Calmann Lévy (p. 254-330).



IV


Je cédai à la fatigue et ne me réveillai qu’au jour. Je vis le ciel pur, et j’entendis qu’on remuait avec précaution dans le bas de la maison. Je regardai à la fenêtre et vis Abel qui rentrait. Je m’habillai vite et j’allai le trouver. J’étais véritablement inquiète de lui et de sa blessure. Il me jura que ce n’était rien, qu’après s’être intéressé au travail de la vapeur, il avait trouvé l’hospitalité chez des gens excellents, et qu’il était très-bien reposé. Il avait déjà donné des ordres pour notre départ et me priait de fixer l’heure.

Puisqu’il y avait quelque espoir de ne pas ébruiter notre aventure, j’aimais mieux n’arriver à Givet que le soir, afin d’y prendre le chemin de fer sans avoir à entrer à l’hôtel.

— En ce cas, reprit-il, il nous faut rester ici jusqu’à trois heures. Est-ce que vous vous y résignerez sans regret ?

— Mon ami, lui dis-je en lui prenant le bras, ne gâtons pas cette belle matinée par le souvenir des folies d’hier. Nous avons été insensés tous les deux, convenez-en ! Vous avez fait le projet de m’enlever, et c’est ma faute, car je vous ai effrayé d’une pure rêverie. Sur la foi de mademoiselle d’Oriosa, qui eût dû m’être suspecte, j’ai voulu supposer que ma sœur vous aimait. Que voulez-vous ! cette bizarre personne que j’ai vue dernièrement m’avait troublé l’esprit, et, depuis ce jour-là, j’ai souffert plus cruellement que jamais. J’aurais dû vous croire hier quand vous me disiez qu’il y avait là une misérable intrigue, et que ma sœur n’était pas capable d’une passion sérieuse. S’il ne s’agit, comme je dois le penser, que d’un accès de coquetterie, il est impossible que cela ait l’importance d’un obstacle entre nous, et je vous jure que devant un simple caprice j’aurai la force de défendre mon indépendance. J’ai revu, en m’éveillant, notre situation bien plus nette qu’elle ne m’était apparue hier dans l’excitation de la surprise, de la joie et de la peur. Il est possible que ma sœur, ne pouvant me faire céder, me boude et me quitte ; mais cela ne pourra durer, elle ne saura pas se passer de moi, et je serai si douce, si patiente, je saurai lui rendre le retour si facile ! Vous m’aiderez, vous ! Elle n’est ni méchante ni folle. Cette crise s’apaisera, ce ne sera qu’un orage. Allons, espérons, soyons heureux de nous retrouver, et ne parlons plus d’entreprises romanesques et de luttes violentes.

Le rassérénement de mon esprit gagna Abel instantanément. Cette âme d’enfant était ouverte au bonheur et à la foi. L’épouvante lui était si peu naturelle qu’elle lui ôtait la raison. L’expansion était son état normal, nécessaire peut-être. Son front s’éclaircit, et l’éclatant sourire disparu la veille illumina ce visage si caressant et si radieusement bon.

— Oui, soyons heureux ! vivons ! s’écria-t-il en pressant mon bras contre son cœur palpitant, comme le soir de notre promenade dans le parc. Voyez comme il fait beau ! Quel lever de soleil après les bourrasques de cette nuit ! C’est la vérité qui nous parle et qui chante son hymne au-dessus des nuages. Ah ! j’ai envie de chanter aussi ; je voudrais courir, sauter par-dessus cette petite rivière en vous tenant dans mes bras, m’envoler avec les oiseaux, vous porter dans ces nuages roses que le soleil traverse ! N’est-ce pas que cette journée-ci ne finira pas ? Elle est trop belle, le soir est impossible !

Il faisait en effet un temps splendide, et le lieu où nous étions était ravissant. C’était un vallon sinueux où courait une eau limpide, bondissant à chaque pas dans des écluses de rochers et de planches couvertes de mousse, pour entrer dans une suite de petites usines enfumées, d’un ton superbe, où le soleil du matin envoyait des éclats de lumière sur les sombres toits d’ardoise brute, encore humides de l’averse de la nuit. Tout ce hameau d’ouvriers avait la diversité de formes et l’unité de but d’une petite république bien ordonnée. Tous travaillaient le marbre rouge ou le marbre noir. Dans un atelier on le dégrossissait, dans un autre on le sciait en tablettes, dans un troisième on le débitait en vasques, en cheminées, et on le sculptait même avec goût. Ces ouvriers wallons sont habiles, et tous leurs ouvrages, édifices et ustensiles, sont d’un goût très-sobre et très-pur. Leurs villages si confortables au dedans ont, dans les localités agricoles, un aspect de malpropreté repoussante à cause des fumiers qu’ils alignent religieusement devant leurs portes, et qui forment autour des maisons un fossé infect. Ici, c’était tout différent. La seule richesse du pays consistait en prairies, et les engrais, qui eussent été entraînés par les eaux rapides, ne séjournaient pas autour des habitations. Tout était propre comme un jardin, car tout était jardin. La muraille marmoréenne qui fermait la gorge d’un côté et les bois qui tapissaient le flanc opposé, les vieilles souches, singulièrement tordues dans la pierre, les iris qui poussaient sur les appentis de chaume, les grands lierres qui soutenaient de leurs branches, devenues des câbles énormes, les roches bizarrement superposées, tout était frais, pur, brillant de force et gracieux de liberté. Les habitants avaient un air de bien-être et de bienveillance, Abel les connaissait déjà et semblait en être déjà aimé. Ils nous regardaient comme frère et sœur, et leur bon sourire nous bénissait. Nous allâmes voir dans les plis du rocher les carrières de marbre. Le rouge était beau d’aspect, mais peu compacte, et la plus grande partie servait à empierrer les chemins. Le noir était excellent et se débitait en blocs. Partout les ouvriers nous firent bon accueil. Abel, qui questionnait et causait amicalement, était pour eux dès l’abord un homme aimable et sérieux. Sans doute, je n’avais pas l’air d’une évaporée, et la souffrance que j’eusse pu éprouver de ma bizarre situation faisait place à un sentiment de confiance absolue. L’attitude exquise d’Abel auprès de moi m’assurait le respect de tous. Nous nous enfonçâmes dans la gorge, dont le chemin uni et sablé, bordé de marges fleuries, suivait gracieusement tous les contours sans quitter la rive embaumée du ruisseau. Les arbres fruitiers qui remplissaient les herbages commençaient à se couvrir de boutons roses. La pluie avait fait merveille. La sève gonflée voulait éclater partout. Le soleil devenait chaud, l’herbe séchait à vue d’œil. Les moutons et les chèvres, à qui on défendait encore le libre pâturage, broutaient dans des attitudes charmantes le bord des clôtures. On voyait passer des oiseaux avec un brin de paille dans le bec en prévision de la famille. Nous nous arrêtâmes près d’une maisonnette où on nous offrit du poisson, du lait, des œufs et du cidre. Nous fîmes un excellent repas sur de beaux quartiers de marbre au bord de l’eau, à l’ombre fine et transparente des mélèzes. Je vivrais mille ans que je n’oublierais pas cette suave matinée dans un lieu adorable, avec Abel heureux, aussi pur dans son sentiment pour moi que le ciel qui nous protégeait. Notre querelle de la veille avait emporté toutes nos craintes mutuelles, nous ne pensions plus, nous n’avions plus de souvenirs, encore moins d’appréhensions. Le bonheur d’être ensemble se fixait dans notre âme comme une destinée accomplie, comme un droit, on eût dit comme une habitude consacrée. Chose singulière, je ne me demandais plus comment un étranger avait pu s’emparer de toutes mes affections et les résumer ainsi en lui seul. C’était un fait qui me paraissait tout simple, et je ne sais comment j’y aurais échappé. Je regardais Abel, je ne l’examinais plus, je le contemplais. Je ne sais ce qu’étaient devenus mes doutes sur l’avenir ; mes efforts pour pénétrer son caractère, mes longues réflexions sur le sort qu’il me destinait, tout cela était effacé comme les nuages de la nuit. Le soleil remplissait mon âme, et je n’avais plus la notion du temps. Comme les fleurs se dilataient sous le pur rayon, mon être tout entier s’abandonnait à la puissance de l’amour vrai.

Par moments, il me parlait et m’exprimait un état de son âme si semblable au mien, que je ne distinguais plus sa personnalité de la mienne ; puis nous restions sans nous parler et nous nous regardions, et, quand nos yeux erraient ailleurs, ils voyaient les mêmes choses, et notre esprit en jouissait de la même manière. Nous marchions, tantôt vite, comme affolés de jeunesse et de force, tantôt lentement, comme ivres ou attendris. Quand le paysage s’accidentait, nous entrions dans les sentiers mystérieux, nous passions partout, il me portait comme si j’eusse été ma petite Sarah. Il riait sans cause, et puis il avait les yeux pleins de larmes. Par moments, il m’entourait de ses bras en criant, et il me quittait vite, comme s’il eût eu peur de m’effrayer par un transport involontaire, ou d’être aperçu par quelqu’un qui m’eût souillée d’un soupçon.

— Oh ! que ce serait dommage, disait-il, de vous gâter cette journée, bénie entre toutes ! Vous êtes si heureuse dans la confiance, n’est-ce pas ? Vous sentez si bien que je vous aime à tout jamais et comme vous voulez être aimée ! Plus tard, vous m’aimerez encore plus, je le sais, mais jamais mieux, je le sens bien !

Quand nous rentrâmes au village, il était cinq heures, et j’avais résolu de partir à trois. Abel voulut courir en avant pour faire mettre les chevaux à la voiture. Je le retins, emportée par un élan irrésistible. Il tressaillit, s’arrêta, m’enveloppa du feu dévorant de son regard, et tout aussitôt il s’écria :

— Ah ! elle baisse les yeux ! C’est la première fois aujourd’hui !… Partons, Sarah ! J’ai eu de la force, mais elle est à bout, et voici le soleil qui se cache. Le vent s’élève comme hier, et comme hier mon cœur se trouble… Partons.

Il s’enveloppa de son manteau et monta sur le siège. La pluie recommença, et je souffrais de le voir ainsi ; mais il avait dit : « Ma force est à bout. » Je n’osai pas le prier de venir s’abriter près de moi.

À l’entrée de la ville, il descendit, paya le cocher, lui donna l’ordre de me conduire au chemin de fer, et, s’approchant de la portière, il me dit tout bas.

— Cet homme ne dira rien ; c’est un honnête homme, et il a compris que je vous respectais comme on respecte la femme qu’on veut épouser. Je ne vous reverrai pas avant le retour de votre père. Il m’a dit que ce serait vers le 15 de ce mois. Adieu. Je vous adore !

Il disparut, et mon cœur se brisa en sanglots. Je ne doutais pas de lui, je savais qu’il me tiendrait parole ; mais j’avais été trop heureuse, je ne pouvais me retrouver seule sans subir une crise violente où la réflexion n’entrait pour rien.

Quand j’arrivai à la station de Laifour, une vive surprise m’attendait. Ce fut mon père qui me donna la main pour descendre. Il était arrivé depuis quelques heures et s’inquiétait de mon absence ; mais on lui avait dit que je comptais ne me promener que trois jours au plus, et il avait espéré me voir arriver par le convoi du soir. Je n’eus pas le temps de lui dire tout ce que j’étais résolue à lui confier. Il m’inquiéta et me fit bâter le pas en me disant que ma filleule était souffrante. C’était la cause de son retour un peu devancé, et ma sœur ne venait pas au-devant de moi pour ne pas quitter l’enfant. Je sentis que mon père atténuait la vérité, et que la petite était tout de bon malade. Je me jetai avec lui dans le bateau, et pressai Giron de traverser.

Je trouvai Adda inquiète et comme glacée à mon égard.

— Tu te promènes seule, c’est fort bien, me dit-elle ; mais nous ne sommes pas gais, nous ! La petite a été prise là-bas d’une bronchite effrayante. On nous a prescrit le changement d’air au plus vite. La toux est apaisée en effet, mais la fatigue lui fera, je le crains, plus de mal que ne lui eu eût fait la maladie.

Je courus au lit de l’enfant ; elle avait la fièvre. Le médecin m’engagea à ne pas m’inquiéter ; pourtant il ne put me cacher qu’il était inquiet lui-même. Je la veillai toute la nuit. La pauvre petite se sentait mal et m’embrassait de ses lèvres brûlantes en me disant :

— Oui, j’ai mal, mais à présent tu vas me guérir, toi ! Dépêche-toi pour que nous allions nous promener en bateau.

Le lendemain, une angine se déclara ; nous fûmes fort effrayés. Le troisième jour, nous étions rassurés ; toutefois, l’enfant était fort affaiblie, et il fallait de grands soins pour combattre l’anémie menaçante.

Trois jours se passèrent donc sans que je pusse m’entretenir avec mon père ni songer à sonder les dispositions de ma sœur. Quand je commençai à respirer, comme mon excursion n’avait été incriminée par personne et qu’on paraissait ignorer la présence d’Abel dans les Ardennes, je jugeai devoir attendre, pour parler de notre rencontre, qu’il se présentât lui-même. La démarche officielle qu’il était résolu à faire était la meilleure explication et coupait court à tout reproche ; mais le quatrième jour s’écoula sans qu’Abel parût. Nous n’étions qu’au 20 avril ; Abel devait croire qu’il était encore trop tôt ; sans doute il s’était éloigné pour n’être pas tenté de me revoir seule. Il ignorait l’inquiétude que Sarah nous avait causée, l’impatience qui me dévorait. Je ne savais où lui écrire ; je n’osais parler de lui. Je n’en avais guère le temps, je ne quittais presque pas l’enfant, qui était nerveuse et qui s’était reprise pour moi d’une passion dont sa mère recommençait à être jalouse. Enfin un soir je pus prendre le thé avec mon père et Adda, et, en les questionnant sur tout ce qui les avait intéressés dans leur voyage, je pus leur parler de mademoiselle d’Ortosa et leur dire quelques mots de la visite qu’elle m’avait faite, de leur part pour ainsi dire. J’espérais qu’à propos d’elle Adda me parlerait d’Abel. Je ne me trompais pas. Mon père fit d’abord en souriant l’éloge du grand air et des grands succès de mademoiselle d’Ortosa dans le monde, mais il ajouta :

— Je suis bien sûr, Sarah, qu’elle ne vous a pas plu autant qu’à votre sœur, qui s’en est affolée à la légère.

