Calmann Lévy (p. 168-254).



III

Les événements inattendus dont je vous ai fait part ces jours-ci à la hâte dans de courtes lettres, vous font désirer de connaître tout ce qui les a précédés dans ma vie depuis environ un an. Je vous ai promis, mon amie, qu’à mon premier loisir je reprendrais mon récit où je l’ai laissé et dans la même forme où je l’ai commencé, quelque défectueuse qu’elle puisse être. Nous allons donc revenir à l’époque où je me débattais dans la solitude contre une affection que j’avais résolu d’étouffer. Je me flattais d’y parvenir et de retrouver ce calme de l’âme qui ne revient plus quand l’amour l’a troublé. Au contraire, après vous avoir confié mes chagrins, je me sentis plus agitée.

Je souffrais chaque jour davantage et ne trouvais pas l’épuisement sur lequel j’avais compté ; ma santé revenait avec le repos. N’ayant plus pour les chers enfants absents les sollicitudes de chaque nuit et le souci de m’éveiller aussitôt qu’eux pour ne pas les perdre de vue, je dormais longtemps, et, comme je marchais beaucoup dans nos bois pour remplacer la surveillance de mon père, j’avais un appétit impérieux. Le moral eût dû guérir aussi, mais il semblait que la vigueur de mon être cherchât son aliment dans une sorte de désespoir exalté. Je m’aperçus de la faute que j’avais faite en laissant ma famille partir sans moi. La contrainte qu’on s’impose pour ne pas affliger ceux qu’on aime est une source de courage que chaque instant commande et renouvelle. Oui, la vie de famille est nécessaire à la femme ; c’est ce qui fait notre grandeur. Sans le dévouement de tous les jours et les sacrifices de tous les instants, nous ne comprenons plus notre raison d’être, nous ne savons que faire de nous.

Pénétrée de cette vérité, je résolus de rejoindre les miens à Nice. Ils étaient arrivés sans fatigue, ils avaient un temps superbe. Mon père se tourmentait de ma solitude, ma Sarah me demandait tous les jours et m’appelait tous les soirs en s’endormant. Adda voulait passer dans le Midi deux mois encore ; nous étions en mars. Je me mis en tête de les surprendre. Ils étaient rassurés sur ma santé, mais je savais que ce long voyage inquiéterait mon père. Je résolus d’arriver sans l’avertir et de tomber dans ses bras à l’improviste.

Mes préparatifs furent vite faits. Je ne comptais pas exhiber de toilettes à Nice. Je m’habillai fort simplement. Je pris une seule caisse de voyage et je partis seule. Je n’avais pas autour de moi de domestiques qui eussent pu m’être utiles en route ; par économie, j’avais réduit mon personnel à un petit nombre de bonnes gens pris dans le pays, et la raison d’économie me dictait encore de restreindre au nécessaire mes frais de voyage, Adda n’avait pas cessé de railler et de critiquer mes progrès dans la parcimonie ; elle faisait autant de dépenses inutiles et comptait aussi peu qu’avant nos désastres. Je tenais plus que jamais à conserver mon reste d’aisance pour doter sa fille.

J’arrivai à Lyon, seule dans le compartiment dit des dames seules. C’était le soir. Je ne m’étais jamais arrêtée dans cette grande ville. Je n’y connaissais personne et ne comptais y passer que la nuit ; je me sentais fatiguée et j’avais une forte migraine. je ne savais le nom d’aucun hôtel. Je montai dans le premier omnibus qui se présentait à la gare, je rabattis mon voile sur ma figure pour me préserver d’un vent frais qui m’était douloureux, et j’arrivai à un des plus beaux hôtels de Lyon sans avoir échangé un mot avec qui que ce soit depuis mon départ des Ardennes. J’avais traversé Paris sans y descendre ; j’avais résisté au désir de voir Nouville, qui devait y être et qui m’eût parlé de celui que je voulais oublier.

Les gens de l’hôtel, me voyant seule avec un simple sac de voyage, — j’avais laissé ma caisse au bureau du chemin de fer, — s’occupèrent de moi quand ils eurent recueilli et casé tous les autres voyageurs. J’attendis avec patience, et on me conduisit dans une petite chambre au troisième étage, où je me fis apporter du thé et où, après m’être assurée que j’étais bien enfermée, je m’endormis, très-lasse, mais plus calme que je ne l’avais été depuis longtemps. On m’avait demandé si je partais le lendemain matin et s’il fallait m’éveiller. J’avais répondu que je comptais partir, mais que j’avais l’habitude de m’éveiller moi-même. Vers une heure du matin, un tumulte se fit au dehors et de grandes clartés passèrent sur mes rideaux. Je crus à un incendie, je me soulevai, je prêtai l’oreille ; parmi les cris confus d’une foule qui se rapprochait rapidement, je distinguai nettement ces mots :

— Abel, Abel ! vive Abel !

Sans respirer, sans réfléchir, je passai vite un vêtement, et j’ouvris la fenêtre. La foule entourait une voiture dont on avait dételé les chevaux et que des jeunes gens traînaient en mêlant leurs cris à ceux d’un public enthousiaste. D’autres jeunes gens portaient et agitaient des flambeaux. Je compris qu’Abel sortait d’un théâtre où il avait électrisé tous les cœurs, et qu’on le ramenait en triomphe. La voiture se dirigeait vers l’hôtel. Elle s’y arrêta. Les gens de la maison sortirent aussi avec des torches pour le recevoir. Il eut peine, lui, à sortir de sa voiture, on l’entourait, on l’étouffait, tous voulaient lui serrer la main. J’entendis qu’on lui criait : La Demoiselle ! la Demoiselle ! encore la Demoiselle ! Il s’exécuta de bonne grâce et promit de la jouer sur son balcon, quand on lui permettrait de rentrer chez lui. Ses paroles accentuées arrivaient nettes à mon oreille. Il entra, suivi d’une douzaine de personnes des deux sexes, et, cinq minutes après, il était sur le balcon du premier étage, juste au-dessous de moi, avec ces personnes, qui semblaient ne devoir pas le quitter. La foule attendait sur la place. Abel prit son violon, préluda un instant et joua mon air, la Demoiselle, avec un sentiment exquis. Il l’avait mis en variations, il en joua deux, et fut applaudi avec transport. Je crois qu’il y avait là quatre mille personnes au moins, qui se taisaient comme charmées, et ne perdaient pas la plus fine nuance de l’exécution merveilleuse. On criait : Encore, encore ! — Il demanda grâce, déclara qu’il n’en pouvait plus, qu’il mourait de faim et réclamait la permission de souper. Il remercia son public, qui l’acclama longtemps et s’écoula à regret. Il était rentré sans fermer la croisée, et j’entendais sa voix vibrante crier aux garçons :

— Du bon vin surtout, et beaucoup !

On ferma tout, et je n’entendis plus que les allées et venues des domestiques servant le souper, montant et descendant les escaliers à la hâte avec un cliquetis d’ustensiles et des portes bruyamment ouvertes et fermées. J’essayai vainement de me rendormir. Cette rencontre imprévue ressemblait à un incident de roman ; mais mon roman, à moi, eût dû être intitulé Fatalité. Abel, que je croyais dans le nord de l’Europe, était en France, et il ne me l’avait pas fait savoir ! Il avait sans doute traversé Paris, et il n’avait pas dit à Nouville de m’écrire ! Il avait donc résolu de m’oublier, ou plutôt il m’avait oubliée tout simplement par la force des choses, par la nature de son caractère et de ses occupations. Maintenant il était à deux pas de moi, et nous étions plus séparés encore que par des milliers de lieues. J’étais là, moi, tremblante, cachée, épouvantée, et lui, il soupait avec de joyeux convives, avec des gens que je ne connaissais pas, que je ne connaîtrais sans doute jamais ! Moi la fiancée, la promise, je ne pouvais aller à lui ; il était dans son milieu, dans son monde, dans cet inconnu de sa destinée où je ne devais jamais pénétrer ! Je m’habillai, j’allumai une bougie ; il faisait froid, je n’y songeai guère ; perdue dans mes pensées, j’attendais le jour avec impatience, comme s’il eût dû m’apporter une solution quand je ne pouvais pas même faire un projet ! Le voir ? à quoi bon ? Devais-je chercher à renouer une chaîne dont il s’embarrassait si peu ! Lui écrire, lui rendre sa liberté ? bienfait ironique ! il ne l’avait point aliénée. De quoi pouvais-je me plaindre ? Ne lui avais-je pas dit : « Vivez à votre guise, essayez de m’oublier, si mon souvenir vous est pénible ; si vous n’y réussissez pas, revenez dans un an. » Il ne s’était encore écoulé que cinq mois, il n’avait pas d’engagement à renouveler, je ne lui en avais imposé aucun, et, s’il persistait à m’aimer, j’avais sept mois à attendre pour le savoir. J’avais fait un plan absurde, un traité stupide. Je devais en subir passivement les conséquences.

Au bout de deux heures, j’entendis rouvrir les croisées du premier étage, et des éclats de voix montèrent jusqu’à moi. On avait trop chaud dans cette grande salle de festin ; moi, j’étais glacée dans mon étroite solitude. Toujours le contraste !

Une douloureuse curiosité s’empara de moi. J’ouvris aussi ma fenêtre, je m’avançai sur le balcon. Il était trois heures, le ciel était sombre, la ville silencieuse. Le gaz seul éclairait la grande place déserte. Une vive clarté se projeta de l’intérieur de l’hôtel sur les premiers plans du dehors. Je vis passer sur ce reflet les ombres des convives. Une forte odeur de fumée de tabac imprégnée d’alcool monta dans l’air. On riait, on criait, on ne causait que par rapides fusées de mots applaudis ou hués. Il y avait autant de voix de femmes que de voix d’hommes. Ces dix ou douze personnes que j’avais entrevues sur le balcon faisaient un bruit formidable ; on était très-animé, on s’amusait beaucoup sans doute. On chanta des fragments de chœurs, des fragments de duos, des fragments d’airs, rien en somme. Les voix étaient fatiguées, les cerveaux semblaient divaguer. Était-ce l’ivresse du vin ou l’épuisement des nerfs ? Je cherchais à distinguer la voix d’Abel dans ce charivari, elle n’y était pas. Je respirai : il n’était plus là !

Tout à coup je l’aperçus juste au-dessous de moi. Il était dans l’ombre d’un massif de thuyas en caisse ; mais il se rapprocha un peu de la lumière, et je le reconnus. Il n’était pas seul, une femme qui me sembla très-parée, et dont l’énorme chevelure noire, fausse ou vraie, couvrait le dos jusqu’à la ceinture, avait un bras sur son épaule. Leurs têtes se touchaient, et pourtant il portait, quand même, son cigare à ses lèvres de temps en temps. Ils parlaient bas et riaient tout haut. Au bout d’un instant, ils rentrèrent par une porte-fenêtre non éclairée qui était derrière eux. — Était-ce bien Abel que je venais de voir ? Je n’avais pu saisir que les contours de sa tête brune ; il était trop immédiatement au-dessous de moi pour que j’eusse pu distinguer ses traits, fussent-ils éclairés. Je n’avais même pas entendu le son de ses paroles ; mais la fraîcheur et la pureté de son rire, m’était-il possible de m’y tromper ?

Il était donc occupé d’une femme ? L’aimait-il ? Aime-t-on en riant ? Elle lui plaisait plus que les autres, puisqu’il s’isolait avec elle au milieu d’une réunion. C’était sans doute une artiste distinguée dont le talent avait sur lui un prestige légitime. Ce pouvait être aussi affaire de bonne camaraderie. Ils s’étaient fait quelque gaie confidence, ils avaient préparé quelque mystification aux autres convives, puisqu’ils étaient rentrés mystérieusement par une porte particulière. Ma candeur trouvait moyen d’expliquer tout. Abel m’était cher encore, plus cher peut-être que jamais, car peut-être, au milieu des plaisirs, ne songeait-il qu’à moi, comme au milieu de ses triomphes, il ne cherchait d’inspiration que dans le souvenir de la Demoiselle.

Une porte s’ouvrit tout à côté de moi dans une chambre dont je n’étais séparée que par une mince cloison. Ces voisinages brutaux de l’auberge, dont j’avais espéré être préservée par le hasard, puisque jusqu’à ce moment je n’avais entendu remuer personne, me firent tressaillir, et je me rapprochai sans bruit de la fenêtre pour ne pas entendre et n’être pas entendue. Hélas ! mon destin devait s’accomplir quand même. Une voix de femme très accentuée et qui faisait fortement vibrer les r prononça ces mots :

— C’est là ta chambre ? Elle n’est pas riche !

— Je ne savais pas, répondit une voix d’homme sur un ton enjoué, qu’elle aurait l’honneur de te recevoir ; je l’aurais fait tendre tout en billets de banque !

Cette voix était celle d’Abel ! Je n’en entendis pas davantage. J’étais toute vêtue, enveloppée de mon manteau et de mon voile, telle que je m’étais arrangée pour me mettre à la fenêtre. Je pris machinalement mon sac de voyage, je sortis ; je descendis les escaliers en courant, je passai devant la salle du souper, d’où sortaient en tibulant les convives, — je passai au milieu d’eux comme une flèche. Je crois qu’ils m’interpellèrent, je ne compris rien, je m’élançai dehors, j’évitai de traverser la place ; je pris la première rue qui s’ouvrait devant moi, je m’enfonçai au hasard dans cette ville brumeuse que je ne connaissais pas. Je fuyais comme si des spectres m’eussent poursuivie, je ne m’arrêtai que sur un quai au bord de la rivière ; le jour ne paraissait pas encore, je m’aperçus qu’il pleuvait. Les réverbères projetaient des clartés glauques sur les flaques d’eau. J’essayai de me ressaisir, de me demander qui j’étais et ce que je voulais.

Je voulais fuir, m’en aller loin, bien loin ; je n’aurais pas encore pu dire en quel lieu je me trouvais et ce qui m’y avait amenée. J’eus besoin de regarder mon sac de voyage, que je serrais convulsivement comme si c’eût été un objet très-précieux, pour me rappeler où j’étais. Enfin la lucidité me revint.

J’avais deux heures à attendre le train qui devait m’emmener à Marseille, j’avais le temps de me rendre à la gare, qui pouvait être éloignée. Je n’aurais pas su la retrouver, mais, après avoir erré encore un quart d’heure, je rencontrai une voiture, et j’y montai. J’avais demandé, la veille au soir, à payer ma dépense à l’hôtel, afin de n’avoir pas à m’occuper de ce détail au moment de partir. Le hasard qui me frappait d’une main me sauvait de l’autre ; je n’étais pas forcée de retourner dans cet enfer ! Je gagnai la gare une bonne heure d’avance ; j’étais mouillée et brisée. Je me trouvai seule dans un grand salon, devant une cheminée où brûlait dans sa grille un monceau de charbon de terre.

