictoires.

Item: Un départ précipité pour la Silleraye, accompli cette fois non plus sur l’impériale, mais dans le coupé, soit parce que le capitaine se soucie peu de la société du Breton, soit parce que le froid est piquant ce matin, soit parce que le capitaine craint la poussière de la route, car il a soigné sa toilette d’une manière toute particulière.

Item: Un échange de vigoureuses poignées de main avec l’ami Gilbert qui attend l’arrivée de la diligence, le sourire sur les lèvres.

Item: Une entrevue mystérieuse entre le capitaine et Madame Mère, qui admet bientôt sa seconde fille à l’entrevue mystérieuse.

Item: Un dîner très gai, et une conversation à mots couverts, à laquelle les deux enfants ne comprennent pas grand’chose, sinon que tout le monde a l’air plus heureux que d’habitude. Georges fait innocemment remarquer que c’est bien plus amusant qu’hier ; tout le monde se met à rire, Georges tout le premier, qui ne croyait pas avoir dit quelque chose de si spirituel. À un certain moment, la tante Louise allonge la main vers la salière, et sa nièce remarque qu’elle a au doigt une jolie bague qu’elle ne connaissait pas encore. Elle est sur le point de demander des explications, mais elle sait que les enfants bien élevés ne doivent point fatiguer les grandes personnes de leurs questions indiscrètes. N’importe, la bague est bien jolie, et

L’ordonnance lui remit une dépêche.
Louise se demande pourquoi sa petite tante ne l’a pas montrée plus tôt.

Item: Une visite du capitaine Maulevrier à son colonel ; le colonel lui adresse ses compliments les plus affectueux, et lui promet un congé de six mois, à partir du jour qui lui conviendra le mieux ; et pourquoi pas tout de suite ? Le capitaine explique que « la jeune fille » n’a pas encore six mois de résidence dans la commune où sa mère est venue s’établir, et que la loi est formelle sur ce point, sans quoi…

Item: Un, deux, trois, quatre, cinq voyages de Nancy à la Silleraye, aller et retour. Les voyages, c’est le capitaine Maulevrier qui les accomplit par un froid abominable, pour aller passer quelques heures avec ses amis de la Silleraye. Jamais on n’a vu capitaine plus voyageur, et cependant le service n’en souffre pas ; car les frères d’armes du capitaine se disputent le plaisir de remplacer un aussi aimable camarade.

Item: Une véritable explosion de joie, quand les enfants apprennent que leur petite tante va devenir la femme de leur ami de cœur. Louise regarde la jolie bague de sa tante et sourit. Georges demande s’il pourra annoncer la grande nouvelle aux amis ; oui, il le pourra. Il danse de joie à l’idée de leur surprise.

Item: Un phénomène étrange ; l’homme qui végète dans l’impasse au marronnier, sourit pour la première fois depuis de longues années, lorsque M. Gilbert en personne lui apporte deux feuilles manuscrites, en le priant de les faire imprimer le plus vite possible. L’homme appelle vivement son ouvrier boiteux, et lui dit d’un ton solennel: « Laisse en plan les affiches de vente, et imprime moi cela tout de suite ! » À peine l’ouvrier boiteux a-t-il parcouru du regard les deux feuilles manuscrites, qu’il s’écrie: « C’est sa sœur qui se marie ! Dieu bénisse les deux sœurs et toute la famillel je vais soigner cela, je vous en réponds ! »

Item: Une souscription entre officiers ; le régiment veut offrir un bouquet à la fiancée du capitaine Maulevrier. Le bouquet, le plus magnifique que l’on pourra trouver, en mettant à contribution toutes les serres de la bonne ville de Tours, sera présenté par une députation d’officiers. On tire au sort les membres de la députation, car tout le monde voudrait en faire partie, et le régiment ne peut cependant pas rester sans officiers. Item: J’aperçois enfin un mariage qui met la Silleraye en rumeur. Tous ceux qu’a vivifiés la douce influence de Mme Gilbert, soit directement, soit par contre-coup, veulent lui témoigner leur reconnaissance en se montrant au mariage de sa sœur, et en priant pour qu’elle soit heureuse. La haute ville tout entière remplit la nef de la vieille église romane et déborde dans les bas-côtés qu’achèvent de remplir les gens de la basse ville. C’est le curé-doyen de Saint-Pierre qui dit la messe de mariage.