Adda s’écria que mon père était injuste, vu qu’il pensait du mal d’une personne dont il n’y avait à dire que du bien, et, comme je hasardais quelques objections, elle prit feu, et fit de la belle Espagnole un éloge enthousiaste qui me surprit beaucoup. Abel s’était-il complètement trompé sur les sentiments qu’il leur attribuait l’une pour l’autre ?

Enfin le nom d’Abel vint naturellement dans la conversation.

— Mademoiselle d’Ortosa tourne toutes les têtes, dit Adda, et vous subirez son ascendant comme les autres, ma chère sœur ! Tenez ! un de vos grands amis, M. Abel, que nous avons vu souvent le mois dernier, a essayé d’échapper à la fascination. Il n’a pas réussi. Il a été subjugué, il a voulu fuir, car c’est un grand malheur d’être épris de mademoiselle d’Ortosa ; elle ne cède à personne. Il s’en allait à Gênes rejoindre une certaine Settimia, qui n’est pas belle par parenthèse, une vieille maîtresse, mais qui chante bien et avec laquelle il fait de l’argent ; eh bien, comme ils arrivaient à Monaco, mademoiselle d’Ortosa, invitée par la princesse à une soirée musicale, y arrivait aussi. On s’est rencontré au palais, on s’est rencontré dans une promenade en mer, on s’est rencontré à l’hôtel, à la maison de jeu, partout, et Abel a fait mille extravagances qui eussent compromis toute autre femme que la belle Carmen. Elle s’en est divertie quelques jours, et puis elle l’a éconduit comme les autres. Ce qu’il est devenu après, je n’en sais rien ; mais il est très-lié avec lord Hosborn, et, puisque mademoiselle d’Ortosa est au Francbois, soyez sûrs que vous aurez la joie d’entendre encore le céleste violon avant peu.

— Comment savez-vous toutes ces billevesées ? demanda mon père.

— Je les sais parce que mademoiselle d’Ortosa me les a racontées.

Et Adda continua de babiller sur ce ton avec une légèreté un peu cynique dont je fus blessée. Elle avait pris loin de moi un aplomb singulier, elle racontait délibérément des aventures scandaleuses comme les choses du monde les plus naturelles. Son deuil était fort irrégulier, elle se coiffait avec un art où il entrait je ne sais quel air d’effronterie.

— Tu me regardes d’un œil ébahi, me dit-elle. Ah ! pardon ! j’oubliais que tu as eu aussi une tocade pour le racleur de crincrin ; mais le temps et les délices de la solitude ont dû ramener l’équilibre dans ta philosophie puritaine. Abel n’est pas le papillon qui convient à tes suaves parfums d’austérité, ou plutôt tu n’es pas la fleur qui le fixera. Il lui faut les plantes qui entêtent, même celles qui abrutissent. Quand il sera las de courir en vain après la belle Carmen, il se remettra à bourdonner autour d’une vieille Settimia quelconque.

Je retournai auprès de ma petits malade sans vouloir répondre aux plaisanteries de ma sœur. Je commençais à voir qu’elle ne pouvait contenir son amer dépit contre mademoiselle d’Ortosa, et qu’Abel m’avait dit la vérité ; mais pourquoi donc m’avait-il caché qu’il eût revu mademoiselle d’Ortosa après la soirée où il s’était vu disputé par elle à ma sœur ? Abel ne mentait jamais. Probablement mademoiselle d’Ortosa avait menti à ma sœur.

Le lendemain, mon enfant était levée. Elle jouait sur le tapis avec son petit frère et la nourrice de celui-ci. Nous étions dans la bibliothèque avec les fenêtres ouvertes. Le médecin avait recommandé de tenir encore Sarah dans les appartements, mais de lui faire beaucoup aspirer l’air pur du dehors, s’il faisait chaud, et il faisait très-beau. Je me tenais près de la fenêtre au premier étage, et je raccommodais une brassière du baby, quand j’entendis dans le salon la voix d’Adda, causant très-haut avec de grands éclats de rire. Une autre voix de femme que je reconnus bientôt pour celle de mademoiselle d’Ortosa lui répondait sans rire, mais très-distinctement. Je pouvais bien les écouter, puisqu’elles n’y mettaient aucun mystère.

— C’est comme je vous le dis, ma belle petite, disait d’un ton absolu mademoiselle d’Ortosa. Abel est près de moi chez lord Hosborn, et il ne vous sait pas revenue. Il est plus fou que jamais ; sa passion pour moi est le sujet de toutes les conversations au château et de tous les propos dans le voisinage. Vous direz ce que vous voudrez, cela devient sérieux, et je n’en ris plus. Vous ne savez pas, vous, ce que la passion peut faire d’un homme, même d’un viveur blasé comme Abel. Je commence à m’en tourmenter après m’en être raillée. Vous pensez bien que je ne peux pas épouser un Abel, et que je veux encore moins lui donner des droits sur mon cœur, comme on dit ! Je vais quitter le Francbois. Je ne vous savais pas non plus de retour, je venais dire adieu à votre sœur, que j’aime beaucoup ; c’est une personne grave et intéressante.

— Je vais vous conduire auprès d’elle, dit Adda.

— Non, reprit mademoiselle d’Ortosa. Je veux lui parler seule.

— Seule ?

— J’ai quelque chose de secret à lui dire, quelque chose qui m’est personnel.

— Vous allez lui raconter les folies d’Abel pour vous ? Prenez garde ! Sarah n’est pas une sans-souci comme moi. Elle ne rit pas de tout cela. Elle n’est amoureuse de personne, mais elle est sentimentale et mélomane. Elle regarde Abel comme une espèce d’archange, et, au lieu de se moquer de lui, elle le plaindra. Elle est capable de vous dire que vous êtes une coquette effrénée, qu’elle ne croit pas à votre vertu, ou qu’elle la trouve plus immorale que le vice, que vous avez grand tort de mettre vos victimes en brochette à votre corsage, attendu qu’on ne les croit victimes que de votre inconstance, nullement de votre chasteté…

— Est-ce l’opinion de votre sœur ou la vôtre que vous m’exprimez avec tant d’éloquence ?

— Ce n’est jusqu’à présent ni l’une ni l’autre. Moi, je vous admire et je vous adore, vous le savez.

— Je le sens jusqu’au fond de l’âme, ma chérie !

— Quant à ma sœur, elle ne vous connaît pas ; mais il faut un peu de précautions avec elle. Moi, je la crains.

— Et vous ne lui ouvrez pas votre cœur ?

— Quel cœur ? Vous savez bien que je n’en ai pas !

— Vous avez ce qui en tient lieu à la plupart des femmes.

— Quoi donc ?

— Des sens.

— Merci ! Je ne sais ce que c’est ! Je suis comme vous.

— C’est une prétention, ma chère. Vous êtes comme les autres, et votre sœur, qui a un grand jugement, a dû vous dire plus d’une fois : « Ma petite amie, tu te crois très-forte, parce que tu es très-égoïste ; tu te crois intelligente, parce que tu as le caquet de l’esprit ; tu te crois séduisante, parce que tu as la beauté du diable et le regard provoquant ; avec tout cela, tu es très-femme, et le veuvage t’exaspère. Tâche de rencontrer un homme raisonnable qui veuille de toi, et ne poursuis pas les Abel, qui se connaissent en folles, vu qu’ils sont du bâtiment, c’est-à-dire de l’hôpital des fous. » Voilà, je ne dis pas l’opinion de votre sœur sur votre compte, mais celle qui pourrait bien lui venir, si vous lui disiez ce qui se passe… dans la cervelle qui vous tient lieu de cœur. Sur ce, embrassons-nous, chère petite. Je vous prie de saluer pour moi votre père, d’embrasser les enfants, et de me laisser aller seule à la recherche de miss Owen. Je la trouverai bien !

La conversation cessa, probablement sur une brusque sortie de mademoisselle d’Ortosa. Pour moi, j’eus envie de fuir. Elle me faisait peur. Je la voyais écraser ma pauvre sœur dans la lutte téméraire que celle-ci avait eu la folie d’affronter, et l’accabler de son dédain après l’avoir pervertie, car jamais Adda ne s’était vantée à moi ni à personne de n’avoir pas de cœur, et elle s’était toujours trop respectée vis-à-vis de moi pour que je pusse dire si elle avait des sens ou n’en avait pas.

Comme j’entendais mademoiselle d’Ortosa monter l’escalier, je sortis vite pour qu’elle ne me trouvât pas avec les enfants. Rigide ou non dans ses mœurs, il me semblait qu’elle leur eût apporté l’atmosphère de la corruption sociale concentrée à sa plus fatale puissance, et j’obéissais machinalement à l’ordre du médecin qui m’avait dit : « Beaucoup d’air pur pour la petite malade. » Je la rencontrai sur le palier, et elle me demanda si je voulais bien la conduire dans ma chambre. Je n’hésitai pas, car, en la voyant en face, le courage me revint, et je me sentis résolue à lui tenir tête.

— Avant que vous me fassiez part de ce qui vous amène, lui dis-je en lui offrant un siège, il faut que vous sachiez que je viens d’entendre votre conversation avec ma sœur…

— Je l’espérais, reprit-elle vivement, et j’en suis aise ; mais, comme je ne veux pas qu’elle entende ce que nous avons à nous dire, permettez-moi de fermer les fenêtres et la double porte. — À présent, écoutez, ajouta-t-elle en venant s’asseoir près de moi devant ma table à écrire. J’ai voulu donner une leçon à la petite Adda. C’est fait. Elle n’essayera plus de se révolter. Ne me croyez pas irritée contre elle, je ne connais pas la haine avec les enfants ; il me suffit que celle-ci sente ma force. Dès qu’elle sera bien soumise, je la traiterai en bonne amie, je lui serai maternelle. Je la marierai pour le mieux. Déjà vous êtes débarrassée de sa rivalité. Elle déteste franchement votre fiancé. Il lui a fait une de ces injures qu’on ne pardonne pas quand on n’est pas plus forte qu’elle ne l’est. Il a résisté à un appel bien visible en face de deux cents personnes.

— Pourquoi ne m’avez-vous pas raconté cela, mademoiselle d’Ortosa, lorsque nous nous sommes vues il y a quinze jours ?

— Je vous ai dit qu’Adda était éprise d’Abel, je n’avais pas besoin de preuves à l’appui.

— Et c’est par sollicitude pour moi que vous la faites souffrir ? Je n’accepte pas un tel secours. Je compte dire à ma sœur que vous n’avez pas gouverné Abel comme il vous plaît de le lui faire croire, et que, s’il a préféré votre conversation à la sienne, il ne vous a pas donné le droit de la railler et de l’outrager.

— Un instant, miss Owen ! Vous semblez croire que j’ai menti à Adda. Je ne mens jamais. Abel a bien été réellement épris de moi jusqu’à la rage, et, à l’heure qu’il est, je pourrais encore l’emmener loin de vous, au bout du monde. Écoutez, en femme intelligente et sérieuse que vous êtes, ce qu’une femme sérieuse et intelligente aussi veut vous raconter. Abel ne ment pas non plus, lui, parce qu’il est intelligent. Sa folie est le résultat de ses passions, le cœur est sérieux. Il vous aime. Vous l’interrogerez : s’il trouve dans le récit que je vais vous faire un mot qui ne soit pas exact, ne m’estimez plus. Je sais qu’il est décidé à vous faire sa confession pleine et entière, si vous l’exigez.

Je me levai éperdue ; il m’était odieux de subir la tyrannie de cet examen de mon âme par une personne dont le caractère m’épouvantait. Je ne trouvais plus rien à lui dire, je voulais me soustraire à son regard tranchant comme un scalpel ; elle me retint.

— Ayez, me dit-elle avec calme, le courage de votre situation. Ce n’est pas moi qui l’ai faite ; moi seule peux vous en faire tirer le meilleur parti possible.

» Quand je rencontrai Abel à Nice, il y a un mois, reprit-elle, je ne m’intéressais point à vous particulièrement. Je ne vous avais jamais parlé, mais je vous savais une personne de grande valeur, et j’examinai sous un jour nouveau cet artiste que j’avais plusieurs fois rencontré sans y faire attention ; je connaissais toute son existence parce que son nom se trouvait lié à beaucoup d’aventures où des femmes de toute classe, depuis les bohémiennes jusqu’aux princesses, avaient joué un rôle. Le violoniste Abel était donc sur mes notes comme un rouage du monde de la galanterie, où s’étaient engrenées beaucoup de vertus faciles à démasquer ; mais je ne démasque personne, il m’est plus utile de savoir.

» Je ne le trouvais pas beau malgré son grand charme et une certaine noblesse d’allures en public. La distinction, qui est plus rare que la majesté, lui manquait ; je fus surprise de trouver à Nice qu’elle lui était venue. Il se tenait mieux, il paraissait moins artiste, et il avait pourtant fait de merveilleux progrès dans son art. J’observe tout, et ma passion est de savoir la raison des choses. Je me demandai si l’amour avait passé par là ; je me rappelai l’aventure de Nouzon ; je remarquai qu’Abel recherchait beaucoup votre père et ne fuyait pas votre sœur. Je l’abordai du regard. Je ne vis pas dans le sien cette ardente curiosité que j’y avais rencontrée autrefois,et dont je m’étais détournée comme d’une impertinence. Abel n’était plus frissonnant à l’approche d’une femme, même d’une femme comme moi, qui bouleverse toutes les têtes. Il commença à m’intéresser. Un viveur, un effréné tel que lui, épris d’une puritaine telle que vous, ce devait être un chapitre curieux dans mon étude de la vie humaine et des mœurs modernes.