— Allons, allons ! me disais-je en me réchauffant, tu n’es pas morte, tu n’es pas folle ; remercie Dieu, qui a voulu te conserver à ton père et à ta bien-aimée petite Sarah. Tu vas les revoir, tu retrouveras la force de vivre !

Mes yeux interrogeaient avec impatience le ciel gris, qui blanchissait lentement ; en me retournant vers la cheminée, je vis sur le mur une grande affiche jaune avec ces quatre lettres terrifiantes : Abel ! — Je regardai : c’était l’annonce d’un nouveau concert d’Abel, à Marseille, pour le surlendemain.

Il allait à Marseille, j’étais condamnée à le rencontrer là, et à Nice peut-être encore ! Mon parti fut pris à l’instant. Je consultai mon livret ; le train pour Paris allait partir dans cinq minutes. Je m’élançai au bureau, je pris mon billet, je fis changer la direction de mon bagage ; j’arrivai à Paris dans la soirée. Je n’y avais pas encore de pied-à-terre ; je n’y voulais voir qu’une seule personne ; je me fis conduire à un hôtel d’où j’écrivis à Nouville que je désirais lui parler le lendemain matin. Je comptais aussi écrire à mon père, mais je me décidai à ne pas le faire. Comment lui aurais-je expliqué l’apparent caprice de revenir sur mes pas à moitié route ? Il pouvait très-bien ignorer ma désastreuse tentative, puisque j’étais partie sans l’avertir, il pouvait du moins l’ignorer jusqu’à son retour. Il serait temps alors, ou de lui révéler mon triste secret, ou de lui dire qu’en voulant aller le surprendre à Nice, je m’étais trouvée si souffrante en chemin que j’étais revenue sur mes pas pour n’être point tout à fait malade à mon arrivée. Le soin de ne pas l’inquiéter par cette rechute de ma prétendue névralgie expliquerait suffisamment le silence gardé par moi sur ce voyage.

J’étais si abattue par la fatigue que je ne ressentis pas d’abord de mon désastre le chagrin qui devait succéder promptement à mes agitations. Je dormis dans une chambre bien muette et bien close, dans une vieille maison du faubourg Saint-Germain où mon cocher de fiacre, consulté par moi, m’avait amenée comme dans l’hôtel le plus tranquille de Paris ; mais comme je m’y réveillai triste et désappointée ! comme j’y résumai avec douleur l’horrible voyage que je venais de faire ! Quel isolement j’avais porté en moi en traversant le fracas de cette locomotion rapide de la vapeur ! On roule comme porté par la tempête, on aborde au milieu d’une foule inconnue, on la traverse pour y échapper ; on entre, inconnue soi-même, dans une maison inconnue ; on s’y enferme, on s’y cache, on y mange seul, on s’y endort avec effroi, et si, malgré ces précautions pour rester en dehors de la vie des autres, quelque affreux chagrin vient vous étreindre, il faut se faire encore plus seul, il faut se cacher encore plus. On peut en mourir ; il faut que personne ne sache pourquoi. Qu’importe à ce tourbillon qui vous apporte vivant de vous remporter anéanti ? Si on devait du moins retrouver des êtres aimés au bout du voyage ! Moi, je revenais seule comme j’étais partie, et ce que j’avais appris en voyage, c’est que la solitude de mon cœur commençait pour durer toute la vie.

Nouville entra chez moi à midi. Il fut effrayé de ma pâleur, il ne comprenait rien à ma présence inopinée à Paris, sans ma famille. Je le trouvai également fort changé, son grand voyage avec Abel l’avait fortement éprouvé. Il semblait qu’Abel l’eût tué, lui aussi. Je lui racontai ce que je me promettais de raconter à mon père et à ma sœur ; j’étais souffrante d’une névralgie, j’étais partie pour les rejoindre, j’avais été forcée d’y renoncer, je revenais pour me réintégrer dans mon désert des Ardennes. Moralement parlant, je ne faisais pas de mensonge, je voulais rompre avec Abel sans avoir la honte de dire pourquoi.

Mais son ami cherchait à deviner, il me regardait avec attention.

— Jusqu’où donc avez-vous été ? me dit-il. Vous avez été jusqu’à Lyon, je parie ! vous y avez vu Abel.

— Abel est à Lyon ? lui dis-je, essayant de jouer la surprise

Il ne répondit pas, il n’était pas dupe.

— À quel hôtel étiez-vous ? reprit-il.

Et, quand j’eus répondu, il s’écria :

— Vous l’avez-vu, vous l’avez blâmé, grondé peut-être ! Vous vous êtes fait du chagrin l’un à l’autre ! Oui, oui, allez ! je vois bien que vous avez plus de chagrin que de fatigue.

Je n’eus pas la force de lutter davantage. Je fondis en larmes et, pressée de questions, je lui racontai tout ce qui s’était passé. Il demeura un instant sans parler, me regardant toujours, puis il me dit en me prenant la main :

— Pauvre enfant ! pauvre chère miss Owen ! Oui, vous avez bien souffert, et, à présent, vous voulez rompre, n’est-ce pas ?

— Oui, sans explication, sans reproche. Je n’ai pas ce droit-là. Il ne m’a ni trahie ni offensée ; seulement, ma dignité exige qu’il ne se croie plus enchaîné à moi. Tenez, voici tout ce qui constate nos mutuelles promesses. Un brin d’herbe roulé et noué en anneau. J’ai déroulé ce fétu desséché, et je l’ai mis dans une enveloppe à son adresse. Il comprendra que je n’ai pas brisé ce lien fragile avec dépit, mais que je l’ai dénoué avec calme et précaution. Prenez ! Je vous charge de le lui envoyer, et, puisque vous m’avez arraché mon secret, je vous somme, au nom de l’estime à laquelle j’ai droit, de ne pas lui donner d’explication.

Nouville prit le gage sous enveloppe et le mit dans son carnet. Il se leva, marcha dans la chambre et, revenant à moi :

— Vous avez tort de m’interdire la vérité ! Vous aimez mieux qu’il vous croie inconstante et capricieuse qu’offensée ? Il souffrira mortellement dans les deux cas ; mais, dans le premier, il se croira autorisé à vivre à tout jamais sans réflexion et sans retenue ; dans le second, il n’accusera que lui-même, et l’amère leçon peut lui être salutaire.

— Si vous croyez cela, dites-lui la vérité. Je sacrifie ma fierté à son intérêt.

— Vous êtes bonne et grande, je le sais bien ! Il le sentira. Son repentir sera profond, et il réparera ses torts.

— Vis-à-vis de lui-même ? Dieu le veuille ! mais il n’a rien à réparer envers moi. Il avait le droit de m’oublier. Ce droit est réciproque. C’est peut-être tant pis pour lui ; donc, les reproches seraient une rigueur gratuite que je lui épargne.

— Oh ! oui, oui ! c’est tant pis pour lui, miss Owen ! Des reproches et votre pardon, voilà ce qui pourrait encore le sauver.

— Je vous répète, mon ami, que je n’ai rien à pardonner. Je n’avais rien exigé. Je le mettais à l’épreuve, et, s’il fût revenu au bout de l’année, je n’aurais jamais demandé compte de rien. J’aurais volontairement et fièrement ignoré dans quelles chutes il aurait cherché et trouvé la conscience de son véritable amour. Je me mettais à l’épreuve aussi, moi. Je voulais savoir si son absence me serait insupportable, j’étais certaine du moins que son retour me comblerait de joie. Tout cela était aussi raisonnable que peut l’être un entraînement romanesque ; mais la destinée en a ordonné autrement. Je n’avais pu prévoir que je verrais de mes yeux, que j’entendrais de mes oreilles ce que j’ai vu et entendu. Que mon fiancé n’eût pas fait vœu de chasteté durant une année d’absence, je l’admettais. Cela m’était venu plus d’une fois à la pensée. Je ne voulais pas approfondir ; cela ne me regardait pas. Mon imagination ne me représentait aucune scène contraire à la pudeur qui ferme mon étroit horizon ; mais, quand ces vagues fantômes, chassés d’un esprit chaste, prennent corps, et vivent, et parlent devant moi… non, je ne peux plus aimer Abel ! Tous les raisonnements du monde n’y feraient rien. Lui pardonner, c’est facile, et c’est déjà fait. Je ne l’admire et ne l’estime pas moins qu’auparavant. Je pourrais devenir son amie, si le sort nous rapprochait ; binais la fiancée est morte en moi. Je reverrais en vain à mes pieds l’être noble et séduisant qui m’a demandé ma vie. Je me souviendrais toujours malgré moi du triomphateur de la place de Lyon, traîné en char par une jeunesse enthousiaste, et descendant de ce pavois de gloire pour se plonger dans une orgie et terminer la fête dans les bras d’une courtisane !

Nouville soupira.

— Je vous comprends, dit-il, et vous me voyez profondément affligé ; pourtant réfléchissez. Je ne suis point un homme de plaisir comme Abel ; mais j’ai souvent suivi le vol de cette comète, et il y a eu des nuits insensées où, pour ne pas avoir l’air d’un cuistre, j’ai fini la fête aussi sottement que lui. Tout cela ne m’a pas empêché d’aimer une brave et honnête personne que j’ai épousée, qui m’a donné de beaux enfans, et que je me flatte de rendre très-heureuse.

— Elle n’a jamais été témoin…

— Non, sans doute, mais peut-être m’eût-elle pardonné quand même ; quand on aime beaucoup !… Vous n’aviez pas eu le temps de connaître assez Abel pour l’aimer réellement. Votre imagination seule était charmée, et c’est justement cela qui a été froissé et comme souillé ; quel malheur pour lui !

— Le malheur est-il si grand ? Si vous pensez que je ne l’aimais pas, réjouissez-vous plutôt de ce qui arrive.

— Écoutez, miss Owen, Abel se tuera par l’excitation, cela est certain. Mille fois je lui ai dit : « Si tu pouvais faire comme moi, aimer un être pur, doux et fort, une vraie femme, tu serais aussitôt dégoûté de ces innombrables aventures qui te suivent et t’enlacent comme une danse macabre. Tu verrais percer les os des cadavres sous ces fleurs et ces chiffons. Tu les fuirais avec dégoût, et tu connaîtrais enfin l’amour, que tu cherches comme don Juan, sans le trouver plus que lui. » Mille fois Abel m’a répondu : « Tu dis vrai, mais où trouver cet être incomparable dans le milieu que je suis forcé de traverser à perpétuité ? Quelle femme sensée voudra m’y suivre ? Et n’est-il pas trop tard d’ailleurs ? Un ange voudrait-il de moi ? » Quand il m’a dit un jour à Revins qu’il avait rencontré son ange gardien, qu’il l’adorait, qu’il voulait s’attacher à lui pour toujours et ne plus exercer son état que pour être à même d’élever une famille, j’ai crié : « Tu es sauvé ! » Il était sauvé, en effet. Vous étiez une des deux fins prévues et acceptées par lui : vivre d’une vie enragée et finir vite, ou rencontrer un idéal et rompre brusquement, irrévocablement avec tout le reste. Cela était très-sérieux. C’était le mot de sa destinée, et il y avait dix ans qu’il le savait et le déclarait avec la sincérité qu’il porte en toutes choses. Je le savais donc, moi, et je n’ai pas douté un instant. Vous avez fait une imprudence effroyable en croyant prendre une précaution. Avec une nature comme la sienne, il ne faut pas remettre au lendemain. Vous étiez libre, votre père eût consenti avec joie ; mais vous n’aimiez pas assez, je l’ai bien vu, et vous n’aviez pas assez d’expérience pour distinguer la vérité mâle de la flatterie banale. Pourtant vous m’aviez dit : Je sens que je l’aime, et il avait repris courage. Il vous adorait, il comptait rester non loin de vous et vous voir abréger le temps de son épreuve. La mort tragique de votre beau-frère vous a trop bouleversée, et vous avez craint l’opinion d’une manière exagérée, j’oserai dire par trop anglaise. J’ai peu compris, je l’avoue, l’ordre que vous donniez à Abel de ne pas reparaître chez vous avant la fin de l’année d’épreuve. Il est antipathique à votre capricieuse sœur, et vous semblez faire passer cette sœur avant lui dans vos affections. Il a été, non pas blessé, mais découragé par votre arrêt. Il est parti pour gagner à tout événement, disait-il, beaucoup de roubles, et il ajoutait, ce qui est bien dans son caractère chevaleresque : « Si, comme je le crains, elle ne m’aime guère et me refuse, je saurai bien lui refaire une existence libre sans qu’elle s’en doute. Il y a toujours moyen, quand on veut, de faire une bonne action. »

» Alors, il s’est lancé dans cette campagne à travers les neiges, où j’ai failli rester, continua Nouville. Je m’étais attaché à ses pas, voulant que ce fût ma dernière grande excursion, car je vieillis ; mes enfants grandissent, et, pour clore mon existence active, j’avais besoin aussi d’une bonne récolte. Je pourrai vivre maintenant paisible dans ma famille en donnant des leçons. Pour Abel, qui n’aura jamais la patience de professer, il faut plus d’argent, et, quand j’ai été forcé de le quitter, il a été dans le Nord, comme je vous l’avais annoncé. Ses affaires ont marché mieux et plus vite qu’il n’y comptait. Il est revenu par la Prusse, l’Allemagne et la Suisse. Il m’avait écrit que de là il se rendrait à Paris. Une chanteuse qui a été fort belle et qui a encore de très-longs cheveux, celle que vous avez vue probablement, l’a fait changer d’itinéraire ; il me l’a écrit. Elle allait dans le midi de la France, puis en Italie. Elle lui a persuadé que là encore il y avait une bonne chance à saisir. Ici je m’arrête, je vous dois une explication. La Settimia n’est plus jeune, elle a un certain talent, beaucoup de brio et d’aplomb ; à elle seule, elle n’est pas une étoile, mais son concours est très-utile dans un concert. Nous l’avions rencontrée à Venise ; elle s’était éprise d’Abel et avait voulu le suivre en Orient. Il ne voulait pas de femmes dans cette dure expédition. Il refusa et la quitta sans aucun regret, et maintenant je peux vous jurer sur l’honneur qu’il n’avait pas répondu à son caprice, qu’elle n’avait pas été sa maîtresse. Elle a de l’esprit et de la gaieté. Il aimait à causer et à rire avec elle, mais il la trouvait trop fardée et déclarait n’avoir aucun désir de sa personne.

— Si c’est elle que j’ai vue, répondis-je, il a changé d’opinion sur son compte.

— Cela n’est pas certain du tout.