Le curé-doyen de Saint-Pierre est un digne et saint homme, qui a lutté vainement pendant de longues années pour réveiller un peu ses paroissiens endormis. Ses paroissiens ont la foi, mais une foi sans flamme et sans énergie ; ils accomplissent régulièrement leurs devoirs religieux, mais plutôt par habitude que par besoin de vivifier leur âme et de la retremper aux sources divines. Toutes les fois qu’il fait appel à leur charité, ils se montrent très généreux ; mais s’ils donnent leur or aux pauvres, c’est toujours par un intermédiaire ; ils n’ont pas l’habitude de payer de leur personne ; ils ignorent la puissance d’une parole qui part du cœur, et qui va au cœur, et la magie toute-puissante d’un regard de sympathie.

Il y a dans la célébration de l’office du mariage, un moment bien solennel et bien touchant, c’est celui où l’officiant descend les marches de l’autel, et s’avance vers ceux qu’il va unir devant Dieu, pour leur parler de leurs nouveaux devoirs.

Comme il connaît d’avance les dangers qui les menacent et les pièges qui sont tendus sous leurs pas, il va rechercher dans les souvenirs et les exemples des deux familles tout ce qui peut les guider, tout ce qui peut leur servir d’armure et de défense à l’heure du danger et à l’heure de la tentation.

Le curé-doyen était un homme lettré, et ses petites homélies nuptiales étaient toujours très bien pensées et très bien écrites. Mais c’est l’auditoire qui fait l’orateur, et la parole élégante du digne homme était toujours un peu froide, s’adressant à un auditoire endormi. D’ailleurs, il n’improvisait pas, il lisait.

Quand le moment solennel fut venu, il descendit lentement les marches de l’autel, recueilli en lui-même, les regards baissés, tenant dans la main droite un papier plié en quatre.

Quand il déplia son manuscrit, toutes les têtes se penchèrent en avant. Il s’adressa d’abord au capitaine Maulevrier. Comme il ne le connaissait guère que de réputation, il se borna à quelques phrases sur l’honneur et sur le drapeau. Ensuite il se tourna vers la mariée. Involontairement, il chercha du regard la sœur de la mariée. Mme Gilbert, les yeux baissés, luttait vaillamment contre l’émotion qui l’avait envahie.

Le pauvre curé se reprocha son mouvement de curiosité, et, craignant d’avoir scandalisé les fidèles, il eut recours à une ruse innocente et prolongea jusqu’au fond de l’église le regard qu’il avait arrêté un instant sur elle. Quand il vit la vieille collégiale remplie, jusqu’à la porte, d’une foule recueillie, dont tous les regards étaient fixés sur Mme Gilbert et sur sa sœur, il éprouva un tressaillement. Il sentit que la sympathie était née enfin dans le cœur de ses paroissiens. Il eut comme une inspiration subite, évidemment l’esprit venait de souffler en lui.

Alors, lentement, il replia son manuscrit, et parla d’abondance. Il fit le portrait de la femme chrétienne ; il la représenta douce et humble de cœur, énergique et forte de volonté, aimable comme la .vertu, indulgente comme elle, si discrète dans sa piété, que les indifférents peuvent ignorer toujours que c’est une femme pieuse, si ingénieuse dans sa charité qu’elle trouve moyen de faire l’aumône au riche aussi bien qu’au pauvre.

Chacun des traits portait, car en parlant de la femme chrétienne, c’est Mme Gilbert qu’il dépeignait. Un frisson parcourait l’auditoire, et de vagues murmures d’approbation répondaient à ses paroles.