» Je le tâtai délicatement ; je vis qu’il était méfiant et qu’il ne fallait ni lui prononcer votre nom, ni essayer de le confesser. Je n’avais plus qu’un moyen de mesurer la puissance de son sentiment pour vous, c’était de lui plaire, afin de voir si la chose était difficile et si la défense serait sérieuse.

» Gloire vous soit rendue, miss Owen : j’échouai complètement… à Nice !

» Mais, à Monaco, je vis que ma défaite lui avait coûté un certain effort. Je l’entrepris sérieusement. Je vous avouerai sans pruderie que j’étais piquée au jeu. Il me fut facile d’afficher mon engouement pour lui sans me compromettre. C’est si commode avec un artiste ! On l’applaudit, on lui jette des fleurs, et on peut dire aux autres : « C’est l’artiste qui me passionne ; l’homme m’est aussi indifférent que son instrument quand il a cessé d’en jouer. » Les artistes sont vains, ils ne croient pas cela. Abel se flatta de m’avoir vaincue et sut trouver, au milieu de la vie de plaisir qui nous enveloppait de son imprévu et qui nous protégeait de son fracas, l’occasion de me faire comprendre qu’il se rendait et ne me résisterait plus. Je l’attendais là ; il venait recevoir le prix de son infidélité envers vous ; il se le croyait dû ! Je l’écrasai alors de mon dédain, et je le fis souffrir de toutes mes forces. Il comprit la leçon et s’échappa. Après quelques jours passés à Menton, il disparut tout à fait.

» Qu’était-il devenu ? La vieille Settimia, qui venait le rejoindre pour chanter à Gênes, le chercha sur tout le littoral, le demandant à toutes les polices comme un objet perdu. Elle fut cause que la disparition de l’artiste fit un grand bruit. On parla de suicide, et on m’attribua l’honneur de l’avoir poussé au désespoir.

» J’ai su cela par une lettre de ma cousine de Nice, car j’étais déjà au Francbois, certaine d’y avoir bientôt des nouvelles de mon fugitif. Il est de règle que, quand un homme n’a pas réussi à trahir son amante, il court auprès d'elle pour lui jurer qu’il l’a toujours adorée. Abel devait se retrouver à vos pieds.

» Vous avez bien envie de me demander pourquoi, ayant repoussé Abel à Monaco, je venais ici pour le revoir. Je vous le dirai ; avec vous, je serai franche comme avec un miroir. Abel m’a émue, je dirai plus, il m’a troublée. Sa colère, sa souffrance, son indignation lors de sa défection à Monaco, ont fait entrer mon esprit dans une phase nouvelle. C’est un état inconnu que je ne puis bien définir encore. Je n’aime pas, je ne dois pas aimer, mon avenir serait perdu. Il faut que j’arrive vierge de cœur et de conduite au souverain que je veux dominer. J’ai d’autant plus de force pour me défendre que j’en suis venue à comprendre certains dangers. J’ai vu Abel furieux, prêt à me frapper et me maudissant avec une énergie vraiment dramatique. C’est le plus beau mouvement de passion qui se soit produit devant moi. En ce moment-là, un vertige m’a prise. S’il eût fait un pas, je tombais dans ses bras ; mais les hommes sont trop simples pour faire jamais à propos ce pas-là, et il faut vous dire que ce corrompu d’Abel est le plus ingénu des hommes.

» Je suis venue vous voir, je vous ai attirée à un rendez-vous, je vous ai fait surveiller par le petit Ourowski. Abel n’était pas arrivé. Vous ne l’attendiez pas, mais j’étais sûre qu’il arriverait, et j’ai appris que vous vous absentiez. J’ai battu alors le pays avec les hommes du Francbois sous prétexte de beau temps et de genêts en fleurs. Je n’ai pu retrouver vos traces ; mais, un soir de pluie, il y a cinq jours, aux portes de Givet, où nous allions dîner en passant, nous avons failli écraser un piéton distrait que j’ai reconnu comme au vol. J’ai dit tout bas à Ourowski : « C’est Abel ! » et l’enfant l’a crié tout haut. Aussitôt les voitures et les cavaliers de notre bande l’ont entouré, saisi, jeté bon gré mal gré dans la calèche de lord Hosborn. Moi, j’étais à cheval. On roulait sur l’infernal pavé de Givet. Abel a été surpris de me voir quand les lumières du dîner nous ont rassemblés à l’hôtel du Mont d’Or, Peut-être eût-il fui obstinément, s’il m’eût aperçue plus tôt, je n’en sais rien. Il fut très-maître de lui en me reconnaissant, et ne se dégagea point de la parole qu’il avait donnée à lord Hoshorn de se laisser emmener pour quelques jours au Francbois. Je compris fort bien qu’il avait trouvé le gîte favorable pour se tenir à portée de vous, mais qu’il eût préféré ne pas le partager avec moi. Je lui parlai comme si nous nous fussions quittés la veille dans les meilleurs termes. Il se montra homme de bonne compagnie en suivant l’exemple que je lui donnais. Je ne veux rien incriminer auprès de vous, je suis persuadée qu’il se flatta de me tenir pour fort indifférente désormais.

» C’est ici que je vais commencer, chère miss Owen, à vous sembler fort coupable ; mais ma sincérité m’absoudra. Il ne me convenait pas de devenir indifférente, moi qui suis redoutable par calcul et par nature. Et puis, je vous l’ai dit, Abel a de l’attrait pour moi depuis qu’il m’a injuriée et presque battue. Je ne suis pas arrivée à l’âge que j’ai, à travers tous les orages d’amour soulevés par moi, sans avoir acquis le droit de connaître les plaisirs chastes de l’émotion ; l’épithète vous fait rougir ? Ma chère enfant, l’émotion de la femme qui compte se donner le jour du mariage et celle de la femme qui compte se refuser à jamais, c’est absolument la même émotion ; vous ne le croyez pas ? vous avez tort. La mienne est plus intense, plus méritoire par conséquent. La vôtre n’est qu’un pieux atermoiement, une mesure de prudence. Moi, j’aime à me promener le long des abîmes. Pour être sûre de n’y jamais tomber, il faut que je m’habitue à braver le vertige, et le vertige a des charmes ; il m’est permis de les savourer, puisque c’est l’unique récompense du sacrifice que j’ai fait de ma jeunesse et de ma beauté. On vous a donc dit la vérité quand on m’a accusée devant vous d’aimer à ravager les cœurs sans y toucher. On eut pu dire encore mieux : j’aime à incendier les existences et à m’enivrer de la fumée de la coupe sans la porter à mes lèvres. Je n’ai pas toujours été ainsi, je vous l’ai dit, j’ai eu de la candeur et de la bonne foi ; j’ai été accusée avant d’être coupable : à présent, Je le suis sans remords. Pourquoi le désir s’acharne-t-il après l’impossible ? Puisque c’est une loi fatale, puisque les êtres simples et purs comme vous n’inspirent que des affections douces et n’empêchent pas les ardeurs violentes qui font la puissance des coquettes, la femme qui choisit votre lot ne recueillera que ce qu’elle a voulu semer ; qu’elle ne se plaigne donc pas ! Il ne tenait qu’à elle de goûter du grand règne ; maudire celles qui s’en sont emparées est puéril et ridicule.

» Vous me connaissez absolument désormais. Je suis entrée dans l’âge où on joue avec le feu, et où ce jeu-là est une passion. Jamais encore je ne m’étais brûlée aussi vivement qu’avec Abel. J’avais eu affaire à des êtres tièdes ou usés ; cet artiste est un volcan, il a de la vraie puissance, il ne dissimule rien, il ne fait pas de madrigaux, il est brutal. Il vous dit qu’il rougit de vous aimer. Il va même jusqu’à vous dire qu’il vous désire et rien de plus ; mais ce désir n’est pas humiliant. Il est trop intense pour que l’être tout entier ne s’y absorbe pas, et pour que tout n’y soit pas sacrifié.

» Voilà où Abel en est depuis deux jours. Je n’ai pas eu besoin de nouvel artifice avec lui ; il m’a suffi de lui faire voir ce qui est, l’état de mon cerveau qui refuse le bonheur à cette âme torturée. Il en est venu à me comprendre, à me plaindre, à m’admirer peut-être, tout en me détestant et me maudissant aux heures de paroxysme… Enfin hier, j’ai senti que c’était assez, parce que ma force s’épuisait, et j’ai résolu de vous rendre votre fiancé. Je suis partie ce matin à son insu, et, ne sachant pas trouver votre famille de retour, je voulais vous dire que je fuis. Je retourne à Paris, c’est à vous de retenir Abel. Dans l’exaltation où je le laisse, ma fuite est un aveu trop excitant pour qu’il ne veuille pas me suivre. Ce serait là un embarras et un péril que je ne veux pas pousser plus loin ; écrivez-lui, hâtez votre mariage avec lui. Je sais qu’il veut se marier, bien qu’il ne vous nomme pas. Il veut en finir avec les passions. Il vous est fort attaché, j’en suis certaine, car votre nom le fait pâlir. Il vous respecte, il tient à vous ; vous le rendrez fort heureux, si vous pouvez le fixer. Ceci est votre affaire et non la mienne, j’ai dit. Adieu, je prends le convoi sur l’autre rive, et je pars.

Je la saluai sans lui dire un mot ; elle me faisait horreur, mais je trouvais indigne de moi de lui exprimer mon dégoût. Je ne la regardai pas traverser la rivière, je retournai auprès des enfants, je fermai la fenêtre, l’air fraîchissait. Je préparai la potion de Sarah et la lui fis prendre ; je m’assis sur le tapis pour faire jouer le baby et puis je repris la petite brassière que j’étais en train de coudre, et, quand ma sœur entra, je la consultai sur le choix de la dentelle dont je la voulais garnir.

Ma sœur avait reconduit mademoiselle d’Ortosa jusque sur l’autre rive. Elle venait me demander quel secret elle m’avait confié.

— Rien qui doive intéresser vous ou moi, lui répondis-je ; c’est une confidence, et je dois la garder, une confidence très-puérile, et rien de plus.

— Y suis-je pour quelque chose ? dit Adda inquiète.

— Pour rien absolument.

— Pourtant, Sarah, vous êtes pâle.

— J’ai la migraine. La parfumerie de mademoiselle d’Ortosa est trop forte. Les enfants ne l’ont pas respirée, c’est l’essentiel.

Je ne savais pas ce que je disais, mais je paraissais si calme, que ma sœur ne s’aperçut pas de l’état où j’étais. C’était le calme de la mort.

Quand je fus seule, je me demandai si mademoiselle d’Ortosa ne m’avait pas fait un tissu de mensonges. Il n’y avait point d’apparence à cela. Elle avait invoqué le témoignage d’Abel, et c’était à lui que je devais demander cette chose impure, l’intensité du désir qu’une coquette avait allumé dans ses sens ! Il me fallait, moi, me représenter les agitations, les transports de cette poursuite malsaine, en peser la gravité, en tolérer l’excès, le consoler d’avoir été éconduit, le retenir près de moi, lui donner ma vie pour le dédommager de n’avoir pas été l’amant d’une autre ! Ah ! c’était trop, en vérité ! Je ne pouvais ni m’informer de la vérité, ni la tenir pour non avenue. L’image de cette vierge impudique se plaçait à jamais entre Abel et moi. Abel était l’esclave de ses passions. Si c’était un crime, je ne voulais pas le savoir, et je ne pouvais apprécier le degré de résistance qu’il était capable de leur opposer ; mais c’était un irréparable malheur, et j’avais été folle de croire que je pourrais l’en préserver. Il avait eu pour moi un éclair de cette passion en voulant m’enlever. Au lieu d’en être touchée, j’en avais été blessée ; je n’étais pas une d’Ortosa, moi ! je ne pouvais répondre à ses accès de fièvre que par la douceur et la plainte. Il se soumettait, il ne se fâchait pas trop contre ma résistance, parce qu’il était bon ; il appréciait ma pudeur, il l’estimait, la respectait, parce qu’il trouvait du charme à la simplicité des enfants ; mais tout cela ne suffisait pas à la consommation d’une vitalité comme la sienne. Cette journée d’extase tendre qu’il avait passée à me regarder sans oser me toucher, et dont je lui avais été si reconnaissante, n’avait pas mis le moindre calmant sur sa fièvre chronique. Une heure après, rencontrant cette fille hardie qu’il comparait à du vin de Champagne où l’on aurait mis du vitriol, il m’avait oubliée ; ou plutôt, non : il avait donné un autre aliment aux violences qu’il s’était interdites avec moi, et peut-être s’était-il dit : « À chacune d’elles ce qui lui convient, le respect à la fiancée, la passion à la tentatrice ! Je donne à l’une ce dont l’autre ne veut point, je suis dans la vérité, dans l’usage, dans le droit de mon sexe, dans le bon sens et dans le bon goût peut-être ! »

À supposer qu’il eût raisonné plus sérieusement, ne m’avait-il pas dit : « Prenez-moi, emmenez-moi, gardez-moi, ou je suis perdu ? » Il me l’avait dit, il me l’avait répété. Je n’avais pas compris, moi, qu’il était incapable d’attendre huit jours sans contracter de nouvelles souillures. Je n’avais pas deviné que, s’il était venu me trouver, c’était pour échapper à d’invincibles tentations. Je ne voulais pas croire que ce fût par dépit, j’admettais qu’il eût la volonté loyale, le cœur réellement sincère. Je n’étais pas irritée, je ne l’accusais pas. Il m’aimait comme il pouvait aimer, il était persuadé de son amour, il ne me mentait pas et ne se mentait pas à lui-même. Il avait peut-être l’intention de m’être fidèle à partir du mariage ; mais jusqu’à la veille il ne pouvait répondre de rien. Il ne s’appartenait pas, il n’avait jamais essayé de contenir son impétuosité naturelle et fatale. Il n’eût pas pu. Le torrent peut-il dire au ruisseau où il va et d’où il vient ?