— Quoi ! il l’aurait amenée dans sa chambre…

— Pour faire avec elle les comptes de la soirée et lui payer sa part, c’est fort possible ; Abel a un homme de confiance qui porte dans sa chambre le montant des recettes et lui en remet la clef. La Settimia, qui dépense beaucoup, a pu avoir besoin d’argent le jour même. Abel, ne pouvant régler l’affaire dans le bruit du souper, a pu monter chez lui avec elle, lui remettre cinq cents francs et la reconduire ; c’est peut-être ce que vous eussiez constaté, si vous n’eussiez été prise d’épouvante et de dégoût. Les paroles que vous avez entendues ne donnent pas de démenti à la version que je vous propose.

— Vous ne sauriez pourtant m’affirmer que c’est la vraie ?

— Non, sans doute, mais c’est la vraisemblable. Tant de femmes jeunes et belles courent après Abel, qu’il est devenu difficile. Je ne saurais me persuader que les quarante ans de la Settimia aient éveillé son caprice. Vous voyez que je ne cherche pas à vous tromper. Abel ne vous a pas été fidèle dans toute l’acception du mot : son cœur vous a gardé exempte de rivalité ; mais sa nature fougueuse et le peu d’importance qu’il attache aux aventures qui viennent le trouver…

— C’est assez, je n’ai pas le droit de savoir cela ; je ne veux rien savoir !

— Vous avez tort, il vaudrait mieux savoir et accepter le passé, le présent même, afin de changer et de sauver l’avenir.

— Vous croyez possible l’avenir tel que j’aurais. le droit de l’exiger ?

— Oh ! cela, parfaitement.

— Vous avez la foi !

— Oui, parce que j’aime Abel, et si vous l’aimiez…

— Ainsi vous me croyez plus coupable que lui ?

— Oui, si vous persistez à ne pas vouloir qu’il s’explique et se justifie. Voyons ! vous le croyez incapable de mentir, n’est-ce pas ? soyez logique. Vous dites que les infidélités prévues, supposées, possibles et probables n’eussent point tué votre affection durant l’année d’épreuve ? Ce qui vous a causé une invincible répugnance, c’est d’avoir presque assisté à une de ces chutes grossières qu’une femme pure comme vous ne peut oublier. Si cela n’est pas arrivé, si vous vous êtes trompée, lui pardonnerez-vous beaucoup d’autres fautes que vous ne pouvez ni ne voulez constater ?

— Mon Dieu, que me dites-vous ! Vous les constatez, vous me les faites supposer innombrables, et vous voulez que je vous réponde à l’instant même ?

— Mon Dieu, oui, miss Owen, c’est ainsi ! Je veux le sauver, voilà pourquoi je vous dis : Acceptez tout ; mais je ne veux pas vous sacrifier, c’est pourquoi je vous dis tout. Ce terrible passé, si vous le connaissiez trop tard, empoisonnerait votre avenir. Je suis l’ami passionné d’Abel ; mais je vous respecte, je vous aime aussi, et je ne veux pas le sauver aux dépens de votre bonheur et de votre dignité. Reprenez le gage que vous m’avez confié, vous réfléchirez et vous l’enverrez vous-même, si vous sentez que l’amour est mort ; mais, comme je veux la vérité, je vais écrire séance tenante à Abel ; vous verrez la lettre. Laissez-moi faire.

— Je vous le défends ! m’écriai-je. Si vous le faites, j’envoie le brin d’herbe à l’instant même ! Sinon, je vous promets de le garder et de réfléchir.

— Mais quelle est donc cette horreur d’une explication où la bonne vérité peut triompher ?

— Et si elle ne triomphe pas, répondis-je en pleurant, vous voulez donc que tout soit fini ? Vous m’avez fait accepter un doute sur ce que j’ai cru voir ; laissez-le-moi, je pourrai peut-être chasser ce souvenir atroce, je le tenterai du moins, je le jure !

Nouville me remercia et m’approuva. Dès lors il subit toutes les conditions que je lui imposais. Je ne voulais pas qu’Abel fût averti du chagrin qu’il m’avait causé ; je ne voulais pas qu’on lui parlât de moi, que l’on me rappelât à son souvenir. J’exigeais qu’il fût laissé à lui-même, absolument libre, et que Nouville ne me parlât plus de lui jusqu’au jour marqué pour la fin de l’épreuve. Je repartis le soir même pour les Ardennes, et je m’y trouvai plus calme.

En effet, Nouville m’avait influencée sérieusement, et, chose étrange, il m’était moins amer de supposer mille infidélités que d’être certaine d’en avoir vu une seule. Je me grondai d’avoir été si prompte au soupçon, et je rougis de la facilité avec laquelle j’avais donné accès en moi à la jalousie. Je pensai avec une satisfaction enfantine à cette femme qui m’avait semblé devoir être si belle, et qui avait quarante ans et les joues fardées. Je me surpris, en peignant mes cheveux, à me dire que, si je voulais les boucler et les étaler sur moi, au lieu de les rouler modestement autour de ma tête, ils couvriraient non pas seulement mon dos, mais ma personne tout entière. Que vous dirai-je ? J’avais eu une colère puérile, je me donnais de puériles consolations ; je désirais être jolie, puisque Abel était fasciné par la beauté. Je regardais curieusement des types que j’avais vus cent fois. Je cherchais dans les marbres et les estampes de mon père les plus suaves figures et les formes les plus élégantes de la statuaire grecque et de la peinture renaissance. J’avais ouï dire à ma mère, quand j’étais enfant, que je ressemblais à certaines de ces figures ; maintenant je les étudiais, je me regardais de face et de profil dans deux miroirs. Il me semblait par moments que j’étais charmante, mais tout aussitôt je doutais. Je n’avais jamais cru aux compliments, je n’avais pas désiré plaire, j’avais perdu la conscience de moi-même. Je me rappelais une gouvernante de cinquante ans que nous avions eue, une excellente personne, modèle de laideur, qui avait la folie de se croire séduisante et qui rougissait de plaisir quand la railleuse Adda lui disait qu’elle était encore très-bien.

— On ne se voit pas soi-même, me disais-je ; je suis peut-être une créature insignifiante comme j’ai aspiré à l’être ; pourtant Abel doit s’y connaître, et puisqu’il m’a dit que j’étais un ange…

Quand je fus reposée, je devins plus sévère envers moi-même, et je m’interdis ces enfantines préoccupations. Abel avait autre chose pour lui qu’un extérieur séduisant ; il avait une grande âme, généreuse et tendre, et ce qui m’avait touchée, c’était moins son génie que ses actes de courage et de dévouement racontés par Nouville. C’est aussi pour mon dévouement qu’il m’avait aimée. Si je voulais qu’il m’aimât exclusivement et toujours, c’est par la beauté de mon âme que je devais le mériter. Il fallait donc savoir pardonner ses défauts et l’aimer tel qu’il était, pour lui-même et non plus pour moi, aspirer à le rendre sage pour qu’il fût heureux et non pour me donner la joie égoïste de ce triomphe. Je sentis qu’en envisageant ma situation sous ce point de vue je me calmais, parce que je rentrais dans ma nature, dans mon idéal et dans l’habitude de ma vie. C’est ainsi que je triomphai des souffrances qui m’avaient torturée. J’écrivis à Nouville la situation de mon âme, et j’attendis dès lors avec patience le retour de ma famille ; je n’étais plus en guerre avec moi-même.

Un jour, je vis entrer dans le parc une amazone charmante, admirablement montée, suivie d’un seul domestique ; j’étais au salon, elle m’envoya une carte qui portait ces mots écrits au crayon :

« Mademoiselle Carmen d’Ortosa, qui apporte à miss Sarah Owen des nouvelles de sa famille. »

J’hésitai un instant : la moralité de cette belle personne était, je vous l’ai dit déjà, très-controversée ; mais elle se réclamait de mon père et de ma sœur, pouvais-je la renvoyer ? D’ailleurs, avais-je raison d’être si farouche et de ne vouloir me trouver avec aucune femme légère, quand l’avenir m’appelait peut-être à changer toutes mes habitudes et à modifier toutes mes notions ?

Je fis bon accueil à mademoiselle d’Ortosa. Elle avait l’aisance et l’aplomb d’une femme du grand monde ; elle m’apprit qu’elle arrivait de Nice, où elle avait beaucoup vu ma sœur, qui était là sa plus proche voisine. Le même parc les réunissait tous les jours ; elle raffolait de mon père, qu’elle définissait un Franklin artiste. Elle était charmée de madame de Rémonville ; c’était pour elle le type de la gentillesse et de la candeur. Je dus lui laisser croire que ma sœur m’avait écrit quelque chose de leur liaison, bien qu’Adda, craignant peut-être d’alarmer mon austérité, ne m’en eût pas dit un mot. Mon père était un peu comme Abel ; il n’aimait pas à écrire longuement, et par lui je n’avais jamais aucun détail. Je vis pourtant bien que mademoiselle d’Ortosa n’exagérait rien en me disant qu’elle avait beaucoup fréquenté Adda, car elle se trouvait connaître toute notre histoire et même nos relations de l’année précédente avec Abel. Elle me regarda très-fixement en prononçant ce nom et ajouta :

— Pourquoi donc n’êtes-vous pas venue nous rejoindre à Nice ? Il y était ces jours-ci. Il nous a donné deux concerts excellents, et il a même eu l’obligeance de faire de la musique chez une vieille parente à moi qui est fixée là-bas et qui m’y donne l’hospitalité.

Je sentis que je rougissais, et sans doute elle le vit, bien qu’elle eût le bon goût de ne pas paraître y prendre garde. Ses grands yeux d’un vert changeant étaient singuliers ; on ne savait s’ils étaient curieux et pénétrants, ou myopes et distraits.

— Je vous dirai, ajouta-t-elle, que M. Abel nous a joué des variations sur un motif qui a fait fureur dans le Midi, et que tout le monde chante à présent. Le connaissez-vous ? Cela s’appelle La Demoiselle. Vous ne me répondez pas ? C’est par modestie ! Votre sœur nous a dit que ce motif était de vous. Il paraît que vous êtes grande musicienne.

— On dit cela de vous aussi, lui répondis-je.

— On se trompe. J’aime la musique avec passion, je m’y connais ; je sais ce qui est beau, et voilà tout.

Je lui parlai musique pour rendre la conversation moins personnelle, et lui demandai ce qu’elle préférait ; elle me répondit si sottement, que je vis qu’elle n’y entendait rien. Je l’entretins alors des plaisirs qu’elle goûtait au Francbois ; on m’avait dit que l’équitation et la chasse étaient ses délassements favoris.

— Mon Dieu, reprit-elle, j’aime tout ce qui est actif et fait sentir la vie avec intensité. Sous ce rapport-là, je suis bien d’accord avec votre sœur. Cette chère enfant s’ennuie à la campagne parce que, dit-elle, vous êtes très-isolées ; mais il n’y a pas si loin de chez vous au Francbois. Voyez, je suis venue à cheval, sans me presser, en trois petites heures par cette vieille route qu’on appelle le chemin des Ardennes. C’est superbe, des points de vue magnifiques ! Je me suis reposée à une bergerie qui a l’air d’un paysage suisse. Pourquoi donc ne venez-vous pas chez lord Hosborn ? Je sais que sa mère vous a invitée à une de ses fêtes, et elle vous considérait comme invitée une fois pour toutes.

Je répondis que je n’aimais pas le monde et que je ne savais pas trouver le temps d’y aller.

— Je le sais bien, c’est de cela que se plaint vivement madame de Rémonville. Elle m’a promis qu’elle viendrait cette année au Francbois pour la Saint-Hubert. Il y aura bal, concert ou spectacle tous les jours. J’espère bien que nous vous déciderons.

— Je ne le crois pas, répondis-je.

— Eh bien, votre charmante sœur vous décidera. Elle se trouve bien jeune, malgré son titre de mère de famille, pour se présenter seule, surtout la première fois, et, comme vous êtes un ange de bonté et de tendresse pour elle, vous ne voudrez pas la priver de vivre comme doit vivre une femme dans sa position. Vous devez bien songer qu’elle ne doit pas rester veuve à son âge, et qu’il ne faut pas qu’elle attende le déclin de sa beauté dans une solitude comme celle-ci.

Je trouvais que mademoiselle d’Ortosa se mêlait beaucoup trop de l’avenir de ma sœur, et ce n’est pas dans son milieu que j’eusse souhaité voir Adda chercher un mari. Je savais que ce milieu de grands seigneurs étrangers, mêlé à ce qu’on appelle aujourd’hui la fleur de la jeunesse française, était en proie à une fièvre de luxe et de plaisirs. Cet amalgame délirant était le grand inconnu d’où pouvaient sortir, brillantes ou funestes, toutes les destinées. Je compris bien que mon père ne savait pas l’ascendant que mademoiselle d’Ortosa avait pris sur ma sœur. Je me hasardai à lui demander pourquoi, prêchant le mariage aux autres, elle était encore demoiselle.

— Oh ! moi, dit-elle, c’est différent. J’ai une très-mauvaise réputation, je passe pour très-compromise, je le suis dans l’opinion des rigoristes, bien que je puisse jurer sur l’honneur n’avoir jamais été seulement tentée de commettre une faute. — Vous me regardez avec de beaux yeux étonnés… C’est comme cela, miss Owen, et, si vous pensiez le contraire, je vous remercie de l’indulgente bonté avec laquelle vous m’avez ouvert votre porte. Ceci, encore plus que votre excellente renommée, me prouve que vous avez la vraie vertu, celle qui ne jette la pierre à aucune femme déchue ; mais vous en serez cette fois pour vos frais de mansuétude. Je n’ai rien à me faire pardonner, et la mondaine personne qui vous parle vous apporte une pureté aussi intacte que la vôtre.

Elle avait l’assurance de la vérité. Je lui pris la main et lui répondis qu’en l’accueillant je n’avais pas d’opinion arrêtée sur son compte ; mais je la priai de me dire pourquoi, aimant la vertu, elle permettait qu’on parlât d’elle légèrement, et pourquoi elle s’était laissé ainsi compromettre dans l’opinion.

— Ce serait bien long à vous dire, et il faut que je m’en retourne. J’ai du chemin à faire, et, comme je n’ai pas dit où j’allais, on pourrait être inquiet de moi. Si vous dédirez me connaître, je reviendrai ; sinon… Oh ! soyez franche : il se peut que je ne vous sois pas sympathique. Dites-le ; cela me fera de la peine parce que me voilà enthousiaste de vous encore plus que de votre sœur ; mais je ne vous en voudrai pas du tout. Je sais qu’il y a des préventions involontaires, et qu’il n’y a, pour s’en offenser, que ceux qui les méritent réellement.