« Voilà ce que vous serez, dit-il en terminant ; car Dieu vous a comblée de ses dons les plus précieux, et il a mis sous vos yeux l’exemple vivant de toutes les vertus et de toutes les grâces qui font la femme chrétienne. »

La mariée tourna légèrement la tête et échangea un regard de tendresse avec sa sœur.

L’impression produite par les paroles du curé fut si profonde et si durable, que personne ne songea à regarder les toilettes, et pourtant il y en avait de remarquables.

Toute l’assistance voulut défiler par la sacristie pour voir de près la mariée et la sœur de la mariée. Il y avait là bien des figures inconnues, mais comme toutes ces figures exprimaient la plus franche sympathie, Mme Gilbert les accueillait toutes en souriant. Il vint même de pauvres gens, tout honteux d’être mal vêtus, mais ils n’avaient pu s’empêcher de venir, et ils le disaient naïvement. Tout à coup Mme Gilbert se trouva en présence de M. Pichon, tout de noir habillé.

« J’ai reçu l’imprimé, dit gravement M. Pichon, et quand même il aurait grêlé des hallebardes, je serais arrivé.

—Vous venez de Saumur ? exprès ? lui demanda Mme Gilbert avec surprise.

— Oui, madame, répondit simplement M. Pichon.

— Comme c’est aimable à vous !

— Pas du tout, madame. Je ne pouvais pas manquer ce mariage-là, ajouta-t-il d’un air mystérieux ; il y atrop longtemps que je l’avais arrangé dans ma tête ; j’aime beaucoup le capitaine.

— Mais vous ne connaissiez pas ma sœur, objecta Mme Gilbert en souriant.

— Oui, mais je vous connaissais, » pensa M. Pichon. Comme il était bien décidé à ne jamais faire rougir Mme Gilbert, il dit d’un ton badin: « C’est une idée de conducteur. »

C’était aussi une idée de conducteur qui l’avait poussé, le matin, à acheter un gros bouquet et à le fixer au revers de sa redingote. Mme Tambourin lui ayant dit qu’on ne porte pas de bouquets à « des noces comme celle-là », il lui avait galammant offert le bouquet, et s’était contenté d’arborer une magnifique paire de gants de fil blanc.

Un groupe de personnes qui entourait les mariés ayant cédé la place, le capitaine Maulevrier aperçut M. Pichon, le prit par la main et le présenta à Mme Maulevrier, qui lui fit le plus gracieux accueil.

M. Pichon s’en alla avec la dignité sereine d’un homme qui vient d’accomplir un grand devoir.

Avisant, le long d’un des piliers de l’église une boîte à serrure, sur laquelle on avait écrit: Tronc pour les pauvres, il mit vivement la main à la poche de son gilet, en extirpa une belle pièce de 2 francs, toute neuve, et l’inséra dans la petite fente de la boîte en disant: « Ma foi tant pis, je me ruine, d’abord le curé a très bien prêché ; et puis il faut que tout le monde soit content aujourd’hui. »

Héla ! y a-t-il jamais eu un seul jour où tout le monde fût content ? Michet n’était pas content, il aurait voulu assister au mariage, mais sa grandeur l’attachait à son siège : il était trop nouveau dans son emploi pour oser se faire suppléer. Comme il roulait mélancoliquement entre Châteauroux et Buzançais, la voiture croisa une noce qui se rendait au village de Villediéu. Par un mouvement dont il ne se rendit pas compte, il ôta son chapeau au passage de la noce. Cette conduite lui valut une leçon assez verte d’un voyageur de commerce qui se rendait à Châtillon.

« Conducteur, lui dit en ricanant le voyageur de commerce, vous saurez qu’on ne salue que les enterrements. »

Michet ne souffla mot, mais en son for intérieur il ne se repentit nullement d’avoir salué cette noce qui lui en rappelai une autre.