Je pouvais tout lui pardonner, sauf de m’avilir ; mais il ne dépendait pas de lui que cela ne fût pas. Il n’avait pas voulu prononcer mon nom, il avait forcé mademoiselle d’Ortosa à le respecter, il avait pris des soins pour cacher nos relations. Il le pouvait encore ; mais, quand je serais sa femme, chacune de ses défaillances ne serait-elle pas un outrage public pour celle qui porterait son nom ? Est-ce que la fidélité, même apparente, lui serait possible ? Ne m’avait-il pas dit aussi : « Vous voyagerez avec moi, s’il faut que je voyage encore. Je ne veux jamais me séparer de vous ! » Il me faudrait donc m’attacher à ses pas comme un gardien jaloux, subir le ridicule d’une femme qui surveille son mari, ne pas le quitter une heure sans rêver la honte de l’attendre indéfiniment ? — Non, tout cela était au-dessus de mes forces, et je marchai toute la nuit dans ma chambre en me disant sans colère, mais avec une immense douleur : « Je ne peux pas ! » Et au matin je me jetai accablée sur mon lit en m’écriant : « Tout est perdu pour moi, fors l’honneur. »

Je fus très-malade le jour suivant, et je fus forcée de garder le lit. On crut que j’étais reprise de cette névralgie qui me servait à tout expliquer. Le lendemain, je réussis à me lever. Je ne voulais pas qu’Abel vînt faire sa demande, je ne voulais pas lui causer l’humiliation d’un refus ; mais quel moyen de rompre sans retour et d’éviter des luttes pénibles ? Je craignais de le voir, j’avais trop éprouvé son ascendant sur moi. Lui demander compte de sa conduite soulevait en moi une répugnance invincible. Je ne voulais pas le voir avili devant moi et par moi, je désirais garder son souvenir pur de reproches et de blessures mutuelles. Je savais qu’en avouant tout il se justifierait à sa manière par le repentir, par la tendresse ; mais je savais aussi qu’il aurait des accès de fureur où il me briserait en me disant que je ne l’avais jamais aimé. Je ne voulais plus m’entendre dire cela, c’eût été ma défaite. Que faire ? Je ne savais pas, je ne trouvais rien. Je ne pouvais pas fuir comme mademoiselle d’Ortosa. J’avais un enfant malade à soigner, et puis mon père, que son voyage avait beaucoup fatigué, enfin ma pauvre sœur dont l’esprit en désarroi me causait de vives inquiétudes. Je m’arrêtai au rôle passif qui m’était dévolu. J’attendis les événements, ne pouvant opposer à mon destin que la force de l’inertie.

Bientôt je reçus deux lettres.

« Je viens de rencontrer Abel à Paris, disait la première. Il y était depuis vingt-quatre heures. Il m’a dit vous avoir vue, et il compte retourner à Malgrétout le 16, c’est-à-dire dans trois jours, et, selon ses prévisions, le lendemain du retour de M. Owen. Dans le cas où ce retour serait retardé, un mot bien vite à votre fidèle et respectueux ami. — Nouville. »

Je compris ce qui s’était passé. Abel avait suivi de près mademoiselle d’Ortosa. Il s’était dit : « J’ai encore cinq jours devant moi. Je ne dois pas revoir ma fiancée tête à tête. Je suis trop excité par le trouble qu’une autre a mis en moi. J’oublierais mes résolutions, j’offenserais, j’épouvanterais l’honnête fille. Mieux vaut faire un dernier effort pour assouvir la folle passion qui me torture. Si j’échoue encore, j’irai demander la main de celle qui doit me guérir. »

Je reconnus la vraisemblance de mon explication en relisant le billet de Nouville. Il était le plus cher et le plus intime ami d’Abel, et, après une séparation assez longue, Abel avait laissé passer vingt-quatre heures à Paris sans l’aller voir ; c’est par hasard qu’ils s’étaient rencontrés. Abel ne lui avait rien dit de mademoiselle d’Ortosa, il n’avait parlé que de moi et de ses projets de mariage, il l’avait chargé de savoir le jour du retour de mon père. Le bon Nouville attribuait à l’impatience de me revoir ce qui n’était sans doute chez Abel que l’espoir de gagner un jour de plus à passer à Paris.

J’ouvris avec distraction l’autre lettre, d’une écriture inconnue ; elle contenait ces mots :

« Que faites-vous donc, miss Owen ? Voici que je rencontre Abel face à face à la sortie des Italiens. Votre nonchalance m’est fort désagréable ; décidez-vous donc à l’épouser et à me débarrasser de lui, et, si vous n’en voulez plus, dites à votre petite sœur de s’en charger.

» Toute à vous. — Carmen d’Ortosa. »

J’écrivis sur-le-champ à Nouville de dire à Abel que mon père était revenu, puis reparti pour l’Angleterre ; il ne serait de retour que dans un mois, et je priais Abel de ne pas venir avant un nouvel avis de ma part. Je gagnais ainsi du temps. J’abandonnais Abel à son sort, et je dégageais le mien.

Huit jours après, Nouville m’écrivit de nouveau.

« Que se passe-t-il donc ? J’apprends que votre père n’a pas quitté de nouveau Malgré tout, et je ne vois pas Abel pour le lui dire. Je ne sais même où le prendre. Chère miss Owen, il faut que je vous parle à vous seule. Je sais que vous avez une parente à Reims, allez la voir ; dites-moi le jour, je vous rencontrerai là comme par hasard, et nous causerons. »

Je saisis sans hésiter le moyen de rupture qui se présentait. Je me rendis seule à Reims, et je mis la lettre de mademoiselle d’Ortosa sous les yeux de Nouville.

— Ceci, lui dis-je, a été le dernier coup, et la consommation de ma honte. Je n’ai même pas cette consolation à donner à ma fierté que ma rupture avec Abel ait précédé l’insulte qu’il attire sur moi. Je l’attendais encore pour le consoler au moins de mon refus, et déjà il avait suivi le météore. À présent, mon ami, je ne veux pas le haïr, je ne veux pas le mépriser. Je ne veux ni l’oublier, ni l’effacer de mes sympathies. Il sera toujours pour moi un sujet de sollicitude et un souvenir dont je ne veux garder que le charme ; mais je ne le reverrai jamais, et, si vous ne m’approuviez pas, si vous tentiez de me rattacher à lui, je croirais à présent que vous n’êtes pas un homme sérieux, ou que vous ne me prenez pas pour une personne respectable.

Nouville courba la tête et n’essaya pas de justifier Abel. Il avait une fort mauvaise opinion de mademoiselle d’Ortosa et la croyait hypocrite et galante dans toute la force du terme. Il avait soupçonné ses relations avec Abel et ne les jugeait point platoniques. Je dus la défendre dans le sens où elle pouvait être défendue, c’est-à-dire constater un grand empire sur elle-même pour faire le mal dans les limites que lui posait son ambition.

Nouville m’avoua qu’en me demandant une entrevue il avait encore eu l’espoir de sauver son ami de cette dernière épreuve ; mais, en apprenant le cruel plaisir que mademoiselle d’Ortosa s’était réservé de m’humilier, il comprenait que je ne pouvais plus m’exposer à de tels outrages, et il me jura qu’il le ferait comprendre à Abel d’une manière décisive et irrévocable. Je lui remis l’enveloppe qui contenait le brin d’herbe : c’était le sceau de la rupture.

Quinze jours après, il m’écrivit :

« Abel est parti pour l’Italie. Mademoiselle d’Ortosa est à Paris en train de conclure un grand mariage. Abel a beaucoup souffert de votre détermination, mais il l’a comprise. Oubliez-le, si vous pouvez, et, si vous pensez à lui quelquefois encore, pardonnez-lui dans votre cœur. Il expiera cruellement ses fautes et ne se consolera jamais de son bonheur perdu. Je le connais ! »

Quand mon sacrifice fut accompli, je crus que je ne m’en relèverais pas, tant je me sentis brisée ; mais je n’eus pas le loisir de m’occuper de moi-même. Une épidémie ravagea le pays, et je dus songer à soigner les malades. Comme le mal sévissait surtout sur les enfants, j’engageai Adda à ne pas laisser sortir les siens de notre enclos et à ne pas sortir elle-même. Je confiai Sarah aux soins de mon père. Elle était heureusement assez bien dans ce moment-là. Moi, je me logeai dans un pavillon séparé, afin de ne pas apporter à nos enfants la contagion du dehors, et je me consacrai aux malheureux. J’espérais avoir mon tour quand j’aurais fait mon possible pour les autres, et mourir dans l’exercice de mon devoir sans avoir à me reprocher la lâcheté du suicide. La mort ne voulut pas de moi, et, en me sentant utile, je me sentis plus forte. Après tout, qu’est-ce que de vivre un certain nombre d’années sans bonheur ? Ce n’est jamais qu’un temps bien court pour faire tout ce qu’on doit faire, et il n’en reste point pour se reposer et se plaindre.

L’épidémie passée, je rentrai dans ma famille et m’occupai de ma sœur. Son esprit avait subi une crise que je n’avais pu suivre. Elle m’apprit que pendant ma retraite la destinée l’avait vengée de mademoiselle d’Ortosa. La fière Espagnole avait manqué le grand mariage qu’elle se croyait sûre de contracter, et qu’elle avait déjà annoncé à tout le monde. On ne savait pas bien les causes de son échec ; il avait été brusque, on disait même brutal. On ajoutait qu’elle avait fait une grave maladie dont les suites seraient longues et la tiendraient peut-être à jamais éloignée des fêtes et du bruit.

Adda se réjouissait si cruellement de ce désastre, que j’en fus effrayée. Je craignis qu’elle ne fût devenue méchante par jalousie.

— Rassure-toi, me dit-elle ; je n’étais pas jalouse de ses succès de femme, j’en aurai autant qu’elle quand je voudrai, et de meilleur aloi. Je ne serai pas si follement ambitieuse, et j’arriverai plus sûrement à une position plus solide. Son malheur m’a servi de leçon. Elle voulait voir tous les hommes à ses pieds. Moi, je m’attacherai à une seule conquête, et elle ne m’échappera pas. J’ai voulu lui disputer Abel, que, pas plus qu’elle, je n’eusse voulu épouser, et que je n’aimais pas : c’est qu’elle m’avait un peu corrompue. La voilà hors de combat, et je ne subirai plus sa mauvaise influence. Je me servirai de ma volonté et je m’en servirai bien, tu verras ; mais il faut que tu m’aides. Il faut que tu me tires de l’obscurité. Tu es d’âge à me servir de chaperon, je veux que tu me conduises au Francbois. Le monde est là tout près de nous, et je veux y prendre la place qui m’est due.

Elle revint avec ténacité à ce projet, que je la priais en vain d’ajourner. J’avais à surveiller à toute heure ma petite Sarah, de nouveau souffrante, et pour laquelle il me fallut faire des miracles d’attention et de prévoyance. Je réussis à la soustraire encore une fois à l’anémie, et ce n’est pas en courant les chasses et les bals que j’eusse pu atteindre ce résultat difficile, toujours près de m’échapper. Mon père s’était mal trouvé de son séjour à Nice. Il ne se sentait plus en harmonie avec ce monde nouveau, dont la folie et la brutalité le froissaient. Il appelait la société où Adda brûlait de se lancer une bohème titrée, et cela était juste, en ce sens que le faste y cachait beaucoup d’abîmes, moralement et matériellement parlant. Il pensait avec moi que le vrai monde était précisément celui qui n’a pas la prétention de s’appeler le monde, mais qui suffit aux besoins normaux de la vie de relations. On le trouve pour ainsi dire sous sa main, puisque partout autour de soi on peut faire choix d’un certain groupe de personnes estimables. On simplifie énormément la difficulté de les réunir et de les fixer quand on ne leur demande que la distinction du mérite personnel. Nous avions eu ce petit monde choisi avant le mariage de ma sœur : un revers de fortune m’avait exilée de ce milieu, et je commençais à m’en faire un nouveau après quelques années de séjour en province ; mais Adda trouvait ce petit cercle ennuyeux et mesquin. Elle essayait d’y attirer des personnes plus brillantes qui n’y venaient que pour dénigrer à son oreille la simplicité des bons voisins et la toilette trop modeste de leurs femmes. Elle tenta de nous convertir, mon père et moi, à ses idées sur le monde qu’elle rêvait, et, n’y réussissant pas, elle s’irrita contre nous et nous fit une vie d’amertumes poignantes.

Lady Hosborn était une bonne femme au cerveau très-creux, qui aimait le bruit du monde sans y rien comprendre, sans y porter le moindre besoin d’appréciation. Son unique but dans la vie était de bien recevoir et de rendre sa maison brillante ; c’était aussi le goût de son fils. Le tapage de divertissements qu’on trouvait chez eux ressemblait à une ivresse ; ce n’était qu’un charivari, et le plus plaisant de la chose, c’est qu’on y dépensait très-méthodiquement des sommes folles. Lady Hosborn avait beaucoup d’ordre, et avec une gravité tout anglaise, car, en croyant se divertir beaucoup, elle ne souriait jamais, elle réglait avec le plus grand soin et la plus effrayante activité les joies imprévues, le faste toujours renouvelé de son château ; elle y arrivait et en partait tous les ans le même jour ; elle passait à Paris le même nombre de semaines, et à Londres le même nombre de mois, sans déranger d’une heure l’ordre de ses voyages et de ses occupations. Elle disait cette exactitude nécessaire à la constance de ses relations anciennes et au recrutement illimité des nouvelles. Elle était assez humaine et répandait juste assez de bienfaits pour faire accepter ses vaines dépenses comme la gloire et la fortune du pays ; c’est le préjugé du pauvre de croire que le luxe le nourrit. Il ne s’est jamais rendu compte de ce qu’il lui coûte.