Je n’aurais pu dire encore à mademoiselle d’Ortosa si elle m’était agréable ou non ; mais, puisqu’elle voulait s’emparer de la confiance, peut-être de l’avenir de ma sœur, je devais essayer de la connaître, et je l’invitai à revenir. Nous prîmes jour pour nous rencontrer, et, afin de lui abréger la distance, j’offris d’aller la trouver à mi-chemin, à cette bergerie où elle s’était arrêtée et que je connaissais. Elle y consentit, et nous nous séparâmes. Je la reconduisis jusqu’à son destrier, qu’elle maniait un peu comme une écuyère du cirque. Là, je trouvai qu’elle n’avait pas l’air aussi comme il faut que doit l’avoir une personne sérieuse.

Je retombai dans mes réflexions. Il devenait évident pour moi que je n’avais jamais eu et que je ne pourrais jamais avoir d’influence réelle sur les futures destinées de ma jeune sœur. Elle aimait le monde et le bruit, et j’avais toujours accompli mes sacrifices dans l’espoir de lui conserver les moyens de satisfaire ses goûts autant que possible. Je ne devais pas trouver étrange qu’au sortir de son deuil elle voulût fuir la retraite où je voulais, moi, qu’elle prît le temps de la réflexion. Je la voyais m’échapper, travailler du moins à rompre d’avance les mailles du filet, et je devais souhaiter qu’elle ne fût pas longtemps sans se remarier, car le pire eût été pour elle de devenir coquette et d’acquérir, dans cette triste voie, la triste réputation de mademoiselle d’Ortosa. Je résolus donc de ne pas entamer une lutte inutile pour la détourner du courant ; mais je m’inquiétais beaucoup de l’avenir de ses enfants. Quelle éducation pouvait leur donner une mère décidée à vivre dans des réunions comme celles du château du Francbois ? Le garçon irait au collège, mais ma bien-aimée petite Sarah me serait-elle laissée ? Adda, qui avait le délire aristocratique et nobiliaire du jour, bien que nous fussions de souche parfaitement bourgeoise, ne me regarderait-elle pas comme déchue, si je venais à épouser un artiste ? Elle avait paru revenir de ses préventions contre Abel ; mais, sous l’influence nouvelle qu’elle subissait, n’allait-elle pas les reprendre ? Elle avait vu Abel à Nice ; d’où vient qu’elle ne m’en avait rien dit ? Était-ce par excès de dédain ?

Le jour fixé pour ma seconde entrevue avec mademoiselle d’Ortosa, je partis de bonne heure à cheval avec un domestique. Les chemins qui de chez moi aboutissent à la vieille route des Ardennes ne me permettaient pas d’aller en voiture. J’arrivai la première au rendez-vous. C’était un plateau boisé, plus élevé que tous les autres et dominant ces innombrables mamelons à escarpements rocheux qui portent les restes épars de l’immense forêt. La vue était triste, solennelle et admirable ; je fis mettre mes chevaux à la bergerie, j’y commandai un déjeuner rustique qui devait être servi sur le gazon. Le temps était charmant ; mars déployait toutes ses fleurettes, et je fis un gros bouquet d’anémones lilas et de pâquerettes sauvages. Mademoiselle d’Ortosa arriva au bout d’une demi-heure avec deux cavaliers, un domestique et un jeune crevé, — c’est ainsi qu’on appelle maintenant en France ce que l’on appelait autrefois chez nous un dandy ; mais cela ne se ressemble pas. Un dandy était une contrefaçon de grand seigneur, un crevé est une contrefaçon de jockey.

Comme je regardais avec peu de satisfaction ce personnage inattendu, mademoiselle d’Ortosa, qui s’en apercevait, sauta à terre en riant.

— Ne faites pas attention à ce gêneur, me dit-elle ; il ne nous gênera pas. C’est le prince Ourowski, que j’ai l’honneur de vous présenter. — À présent, jeune homme, lui dit-elle, en se tournant vers lui, vous avez salué, tout est dit. Vous savez ce qui a été convenu : vous avez voulu absolument m’accompagner, vous aviez peur que je ne mourusse d’ennui, si j’étais privée de votre conversation. Je l’ai acceptée pour ne pas vous désespérer, mais je vous ai dit que j’en venais chercher une meilleure. Donc, allez-vous-en voir le cirque de Revins ou les Dames de Meuse, et revenez me prendre ici dans deux heures.

Le petit jeune homme salua, remonta à cheval et disparut avec l’aisance d’un esclave rompu aux caprices d’une reine.

Je ne fis pas de réflexion à mademoiselle d’Ortosa sur cet incident, qui n’était nullement de mon goût. Je lui devais l’hospitalité de nos Ardennes françaises, et je l’invitai à la collation d’œufs frais, de laitage et de pain bis que l’on nous servait avec des soins de propreté fort appétissants. Elle s’écria que c’était charmant, mais qu’elle trouvait l’idylle un peu fade, et qu’elle avait pris ses précautions. Elle appela son domestique et lui fit tirer d’une valise de fer-blanc, qu’il avait portée en croupe, une bouteille de stout, un saucisson, deux perdrix froides et une fiole de café noir. Puis elle s’écria :

— Et le morceau de glace ? Ah ! c’est ce benêt de prince qui s’en était chargé. Il s’est plaint de ce que la boîte lui gelait les reins, et il l’emporte ! Quel écervelé ! — Courez après lui, attrapez-le, il nous faut absolument de la glace !

Le domestique courut et rapporta la caisse de métal où était la glace. Mademoiselle d’Ortosa mangea et but comme un homme. C’était une femme grande, assez mince, mais fortement constituée, et qui, menant la vie d’un garçon, avait une santé de fer et l’appétit d’un chasseur.

Comme je lui en faisais mon compliment :

— On a la santé que l’on veut avoir, répondit-elle : il ne s’agit que de savoir approprier son régime à son organisation. Je vois que vous êtes sobre. C’est bien vu, puisque vous avez une vie tranquille et réglée. Vous ne dépensez pas vos forces, vous n’avez pas besoin de combattre pour les empêcher de se perdre. Vous en aurez toujours assez pour ce que vous comptez en faire. Moi, c’est autre chose. Je vous ai promis de vous parler de moi, je suis venue pour cela. Je vais m’exécuter. Elle alluma un cigare.

— Je ne vous demande pas la permission, dit-elle ; je sais que votre père fume beaucoup et que cela n’incommode ni vous ni votre sœur. Puis elle s’étendit sur son waterproof, dans une attitude fort gracieuse qui découvrait son pied espagnol mignon et cambré dans sa botte fine et souple. Elle ôta son chapeau et répandit sur ses épaules sa riche chevelure d’or rouge. Son œil pâle, qu’un cercle noir artificiel faisait paraître énorme, prit la fixité d’un œil félin, et, sûre de sa beauté bien arrangée, elle parla ainsi :

— Je suis la fille d’une très-grande dame. Le comte d’Ortosa, époux de ma mère, était vieux et délabré ; il lui avait procuré des fils rachitiques qui n’ont pas vécu. Ma mère, en traversant certaines montagnes, fut enlevée par un chef de brigands fort célèbre chez nous. Il était jeune, beau, bien né et plein de courtoisie. Il lui rendit sa liberté sans conditions, en lui donnant un sauf-conduit pour qu’elle pût circuler à l’avenir dans toutes les provinces où il avait des partisans, car c’était une manière d’homme politique à la façon de chez nous. Voilà ce que racontait ma mère. Je vins au monde à une date qui correspond à cette aventure. Ma ressemblance avec le brigand est une autre circonstance bizarre que personne n’a prétendu expliquer. Le comte d’Ortosa prétendit bien que je ne pouvais pas appartenir à sa famille ; mais il mourut subitement, et je vécus riche d’un beau sang dont je remercie celui qui me l’a donné.

» Je fus élevée à Madrid, à Paris, à Londres, à Naples, à Vienne, c’est-à-dire pas élevée du tout. Ma mère, belle et charmante, ne m’a jamais appris que l’art de bien porter la mantille et le jeu non moins important de l’éventail. Mes filles de chambre m’ont enseigné la jota aragonese et nos autres danses nationales, qui ont été pour moi de grands éléments de santé à domicile et de précoces succès dans le monde. J’appris plusieurs langues, chose des plus utiles dans une carrière comme la mienne, et je lus une quantité de romans dont je n’ai pas été dupe, — je sais fort bien que la destinée ne fait rien par elle-même, — mais où j’ai puisé le culte de la volonté. Oui, les romans les plus invraisemblables ont, dans la vie, des solutions possibles, si on veut fortement ce que les auteurs — à qui la chose ne coûte rien — font accomplir à leurs personnages. Je suis donc romanesque à ma façon.

» Ma mère était d’âge à chercher un second mariage lorsqu’elle devint veuve. Elle n’avait recueilli de la succession de son mari que des dettes à payer. Son aventure de brigands avait fait un peu de bruit en Espagne. Elle voyagea pour échapper aux plaisanteries, du reste très-bienveillantes, qui eussent écarté les prétendants sérieux. Partout elle fut acclamée comme une des plus séduisantes personnes du monde ; mais elle était passionnée, ce fut son malheur. Elle aima ; et les hommes qu’on aime n’épousent pas.

» Je vis ses amours ; elle ne s’en cachait pas beaucoup, et j’étais curieuse. J’en parle, parce qu’ils sont à sa louange, comme vous devez l’entendre. Elle était plus tendre qu’ambitieuse, plus spontanée que prévoyante. Sa jeunesse se passa dans des ivresses toujours suivies de larmes. Elle était bonne et pleurait devant moi en me disant :

» — Embrasse-moi, console ta pauvre mère, qui a du chagrin !

» Pouvait-elle s’imaginer que j’en ignorais la cause ?

» Elle avait une sœur plus âgée qu’elle, qui avait su faire son chemin, c’est-à-dire le chemin de son unique ambition, la richesse, en épousant un spéculateur heureux. Ce fut elle qui me donna asile à Londres, quand j’eus la douleur de perdre ma mère. J’avais seize ans ; mais, bien que je ne fusse pas encore entrée officiellement dans le monde, je le connaissais à fond. J’avais tout vu par la porte mal fermée qui séparait mon gynécée ambulant du boudoir de ma mère. Nous n’étions pas assez riches pour recevoir beaucoup de gens, c’était une bonne condition pour entendre causer, pour connaître tous les petits ressorts qui font mouvoir ce grand théâtre.

» Quand j’entrai dans l’opulence de ma tante, j’étais trop grande fille pour vivre à l’écart, et, comme je commençais à tourner beaucoup de têtes, sa maison, un peu lourde de dorures et abêtie par les marchands d’or, s’éclaira d’un rayon de bon ton et s’assouplit sous les pas de gens à la mode. Ma tante en fut ravie ; mon oncle le banquier fut flatté de voir des personnes titrées à sa table ; mais, quand on lui demanda ma main, il répondit que j’étais assez agréable pour me passer d’une dot. Je compris, à la figure de mes prétendants, qu’on me plaignait beaucoup. Ma fierté en fut blessée. Je déclarai à qui voulut l’entendre que je n’avais aucun souci du mariage, et que j’aimais trop ma liberté pour l’aliéner.

» Je fus alors l’enfant chérie ; de mon oncle et la bien-aimée de ma tante. Ils trouvaient tout simple que ma jeunesse, ma danse enivrante, mon caquet éblouissant et sérieux au besoin, enfin le prestige que j’exerçais déjà, servissent à peupler leurs salons en échange de quelques jolis chiffons et du pain quotidien qu’ils me donnaient. En somme, j’étais plus heureuse que madame de Maintenon, à qui l’on avait fait garder les dindes, et je ne me plaignis pas ; mais un jour je pris ma volée en déclarant que j’étais invitée par la vieille cousine de Nice et que je voulais changer d’air.

» Il y eut une scène d’intérieur.

» — Je vois ce que c’est, dit l’oncle dix fois millionnaire, vous voulez vous marier. Allons ! on vous mariera !

» — Soit, répondis-je ; mais je veux me marier très-bien ou pas du tout. Il me faut un million, sans marchander, mon cher oncle, ou je ne me marie pas.

» Il se récria. Je me pris à rire, et je partis.

» Ma cousine de Nice est médiocrement riche et très-ambitieuse de ce qu’elle appelle les honneurs. Vieille fille assez bornée, quoique instruite, elle a toujours aspiré à être lectrice ou dame d’atours de quelque reine ou princesse. Elle est trop âgée maintenant pour prétendre à ces hautes destinées, mais elle essaya de me communiquer son ambition, la seule, disait-elle, qui pût convenir à une fille de bonne maison sans fortune.

» C’était une idée, mais j’en avais une meilleure. J’eus l’air d’apprécier la sienne, et je gardai la mienne pour moi. Je vis à Nice beaucoup de personnes assez haut placées dans les différentes cours de l’Europe, et je plus à plusieurs femmes qui m’aidèrent à étendre le cercle de mes relations sérieuses. C’est par les femmes que l’on arrive ; à quelque sexe que l’on appartienne, il est très-bon de se rendre agréable à la plus belle moitié du genre humain. Les hommes compromettent et nuisent. Les femmes vous pilotent et vous lancent. Elles s’ennuient à la mort, ces houris opulentes et blasées, et elles se craignent les unes les autres. Moi, je me posai comme une personne indépendante par goût, dont on ne devait attendre aucune rivalité ; je déclarai que j’aimais les hommes comme de bons camarades ou de loyaux frères, mais que je ne voulais être la propriété d’aucun d’eux. Ce qui donna de la force à ma résolution, c’est que, par un hasard inouï en Espagne, je recouvrai un beau matin un débris de la fortune du comte d’Ortosa. L’eau vient, dit-on, à la rivière. Mon oncle le spéculateur, me voyant si goûtée dans la high life et craignant d’être blâmé pour son avarice, parla de m’adopter et me pria d’accepter, en attendant, une assez jolie pension, à la condition que j’irais vivre chez lui de temps en temps.

» La cousine de Nice, qui est réellement une bonne femme et qui m’adore, voulut se charger des frais d’une partie de ma toilette. Je me vis donc, à vingt et un ans, à la tête de cinquante mille livres de rente. C’est peu pour, le monde où je vis, mais c’est assez pour la manière dont j’y vis. Je n’ai pas de maison, je n’ai pas même un pauvre petit chez-moi. On ne me le permet pas ; c’est à qui veut m’avoir pour briller l’hiver dans les capitales ou courir les eaux, les bains de mer, l’Italie, la Suisse, l’Écosse durant l’été.

» D’un bout de l’Europe à l’autre, il y a des salons qui m’appellent, des châteaux qui me rêvent, des fêtes qui m’attendent. De frais de route, point. On me sait relativement pauvre, on m’accompagne, on me porte, on m’enlève. Je n’ai à dépenser que pour ma toilette, et je n’y épargne pas mon génie, car c’est ma beauté et mon élégance qui payent tous ces empressements. Je suis la vie des réunions, je ne me vante pas, vous avez dû l’entendre dire ; j’y suis ce que j’ai voulu être, ornement de première classe, étoile de première grandeur, et je m’arrange pour ne pas laisser prendre ma place. C’est facile ; les étoiles filantes qui voudraient briller plus que moi font vite la rencontre d’astres masculins qui les absorbent ou les brisent. Moi, je ne me laisse pas seulement effleurer, et je poursuis ma route.

