Malte-Brun - la France illustrée/0/6/13

Jules Rouff (1p. xcii-xciv).

Normandie. — Comme l’a si bien remarqué Michelet, cette avidité, cet esprit sérieux, laborieux, cette intelligence singulière des affaires, qui fait la grandeur de l’Angleterre, c’est de la Normandie qu’elle le tient, et la Normandie n’a pas dégénéré. Nulle province ne peut lutter avec le Normand pour l’esprit processif, pas même les Manceaux, pas


même les Dauphinois. Si l’esprit breton, plus négatif et moins absorbant, représente la résistance, le génie de la Normandie, c’est la conquête. Les populations qui l’occupent aujourd’hui ont autrefois presque conquis la France, la partie, du moins qu’ils habitent ; ils ont conquis l’Angleterre, la Sicile, Naples, et rempli le monde de leurs guerriers et de leur gloire. Aujourd’hui agriculteurs, industriels, ils ont changé d’objet, mais non d’esprit. « Ce génie ambitieux et conquérant se produit d’ordinaire par la ténacité, souvent par l’audace et l’élan ; et l’élan va parfois jusqu’au sublime, témoin tant d’héroïques marins ; témoin le grand Corneille. Deux fois la littérature française a repris l’essor par la Normandie, quand la philosophie se réveillait par la Bretagne. Le vieux poème de Rou paraît au xiie siècle avec Abailard ; au xviie, Corneille avec Descartes. »

Aussi est-il impossible de donner tous les noms des écrivains de la Normandie sans tomber dans la nomenclature ; ce serait un détail infini nous nous contenterons d’indiquer les principaux.

Dans nos premiers siècles littéraires : Alexandre, l’inventeur du vers alexandrin ; Wace, l’auteur du Roman de Rou ; Olivier Basselin, foulon de son métier, poète par l’inspiration du cidre, et dont les joyeux couplets ont pris du vallon de Vire qu’il habitait le nom de Vaux-de-Vire, et par corruption vaudevilles ; Vauquelin de La Fresnaye, le prédécesseur de Boileau ; Alain Chartier, poète et moraliste, souvent éloquent ; Bertaut, disciple et imitateur de Ronsard, mais qui sut éviter ses écarts ; Malherbe, le réformateur de la langue et de la poésie, dont le patient génie créa pour ainsi dire le goût en France, l’imposa à la littérature et la força d’entrer dans la voie qui devait aboutir à Corneille et à Racine ; Segrais, l’auteur des idylles louées par Boileau ; Thomas Corneille, dont le mérite réel fut éclipsé par la gloire de son frère ; Benserade, dont le talent est gâté par l’affectation et la recherche ; Chaulieu, le poète spirituel et facile, qui fit les délices de son siècle et fut presque le rival de La Fontaine dans la poésie légère ; Malfilâtre, à qui la mort ne laissa pas le temps de mûrir son talent.

De nos jours, la Normandie a produit Castel, le chantre des plantes ; Boisjolin, le poète de la botanique ; M. Ancelot, dont le talent fécond s’est exercé dans les genres les plus variés, vaudeville, drame épopée ; Casimir Delavigne le poète des Messéniennes, le dernier et le plus digne représentant de notre littérature classique et dont les compositions théâtrales sont des chefs-d’œuvre d’habileté, de patience d’esprit ; Bouilhet, l’auteur de la conjuration d’Amboise.

Les prosateurs distingués sont encore en plus grand nombre. Huet, évêque d’Avranches, théologien, philosophe et poète, qui écrivit en grec, en latin, en français, et partout déploya un esprit profond et une immense érudition ; Mézeray, écrivain plein de feu, de mouvement, d’énergie, plus remarquable par les qualités littéraires de son style que par sa science historique ; — le comte de Boulainvilliers, le paradoxal et savant panégyriste de la féodalité ; Sarrazin, le rival et le contemporain de Voiture, qui à la finesse et à la légèreté joignit des qualités plus sérieuses ; ses poésies firent sa gloire à l’hôtel de Rambouillet, mais ses histoires sont des titres plus durables à l’estime de la postérité ; — la bonne et sincère Mme de Motteville, dont les mémoires ne sont pas seulement précieux pour l’histoire de son temps ; la lecture en est aussi attachante qu’instructive par un air de sincérité et d’abandon plein de charmes ; — Saint-Évremont, le successeur de Voiture et le prédécesseur de Voltaire, qui passa la plus grande partie de sa vie en exil, et dont la gloire fut immense ; — Fontenelle dont l’érudition universelle toucha à tous les sujets ; écrivain fin et voilé, pénétrant et artificiel qui n’ouvre qu’à demi la main où il croit tenir des vérités renfermées ; qui parfois a étendu même sur des sujets sérieux et savamment compris une apparence de frivolité. De là une grâce particulière dans son style, celle des demi-jours. L’affectation, la subtilité ne sont qu’à la surface : enlevez cette première enveloppe, et vous serez frappé de la solidité et du bon sens ; — Dupuis, le savant, mais systématique historien de l’origine des cultes ; — Laplace, le grand mathématicien, qui compléta l’œuvre de Newton, répandit plus que tout autre l’intelligence des lois qui régissent l’univers, et joignit à ses profondes connaissances des qualités littéraires qui lui méritèrent l’honneur d’être admis à l’Académie française ; — Bernardin de Saint-Pierre, l’auteur des Harmonies et des Études de la nature, l’auteur surtout de Paul et Virginie, un des chefs-d’œuvre de notre littérature, chef-d’œuvre de simplicité, de naturel, de sentiment vrai et profond, création charmante, dit M. Demogeot, qu’on admire avec le cœur et qu’on n’applaudit qu’en pleurant. Enfin, de nos jours, c’est encore la Normandie qui a produit le publiciste Armand Carrel ; Alphonse Karr, qui dans ses ouvrages a su si bien unir la fantaisie, l’esprit et le sentiment ; Gustave Flaubert, l’auteur de Madame Bovary.

Au-dessous de ces noms, il y en a bien d’autres encore que nous aurions pu citer : Mlle de Scudéry, Mme de La Fayette, si célèbres par leurs romans au xviie siècle ; Louis Leroy, un des auteurs de la Ménippée ; le critique Desfontaines ; le bon abbé de Saint-Pierre dont le génie trompa les intentions ; le père André, le cartésien, quoique jésuite ; Vertot, l’historien, plus intéressant que véridique ; le savant Turnèbe ; le profond orientaliste Eugène Burnouf, aussi philosophe que philologue, et mille autres encore ; mais il faut clore cette liste déjà trop longue.