Lady Hosborn dormait là-dessus du sommeil du juste, aidé de son néant intellectuel ; elle était aux aguets des personnes intéressantes à recruter pour animer et embellir ses salons, et, du moment qu’elle vit s’éteindre l’astre de mademoiselle d’Ortosa, elle jeta les yeux sur ma sœur. Elle vint la chercher, l’enlever, disait-elle, et, comme elle était une personne dont la jeunesse n’avait jamais donné prise à la calomnie, — elle était d’une laideur à donner le cauchemar, — nous ne pouvions, ajoutait-elle, la lui refuser. Nous ne le pouvions pas en effet. Adda était décidée, et nous n’avions plus d’influence sur elle. Il ne nous restait qu’à paraître céder de bonne grâce, et, pour qu’elle n’eût pas l’air de débuter dans ce monde-là par un coup de tête, nous résolûmes de l’accompagner, mon père et moi, pour l’aider à y faire décemment son entrée.

Elle partit munie de ses plus étourdissantes toilettes, jetant le deuil aux orties un peu plus tôt qu’il ne fallait. J’avais pour toute garde-robe de luxe une assez belle robe noire que je ne crus pas devoir mettre, afin de n’être pas prise au premier abord pour celle des deux qui était veuve. Je n’avais plus à ma disposition qu’une petite robe grise assez fraîche, mais si dépourvue de bouffants et de paniers, que ma sœur me railla, disant que je me déguisais en fillette pour paraître plus jeune qu’elle.

Nous prenions, mon père et moi, un soin fort inutile pour sauver les convenances. L’arrivée d’Adda se trouva perdue dans un tumulte ; on rentrait de la promenade, personne ne s’enquit de sa situation, on remarqua seulement sa fraîcheur et sa toilette. Lady Hosborn nous présenta bientôt à quelques vieilles femmes très-empanachées et très-fardées, leur recommandant en particulier madame de Rémonville, qui venait ouvrir la chasse, c’est-à-dire passer quinze jours chez elle. Cette adoption de ma pauvre petite sœur par ces duègnes évaporées me serra le cœur. Lady Hosborn nous conduisit à l’appartement qu’elle lui avait réservé près du sien, et, comme nous voulions repartir en voyant ma sœur installée, elle insista tellement pour nous retenir à dîner, que nous cédâmes, nous promettant de nous en retourner aussitôt après. Je savais que ma Sarah, qui ne s’était jamais vue seule avec ses bonnes, ne dormirait pas tant que je ne serais pas rentrée.

La table était de cinquante couverts. On mangeait vite et mal, on était pressé de se préparer pour le feu d’artifice, la musique et le bal. Lord Gilbert Hosborn était un homme de trente ans, froid et insignifiant, avec de grandes prétentions à la beauté. à la force physique, à la science de la chasse et à la musique. Il me fit l’honneur de me placer près de lui à table et de me demander si j’appréciais ces grands délassements de la campagne. Je répondis que je n’aimais que la solitude, les enfants et la musique.

— Ah ! la musique ! À propos, dit-il, vous êtes une grande artiste ! Nous savons cela par quelqu’un qui s’y connaît. Est-ce que nous n’aurons pas le plaisir de vous entendre ?

Je répondis que je ne chantais plus. Un instant après, pour n’avoir pas l’air de me refuser à la conversation, je lui demandai s’il avait des nouvelles de mademoiselle d’Ortosa.

— Elle ne va pas bien, dit-il ; c’est fini, je le crains, on ne revient pas de si loin. Vous la connaissiez donc ?

— Un peu, je l’ai vue trois fois.

— Est-ce que vous la plaignez ?

— Certainement, beaucoup, si elle est à plaindre.

— Moi, reprit-il, je la plains aussi d’avoir toujours été ce qu’elle est.

— Vous jugez qu’elle a toujours été folle ? dit le petit prince Ourowski, qui était à ma droite.

— J’en suis sûr, lui répondit lord Hosborn ; elle a eu toute sa vie une folie entreprenante et optimiste. C’est devenu une folie triste et misanthrope, voilà tout.

— Folle ? m’écriai-je ; vous dites qu’elle est folle ?

— Vous ne le saviez pas ? Elle a été six semaines furieuse chez le docteur Blanche, et puis elle s’est calmée. Elle est tombée dans une mélancolie noire ; enfin elle commence à chercher la distraction,… et, par parenthèse, c’est ici qu’elle est venue la chercher.

— Ici ? reprit Ourowski. Comment ? quand donc ?

— Tantôt, pendant que nous étions en course, elle est arrivée comme si de rien n’était. Ma mère l’a reçue avec sa bonté habituelle, mais non pas sans quelque appréhension. Elle l’a trouvée méconnaissable, affreuse, à ce qu’il paraît, mais fort douce, et elle lui a persuadé de se retirer dans son appartement et d’y rester jusqu’à demain pour se reposer. Jusque-là, on verra comment elle se gouverne, et, si elle ne déraisonne pas trop, on lui permettra de se distraire comme elle pourra.

— Diable ! dit le petit prince, ce n’est pas gai, ça ! Je ne peux pas dormir dans une maison où il y a des fous !

— Bah ! reprit lord Hosborn, dans une maison bien montée, il faut de tout ! Cela ne fait pas mal, une légende, un spectre dans un vieux manoir comme celui-ci. Cela nous manquait !

J’étais navrée de voir le peu de pitié accordé à cette malheureuse personne si vantée, si recherchée peu de mois auparavant. Je me hasardai à demander la cause de ce terrible naufrage.

— La passion des aventures, répondit lord Hosborn. Depuis quelque temps, l’esprit faisait fausse route. Elle a été une femme séduisante, on ne peut pas le nier, et nous l’avons tous gâtée de nos adorations ; mais elle a voulu monter trop haut…

— Pour y réussir, dit le petit prince, il eût fallu se préserver jusqu’au bout de toute fantaisie, et c’est ce qu’elle n’a pas fait. Elle a été folle de M. Abel.

— Ne dites donc pas cela, vous n’en savez rien ! répliqua lord Hosborn.

— Je ne prétends pas qu’elle ait couronné sa flamme ; mais elle en était engouée…

— Et vous étiez jaloux ! Ce qu’il y a de certain, c’est qu’Abel s’est conduit avec elle en galant homme. Dès qu’il a vu que ses assiduités pouvaient nuire au mariage qu’elle espérait, il s’est retiré.

— Trop tard ! on avait trop parlé de lui ; on l’a su…

— Bref, reprit lord Hosborn, elle en a perdu l’esprit. À présent, elle se persuade qu’elle a eu une fièvre cérébrale et se croit très-raisonnable ; mais elle a dit à ma mère d’un ton fort sérieux qu’elle était fiancée à un prince… C’est assez parler de choses tristes, n’y songez plus, Ourowski ! Le passé est le passé. Un astre éclipsé n’empêchera pas votre ciel de se remplir d’astres nouveaux.

Ainsi la malheureuse Carmen subissait le châtiment qu’elle avait dû le plus redouter, celui d’être une gêne et un objet d’effroi pour le monde dont elle avait été l’éclat et la vie. Elle n’était plus sur cet océan de plaisirs qu’une barque échouée qui essayait en vain de se remettre à flot. Le tourbillon n’est pas tendre. Les gens qui vivent pour s’étourdir sont peu accessibles à la pitié, et ne se soucient pas de prendre à la remorque les embarcations en détresse.

Après le dîner, je pris le bras de mon père, et nous descendîmes au jardin, où je l’attendis pendant qu’il allait chercher notre domestique et demander la voiture. Il n’était pas facile de retrouver ses gens dans ce vaste manoir encombré de valets et d’équipages. Il faisait encore jour, nous étions en plein été ; la chaleur était écrasante. Je marchais au bord d’un bassin qui reflétait le ciel rouge, et de temps en temps je m’arrêtais pour admirer la masse monumentale du château avec ses tourelles saxonnes et ses balcons mauresques, mélange riche et imposant d’architecture moyen âge complétée par le caprice de la renaissance. Une lumière brillait seule, comme une étoile du soir pressée de paraître, au faîte d’une sorte de poivrière élancée, tout au haut de l’édifice.

— C’est peut-être là, pensais-je, que la pauvre Carmen est réduite à servir de légende et de spectre à la poésie du manoir.

Tout à coup, entendant marcher derrière moi, je me retournai. C’était le spectre, c’était mademoiselle d’Ortosa, toute vêtue de blanc avec recherche, belle encore de tournure et de lignes, mais effrayante de maigreur et livide. Elle marchait lentement, avec une sorte de majesté étudiée, et sa forme élancée, reflétée dans le bassin, semblait être l’objet de sa préoccupation. Je m’éloignai du bord pour la laisser passer. Elle s’arrêta, me reconnut et me dit :

— Bonjour, miss Owen. Vous voilà enfin ! Vous avez bien tardé à venir m’offrir vos félicitations ! Je les accepte. Je ne vous en veux pas. Que désirez-vous ? Je suis prête à vous l’accorder.

Je compris qu’elle se croyait reine, et la saluai sans lui répondre. Elle me retint en s’écriant :

— Pourquoi voulez-vous fuir ? Vous me trahissez ! Oui, tout le monde trahit celle qui est là ! Elle me montrait le bassin d’un geste théâtral avec des yeux étincelants. Je n’ai jamais eu peur de ceux qui souffrent. Je lui pris la main avec autorité et l’éloignai du bassin.

— Celle qui est là, lui dis-je, c’est le reflet, c’est le rêve. Vous, vous n’êtes pas reine, vous êtes mademoiselle d’Ortosa, dont personne ne veut se venger.

— Pas même vous ? dit-elle en paraissant recouvrer toute sa lucidité. Avez-vous épousé Abel ? êtes-vous heureuse ?

— Je suis calme, je n’ai épousé personne.

Elle mit ses deux mains sur son visage, et, comme elle paraissait m’avoir oubliée, je voulus passer outre. Elle n’était pas seule, une femme de chambre la suivait à peu de distance.

— Restez encore, me dit-elle d’une voix suppliante qui me fit mal. On est si malheureux seul ! Ayez pitié de moi ! Voyez ! toujours seule à présent ; on me fuit, on me craint ! Il paraît que j’ai été méchante ; mais ne peut-on me pardonner un accès de fièvre ? Je n’ai pas été méchante avec vous, n’est-ce pas ?

— Je ne m’en souviens pas, répondis-je.

Et, craignant que le souvenir de ses torts atroces envers moi ne ramenât chez elle quelque crise, je m’échappai. Comme je passais près de sa gardienne, je lui demandai tout bas si elle la croyait tout à fait égarée.

— Non, me répondit cette femme, qui avait l’air d’une personne sérieuse : mademoiselle est agitée ce soir par le voyage ; mais elle est à moitié guérie, et je crois qu’elle guérira entièrement, si elle le veut.

Le lendemain, à Malgrétout, comme j’avais laissé les enfants à leur sieste et me promenais dans notre jardin, je me vis tout à coup en face de mademoiselle d’Ortosa, qui était assise sur un banc, dans une attitude pensive. Elle paraissait absolument calme ; l’abattement de sa figure pâle était navrant. J’allai doucement à elle et lui pris la main. Elle me regarda avec étonnement, comme si elle eût oublié où elle était, et, au bout d’un instant de torpeur, examinant mon visage et regardant ma main qui tenait la sienne, elle fit un faible cri et se jeta dans mes bras en sanglotant. Ces sanglots convulsifs sans larmes étaient déchirants. Je lui parlai avec douceur et lui donnai un baiser sur le front. Elle tomba à mes pieds, serra mes genoux contre sa poitrine et s’évanouit.

Au même instant parut sa femme de chambre, qui était tout près de nous sans se montrer. Elle m’aida à la faire revenir, et nous la conduisîmes dans le salon, où je la couchai sur un sofa. Cette femme de chambre, qui était une personne dévouée, une Anglaise de fort bon air, me dit qu’il fallait tâcher de la faire manger, parce que le dégoût des mets était pour le moment son plus grand mal. J’essayai et je réussis. Peu à peu, mademoiselle d’Ortosa consentit à prendre quelques aliments, et j’assistai au retour assez rapide de sa lucidité complète. D’abord elle fut comme partagée entre l’illusion et la réalité. Tantôt se croyant reine ou impératrice, elle me donnait des ordres du ton d’une actrice qui joue un rôle ; tantôt, se rendant compte de sa situation, elle me demandait humblement pardon de l’embarras qu’elle me causait. Bientôt la raison prévalut, et, s’adressant à sa suivante :

— Ma bonne Clary, lui dit-elle, me voilà tout à fait bien. Tu peux me laisser seule avec miss Owen. J’ai à lui parler. Tu vois bien qu’elle m’a fait bon accueil. Tu craignais qu’elle ne me connût pas, qu’elle ne refusât de me recevoir. Elle me connaît, va ! et elle me plaint. Elle n’est pas comme les autres, elle ! Ah ! si je pouvais rester auprès d’elle, je serais vite et tout à fait guérie ; mais je ne veux pas l’importuner longtemps. Va dire au cocher de faire rafraîchir ses chevaux, mais de ne pas dételer.

— Il vous faut au moins une heure de repos, lui dis-je. Permettez que je fasse dételer.

Je sonnai, je donnai des ordres, et je restai seule avec mademoiselle d’Ortosa.

— Quel contraste entre nous ! me dit-elle. Les deux extrêmes ! la raison, la bonté, la patience en face de la cruauté, de l’extravagance et de la dévorante jalousie ! Sachez tout, miss Owen, j’ai été jalouse de vous jusqu’à la haine. Je pourrais vous laisser croire que j’ai oublié mon atroce conduite, et que j’étais déjà folle quand je vous ai écrit cette lettre qui a du rompre votre mariage. Eh bien, non, je ne sais ni ne veux mentir. Je n’étais pas folle, j’étais exaspérée. L’attrait que j’exerçais sur Abel ne me suffisait pas : je voulais son amour, et je sentais que je ne pouvais vous l’ôter. Le dépit m’amena jusqu’à lui offrir de l’épouser. Il me répondit grossièrement : « Votre amant, oui ; votre mari, jamais ! Ma parole est engagée, je ne la reprendrai pas. » C’est ainsi que nous nous sommes quittés. Je jure que je suis encore aussi pure que le jour où je vous ai dit que j’étais pure comme vous !