» C’est que je ne suis pas sotte. Je n’attache pas d’importance aux faux biens de ce monde. Je n’ai pas de diamants, une demoiselle n’en a pas besoin, et je ne rêve pas d’en avoir au prix du mariage ou de la galanterie. Je n’ai que faire d’étoffes et de dentelles de prix, je sais arranger un chiffon de manière à éclipser tout. Je passe pour la femme qui se met le mieux, et je ne dépense pas plus de vingt-cinq mille francs par an pour soutenir ma réputation ; je donne le reste aux laquais et aux pauvres. Ces deux classes de mendiants sont les plus nécessaires dans ma position. En payant bien les valets des maisons où l’on vit, on est mieux servi que les maîtres de la maison et l’on n’est jamais calomnié. En donnant aux misérables, on pourrait commettre impunément toutes les rapines et affronter tous les scandales. Il y a toujours des voix pour dire :

» — Elle fait tant de bien ! elle est bonne, elle soigne les malades, elle s’expose à prendre leur mal, c’est une grande âme ! Qu’importe le reste ?

» Vous paraissez épouvantée, chère miss Owen ? vous ne réfléchissez pas. J’ai raisonné toutes ces choses avant d’accepter les ressources qui m’ont été offertes, et j’ai résolu de faire le bien. Si l’instinct ne m’y a point portée, si ma jeunesse a manqué de bons conseils et de bons exemples, avouez que ma froide raison m’a bien conseillée, et que j’ai pris un chemin sur lequel peu de femmes du monde sauraient me suivre. Je n’ai cédé à personne ce prétendu droit que donne la possession des sens. Je n’ai pas permis aux subalternes de m’accuser de parasitisme ; je n’ai pas permis aux riches et aux puissants de me reprocher leur hospitalité princière ; je fais l’aumône avec l’argent qu’ils me font épargner. Quant à leurs invitations, j’ai su toujours exiger royalement plus d’honneurs et de plaisirs qu’on ne m’en offrait, faisant voir et savoir que je ne me dérangeais pas pour me divertir médiocrement. Loin de passer pour une complaisante, je suis arrivée à une sorte de royauté qui m’enivre quand je m’ennuie, et qui m’ennuie salutairement quand je suis exposée à m’enivrer trop. Le monde n’est que cela en somme, un breuvage capiteux et une médecine. Le remède est à côté du mal. Qui ne sait pas équilibrer son système et son régime est vite dévoré.

Je n’avais rien à objecter au régime et au système de mademoiselle d’Ortosa ; tout cela était si nouveau pour moi, que franchement je n’y comprenais rien. Je m’abstins donc de réflexions, et, cherchant toujours à-pénétrer en elle, je lui demandai d’où venait la mauvaise réputation dont elle s’était vantée, et qu’elle avait voulu avoir.

— Ceci, dit-elle, est un second chapitre dans ma vie, je ne vous ai dit que le premier. Avant de tourner la page, je veux savoir si vous êtes scandalisée.

— Non, lui dis-je. Je ne peux pas déclarer que j’aime et que j’envie votre existence ; mais on ne peut voir que par ses propres yeux, et vous seule pouvez vous juger. Si vous êtes réellement contente de vous dans ce grand travail dont je ne vois pas le but…

— Le but, c’est cela ! vous êtes logique. Quand vous saurez le but, vous jugerez. Ce sera le troisième chapitre. Passons au second :

» Pourquoi j’ai une mauvaise réputation et pourquoi je suis contente qu’il en soit ainsi.

» Je n’ai de mauvaise réputation que chez les gens qui ne me connaissent pas et qui enragent de n’être pas de mes amis. Quiconque me connaît, quiconque surtout m’a fait la cour sait que je suis invulnérable ; mais dans la vie ordinaire on n’est jamais connu personnellement que d’une infiniment petite minorité. C’est pourquoi les personnes qui vivent dans la retraite peuvent, si elles vivent bien, être appréciées ou défendues par le cercle étroit où elles sont parquées. Dès qu’on sort de l’obscurité, que l’on soit homme ou femme, on appartient aux appréciations de fantaisie. On est jugé sur le bruit que l’on fait. On a bien autour de soi le petit cercle qui vous apprécie ; mais ceux qui vous voient passer, quand vous passez à travers tout, crient que vous les écrasez, et ils demanderont votre tête. Ils voudraient bien savoir où vous allez, vous suivre, avoir aussi des ailes ; ils n’en ont pas, et ils voudraient vous plumer vivant. Je ne veux pas ici faire le procès aux malveillants et aux médisants ; ce serait trop long, et d’ailleurs je ne leur en veux pas. Je sais qu’il est impossible de monter sur un théâtre sans appartenir au jugement des foules, à plus forte raison d’être une étoile sur la scène du monde sans être critiqué et même calomnié, très-innocemment parfois, par les masses. Comment en serait-il autrement ? Les masses ont besoin de haïr ou d’adorer. Elles sifflent et applaudissent, elles portent en triomphe ou traînent dans le ruisseau. Elles veulent tout juger, et ne savent rien ; elles ont des fétiches nouveaux tous les matins. Pourquoi échapperais-je à ces engouements et à ces colères que les plus hauts personnages de l’histoire ont dû subir ? Plus on monte, plus on brille. Plus on brille, plus on offusque ceux qui ne voient pas bien, et le nombre ne peut jamais bien voir. Donc, j’ai une mauvaise réputation, parce que j’ai une réputation, et, comme j’ai voulu l’avoir, il faut bien que je l’accepte mauvaise.

» Au commencement, je me suis affectée pourtant de la calomnie. Je ne m’y attendais pas, je l’avoue. J’acceptais tous les hommages avec la certitude que ma coquetterie de cœur me ferait des amis dès que l’on verrait qu’il n’y avait pas chez moi de coquetterie de femme. J’avais compté sans les passions que j’ai inspirées, et qui ont été beaucoup plus ardentes et plus tenaces que je ne le croyais possible. Je ne savais pas que la vanité de posséder la personne est beaucoup plus âpre que celle de posséder son estime et sa confiance. J’ai trouvé des hommes de cœur et d’esprit qui m’ont su gré de ma loyale amitié ; mais j’ai rencontré aussi des fats furieux qui ne m’ont pas pardonné de leur résister, et qui m’ont accusée de les avoir rendus fous pour leur administrer ensuite la douche glacée de mon dédain. Cela n’était pas vrai ; je vous jure, miss Owen, que cela n’était pas vrai !

— Et à présent, mademoiselle d’Ortosa, est-ce vrai ? En effet, je me le rappelle, c’est ce que l’on vous reproche généralement.

— À présent, dit-elle avec un peu d’hésitation…, vous voulez donc tout savoir ?

— Il me semblait que c’était le second chapitre, puisque le troisième est consacré à l’avenir.

— Vous avez raison, reprit-elle ; je dirai tout, puisque j’ai un auditeur si attentif et si impartial. En vérité, j’ai du plaisir à me résumer devant vous ; mais je ne puis parler du présent qu’en expliquant l’avenir. Donc, le voici, voici le but. — Je ne l’ai entrevu que récemment, c’est-à-dire après ma vingt-quatrième année révolue. Jusque-là, mon existence errante m’avait plu sans réserve ; mais je fis cette réflexion, qu’elle ne pouvait pas durer toujours, vu que la beauté n’est pas éternelle. Elle ne m’avait servi qu’à apparaître, il était temps qu’elle me servît à rester sur l’horizon, cette beauté, puissance indispensable dont je n’avais pas encore bien mesuré la portée ; je calculai froidement ses chances ; je me dis qu’elle pouvait rester stable de vingt-cinq à trente ans, et qu’elle devait inévitablement décroître ensuite. Il fallait donc qu’à trente ans ma vie fût fixée, et mon but saisi.

» Ce but normal et logique pour moi, ce n’est pas l’argent, ce n’est pas l’amour, ce n’est pas le plaisir ; c’est le temple où ces biens sont des accessoires nécessaires, mais secondaires : c’est un état libre, brillant, splendide, suprême. Cela se résume pour moi dans un mot qui me plaît : l’éclat !

» Vous voyez que je suis d’accord avec mon passé. J’ai toujours cherché et produit l’éclat ; je veux le fixer, le posséder, le produire sans effort, le manifester sans limites. Je veux donc tout ce qui le procure et l’assure. Je veux épouser un homme riche, beau, jeune, éperdument épris de moi, à jamais soumis à moi, et portant avec éclat dans le monde un nom très-illustre. Je veux aussi qu’il ait la puissance, je veux qu’il soit roi, empereur, tout au moins héritier présomptif ou prince régnant. Tous mes soins s’appliqueront désormais à le rechercher, et, quand je l’aurai trouvé, je suis sûre de m’emparer de lui, mon éducation est faite. Je ne cours plus risque de me laisser charmer ; j’ai acquis tout ce qui a manqué à mon éducation première. J’ai étudié ; j’ai de l’érudition, de la science politique ; je sais l’histoire de toutes les dynasties et de tous les peuples. Je connais tous les arcanes de la diplomatie et toutes les naïvetés de toutes les ambitions. Je connais tous les hommes marquants, toutes les femmes puissantes du passé et du présent. J’ai pris à tous leur mesure exacte, je n’en redoute aucun. Un jour viendra où je serai aussi utile à un souverain que je peux l’être aujourd’hui à une femme qui me demanderait conseil sur sa toilette. J’ai l’air d’attacher une grande importance à des choses futiles, on ne se doute pas des préoccupations sérieuses qui m’absorbent, on le saura plus tard, quand je serai reine, tsarine, grande-duchesse… ou présidente d’une république, car je sais bien que les peuples s’agitent et veulent du nouveau ; mais je ne crois pas à la durée de cette fièvre, et, présidente aujourd’hui, fût-ce en Amérique, je serais sûre d’être souveraine demain. Enfin je veux, après avoir joué un rôle brillant dans le monde, en jouer un éclatant dans l’histoire. Je ne veux pas disparaître, comme une actrice vulgaire, avec ma jeunesse et ma beauté ; je veux une couronne sur mes cheveux blancs. On paraît toujours belle, puisqu’on éblouit, avec une couronne. Je veux connaître les grandes luttes, les grands périls ; l’échafaud même a pour moi une étrange fascination. Je n’accepterai jamais l’exil, je ne fuirai jamais ; on ne me rattrapera pas, moi, sur le chemin de Varennes. Je ne deviendrai pas folle dans les désastres, je braverai les destinées les plus tragiques, je combattrai face à face le lion populaire ; il ne me fera pas baisser les yeux, et je vous jure que plus d’une fois je saurai le coucher enchaîné à mes pieds. Après cela, qu’il se réveille, qu’il se lasse, qu’il porte ma tête au bout d’une pique ! ce serais jour de l’éclat suprême, et cette face pâle, plus couronnée encore par le martyre, restera à jamais gravée dans la mémoire des hommes !

Mademoiselle d’Ortosa s’arrêta, plongeant sur moi des regards dont le feu aveuglait ; puis elle les ferma, et, comme si elle m’eût oubliée, parut plongée dans la vision de son rêve. Je confesse que je la jugeai complètement folle, et que je cherchai avec anxiété autour de moi pour m’échapper en cas d’un accès de fureur ; mais elle se releva très-calme, fit quelques pas, me prit le bras, et me dit avec un charmant sourire :

— J’ai été un peu loin, n’est-ce pas ? Je ne comptais pas vous dire toutes ces choses ; je ne les ai jamais dites à personne, et j’avais besoin de les dire. À présent je ne les dirai plus, car le premier point pour réussir, c’est que personne ne soit en garde contre vous. Je compte donc sur votre silence, et je vous le demande très-sérieusement ; je dirai plus, je l’exige.

— Ce mot est un peu altier, lui répondis-je en riant ; vous n’êtes pas encore reine !

— Non, mais j’ai votre secret comme vous avez le mien.

— Je n’ai pas de secret.

— Pardonnez -moi ; un tout petit secret, qui, s’il était divulgué, vous donnerait plus de souci que mes grands projets ne peuvent m’en donner. Où étiez-vous, miss Owen, le jour du concert de MM. Abel et Nouville à Mézières, il y a six mois ? Dans une maison respectable, je le sais, ne rougissez pas ; mais où était le virtuose Abel entre la première et la seconde partie du concert ? Je le sais aussi ! J’étais dans un bateau, moi, toute seule, sur le bord de la Meuse. Je n’aime pas les concerts, c’est trop long. Je me réservais pour l’heure où je savais qu’Abel jouerait son morceau d’apparat, et j’avais persuadé à lady Hosborn de faire une visite à Monthermé pendant que je flânerais sur le rivage. Je vous ai vue seule d’abord avec un enfant. J’ai abordé, je voulais aller à vous, marcher dans la même prairie, vous rencontrer et vous parler comme par hasard. Je savais combien vous êtes jolie, je vous avais remarquée en diverses rencontres. Je voulais savoir si vous aviez autant de grâce et de charme qu’on vous en attribuait ; mais à peine étais-je dans les arbres du rivage que j’ai vu Abel près de vous, à l’entrée d’un kiosque rustique. Je l’ai vu baiser vos mains, j’ai entendu ce qu’il vous disait, je me suis retrouvée avec lui dans le convoi qui me menait et qui le ramenait à son concert. Je n’ai pas paru le voir, et il s’est jeté dans un autre compartiment, car il me connaît bien, lui, nous nous sommes rencontrés souvent en Allemagne et en Russie. Ne pâlissez pas ; je ne suis pas une de vos rivales ! Je l’ai revu en plein concert. Il avait bien chaud, le pauvre garçon ; mais il avait l’ivresse du triomphe sur le front, et je dois dire qu’il n’a jamais été aussi beau ! — Chère miss Owen, ne m’en voulez pas. Je ne suis pas votre ennemie, et vous n’avez pas affaire ici à une femme, c’est-à-dire à un de ces enfants jaloux et cruels qui sont, charmés de découvrir une tache dans l’albâtre, une empreinte suspecte sur la neige, et qui se hâtent de briser les idoles respectées avec une joie furieuse. Moi, n’ayant pas de faiblesse à me reprocher, je plains l’erreur des autres et ne la signale jamais. Je vous ai gardé un secret absolu, voilà pourquoi je vous ai ouvert mon âme sans réserve, certaine que ce serait un contrat réciproque, sacré pour vous comme pour moi… vous ne pouvez pas dire le contraire !

Je fus offensée du ton d’autorité dédaigneuse que prenait mademoiselle d’Ortosa. On n’a pas vécu vingt-trois ans irréprochable et pure jusqu’au fond de l’âme pour se laisser humilier par une ambitieuse extravagante.

