Jules Rouff (1p. lxxviii-lxxix).

Bretagne. — La Bretagne a été le dernier refuge de l’indépendance celtique. C’est par elle que nous commencerons. C’est là, au milieu des rochers et des forêts qui leur servaient d’asile, que se sont réfugiés les restes des antiques populations de la Gaule. Sans cesse en lutte contre un sol et une nature rebelles, ils semblent s’y être d’autant plus attachés. C’était pour eux le dernier sanctuaire de leurs dieux et l’image de la grande patrie qui leur était enlevée. C’est là, dans les hameaux, dans les campagnes, que se conservait vivante la vieille langue des aïeux, la langue celtique. Les bardes chantaient les hymnes des dieux et la gloire des guerriers. Comme leurs frères du pays de Galles, les Armoricains ont recueilli les chants de leurs bardes, dont la plupart ne se sont perpétués que par la tradition et la mémoire. M. de La Villemarqué, dans ses Chants populaires de la Bretagne, en cite un, entre autres, du barde Gwenchlan, que les paysans bretons appellent la Prédiction, et qui offre tous les caractères de la poésie des bardes du ve et du vie siècle. C’est un chant de guerre contre les envahisseurs, prélude de cette longue résistance qui a fait de la Bretagne une contrée longtemps séparée de la France, et qui s’est prolongée jusqu’au xvie siècle. C’est là enfin qu’au siècle dernier s’est soutenue le plus longtemps la lutte contre les idées nouvelles et le gouvernement institué par la Révolution. Partout dans l’histoire de cette province nous trouvons la résistance et l’opposition, et ce caractère est plus saillant encore dans l’histoire de la philosophie et de la littérature.

Pélage était Breton, et le premier il osa opposer au dogme de la grâce le principe de la liberté, et proclamer que l’homme peut, par la seule puissance de sa volonté, s’abstenir du péché. Il eut pour successeur au xiie siècle Pierre Abailard, né dans le diocèse de Nantes, en 1079, mort en 1142. On connaît l’invincible obstination qu’il apporta dans sa lutte avec saint Bernard. À son école, établie sur la montagne Sainte-Geneviève, se pressait une foule immense d’écoliers, accourus de toutes parts pour l’entendre. « Abailard établit en principe ce qui jusqu’à lui n’avait été qu’une tendance incertaine, l’application de la dialectique aux dogmes de la religion. Il veut prouver la foi : c’était la supposer douteuse. C’était surtout reconnaître à côté ou même au-dessus d’elle une autorité différente dont elle devait recevoir l’investiture. »

Pélage et Abailard peuvent être considérés comme les précurseurs de Descartes, sinon pour l’ensemble de leurs doctrines, au moins pour leur révolte contre le principe d’autorité. Descartes, quoique né à La Haye en Touraine, appartient à la Bretagne par sa famille, et la trempe de son génie l’y rattache bien plus qu’à la Touraine. C’est lui qui a complété l’œuvre de la philosophie tentée par Pélage et Abailard. En fondant son principe, en dehors de la foi et de la révélation, sur l’évidence dont la raison est nécessairement le seul juge, il a à jamais marqué la séparation entre la philosophie et la théologie ; il a rendu à l’intelligence humaine son indépendance et fondé sur une base inébranlable l’édifice de nos connaissances. « Dès que le Discours sur la méthode parut, à peu près en même temps que le Cid, dit M. V. Cousin, tout ce qu’il y avait en France d’esprits solides, fatigués d’imitations impuissantes, amateurs du vrai, du beau et du grand, reconnurent à l’instant même le langage qu’ils cherchaient. Depuis on ne parle plus que celui-là ; les faibles médiocrement, les forts en y ajoutant leurs qualités diverses, mais sur un fond invariable devenu le patrimoine et la règle de tous. »

C’est à Rennes que sont nés l’intrépide La Chalotais, l’ennemi implacable des jésuites, qui paya son courage de sa liberté, et qui du fond de son cachot écrivait avec un cure-dent ses éloquents mémoires ; Fréron, l’infatigable adversaire de Voltaire ; Lanjuinais, qui osa combattre les jacobins tout-puissants et résister aux volontés de Napoléon ; Geoffroy, le continuateur de l’Année littéraire, et qui en 1793 rédigeait l’Ami du roi.