— Non, mademoiselle d’Ortosa, lui répondis-je avec une sévérité que je la voyais en état de supporter, vous vous trompez. Je suis pure de haine, de jalousie dévorante et de cruauté, et vous avouez que vous ne l’êtes pas. Il faut que vous acceptiez mon pardon. Montrez-moi qu’il vous reste quelque chose de grand dans le caractère et de vrai dans l’esprit en l’acceptant sans en être humiliée. Vous êtes meilleure que vous ne voulez consentir à l’être, car votre premier mouvement avec moi a été l’attendrissement et la reconnaissance. Quant au passé, voici mon jugement : vous avez voulu jouer un rôle au-dessus des forces humaines ; il vous a brisée, ne le jouez plus. Guérissez votre santé en guérissant votre âme. Je sais, car j’ai étudié toutes les maladies que je pouvais secourir, que, même dans le délire, la raison agit encore et cherche à se délivrer de la vision qui l’opprime. Dans les intervalles de leurs accès, les personnes douées comme vous d’une véritable intelligence peuvent faire de plus grands efforts que les autres pour empêcher le retour de l’exaltation. On dit que vous avez été folle ; moi, je ne le crois pas. Les déceptions que vous vous étiez volontairement préparées par une poursuite trop ardente vous ont conduite à des paroxysmes de désespoir violent, voilà tout, et vous êtes guérie, si vous voulez l’être. Renoncez à vos chimères, envisagez la vie sous un jour vrai. Bientôt vous redeviendrez belle et jeune, et vous inspirerez encore l’amour ; vous serez libre de choisir. Mariez-vous à un homme de votre condition que vous puissiez estimer, et oubliez tous les autres. Abjurez cette ambition qui vous a jetée dans une coquetterie effrénée et qui vous a fait tant d’ennemis. Disparaissez de cette scène de tumulte, où vous avez eu de grands succès terminés par une chute éclatante. Vous y êtes déjà oubliée. On n’y songe à vous que pour craindre de vous y rencontrer. Vous lutteriez en vain maintenant ; ce n’est pas parce que vous avez été malade, ce n’est pas parce que vous avez manqué un grand mariage que vous avez perdu votre prestige, c’est parce que vous avez été vaincue et que vous ne faites plus peur. Le monde n’a pas le temps de remplacer l’engouement par la sollicitude ; il ne s’intéresse qu’à ce qui l’étonne. Vous étiez pour lui un chiffre inconnu à dégager ; à présent, vous êtes une femme déçue et brisée comme tant d’autres. Il a pour vous un sourire de pitié, et ce n’est pas long, la durée d’un sourire qu’une larme ne suit pas !

Elle m’écoutait, les yeux fixés sur le parquet, les mains croisées sur ses genoux, si attentive et si calme, qu’on eût dit une enfant écoutant les leçons de sa mère. Elle se laissa glisser à mes pieds encore une fois.

— Sauvez-moi, dit-elle ; gardez-moi quelques jours auprès de vous. Je sens que vous ramenez la raison et la volonté. Faites cette œuvre de charité. Votre sœur me hait et doit se réjouir de mon désastre, mais je sais qu’elle est au Francbois pour deux semaines au moins. Vous pouvez me verser le baume de la pitié. Sans vous, je suis perdue. Gardez-moi, sauvez-moi !

Elle parlait comme Abel, et ce rapprochement m’était amer, car je n’avais ni gardé ni sauvé Abel ! mais je voyais les yeux de mademoiselle d’Ortosa s’humecter, et je me disais que, si elle arrivait à s’attendrir et à pleurer sur elle-même, elle serait peut-être à jamais délivrée de son mal ; j’étais avant tout une guérisseuse. Ses torts donnaient peut-être à ma miséricorde un ascendant que personne autre ne pouvait avoir sur elle.

— Restez, lui dis-je, mais jurez-moi que j’aurai sur vous l’autorité d’un médecin, que vous mangerez et dormirez quand je l’exigerai, et que votre esprit essayera sincèrement de suivre le régime que je lui prescrirai.

Elle promit avec effusion, et je renvoyai le cocher de louage qui l’avait amenée. On ne sut pas, pendant plusieurs jours, au Francbois, ce qu’elle était devenue, et on ne se donna aucun soin pour le savoir. On se réjouissait probablement de n’avoir plus à s’occuper d’elle.

Quand mon père rentra pour le dîner, il fut surpris de trouver mademoiselle d’Ortosa installée chez moi avec sa femme de chambre ; il n’y comprenait rien. Il ignorait combien j’avais à me plaindre d’elle, car dans ce cas son noble cœur eût compris tout de suite ; mais j’avais épargné à mon bien-aimé père la confidence de douleurs qu’il eût trop partagées. Il se contenta de savoir que la pauvre d’Ortosa était un peu repoussée de partout et qu’elle m’avait demandé asile. Il lui témoigna beaucoup d’égards, bien qu’elle ne lui fût pas sympathique.

Les premiers jours, elle se livra aux pratiques d’un catholicisme exalté, disant que la dévotion était son seul remède. Il était bon qu’elle se repentît, et, protestante, je n’avais pas le droit de lui dire qu’il y avait une bonne et une mauvaise manière de prier ; elle eût cru que j’y portais l’esprit de secte. Je la laissai faire et ne m’occupai que de sa santé ; mais bientôt elle m’avoua d’elle même que son mysticisme lui faisait plus de mal que de bien. Je la questionnai, je vis qu’elle n’était même pas catholique ; elle était superstitieuse et fataliste, un peu païenne, mauresque encore plus. Ses notions religieuses étaient frappées d’étroitesse et de démence comme ses notions sur le monde. J’essayai de redresser un peu son jugement, il ne me sembla pas qu’elle me comprît beaucoup ; mais elle était contente de trouver quelqu’un qui s’occupât d’elle sérieusement et patiemment, et elle m’écoûtait avec une grande avidité. Elle essaya une ou deux fois de me parler d’Abel pour le justifier. Je lui répondis que je n’avais pas renoncé au mariage pour les raisons qu’elle supposait, que j’avais aimé et regretté Abel, mais que je croyais devoir être plus utile et plus digne dans le célibat.

Elle ne croyait pas cela pour son compte, elle désirait vivement se marier depuis qu’elle avait été partagée entre son goût pour un artiste et son espoir d’épouser un personnage. Elle en vint à me laisser voir que sa continence, promenée au milieu des excitations de tout genre, lui avait porté au cerveau plus que tout le reste. Elle me confia plusieurs projets qu’elle avait eus et repoussés, mais auxquels elle pourrait bien revenir, entre autres lord Hosborn, son hôte du Francbois. C’était, disait-elle, un très-galant homme, qui l’avait toujours défendue et fait respecter, bien qu’il eût été déçu dans sa passion pour elle. Il ne me semblait pas que ce personnage lui eût conservé une affection bien vive ; cependant je m’abstins de lui donner un avis où ma compétence pouvait être en défaut. Je vis naître en elle la velléité de remonter sur la brèche à l’idée que ma sœur pouvait bien avoir le dessein d’accaparer lord Hosborn. Je la vis même s’exalter un peu et revenir à ses plans de séduction. Je lui présentai un miroir en lui disant :

— Voyez ! vous êtes mieux qu’en arrivant ici, mais il vous faut encore un an pour redevenir ce que vous étiez. Ayez le courage de ne pas vous montrer encore. Faites provision de sagesse, ou cherchez l’objet de vos affections sur un théâtre moins exigeant.

Elle eut un sentiment de méfiance.

— On dirait, s’écria-t-elle, que vous souhaitez me voir déchoir, épouser un bourgeois, un artiste peut-être !

— Un artiste ? Pourquoi non, après tout ?

— Il en est un, un seul que j’eusse aimé, Abel ; mais il m’a outragée en repoussant le mariage

— À présent qu’il est libre, essayez.

— Non, il est trop tard, je ne l’aime plus. Je ne le ramènerais à moi que pour me venger de ses dédains.

— Mademoiselle d’Ortosa, lui répondis-je, vous n’êtes pas corrigée ! Prenez garde de ne pas guérir.

— C’est vrai, dit-elle en passant ses mains sur son front jauni avec une sorte de colère contre elle-même ; comment donc faire pour être patiente, douce et généreuse comme vous ? C’est la force, cela, c’est la santé, la beauté, l’éternelle jeunesse, car vous avez bien souffert aussi, vous, et il ne s’est pas creusé le moindre pli à votre front ; moi, j’ai déjà des cheveux blancs, et je vais être obligée de les teindre !

Elle s’agitait pour être tranquille ; ce n’était guère le moyen d’y parvenir. Pourtant l’absence d’émotions extérieures et la monotonie de mes observations, le bon régime que je l’habituais à suivre, lui firent autant de bien qu’elle pouvait s’en laisser faire. Elle suivit mon conseil et ne retourna pas au Francbois. Je redoutais pour elle, pour ma sœur encore plus, une rivalité à propos du châtelain.

Elle partit pour Paris après m’avoir remerciée avec une effusion qui me parut sincère, en me promettant de ne voir qu’un petit nombre de personnes, celles sur l’amitié desquelles elle croyait pouvoir compter. Je ne pense pas qu’elle tint sa promesse, car, au bout de quelques jours, elle m’écrivit que tout le monde était sot, ingrat et méchant, qu’il n’y avait pas d’amis, et qu’une seule personne, Sarah Owen, l’empêchait de maudire le genre humain. La semaine suivante, j’appris qu’elle était entrée dans un couvent pour y faire une retraite de quelques mois, et qu’elle y donnait l’exemple de la plus ardente piété.

J’avais fait pour elle tout ce qui était en mon pouvoir.

J’espérais que ma sœur nous reviendrait. Elle vint, mais pour repartir bientôt. Elle se plaisait dans le bruit, et lord Hosborn lui faisait, disait-on, manifestement la cour. Sans être ni libertin ni indiscret, le jeune lord avait déjà compromis plusieurs femmes qui aspiraient à son rang et à sa richesse et qui s’étaient imprudemment jetées à sa tête. Il était trop en vue pour qu’on ignorât ses bonnes fortunes, quelque soin qu’il prît de les nier. J’étais donc très-inquiète d’Adda, qui était légère, et qui, tout en copiant de son mieux le ton dégagé de mademoiselle d’Ortosa, était bien loin de posséder la force et l’habileté qui ne lui avaient pas suffi. Mon père n’était pas moins tourmenté que moi. Nous allâmes deux fois au Francbois pour la surveiller et ne fîmes que l’exaspérer. Elle affectait devant nous plus d’excentricité encore, se liait avec les femmes les moins sérieuses et se faisait escorter par les godelureaux les plus fâcheux. Elle plaisait à lord Hosborn, cela était bien visible. Elle l’amusait, elle secouait sa mélancolie britannique. Elle gouvernait la vieille lady, qu’elle appelait maman, et qui se laissait prendre à ses chatteries. Dans tout cela, il n’était pas question de mariage, et nous revenions chez nous, mon père et moi, tout soucieux et tout honteux, craignant d’avoir laissé paraître nos anxiétés et d’avoir l’air de bonnes gens bien plats qui travaillent à faire arriver leur famille sans savoir s’y prendre.

Un jour, au lendemain d’une de ces tristes campagnes, j’étais occupée à lire les journaux à mon père. Sarah jouait en se roulant dans les plis de ma robe, et le baby s’était endormi sur mes genoux. Il y avait ce jour-là juste un an qu’Abel m’était apparu aux Dames de Meuse, jouant l’air de la Demoiselle, et j’avoue qu’en contemplant cette date sur le journal je ne pensais pas beaucoup à la politique que je lisais des lèvres sans savoir ce que je lisais : On nous annonça lord Hosborn. C’était la première fois qu’il venait chez nous. Mon père s’empressa d’aller à sa rencontre. Le cœur me battit. Fallait-il se flatter qu’il venait nous parler de ma sœur ?

Embarrassée des deux enfants, je ne pus me lever quand il entra et je lui en demandai pardon.

— Restez ainsi, me dit-il de sa voix ferme, sans inflexion ; vous avez la parure qui vous sied, et je n’ai jamais vu rien de si beau que ce que je vois ici. Je n’ai jamais compris qu’une mère pût quitter ses enfants, même pour un jour…

Je lui fis signe de ne pas faire cette réflexion devant Sarah, qui le regardait avec ses grands yeux étonnés, et, la nourrice étant entrée, je lui fis emmener les enfants au jardin. Cela ne se fit pas sans peine, Sarah ne voyait jamais une figure nouvelle sans me serrer le bras bien fort avec ses petites mains, et, quand je voulais la tranquilliser, elle me disait : « Je ne veux pas qu’on l’emmène comme on emmène toujours ma petite maman. »

Enfin nous restâmes seuls avec lord Hosborn, et il reprit la parole avec la même froideur d’intonation.

— Je me disais, reprit-il, que madame de Rémonville, qui a de si beaux enfants, un si excellent père et une aussi adorable sœur, devait bien aimer le monde pour les quitter si facilement. Je ne m’en plains pas, elle est la gaieté de notre maison et l’idole de ma mère ; mais j’ai eu, hier, avec ma mère précisément, un entretien qui est cause que me voici chez vous ce matin.

— Nous vous écoutons, milord, lui dit mon père avec un accent de dignité devant lequel notre hôte s’inclina.

— Voici, reprit-il, ce que ma mère me disait : « Madame de Rémonville est une perle fine, aussi a-t-elle bien des envieuses, et je crains qu’on ne s’acharne après elle à cause de vous, comme on a fait pour la pauvre d’Ortosa. On lui reproche de quitter sa famille, et j’ai cru remarquer que sa famille en souffrait. Le digne M. Owen, que l’on m’avait dépeint si enjoué et si vivant, est triste et méfiant chez nous. Miss Owen, qui a un si beau talent, à ce qu’on dit, et qui ne se fait prier nulle part, n’a pas voulu se faire entendre ici, et elle est visiblement affectée quand elle y est. On la dit très-austère, et je suis sûre qu’elle a peur de vous pour sa sœur. Il me semble à moi, ajouta ma mère, que madame de Rémonville ne vous est pas indifférente. Je ne vois pas pourquoi vous ne l’épouseriez pas, puisque vous avez trente ans, c’est-à-dire l’âge auquel tous les hommes de notre famille se sont fait une loi invariable de s’établir. »

Lord Hosborn s’arrêta comme pour nous regarder avec attention. J’avais les yeux baissés, mon père attendait avec une fierté impassible la conclusion du discours.