— J’en suis fâchée pour vous, lui répondis-je avec fermeté, mais vous serez forcée de vous en rapporter à ma générosité, car vous m’avez dit vos secrets, et vous êtes libre de divulguer les miens. Vous avez cru surprendre un rendez-vous, vous n’avez surpris qu’une grande surprise de ma part. Vous pouvez donc raconter que vous avez vu M. Abel faire une folie à laquelle je ne m’attendais pas et que je n’avais pas autorisée. Si vous avez entendu ce qu’il me disait, vous en êtes bien sûre.

— J’ai entendu, reprit-elle vivement, qu’il vous appelait sa fiancée, et que vous ne le lui défendiez pas.

— Soit ! Dites-le. Je n’ai à rougir de rien, et il n’y a pas dans ma vie une pensée que je doive me reprocher. Sans doute c’est une chose blessante, cruelle, odieuse, de voir le public entrer dans les pudeurs de votre âme, fouiller dans votre conscience, vous demander compte de vos pensées et de vos sentiments ; mais je préfère ce malheur à la soumission devant une menace. Je ne vous demande donc pas le secret, et ne veux rien vous promettre. Je ferai ce qui me conviendra, faites ce qui vous conviendra également.

Elle s’arrêta pour me toiser de la tête aux pieds d’un air de défi où il entrait quelque chose comme de la haine ; mais elle était plus irritable que méchante, et peut-être trouvait-elle dans sa dévorante personnalité le dédain et l’oubli des résistances d’autrui. Son œil s’éclaira brusquement d’une gaieté caressante.

— Vous êtes, je le vois, dit-elle, une enfant terrible ! Qui se serait douté de cela ? Je savais bien que vous étiez une personne supérieure, mais je vous aurais crue plus craintive devant l’opinion. Allons ! c’est bien, je vous aime ainsi, et me voilà décidée à être votre amie. Ce n’est pas peu dire, cela, ma chère ! Je suis amie comme un homme, aussi discrète, aussi ferme. Vous ne m’aimerez peut-être pas ; vous avez trop de préjugés sur les choses de sentiment pour me comprendre. Un jour, vous me rendrez justice, et vous me serez aveuglément dévouée. Vous aurez besoin de moi. Vous n’en croyez rien ? Vous verrez ! Vous me trouverez alors, et vous direz : « Elle est bonne parce qu’elle est grande. » Adieu donc, miss Owen, faites de mes confidences l’usage que vous voudrez. Moi, comme j’ai gardé pour moi votre secret, je le garderai encore.

— Vous l’avez gardé vis-à-vis de mon père et de ma sœur ?

— C’est surtout vis-à-vis de votre sœur que je l’ai gardé. Où en seriez-vous, pauvre enfant, si Adda savait combien Abel a été épris de vous ?

— Qu’importe à ma sœur ?…

— Votre sœur aime Abel, ne le savez-vous pas ?

— Vous rêvez, mademoiselle d’Ortosa ! Elle le dédaigne profondément.

— C’est pour cela qu’elle en est folle. Quand on donne accès à une fantaisie dont on rougit, cela devient une passion.

— Laissez-moi, m’écriai-je en quittant son bras, c’est vous qui prenez plaisir à m’étonner et à m’affliger par un tissu d’extravagances !

— Vous voilà blessée au cœur, pauvre fille, et vous devenez très-irritable ! Allons, calmez-vous. Bientôt vous verrez votre sœur, et, pour peu que vous ayez de pénétration, vous reconnaîtrez que je vous ai dit la vérité. Voilà un grand embarras de plus dans votre existence déjà si troublée. Heureusement, je suis là ; c’est moi qui guérirai Adda de cette maladie. J’ai déjà commencé, je lui ai mis en tête de plus hautes ambitions. Je veux lui faire épouser lord Hosborn, et j’y parviendrai. Il m’a trop aimée pour ne pas accepter une femme de ma main. Quant à vous, ma chère, vous épouserez Abel, je vous le promets. Ce sera d’abord un grand malheur pour vous, car c’est un fou, un fou charmant, excellent, qui, tout en vous adorant, vous causera les plus grands chagrins ; mais il vous lancera. Les artistes sont très-puissants dans le monde ; ils charment les rois et les femmes. Au bout de quelques années, ne l’aimant plus, vous connaîtrez la vie, et vous pourrez aspirer à quelque chose de mieux que l’amour. Adieu tout de bon, voici mon jeune écuyer ; au revoir !

Elle n’attendit pas ma réponse. Qu’aurais-je pu répondre à ce tourbillon de bourdonnements et de piqûres qui m’enveloppait comme un essaim de guêpes ? Elle entra dans la bergerie pour reprendre sa monture, et je m’enfonçai dans le bois pour n’avoir plus à lui parler. Je m’efforçai de me calmer. Je me trouvai ridicule de m’émouvoir des propos d’une personne qui ne pouvait pas être sérieuse malgré ses hautes prétentions. Le but qu’elle poursuivait, et dont l’audace m’avait tout d’abord étourdie, n’était-il pas puéril en lui-même ? Il fallait plus d’étrangeté que de force dans l’esprit pour l’avoir conçu. Pour s’y attacher et le poursuivre, il fallait peut-être de la force réelle dans le caractère ; mais qu’est-ce qu’une force mal employée ? Une simple énergie vitale que ne dirige pas une puissance vraie. Certes, mademoiselle d’Ortosa pouvait atteindre son but, nous vivons dans la phase des aventures, et l’histoire moderne est ouverte à toutes les ambitions. Il n’est pas nécessaire d’avoir une grande taille pour faire de grandes enjambées quand le hasard, renversant les vieilles institutions séculaires et bouleversant les mœurs, apporte un élément nouveau et tout à fait imprévu dans les destinées humaines. Chacun pouvant prétendre à tout, personne n’est fou d’aspirer à la domination par l’intelligence. Là où mademoiselle d’Ortosa était insensée selon moi, c’était de chercher le pouvoir, l’ascendant, l’éclat, comme elle disait, dans une situation matérielle quelconque. Il me semblait que le vrai pouvoir, celui qui atteint le cœur, la raison et la conscience, n’a besoin ni de trône, ni d’armée, ni d’argent. Pour l’obtenir, il n’y a qu’un travail à faire sur soi-même, chercher le beau, le vrai, et le répandre dans la mesure de ses forces. Si on n’en a que de médiocres, on ne fait qu’un peu de bien. C’était mon lot, et je m’en contentais. Ce peu valait encore mieux que le beaucoup de mal qu’il faut faire pour usurper la puissance. Avec les forces de mademoiselle d’Ortosa, on pouvait à coup sûr faire plus et mieux que moi, mais à la condition de ne pas régner comme elle l’entendait, c’est-à-dire pour satisfaire une passion personnelle. Avec cette fièvre de personnalité avait-on devant Dieu le droit de se dire : « Je serai grande ? » Évidemment elle ne voyait clair ni dans sa vie ni dans celle des autres. Elle prenait l’éclat pour la gloire, elle ne comprenait même pas le véritable éclat de son rôle, elle ne connaissait et ne rêvait que l’apparat.

Elle ne savait pas davantage ce que le présent appelle, ce que l’avenir promet. Elle appartenait au passé. Elle s’élançait en avant, voulant être de la puissante et funeste race des parvenus de l’histoire. Elle faisait ce qu’ils ont tous fait, ce qui les a tous précipités. Elle voulait copier les volontés absolues des puissances finies. Elle avait tous les préjugés des institutions mortes ou près de mourir. Elle jouait avec des ombres, elle évoquait des tragédies dont les passions ne veulent plus, elle se drapait dans le martyre pour échapper au ridicule. Elle était intéressante pourtant, et son prestige était certain. Sa beauté avait des lueurs presque aussi vives que des rayons, et dans ses yeux changeants certains éclairs semblaient émaner d’un foyer véritable d’enthousiasme et de volonté. On y sentait la victoire de l’esprit sur la nature, l’amour tué par l’imagination. Si je n’eusse été défendue par les idées saines que mon père m’avait données et par la retenue de mes habitudes d’esprit, j’aurais subi la domination qu’elle voulait exercer sur moi. Ma pauvre Adda, inquiète et troublée par un malheureux essai de la vie, n’avait pas dû résister au vertige que produisait cette femme caressante et tyrannique : pourrais-je conjurer le fléau ?

Là commencèrent mes perplexités. Adda aimait-elle Abel ? La révélation de mademoiselle d’Ortosa était-elle une rêverie ou une perfidie ? Je ne la jugeai point perfide : mais sa pénétration me paraissait noyée dans de telles fantaisies, que je pouvais bien ne pas m’alarmer sérieusement. Que faire pourtant, si elle avait deviné juste ? Je cherchai en vain une solution qui me fût favorable, je n’en trouvai pas. Abonder dans le sens de mademoiselle d’Ortosa, éveiller l’ambition dans l’âme de ma sœur, la pousser à un mariage d’éclat, plus malheureux peut-être que le premier, pour qu’elle renonçât à me disputer mon fiancé, voilà ce que je ne pouvais admettre ; mais ce que je ne pouvais admettre davantage, c’est qu’elle épousât l’homme dont la parole avait tué son mari et l’avait faite veuve, l’artiste dont elle méprisait la condition, le viveur exalté qu’on ne pouvait aimer qu’avec une abnégation dont Adda était absolument incapable. D’ailleurs, en supposant que tous ces obstacles fussent vaincus, il eût fallu encore qu’Abel répondit à l’affection de ma sœur, et cela me semblait plus invraisemblable que tout le reste.

Si mademoiselle d’Ortosa avait eu le dessein de bouleverser mon esprit et de briser mon cœur, elle y avait donc réussi. La folle avait troublé la raisonnable, l’insensible avait ému la dévouée : n’était-ce pas dans l’ordre ? Je m’efforçai de réagir, et, tout en revenant à cheval à travers les bois et les collines, j’élevai mon âme vers celui qui représente dans nos pensées l’idéale justice et l’infatigable amour. Je ne sais, ma chère amie, si la raison peut prouver Dieu, mais il est des heures d’effroi amer où toutes les choses de la vie nous oppriment. À ces heures-là, une bonne conscience sent Dieu en elle, et elle le sent si profondément et si vivement, qu’elle se passe aisément d’autre preuve.

Je rentrai chez moi résignée à souffrir et à me sacrifier, s’il le fallait. Je n’étais peut-être pas née pour être heureuse autrement. Tout était cependant remis en question dans ma vie, et le grand effort que j’avais fait pour accepter Abel avec les fatalités et les entraînements de son sort et de son caractère ne me servirait peut-être plus de rien. Si ma sœur s’obstinait à me faire renoncer à lui, il s’agirait bientôt de travailler à l’oublier. Je souffrais si cruellement, que je sentis le besoin de m’imposer une distraction forcée pour échapper, ne fût-ce que quelques jours, à une recherche vaine et douloureuse de mon véritable devoir.

Je m’étais toujours refusée à visiter les sites un peu éloignés de ma demeure, parce que je ne pouvais y conduire ma petite Sarah. Je résolus de mettre à profit le temps où j’étais seule et d’aller voir des grottes très-curieuses dont mon père m’avait parlé avec admiration. J’avais une tendance à choisir le but le plus difficile et les aspects les plus frappants. Je me rendis donc à Givet, en moins d’une heure, par le train le plus matinal ; j’y louai une voiture et me fis conduire au village de Han, dans la province de Namur. J’y arrivai en trois heures à travers ce beau pays wallon qui tranche d’une manière si frappante avec les paysages anguleux et fermés de nos Ardennes françaises. Ce pays au contraire est le pays ouvert par excellence. Il a un aspect de franchise et de sérénité. C’est une région de collines mamelonnées sur de vastes ondulations nues et battues d’un air vif. L’approche du printemps couvrait ces grands espaces de la riche verdure des jeunes blés, et les parties plus arides qui en marquent parfois le faîte étaient revêtues de l’herbe fine des pâturages. Une atmosphère changeante, tantôt chargée de vapeurs, tantôt balayée par de fortes brises, irisait des nuances les plus fines cet océan végétal dont les vagues semblent escalader paisiblement le ciel.

Ce riche pays, admirablement cultivé, étonne par la solitude qui y règne. On y marche des heures entières sans approcher d’une habitation. Il n’y a pas de maisonnette isolée ; la chaumière n’existe pas. Toute la population est concentrée dans de gros villages ou dans de vastes groupes d’usines. On se demande comment on peut ensemencer et récolter avec de telles distances à franchir et tant de hauteurs à grimper. Quand de ces hauteurs on embrasse l’horizon, les distances entre les villages vous frappent encore plus. Le peu de place qu’occupe l’homme y est sans aucun rapport avec l’incommensurable domaine de son travail.

À mesure qu’on descend vers le vallon de la Lesse, le paysage change. On quitte les grandes vues, le découvert immense, pour retrouver une Meuse en miniature, d’étroites prairies, des ravins et des rochers abrupts, un ruisseau clair et rapide, de beaux arbres, des bruyères, des bosquets de frênes et de mélèzes.

Je descendis à la rustique auberge de Han, où je fus servie avec la brillante propreté, l’abondance et le bon marché qui règnent dans tout le pays. Je demandai le guide, il était absent ; personne ne voulut le remplacer. On ne visitait pas les grottes à ce moment de l’année. La Lesse y faisait de grands ravages tous les hivers ; il fallait, à chaque printemps, des travaux pour rendre les passages praticables, et ces travaux n’étaient pas terminés. Ne voulant pas être venue pour rien, je demandai à voir au moins le trou du rocher où la Lesse s’engouffre. Rien n’était plus facile ; c’était à une demi-heure de marche, et le premier enfant venu pouvait m’y conduire.

J’aimais mieux être seule. Je me fis indiquer le chemin, et j’entrai dans un vallon étroit et frais, coupé de rochers et de bouquets d’arbres, qui côtoie la montagne où les grottes sont enfouies. Ce paysage inculte est ravissant. La Lesse s’y étale dans des déchirures verdoyantes qu’elle inonde au printemps. J’arrivai par de délicieux sentiers à la bouche de pierre noire où elle se glisse avec un sourd et frais mugissement. Il me vint à l’esprit une de ces comparaisons auxquelles nous porte la tristesse. Ma vie n’était-elle pas faite à l’image de ce ruisseau, qui, lassé de se promener dans une solitude charmante et de refléter le ciel dans son eau tranquille, rencontrait un abîme et s’y jetait aveuglément pour s’égarer dans l’inconnu, au risque de s’y perdre et de ne jamais revoir la lumière ? Tout en philosophant sur moi-même et en comparant ce gouffre à mon malheureux amour, je fus prise d’une ardente curiosité de m’élancer aussi dans l’inconnu, et je cherchai un sentier qui me permît d’entrer avec le torrent dans l’abîme.