« Cet esprit d’opposition naturel à la Bretagne, dit Michelet, est marqué au dernier siècle et au nôtre par deux faits contradictoires en apparence. La même partie de la Bretagne (Saint-Malo, Dinan, Saint-Brieuc) qui a produit sous Louis XV les incrédules Duclos, Maupertuis et Lamettrie, a donné de nos jours au catholicisme son poète et son orateur, Chateaubriand et Lamennais. »

Il y a peu de pays qui aient produit à une même époque deux écrivains aussi éminents. Atala, René, les Martyrs, les Natchez, le Dernier des Abencérages sont des œuvres dont chacune suffirait pour immortaliser un nom. Nul poète ancien ni moderne ne surpasse Chateaubriand dans ses descriptions, surtout quand il peint la nature. Né à Saint-Malo en 1768, il était le dernier rejeton, en ligne directe, de la maison de Chateaubriand. Il avait émigré pendant la Révolution. Rentré en France en 1800, il publia, deux ans après, le Génie du christianisme, poétique tableau de la religion chrétienne et très propre à y ramener les esprits au sortir des saturnales révolutionnaires. « La vérité dans les ouvrages de raisonnement, écrivait M. de Bonald, est un roi à la tête de son armée un jour de combat ; dans l’ouvrage de M. de Chateaubriand, elle est comme une reine au jour de son couronnement, entourée de tout ce qu’il y a de magnifique et de gracieux. »

Lamennais avec un génie égal a je ne sais quoi de plus profond, de plus saisissant pour l’esprit. Sa sombre imagination entraîne, subjugue, et ses tableaux revêtent parfois des couleurs effrayantes. Quand parut l’Essai sur l’Indifférence, ce livre devint la préoccupation de toute la France. Tout le monde a lu les Paroles d’un Croyant, le Livre du Peuple, et ceux mêmes dont il blessait les convictions ont été contraints d’admirer ; mais c’est surtout dans son beau livre des Esquisses que « l’auteur semble avoir atteint, dans le calme de la méditation, la forme sereine et définitive de sa pensée. »

Cependant les écrivains d’une province n’en représentent pas tous l’esprit, et cela est vrai de tous les pays comme de la Bretagne. Les influences de l’éducation, des déplacements ont souvent assoupli la rudesse de ce fier génie, et plusieurs écrivains nous le présentent tellement modifié, qu’il serait impossible dans un si rapide aperçu d’en déterminer les véritables traits.

Au moyen âge, nous retrouvons les bardes bretons chantant les hauts faits du roi Arthur et des chevaliers de la Table ronde. Au xiie siècle, la Bretagne nous donne un de nos premiers écrivains, Guillaume Le Breton, l’auteur de la Philippéide ; au xve, Maillard, prédicateur de Louis XI, dont les sermons macaroniques restent comme un curieux monument de l’enfance de l’art ; au xviie, l’abbé La Bletterie, traducteur de Tacite ; l’abbé Neuville, célèbre prédicateur ; l’abbé Trublet, l’infatigable compilateur ; le père Bougeant, l’historien du traité de Westphalie, qui tous, par la nature de leurs ouvrages, échappent à l’influence du génie purement breton.

En 1668 naît à Sarzeau l’immortel Lesage, ce peintre si habile et si piquant de son siècle ; cet impitoyable frondeur des ridicules et des vices de son époque, qui dans Gil Blas attaque la société tout entière, et dans son Turcaret livre au ridicule la classe peut-être alors la plus puissante, grâce à la détresse où l’ambition du grand roi avait plongé la France. On doit aussi à Lesage la spirituelle comédie de Crispin rival de son maître, et le roman du Diable boiteux, si vanté par Walter Scott. « Aucun livre, dit-il, ne contient plus de vues profondes sur le caractère de l’homme et tracées dans un style aussi précis. » Pour clore cette liste déjà si longue, nommons encore l’avocat Gerbier, Alexandre Duval, qui a laissé au théâtre des ouvrages estimables. À Brest est née Mme de Duras, dont la vie presque tout entière fut une lutte, et dont l’imagination et les écrits reflètent les tristesses. Un nom contemporain terminera cette nomenclature, Brizeux, le gracieux auteur de Marie et des Ternaires.