— Désirez-vous savoir, reprit lord Hosborn, ce que j’ai répondu à ma mère ?

— Il nous importe de le savoir, répondit mon père.

— Eh bien, le voici mot pour mot. « Ma chère mère, je serais fort honoré de devenir le gendre de M. Owen, qui a été un très-grand avocat, et dont l’honorabilité vaut tous les millions que je possède. Madame de Rémonville est charmante et bien capable de faire tourner une tête solide ; mais elle est veuve d’un homme… qui ne m’était pas sympathique, et j’aurais quelque effort à faire pour oublier cette circonstance. La chose ne serait pourtant pas impossible, si j’étais épris d’elle passionnément : elle ne m’a point encouragé à m’éprendre ainsi, car elle est coquette (en tout bien tout honneur), et je crains maintenant cette nuance du caractère féminin, pour en avoir beaucoup souffert. La femme que je pourrais aimer serait tout l’opposé : elle serait simple, réservée, calme ; elle ressemblerait à une personne que j’ai vue trois fois seulement, mais qui a présenté à mes yeux l’image du beau, du bon et du vrai. C’est une jeune fille timide de manières avec un courage moral immense, une enfant qui s’est immolée pour les autres, qui dans l’épidémie de ce printemps, a exposé cent fois sa vie, après s’être ruinée pour sauver l’honneur du nom que porte sa sœur… »

Je voulus interrompre lord Hosborn pour l’engager à rentrer dans la question.

— Je n’en sors pas, dit-il. « Cette jeune fille ne cherche pas à être remarquée, elle désire au contraire passer inaperçue dans sa jolie petite robe grise qui ne déguise pas la grâce naturelle et irrésistible de sa personne. Elle fuit l’éclat et dédaigne nos faux plaisirs. Son âme est absorbée par les tendresses de la famille. Elle est instruite, artiste et poëte. Enfin, pour vous la peindre tout entière, j’ai un dernier trait à vous citer. Pendant que nous chantions et dansions ici, oubliant la pauvre mademoiselle d’Ortosa et craignant même un peu de penser à elle, miss Owen lui ouvrait le sanctuaire de sa charité et se faisait son médecin et sa garde-malade. C’est donc à cette personne angélique et vraiment supérieure que je songerais, si j’avais même un faible espoir d’être encouragé. »

Cette conclusion inattendue émut vivement mon père, qui serra la main de notre hôte sans pouvoir répondre, mais en m’invitant du regard à me prononcer.

Je n’hésitai pas un instant. Je tendis aussi la main à lord Hosborn en lui disant :

— J’apprécie l’honneur que vous me faites, et je suis touchée de l’estime que vous m’accordez. Nous vous garderons le secret de cette démarche, et, pour que vous en soyez certain, je vous livre le secret de ma vie. J’ai aimé une personne à laquelle j’ai volontairement renoncé, mais il me sera à jamais impossible d’en aimer une seconde.

Lord Hosborn porta ma main à ses lèvres en me disant que cette courageuse réponse augmentait son respect et son estime pour moi. Mon père paraissait si surpris, que je dus lui faire signe pour qu’il gardât le silence. Lord Hosborn ne fit pas la moindre question, et il n’affecta point d’inutiles regrets ; mais il se retira en nous témoignant une affection véritable, et je dois dire que sa sortie fut du meilleur goût.

— Miss Owen, me dit-il, je ne veux pas laisser une crainte et un chagrin dans une âme comme la vôtre. La présence de votre sœur chez moi vous inquiète, et il ne me convient pas de la compromettre, même involontairement. Elle se plaît dans ma maison, et ma mère aurait un véritable chagrin si elle n’y achevait pas la série de nos fêtes. J’ai prétexté ce matin une affaire en quittant le Francbois, et j’ai fait pressentir un voyage ; j’étais résolu, dans le cas où je ne serais pas agréé par vous, à ne pas rentrer. Je pars à l’instant pour Londres, et ne reviendrai chez moi que quand votre sœur sera rentrée chez vous.

Dès qu’il fut parti, mon père m’interrogea, et je lui dis que j’avais coupé court à toute insistance de la part de lord Hosborn en imaginant le prétexte qui devait faire tomber radicalement sa fantaisie.

— Comment voulez-vous, lui dis-je, que je m’empare d’un mariage désiré et rêvé par ma sœur ? Ce serait une brouille sans retour avec elle ! Ne me plaignez pas de mon sacrifice, ce n’en est pas un. Il me serait impossible de partager l’existence affolée de lord Hosborn et de sa mère, vous le savez bien.

Mon père avait besoin de causer de l’événement inattendu qui venait de se produire dans notre paisible intérieur. Il m’emmena promener avec Sarah, qui commençait à marcher résolument, et par je ne sais quelle fatalité nos pas nous portèrent aux Dames de Meuse. Mon père me parlait toujours de lord Hosborn, qui lui inspirait de l’intérêt, et il s’affligeait de mon brusque refus.

— Ce n’est pas le rang et la fortune qui me préoccupent, me disait-il. Je n’y tiens pas plus que vous ; mais cet homme faisait preuve d’un si grand bon sens en vous préférant à votre sœur, que son attachement eût été sérieux. Vous avez peut-être repoussé le bonheur, ma pauvre enfant, et votre sœur n’en profitera point. Elle ne saura jamais se faire aimer sérieusement, elle !

J’écoutais mon père avec distraction. J’étais retournée aux Dames de Meuse bien des fois depuis un an, j’avais même essayé de me blaser dans mes contemplations pour émousser la souffrance de mes souvenirs ; mais cet anniversaire me bouleversait malgré moi. Que de choses s’étaient passées depuis cette époque de calme et de résignation où il me fallait retomber du faîte de mes illusions ! Sarah parcourait gaiement ces sentiers où, pour la première fois, elle avait entendu le violon magique. Elle était heureuse, elle ne se souvenait pas ! Nous étions arrivés à l’endroit où j’avais chanté la Demoiselle. Ma surprise fut grande d’y trouver un énorme bouquet de fleurs posé avec soin à la place précise où j’étais assise avec Sarah lorsque Abel m’était apparu. C’était un bouquet tout blanc, mais composé des fleurs les plus rares et les plus nouvellement connues. Mon père le prit et le regarda avec admiration, puis il s’écria avec surprise :

— Ce n’est pas un bouquet oublié par quelqu’un, c’est un bouquet pour vous, ma fille ; prenez-le, votre nom est sur le ruban.

De qui me venait cet hommage ? Abel était bien loin, et sans doute, s’il pensait encore à moi, il ne se flattait pas de me rattacher à lui. Je questionnai le vieux jardinier qui, vous vous en souvenez, demeurait à deux pas de là.

— J’ai vu, me dit-il, déposer cela, il y a une heure, par une espèce d’ouvrier que je ne connais pas ; j’ai été regarder ce que c’était, me promettant de vous le porter ce soir, si vous ne veniez pas aujourd’hui vous promener ici. Il ne faut pas que ça vous étonne : vous avez rendu tant de services et fait tant de bien, que les pauvres gens pensent à vous et souhaitent vous faire plaisir. Il n’y a qu’une chose qui m’étonne, moi ! c’est qu’un ouvrier ait trouvé de pareilles fleurs, que je n’ai jamais vues, et que lord Hosborn peut seul avoir dans ses grandes serres du Francbois.

— Lord Hosborn est-il repassé ici tantôt ? demanda mon père ; le connaissez-vous ?

— Je le connais, il est venu seul se promener ici il y a quatre ou cinq jours ; je ne l’ai pas vu aujourd’hui.

— Vous a-t-il parlé quand il est venu ?

— Oui, il m’a demandé si mademoiselle Sarah se promenait souvent aux Dames de Meuse, quel endroit elle préférait. Je lui ai dit que oui, et j’ai montré l’endroit sans songer à mal.

Mon père conclut de ce renseignement que lord Hosborn avait dû chercher l’occasion de me rencontrer, et qu’il m’envoyait ce bouquet d’adieu en renonçant à sa poursuite. J’emportai les fleurs et les mis au salon dans un vase. Je les interrogeais tout bas, comme si elles eussent pu me répondre ; elles ne savaient rien non plus.

Ce petit événement, où malgré moi mon imagination faisait apparaître Abel, me troubla et me disposa très-mal pour l’épreuve terrible qui m’attendait le lendemain. Adda nous arriva dans la matinée, et, en entrant au salon, elle s’écria :

— Ah ! voici le bouquet des fiançailles ! J’en étais sûre !

— Explique-toi, lui dis-je ; est-ce que tu sais d’où m’est venu ce bouquet ? Je te jure, moi, que je n’en sais rien.

— Veux-tu me jurer aussi que tu n’as pas reçu lord Hosborn hier dans la matinée ? Voyons, jure !

— Je l’ai vu. Est-ce que cela t’offense, que tu parais si agitée ?

— Il t’a demandée en mariage, je le sais !

— Est-ce lui qui te l’a dit ?

— C’est sa mère. Il est maniaque, tu sais ! c’est une espèce de fou, et sa mère est une bête achevée. Elle est venue, il y a deux jours, me trouver dans ma chambre pour me dire qu’elle voulait absolument me faire épouser son fils, et qu’elle était sûre d’y réussir si j’y consentais. J’ai beaucoup ri, elle a insisté. J’ai dû répondre que je ne refuserais peut-être pas. Or, ce matin, elle m’apprend que son fils s’absente, qu’il est parti pour ne plus me compromettre, vu que c’est de ma sœur qu’il a fait choix. J’ai trouvé toute cette manière de procéder si absurde, si blessante pour moi, si peu sérieuse, que j’ai pris la poste à l’instant même. Me voici, mais pour vingt-quatre heures, je t’en avertis. Je ne veux pas exiler lord Hosborn de sa maison, je ne veux pas gêner ses projets, ni attrister ton beau mariage par mon dépit, car j’ai un dépit mortel, je ne le cache pas ; j’ai été jouée et offensée : lord Hosborn m’a fait la cour, il le nierait en vain, tout le monde l’a remarqué et déjà on me faisait compliment. Il est fâcheux d’avoir une sœur si belle, si intelligente et si vertueuse, qu’elle n’ait qu’à montrer le bout de son nez pour vous supplanter. Si je veux sortir de prison et de veuvage, je n’ai qu’un parti à prendre, qui est de quitter un voisinage aussi redoutable que le tien, et je m’en vais.

— Où donc ? lui dis-je en souriant tristement.

Je ne croyais pas encore à sa résolution.

— À Paris, chez moi. Je ferai une installation convenable, cela me distraira. J’ai de belles relations à présent, je me suis liée au Francbois avec de vraies femmes du monde. On doit me présenter à la cour, j’y aurai du succès ; je sais à présent comment il faut s’habiller et causer pour être à la hauteur des plus vantées. Je serai des fêtes de Compiègne. Je viens donc vous faire mes adieux.

Rien ne put ébranler sa détermination. Mon père eut beau lui jurer qu’en sa présence, et sans hésiter une seconde, j’avais refusé l’offre de lord Hosborn ; elle s’emporta davantage.

— Si Sarah a fait cela, dit-elle, c’est une sottise, et c’est un affront pour moi. Elle a la manie du sacrifice, comme si j’étais un tyran et un fléau domestique. Je suis bien sûre qu’elle m’a rendue odieuse à son adorateur.

— Loin de là, reprit mon père, elle a donné un prétexte personnel sans dire un mot de vous.

— Eh bien, elle a eu tort. J’aurais été blessée d’abord de ce mariage, mais, la colère passée, j’en aurais apprécié les avantages pour nous tous. Cela nous plaçait très-haut dans le monde et ouvrait un avenir à mes enfants. Sarah n’est bonne qu’à enterrer nos existences avec la sienne. Je me révolte à la fin contre ce système de mort, et je sépare ma destinée de la sienne.

Elle commença aussitôt ses paquets et ceux de ses enfants.

— Quoi ! m’écriai-je lorsqu’elle vint chercher dans ma chambre les petites robes de Sarah, ces jolis chiffons que j’avais faits moi-même avec tant de soin et d’amour, tu veux emmener la petite à peine guérie ?

— Tais-toi ! répondit-elle d’une voix âpre et vibrante. Grâce à ton accaparement de ma fille, je passe pour une mauvaise mère, ce qu’il y a de plus odieux au monde. Oh ! je sais tout ce que mes ennemies pensent de moi, et tout ce qu’à propos de tes vertus maternelles je subis de critiques et d’outrages. Je ne veux plus quitter mes enfants, entends-tu ! jamais ! Ils me suivront partout, ils sont à moi, et je te défends de me suivre, car partout où l’on verra miss Owen à mes côtés, on dira : « La vraie mère, c’est elle ; elle est la Cendrillon, c’est bien connu ! Sa sœur danse, et elle berce les marmots ! »

L’arrêt fut écrasant, mais rien ne put le détourner, ni larmes, ni reproches, ni inquiétudes pour la petite, ni supplications passionnées. Ma pauvre sœur était blessée dans son amour-propre, et, pour elle, c’était pire que d’être blessée au cœur.

Il ne me restait plus qu’à empêcher le désespoir de l’enfant, qui voulait bien voyager, mais qui ne croyait pas possible de se séparer de moi. Je dus lui faire croire que je l’accompagnerais : sa mère ne voulut pas lui laisser cette illusion de la dernière heure. Elle fut véritablement cruelle ; sa seule excuse, c’est qu’elle était jalouse de l’amour de l’enfant pour moi.