Il n’y en avait pas. La Lesse remplissait toute la voûte où elle disparaissait. Une jeune fille, sortant des buissons, vint à moi en courant, et me demanda si je voulais voir les grottes.

— On prétend, lui répondis-je, que ce n’est pas possible.

— Ce n’est pas possible par là, reprit-elle ; mais par l’entrée, plus haut, si le cœur vous en dit ?

Je la regardai ; elle avait seize ou dix-sept ans. Avec sa fraîcheur un peu aigre de ton et ses cheveux d’un rouge cuivreux, elle n’était pas jolie, mais elle avait ce type de douceur et de franchise résolue qui m’avait frappée dans plusieurs types du pays. Comme elle n’était guère plus grande ni plus robuste que moi, je pensai pouvoir bien passer où elle passerait, et j’acceptai sa proposition.

Je la suivis sur le sentier, et nous montâmes à l’ouverture supérieure.

— Comment verrons-nous à nous conduire là dedans ? lui dis-je.

— Je sais, répondit-elle, où on met les torches, et nous en prendrons deux. Vous déposerez le prix ici, dans ce creux, c’est le profit des guides quand ils sont là. Et puis nous trouverons les grottes éclairées, on y travaille.

Nous entrâmes dans les ténèbres avec nos torches, dont la fumée nous aveuglait. Nous n’avions pas fait trois pas que deux vieilles, sordides et vraiment effrayantes, nous barrèrent le passage avec un sale ruban bleu étoile d’or fané. Je pensai que c’était quelque tentative d’initiation à la cabale, car je n’ai jamais vu de sorcières mieux caractérisées.

— Donnez-leur deux sous, et qu’elles nous laissent tranquilles, me dit Elisabeth ; c’était le nom de mon jeune guide femelle.

Je donnai dix sous pour me faire expliquer le mystère. C’était une pratique religieuse, catholique, il n’est pas besoin de le demander, puisqu’il fallait payer. En passant sous ce ruban consacré à la Vierge, on était assuré de ne pas tomber dans les précipices qui s’ouvrent à chaque pas dans les grottes. Je dois vous dire que le propriétaire de la montagne, qui spécule sur la curiosité, ne permet plus aux pieuses sorcières de se tenir à l’entrée, parce que leur cérémonie effraye les voyageurs. Elles profitaient de ce qu’il n’y avait pas encore de surveillance, et, m’ayant aperçue, elles avaient quitté à la hâte les chèvres qu’elles gardaient, pour me soumettre, à leur misérable impôt.

Pendant longtemps, nous marchâmes péniblement sur la roche glissante, sans voir autre chose que des passages étroits et des stalactites noires sans effet et sans grandeur. Je regrettais d’avoir entrepris une promenade désagréable, tout à fait dépourvue d’émotion ; mais, au bout d’une heure environ, nous entrâmes dans le chaos. Les parois qui m’oppressaient s’écartèrent, le sol se creusa rapidement, des espaces sombres que les torches remplissaient d’une brume rougeâtre s’ouvrirent tantôt sous mes pieds, tantôt sur ma tête : la Lesse gronda dans des profondeurs invisibles. Nous gravîmes de petites hauteurs, difficiles à cause du sol glaiseux et toujours imprégné du suintement des roches : nous traversâmes des galeries énormes. Je ne m’arrêtai pas à regarder les bizarreries des stalactites qu’Elisabeth voulait me faire admirer comme des merveilles qui n’existaient nulle part ailleurs ; sur la foi des dévots de son village, elle voyait partout des représentations de l’enfer avec des monstres pétrifiés, ou des statues de madone placées là par la Providence pour nous protéger. Je la laissais dire et cherchais à me rendre compte des formes de ce monde souterrain qui n’est pas, comme on le croit dans la pays, l’ouvrage des eaux de la Lesse. C’est un craquement intérieur formidable où le torrent a trouvé passage et s’est laissé emporter par la pente, tournant les obstacles qu’il rencontrait, et se faisant large ou étroit, rapide ou morne, selon la disposition de son lit et de ses rives, se comportant enfin de la même façon qu’il se comporte à ciel découvert. Il n’y avait donc là rien de curieux ; mais ce monde souterrain s’est établi dans des proportions d’une majesté rare. Je pus m’en convaincre quand, nous dirigeant vers un bruit de voix et d’outils, nous arrivâmes à un endroit dont une vingtaine d’ouvriers déblayaient les sentiers. Ils avaient tous des torches, et, comme ils étaient disséminés sur plusieurs points, je n’eus pas besoin de les prier d’illuminer. Le paysage souterrain était éclairé à souhait.

Figurez-vous un ravin avec le torrent au fond, des blocs énormes jetés en désordre sur la croupe de collines aux versants rapides ; donnez pour cadre à ce vaste tableau des bases colossales de montagnes dont le sommet se perd dans la nuit, et pour ciel l’ombre impénétrable d’une voûte longue d’un kilomètre et haute de trois cents pieds. C’est un chaos alpestre enfoui dans un chaos. C’est une scène de montagne brisée dans l’intérieur d’une montagne compacte. Le bruit de l’eau courante, les ouvriers occupés à retrouver les sentiers praticables et à réparer le pont rustique, donnaient un aspect de vie étrange à ce décor enseveli.

Comme ces hommes achevaient leur travail et se transportaient dans ce qu’ils appelaient une autre salle, et que j’aurais appelé, moi, un autre pays, je les suivis, et ils m’aidèrent à passer encore le torrent sur une planche et à marcher dans les endroits dangereux. Ils s’installèrent pour réparer un autre pont dans une autre immensité. Là, voulant voir le lieu, qui était encore plus grandiose que le précédent, je m’assis sur une roche, et j’attendis qu’ils eussent pris chacun leur poste et planté leur torche. Elisabeth me recommanda de ne pas bouger, car j’étais au bord d’un précipice, et elle s’éloigna pour aller babiller avec un jeune gars, son frère ou son amoureux.

On m’avait beaucoup exagéré la hauteur des eaux de la Lesse, mais elle s’était fraîchement retirée, et l’humidité laissée sur les roches était si grande, que plusieurs torches s’éteignirent, surtout du côté où j’étais. Je me trouvai plongée par moments dans une obscurité qui ne me permettait pas de voir à mes côtés. Cette promenade sinistre m’avait exaltée, il me passa par la tête des idées folles. N’était-ce pas là un endroit ménagé à souhait pour le suicide qui ne s’avoue pas ? Je n’avais qu’un léger mouvement à faire pour me laisser glisser dans cette eau noire et profonde qui mugissait à mes pieds. Qui s’en apercevrait ? qui me retrouverait là ? qui saurait jamais si je n’y étais pas tombée par accident ?

Cette rêverie s’empara de moi au point que, pour résister au vertige de l’abîme, j’étendis la main pour me tenir à un angle du rocher. Ma main rencontra le bras d’une personne qui était derrière moi et que je n’avais pas vue, que je ne pouvais pas distinguer.

— Est-ce vous, Elisabeth ? lui dis-je.

Elle ne me répondit pas et glissa comme une ombre confuse. Elisabeth était à quelque distance, elle m’entendit et vint à moi avec sa lumière. La personne avait disparu. J’avoue que j’avais eu peur, et qu’au milieu de mon désir de suicide l’approche d’un danger inconnu m’avait rappelée à la raison. Je pensais qu’un des ouvriers avait voulu me voler ou, chose pire, m’insulter. Je n’osai dire ma puérilité à la jeune fille, et je me rapprochai des lumières.

Mais, quand j’eus assez vu le site, et qu’elle me proposa de reprendre notre route, car nous avions encore une heure à marcher avant de pouvoir sortir, mes appréhensions revinrent, et je lui demandai si elle connaissait toutes les personnes qui étaient dans la grotte.

— Certainement que je les connais, répondit-elle, c’est tous de braves gens ; mais, comme l’entrée n’est pas gardée en ce moment, il peut bien se faire que quelqu’un d’étranger soit entré derrière nous. Si vous avez peur, je vais demander à mon oncle, qui est par là, de nous conduire jusqu’au lac.

J’acceptai, et, après d’autres stations toujours plus intéressantes, nous arrivâmes au lac que forme la Lesse avant de sortir de sa prison. L’oncle d’Elisabeth nous confia au batelier qui stationne au rivage, et nous montâmes toutes deux dans la barque avec d’autres paysans qui devaient nous régaler du formidable coup de canon dont la détonation se prolonge à l’infini sous la voûte immense. À peine étions-nous installées pour partir, qu’on éteignit les torches ; nous nous trouvâmes ensevelies dans une obscurité absolue.

— Ne vous étonnez pas, me dit la jeune fille, et regardez devant vous, tout droit.

— Pourquoi n’avançons-nous pas ? lui demandai-je après quelques instants.

— Nous avançons, me dit-elle, et très-vite ; regardez ! vous le verrez bientôt.

En effet, un tout petit point bleu trouait comme un pâle saphir les ténèbres sans bornes. Le courant insensible nous poussait sans bruit vers cette lueur qui grandissait rapidement, et qui devint un clair de lune, puis une aube, puis une splendide grotte d’azur. Le lac, en se resserrant, se remplit des reflets énormes de la voûte, et ce miroir, d’une immobilité extraordinaire, apparut comme un abîme sans eau où la barque allait se briser et se perdre dans des profondeurs hérissées de rochers monstrueux. Je me demandais très-naïvement comment nous franchirions ce gouffre, quand la grotte d’azur devint un foyer ardent dont les yeux pouvaient à peine supporter l’éclat. C’était le jour, et le jour terne, car il pleuvait dehors. Qu’est-ce donc que ce foyer d’irruption de la lumière dans le crépuscule, quand le soleil est de la partie ?

J’étais si éblouie, que je ne pouvais sortir de la barque et ne voyais pas le magnifique portail de rocher qui s’ouvrait sur la verdure extérieure. Cette verdure me semblait incandescente ; quelqu’un me donna la main et me fit asseoir sur un banc auprès duquel était la petite pièce de campagne qu’on se hâtait de charger. Le coup partit. Je ne l’entendis pas. Quelqu’un qui craignait pour moi la commotion trop violente m’avait entourée de ses bras en me disant tout bas : Sarah ! C’était Abel ! Le cri de surprise qui m’échappa fut sans doute couvert par la terrible détonation. Je ne la ressentis aucunement ; mon être avait subi une secousse autrement profonde.

Nouville ne m’avait pas tenu parole. Il avait cru devoir donner à son ami une leçon salutaire. Il lui avait envoyé à Nice la dernière lettre que je lui avais écrite et où, rappelant l’aventure de Lyon, je lui disais : « J’en suis venue à pardonner même cela, et je vois bien que je pardonnerai tout, car il s’agit de le sauver, et je m’y dévoue, dussé-je mourir à la peine. » Abel avait quitté Nice à l’instant même. Il était venu me chercher à Malgrétout, et, ne m’y trouvant pas, il avait su où j’étais et m’avait suivie. Me voyant effrayée de son approche dans la grotte, où un petit berger l’avait guidé, il avait attendu que nous fussions sortis de ces dangers pour me parler.

Quand je vins à bout de comprendre ce qu’il me disait, nous étions encore assis sous le majestueux portique de la grotte, en face de ce miroir du lac qui en reflétait l’arcade festonnée de verdure. Il pleuvait ; Abel avait envoyé Elisabeth chercher la voiture. Le batelier était retourné à son poste dans la caverne. Nous étions seuls.

Abel me parlait en tenant mes mains. Comme cet illettré, ce muet épistolaire savait dire avec l’éloquence du cœur ce qu’il voulait dire ! Il me jurait et me prouvait presque que la Settimia n’avait jamais été pour lui qu’une associée de rencontre ; la version de Nouville était la vraie. Si j’étais restée un instant de plus, j’en eusse été convaincue. Il avait été si près de moi et il ne l’avait pas su ! Il ne m’avait pas devinée à travers cette cloison qui nous séparait ! Il maudissait la fâcheuse qui m’avait mise en fuite ; quelle joie il eût éprouvée de me retrouver à Marseille et à Nice !

— Nous serions, disait-il, officiellement fiancés, mariés peut-être à l’heure qu’il est ! J’aurais su que vous m’aimiez, et j’aurais renversé les obstacles, tandis que, n’osant devancer votre volonté, j’ai perdu l’occasion qui s’offrait de déclarer mes intentions à votre père et à votre sœur. Je les ai vus souvent, j’ai travaillé à détruire les préventions de madame de Rémonville, et je crois y être parvenu, car elle a cessé de me railler, et même elle m’a quelquefois parlé d’un ton d’amitié qui semblait appeler ma confiance ; mais que savais-je si, en recevant mes aveux, elle n’eût pas changé de dispositions à mon égard ? Quand j’ai lu la lettre que vous aviez écrite à Nouville, je suis devenu fou de bonheur, et me voilà. J’accours avec toutes mes espérances renouvelées, et cette fois avec des projets bien arrêtés. Je n’écouterai plus vos craintes et vos scrupules. J’attendrai auprès de vous, n’importe où dans votre voisinage, le retour de votre famille, qui doit avoir lieu incessamment, et je ne veux plus attendre six mois, je ne veux pas attendre six semaines. Je veux être à vous tout de suite et pour toujours. Je suis assez riche pour deux ou trois ans, si vous voulez mener une vie brillante, pour dix ans et plus, si vous voulez une vie modeste et retirée. Que m’importe à moi l’avenir ? Il sera ce que vous le ferez. J’ai encore des forces immenses pour vous faire une fortune. J’en ai d’inépuisables pour le bonheur intime et tendre que vous avez toujours rêvé, et que je rêve avec délices depuis que je vous connais. Tenez, Sarah, ce que je vous ai dit dans votre parc au bord de la Meuse, dans cette nuit étoilée, est toujours aussi vrai. Vous êtes mon salut, mon étoile, à moi ; il ne faut pas me rejeter dans l’ombre de cette horrible caverne que nous venons de traverser, et qui est l’image de ma vie sans vous. Il y a là des beautés qui ne sont que des mirages, des merveilles qui ne sont que des vertiges ; l’enfer est sous les pieds, la voûte de la tombe s’étend partout sur la tête, et on erre là ainsi qu’une forme humaine qui a laissé son âme à la porte. J’ai horreur de la nuit, et, si je ne vous eusse cherchée dans ces ténèbres, j’y serais devenu fou. Oui, Sarah, oui, ce n’est pas une métaphore ; ma vie sans vous est comme cet abîme, tout y est mort, il n’y a pas une fleur, pas un brin d’herbe, pas un rayon. Ramenez-moi au soleil ; aimez-moi, ou je n’aimerai jamais, et je mourrai sans avoir vécu.