Pour ne pas entendre les cris de ma Sarah, je m’enfuis dans la montagne, mais après avoir fait jurer à mon père qu’il accompagnerait ma sœur jusqu’à Paris et ne la quitterait que quand il l’aurait vue installée. Je savais que, si Sarah était malade, Adda perdrait la tête tout de suite et me rappellerait. Mon pauvre père était bien malheureux aussi de cette séparation et plus inquiet encore pour moi, qu’il laissait la plus brisée.

— Comptez sur mon courage, lui dis-je, j’en ai toujours eu, j’en aurai toujours ; je n’oublierai pas que vous me restez.

J’étais donc seule, et seule pour jamais ! Je marchai longtemps dans les bois, j’avais couru bien loin, j’avais bouché mes oreilles pour que l’écho ne m’apportât pas un son lointain des sanglots de mon enfant. Je l’aimais tant ! je l’avais élevée avec tant de peine ! J’avais recommencé pour elle, mais avec plus de lumière et de persévérance, les soins qu’enfant moi-même j’avais eus pour sa mère enfant, et je ne la verrais plus !… à moins que sa vie ne fût encore en danger ? Quelle déchirante espérance !

La fin de la journée me surprit dans les bois. Je pensai que mes gens seraient inquiets : sans cela, je crois que je fusse restée dehors toute la nuit, tant je craignais de rentrer dans cette maison déserte ; mais nos malheurs ne nous donnent pas le droit de contrister même le plus humble dévouement. Je rentrai dîner, je ne pouvais pas venir à bout de manger, et je voyais dans les yeux de la femme qui me servait des larmes d’inquiétude et de pitié. Le chien de mon père vint me caresser, il était triste aussi et refusait les aliments. Dans un moment où je fus seule avec lui, je le décidai à manger, et ma bonne servante put croire que j’avais mangé aussi.

Tout le monde était fatigué chez moi, tout le monde avait pleuré les enfants et mon chagrin. Je feignis d’aller me coucher afin que mes gens pussent se coucher aussi de bonne heure. Quand je n’entendis plus remuer dans la maison, je sortis sans bruit. Ce petit lit de Sarah vide, à côté du mien, ce berceau du baby, vide aussi dans la chambre voisine, ce désordre d’un départ précipité, les jouets épars, des fleurs effeuillées sur les tapis, un petit chausson oublié sur une chaise,… il semblait que des brigands fussent entrés chez moi, qu’ils eussent tout pillé et emmené les enfants… Pourquoi avaient-ils oublié de me tuer ?

Je descendis au jardin, et je me rappelai que c’était le jour et l’heure précise où expirait l’année d’épreuve que j’avais imposée à Abel. Il avait dit : « Si vous ne me renvoyez pas ce brin d’herbe que je viens de mettre à votre doigt, où que vous soyez, à pareil jour, vous me verrez apparaître. » J’avais renvoyé le brin d’herbe, je ne reverrais jamais celui qui me l’avait donné, je ne devais pas désirer le revoir. Tout était fini dans ma vie. Il y avait eu de sa faute et peut-être aussi de la mienne ; peut-être aurais-je dû encore lui pardonner. Ce qui m’en avait empêchée, c’était la crainte qu’il ne me fît une vie misérable et déconsidérée au point de me rendre incapable et indigne de remplir mes devoirs de famille. Et maintenant voilà que je n’avais plus de famille, ma sœur me chassait d’auprès d’elle, les enfants ne me connaîtraient bientôt plus. Je ne pourrais les préserver d’aucun mal, d’aucun danger. Je n’étais plus utile à personne et j’avais pour récompense de mon éternel dévouement l’éternelle solitude !… J’arrivai au bout de l’allée qui longeait la Meuse et revis le banc où j’avais reçu les serments d’Abel. J’étais au bout de mes forces, je me laissai tomber par terre, et, la tête appuyée sur le banc, je pleurai comme pleurent les personnes qui ont lutté de toutes leurs forces contre le désespoir, mais qui se trouvent à la fin vaincues et comme écrasées par lui. Ce n’était plus la belle et pure soirée où les étoiles miroitaient dans la rivière et où le flot soupirait doucement. Le vent, chassant des nuages livides, avait des plaintes navrantes, et des rafales de pluie ternissaient l’eau plombée. Tout pleurait en moi et autour de moi, je souhaitai ne me relever jamais et mourir là.

Tout à coup je me sentis entourée de deux bras tièdes et souples. C’était Abel qui me relevait et me pressait contre sa poitrine. Lui aussi pleurait et sanglotait avec tant d’énergie et de déchirement, que j’oubliai toutes mes résistances, toutes mes douleurs pour bénir sa pitié et y chercher mon refuge contre la désespérance et l’horreur de la vie.

— Je sais tout, me dit-il, il y a huit jours que je suis caché auprès de vous et que je cours le pays sous un déguisement. Je sais tout ce que vous avez fait de sublime et tout le mal qu’on vous a fait ; je sais vos soins pour la coupable et malheureuse Carmen, la tentative honorable, bien que maladroite, de lord Hosborn, la cruauté de votre sœur, son départ et l’enlèvement des enfants. Je sais que vous voilà seule au monde et que je vous reste, non comme un fiancé digne de vous, vous m’avez jugé et condamné, mais comme un ami qui vous offre sa vie et qui vous la donnera malgré vous. À présent, c’est décidé et arrangé, Sarah ! je ne m’en vais plus, puisqu’il n’y a plus personne pour me chasser ou vous faire souffrir à cause de moi. Quand j’ai reçu un brin d’herbe, gage de nos fiançailles rompues, quand Nouville a mis sous mes yeux la lettre de mademoiselle d’Ortosa, j’avais cessé de voir cette cruelle femme. Je ne songeais plus à elle, je le lui avais dit ; elle savait que je ne la reverrais jamais et qu’elle ne pourrait rompre mes liens avec vous. Je n’avais pas d’efforts, pas de sacrifice à faire pour revenir à vous ; mais j’étais coupable, oui, oui, très-coupable de m’être laissé entraîner par la curiosité, l’amour-propre et le dépit, à revoir cette femme dangereuse et violente. J’aurais dû deviner qu’elle me perdrait auprès de vous. J’ai donc accepté mon arrêt, mais avec une telle douleur, que je me suis senti comme rejeté violemment hors de la vie d’émotion que j’avais menée jusque-là. J’ai senti comme un besoin impérieux de solitude et d’oubli de tout ce qui était moi. J’ai voulu que Nouville fût témoin de mon deuil. Au lieu d’aller en Italie, je me suis établi à la campagne auprès de lui, tout seul dans une maisonnette que j’ai louée, où je n’ai voulu recevoir personne. J’ai serré mon violon, je n’y ai pas touché depuis trois mois. Il dort, il n’a rien à dire tant que mon cœur restera enterré. Nouville vous dira comment j’ai vécu et si j’ai seulement regardé une femme. Je voulais m’éprouver, me connaître, savoir si j’étais une bête brute esclave de ses sens ou un malheureux que l’excitation de l’art et du succès jetait en pâture aux chimères et aux monstres. J’ai découvert en moi l’homme doux et tendre que je savais être, mais qui m’échappait toujours, et dont je sais à présent que je peux reprendre possession absolue. Cet homme-là n’est pas purifié pour s’être observé pendant trois mois ; cela lui a trop été facile pour qu’il s’en fasse un mérite. Un profond dégoût de son ivresse l’a rendu avide et comme épris de tempérance. Il n’est pas devenu digne de vous pour avoir amèrement pleuré le bonheur qu’il ne devait jamais retrouver ailleurs ; mais il est sûr d’une chose, c’est qu’il ne peut vivre que pour vous, et qu’il aime mieux ne pas vivre du tout que de se livrer de nouveau à qui que ce soit et à quoi que ce soit en dehors de vous. J’ai loué aujourd’hui la maisonnette où je vais me fixer à une lieue d’ici. En dix minutes de chemin de fer, je serai à vos pieds quand vous aurez un ordre à me donner. Quand vous ne voudrez pas me voir, je ne sortirai pas de mon petit jardin. Quand votre père sera de retour, s’il veut de la musique, j’en ferai pour lui et pour vous, mais non pour d’autres. J’apprendrai la culture des fleurs. Je vous ferai des bouquets que je sèmerai sous vos pas dans vos promenades, quand vous ne voudrez pas que je vous les apporte. Et je ne m’ennuierai pas ; je m’instruirai, je deviendrai intelligent, je cesserai d’être un illettré ; j’ai commencé déjà auprès de Nouville. Il sait s’exprimer, lui, il sait écrire. Il m’a donné des leçons, il m’a fait travailler. Il m’a démontré la sincérité de la parole écrite comme on démontre la musique. J’ai compris, je m’exerce, je veux être en état de vous écrire bientôt une lettre. Enfin vous verrez que je peux me fixer et me transformer, et peut-être avec le temps, quand vous serez bien sure que je n’aime que vous et ne vis que pour vous, peut-être, Sarah, me pardonnerez-vous.

Je ne lui répondais pas, et il s’en inquiétait,

— Je ne vous fais pas de bien, me dit-il. Vous ne m’entendez pas, mon dévouement ne va pas jusqu’à votre cœur. Mon repentir vous semble inutile, vous ne pensez qu’à vos douleurs, et je suis fou de vous parler de mes espérances, qui n’ont pas de sens pour votre esprit en ce moment d’accablement et de détresse. Eh bien, Sarah, parlez-moi de vos souffrances, j’oublierai les miennes ; j’irai chercher votre enfant, je l’enlèverai, s’il le faut. Non, je forcerai sa mère à revenir, je la persuaderai, je lui ferai honte. Voulez-vous que je parte tout de suite ?

— Non, lui dis-je, ma sœur est dans son droit, et peut-être a-t-elle trouvé dans le dépit la notion du devoir maternel. Partagée entre elle et moi, sa fille n’eût peut-être pas été heureuse. Il faut lui laisser faire l’essai de ses forces. Je suis résolue à me soumettre et à me calmer. J’en aurai la fermeté, puisque vous voilà.

— Que me dites-vous, Sarah ? s’écria-t-il en me saisissant les mains ; je suis donc encore quelque chose dans votre vie ?

— Vous êtes tout désormais, lui répondis-je ; comment pouvez-vous en douter ?

En lui parlant ainsi, je cherchais le souvenir de ses torts, et, soit que ma tête fût affaiblie, soit que la puissance immédiate d’Abel sur moi fût de celles qui s’imposent fatalement, je ne me souvenais plus d’avoir douté de lui.

Vous savez maintenant que je l’épouse dans quelques semaines, et vous êtes peut-être effrayée de ma faiblesse. Je vais tout vous dire, mon amie ; vous êtes une femme, une mère, et je ne suis plus une enfant. Ce qui m’a rendu la résolution, c’est plutôt une force, une énergie secrète, qu’un entraînement de tendresse et de douleur. J’ai senti que le plus intense foyer de ma vie était dans le sentiment maternel, et qu’en m’arrachant l’enfant adoré, ma sœur reprenait possession d’elle-même et obéissait à une loi supérieure que je devais respecter. J’ai été brisée, mais j’ai su bientôt par mon père qu’elle s’occupait beaucoup plus de sa fille, et qu’elle paraissait avoir mieux compris ses vrais devoirs. Il espère qu’elle les comprendra tout à fait, et que les caresses de ses enfants la rendront meilleure et plus forte.

Dès lors j’ai entendu dans mon âme une voix qui me criait : « Et toi aussi, il faut que tu sois une femme, une mère. Ton époux est là, tu le connais, tu l’as aimé, tu as cru en lui ; en quel autre auras-tu désormais plus de confiance ? pour quel autre sauras-tu mieux te dévouer ? S’il te fait souffrir encore, n’es-tu pas habituée à souffrir, et quelles compensations ne trouveras-tu pas dans les enfants que Dieu te donnera ? D’ailleurs, ne sais-tu pas que tout le bonheur consiste à donner du bonheur à ce qu’on aime, et n’es-tu pas certaine de rendre heureux et bons les êtres adorés qui naîtront de toi ? » En écoutant ce cri de ma conscience, je me suis trouvée très-calme, très-résignée à tout, très-sûre de moi-même. Je vais me marier sans frayeur, sans personnalité, sans instinct de jalousie. Je prépare mon âme à cet engagement avec les mêmes soins que d’autres apportent à leur toilette de fête. Je veux être si bonne, si vraie, si forte, que le Ciel me trouve digne d’avoir une Sarah à moi !

Je dois ajouter pour vous rassurer complétement, ma chère Mary, qu’Abel est véritablement transformé. Tout ce qu’il m’a dit est vrai et m’a été attesté par Nouville. Depuis trois mois, il habite notre voisinage, il y mène la vie la plus retirée et la plus studieuse, et il se trouve heureux comme il ne l’a jamais été. Il vient passer avec nous toutes ses soirées et ne fait de musique que pour nous. Mon père est bien heureux, aussi de cette intimité, et ma sœur nous écrit qu’elle accepte sans objection et sans répugnance notre prochain mariage. Elle viendra avec ses enfants passer le printemps près de nous. Tous les matins, Abel m’envoie un bouquet et une lettre, une vraie lettre, courte, mais exquise et touchante, naïve comme celle d’un enfant… et de plus en plus correcte, car il étudie avec une persévérance dont mon père est tout surpris et tout attendri.

Je l’aime de toute l’énergie de mon cœur et je serai peut-être très-heureuse, j’amasse peut-être des forces pour des chagrins que je ne connaîtrai pas ; mais je ne veux pas me faire trop d’illusions, je veux avoir devant Dieu et devant lui le mérite d’accepter tout d’avance, le mal comme le bien.

Adieu, ma digne et douce amie. En me forçant à me résumer, vous m’avez amenée à me rendre compte de moi-même, et vous m’avez fait un grand bien. Soyez-en récompensée par le bonheur et la tendresse de ceux qui vous sont chers, votre mari dont je serre la main, vos enfants que j’embrasse et que je vais enfin connaître et chérir, puisque vous me promettez de venir à Malgrétout cette année. — Votre Sarah Owen.



FIN