Je ne sais ce que je lui répondais. Mon cœur parlait sans que ma raison se rendît compte de mes paroles. Il me remerciait, il était heureux. Il pleurait d’amour et de joie. La voiture arriva, et nous reconduisit au village. Nous avions trois heures de route pour regagner Givet, et je m’avisai qu’Abel avait peut-être oublié de déjeuner pour me rejoindre plus vite.

— Quelle enfant ! me dit-il en me regardant avec un rire attendri ; elle croit que je songe à manger !

— Si vous n’y songez pas, répondis-je, c’est raison de plus pour que vous en ayez grand besoin.

Je donnai l’ordre qu’on nous servît.

— Oui, dit-il en s’asseyant devant moi à la petite table de noyer où j’avais déjeuné seule le matin, j’ai faim, vous m’y faites penser ; mais j’aurais pu l’oublier jusqu’à la mort. C’est donc vous qui me soignerez ? C’est moi qui serai l’enfant ? Oui, vous êtes la maternité, la tendresse, la sollicitude, je le sais bien, je le vois, et le sentiment que j’en ai met comme une douce moiteur sur mes nerfs irrités. Comment, je vais être aimé ! Quelqu’un s’inquiétera de moi à toute heure et me dira : « Il faut faire telle chose et t’abstenir de telle autre ! » Je ne me gouvernerai plus, quelle chance ! Et vous serez heureuse aussi, Sarah, heureuse de rester vous-même, c’est-à-dire providence, et d’avoir un enfant docile et reconnaissant !

J’étais heureuse déjà de le servir et de bercer cette puissance à laquelle j’appartenais. Je pris du thé pour le décider à manger, et après nous nous demandâmes où nous allions. Je n’avais plus d’objections, plus de doutes quand il était là ; mais enfin il fallait aviser aux choses immédiates. Il voulait rester près de moi jusqu’au retour de mon père et de ma sœur. Dans ma maison, ce n’était vraiment pas possible ; dans mon voisinage, il était connu, et, d’ailleurs, pourrions-nous passer plusieurs jours sans nous voir, nous sentant près l’un de l’autre ?

— Comment, s’écria-t-il, je vais vous reconduire chez vous ce soir, et nous nous dirons encore adieu ! Non, ce n’est pas possible. Vous êtes là, je vous tiens, je suis ivre de joie, nous mangeons ensemble, nous sommes tête à tête comme deux époux, et parce qu’on pourra le savoir et le dire, nous allons nous quitter ! Non, Sarah, je ne veux pas, je vous enlève ! Ce pays est une solitude immense ; faisons deux lieues à travers les bois, et personne ne nous y connaît plus. On sait chez vous que vous êtes en excursion ; on ne sait quand vous comptez rentrer, car vos gens m’ont dit qu’après les grottes de Han vous iriez peut-être voir celles de Rochefort. N’y allons pas, fuyons les lieux habités ; allons à l’aventure, ne nous quittons pas surtout ; si vous me quittez, vous aurez encore peur de moi ; on vous ébranlera, on vous dira d’attendre ; moi, je n’attends plus, ou je deviens fou !

J’essayai de résister. Il eut l’air de céder, et nous montâmes dans la voiture qu’il avait amenée ; il avait renvoyé la mienne à Givet. La soirée était humide et fraîche. Il m’enveloppa d’une peau d’ours blanc, fine et souple comme de la soie, qu’il avait rapportée de Russie, et, quand nous fûmes en route, il me dit :

— Parlons raison, ma bien-aimée Sarah. Votre sœur ne consentira jamais de bonne grâce à votre mariage avec moi. Il faut que vous ayez le courage de lutter : si vous ne l’avez pas, je suis perdu.

— Eh bien, oui, répondis-je, il faut parler raison. Il faut que vous me donniez plus de détails sur vos relations avec ma sœur à Nice.

— Je vous ai tout dit, sauf qu’elle est aussi coquette que capricieuse.

— Coquette ! Voyons, dites-moi tout ce que vous pensez d’elle. Je la justifierai, mais après avoir écouté toutes vos accusations.

— Eh bien, sachez tout, il le faut. La dernière fois que je l’ai vue, c’est avec moi qu’elle a été coquette. Il y a là-bas une certaine aventurière du grand monde qui s’appelle mademoiselle d’Ortosa.

— Je la connais ; que pensez-vous d’elle ?

— Je pense qu’elle est dévorée de la vanité d’éclipser toutes les autres femmes et de tourner la tête à tous les hommes

— Et elle y réussit ?

— Elle y réussit ; mais elle a échoué avec moi. Voici ce qui s’est passé il y a huit ou dix jours : j’avais eu un grand succès, j’étais à la mode. Mademoiselle d’Ortosa me fit inviter par sa parente, la comtesse d’Ares, prendre le thé chez elle « en petit comité ». Il y avait deux cents personnes ! Votre sœur y était. Je m’approchai d’elle et je lui parlai assez longtemps ; nous parlions de vous.

— Que disiez-vous ? il faut que je le sache.

— Votre sœur, à qui je demandais de vos nouvelles, me répondait que vous étiez au comble du bonheur d’être seule.

— Elle disait cela ? Pourquoi ?

— Pour me répéter que vous aviez horreur du monde et du mouvement, et me faire sentir que j’aurais bien tort d’embarrasser ma vie d’artiste d’un mariage qui convenait tout au plus à un riche bourgeois retiré des affaires.

— Comment ! elle vous a dit cela ?

— Non pas à bout portant, mais de manière que je ne perdisse pas une intention de son thème. C’était la première fois qu’elle y mettait autant de clarté, et j’en mis de mon côté le plus possible à lui dire qu’elle exploitait votre dévouement et voulait se dispenser de la reconnaissance en prétendant que vous n’aviez pas de mérite à vous sacrifier. Notre aparté devenait assez aigre, lorsque mademoiselle d’Ortosa, qui voyait sans la comprendre l’animation de notre dialogue, et qui ne souffre pas qu’on fasse la cour aux autres en sa présence, vint me demander mon bras pour faire le tour du salon. Elle croyait m’accorder une grande faveur, elle qui ne fait porter la traîne de sa robe qu’à des princes, tout au plus à des ambassadeurs. Je trouvai la chose comique, et je fus gai. Elle me crut enivré et me défendit, en paroles caressantes, de rien espérer, tout en dardant sur moi ces yeux étranges qui disent : Osez tout ! C’est sa manière.

— Ces yeux-là enivrent, à ce que l’on dit ?

— Ils enivrent comme du vin de Champagne où l’on aurait mis du vitriol. Je ne suis plus enfant pour goûter au poison ; je ne fus pas enivré.

— Et alors ma sœur…?

— Votre sœur et mademoiselle d’Ortosa se haïssent cordialement.

— Que dites-vous là ? Elles s’aimaient.

L’Espagnole a choyé la petite Anglaise jusqu’au jour où elle a vu que celle-ci, avec son air mutin sous ses habits de deuil, avait un succès de fraîcheur et de physionomie. Elles ont essayé leurs flèches sur moi. Pour mademoiselle d’Ortosa, c’était une occasion d’enflammer le dépit de ces messieurs et de les renvoyer humiliés à la petite Adda. Pour la petite Adda, c’était une tentative audacieuse et désespérée d’arracher à la grande aventurière la seule conquête dont elle eût le caprice ce soir-là. L’assaut fut rude. Madame de Rémonville me fit de son éventail noir, et sans aucune adresse, le signe impérieux de revenir auprès d’elle. Mademoiselle d’Ortosa me força de lui tourner le dos en me faisant faire demi-tour, d’un bras nerveux. Tout le monde vit ce singulier jeu de scène, et, pour mettre les parties d’accord sans me donner ridiculement en spectacle, je m’esquivai adroitement du salon. J’ai été à Monaco, et c’est là que j’ai reçu la lettre de Nouville, qui m’a fait partir à l’heure même.

— Et à présent, Abel, que concluez-vous de tout cela ?

— Que votre sœur et mademoiselle d’Ortosa sont irréconciliables, que l’une est une coquette corrompue, l’autre une coquette ingénue, et que celle-ci, votre charmante petite sœur, fera tout au monde pour vous détourner de moi ; non qu’elle veuille de moi, je ne suis qu’un pleutre de ménétrier, mais parce que toute femme coquette voit avec dépit l’amour dont elle n’est pas l’objet.

Je sentis qu’Abel me disait la vérité et jugeait bien la situation.

— Pourtant, lui dis-je, je veux en avoir le cœur net. Supposons qu’au lieu d’être enivrée par la vanité, comme il vous semble, ma sœur se soit naïvement éprise de vous ?

— Naïvement ?… après ses persiflages, ses grossièretés et ses avances ? Ce n’est pas l’amour ingénu et spontané, cela !

— Qui sait ? chez une enfant un peu gâtée ?

— Où voulez-vous en venir, Sarah ? Quand elle m’aimerait ?

— Ce serait un grand malheur pour moi, Abel !

— Le malheur de la contrarier ? Je la contrarierais bien davantage, moi, si elle vous faisait souffrir ; je la haïrais !

— Qu’elle me fasse souffrir, ce n’est rien, j’y suis habituée ; mais si elle souffrait beaucoup elle-même ?

— J’entends, vous me sacrifieriez, et vous croyez que ce serait le moyen de me rendre épris d’elle ?

— Qui sait ? avec le temps ! Un homme résiste-t-il à une passion vraie quand la femme est jeune et charmante ?

Le cocher qui nous conduisait s’arrêta. Abel passa la tête dehors et lui dit quelques mots que je n’entendis pas. Il repartit aussitôt.

— J’avais cru, lui dis-je, que nous arrivions à Givet ?

— Nous n’y serons pas, me répondit-il, avant deux heures.

Je ne m’inquiétai pas du chemin que nous suivions, et que la nuit ne m’eût pas permis de reconnaître ; mais le silence où Abel était tombé m’alarma, et je lui demandai s’il n’avait rien à répondre à mes anxiétés.

— Vos anxiétés, reprit-il, ne sont pas les miennes. Vous pensez à votre sœur ; moi, je pense à vous, Sarah ! Vous ne m’aimez donc pas, que vous admettez la pensée de m’en voir aimer une autre ? Voyons, que feriez-vous si j’étais assez lâche pour épouser votre sœur au lieu de vous ?

— Rien !

— Comment ! rien ?

— Je resterais près de vous, j’élèverais vos enfants, je tiendrais votre ménage.

— Enfin vous n’en mourriez pas, cela est certain !

— Je ferais mon possible pour vivre de mon sacrifice, au lieu de vous le rendre stérile en succombant à mon chagrin.

— Vous êtes peut-être sublime, reprit-il avec emportement, mais c’est trop pour moi. Je ne comprends pas ! Vous n’aimez pas, Sarah ! c’est trop d’abnégation. Si vous me quittiez pour un autre, je le tuerais, fût-il mon frère, et vous, vous m’offrez… Tenez, vous êtes folle, et vous me brisez !

Je ne répondis pas, sa voix irritée me faisait peur. Il s’agita dans la voiture, il leva et baissa les glaces avec brusquerie, maudit le temps, qui était lugubre, la nuit sombre, les nuages de plomb qui lui rappelaient l’horrible grotte de Han ; puis il s’apaisa, me prit les mains et vit que je pleurais.

— Quelle femme ! s’écria-t-il ! elle pleure à étouffer, et on ne l’entend pas ! Elle mourrait à vos côtés sans se plaindre ! Ah ! tiens, Sarah, tu es au-dessus de la nature humaine, et moi, je suis au-dessous ! Que veux-tu ! j’ignore tant de choses ! Je ne sais ce que c’est que les liens du sang, je n’ai pas eu de famille, j’ai vécu comme un sauvage, tout seul dans la vie, essayant d’aimer mes amis comme j’aurais voulu être aimé, mais ne comprenant pas d’autres sacrifices que ceux de mon temps et de ma peine. J’aurais bien volontiers donné ma vie, s’il l’eût fallu ; mais donner mon âme, sacrifier mon amour… je n’ai jamais admis cela. Tu l’admets, toi ! Je m’efforce de t’admirer, et je suis en colère. Je ne peux pas dire : « C’est bien, » et pourtant tu pleures de n’être pas compromise, tu sens que je suis trop égoïste et trop brutal pour t’apprécier. Tu me trouves injuste et cruel peut-être ? — Tu as raison, puisque tu souffres, puisque c’est moi qui te fais pleurer. Je te fais pleurer, moi qui suis venu à toi, croyant t’apporter des trésors de tendresse, me vantant à moi-même de t’inonder de joie et de confiance… Ah ! je suis maudit, et tout ce qui m’arrive, c’est ma faute ! C’est ma folle existence qui te rend si courageuse devant la possibilité de vaincre ton amour. Je ne vaux pas la peine d’être disputé, tu le sens, et tu ne me disputeras pas !

— Voilà qui est plus cruel que tout le reste, lui dis-je, je ne croyais pas mériter ce reproche-là !

Il se jeta à mes pieds et me demanda passionnément pardon, et moi, je sentais qu’il m’était si cher que je lui demandais pardon encore plus de l’avoir fait souffrir.

Cependant la voiture descendait rapidement dans des chemins affreux, et, comme la nuit se faisait un peu plus claire, je fis observer à Abel que nous étions sur une route qui n’était pas celle que j’avais suivie le matin.

— C’est probable, répondit-il, il y a une heure que le cocher est perdu ; mais voici qu’on voit à se conduire, il se retrouvera. Il est du pays, et nous ne pouvons pas être bien loin d’un endroit habité où il se renseignera.

Bien que la route devînt de plus en plus dangereuse et pénible, je ne pouvais avoir peur auprès d’Abel. Nous marchâmes encore une heure, et, quand nous nous arrêtâmes, nous étions à dix lieues de Givet ; les chevaux, harassés, ne pouvaient aller plus loin. Nous étions dans un petit village de marbriers, au fond d’une gorge, à la porte d’une auberge très-rustique.

— Je me reconnais, dit Abel en sautant à terre, c’est la gorge d’Antée à Astières, j’y suis passé autrefois. Cette auberge est propre, et vous n’y manquerez de rien. Allons, mon amie, vous avez besoin de repos ; il faut nous arrêter ici.

— Pourquoi nous arrêter ? lui dis-je. Je ne suis pas fatiguée, et nous pouvons trouver ici des chevaux.

— Des chevaux pour aller où ? demanda l’hôtesse, qui m’aidait à descendre.

— À Givet, répondis-je.

— Oh ! cela, non, dit-elle en joignant les mains ; nous n’avons que des chevaux pour le travail des carrières, et ils ne vont ni loin ni vite. À aucun prix, vous n’en trouverez chez nous.

— Allez donc voir, dis-je à Abel.

— Entrez toujours, répondit il, je vais m’informer.

Et il s’éloigna.

J’entrai dans l’auberge qui, au dehors, semblait une masure, mais dont l’intérieur propre, ciré et orné de fleurs comme tous ceux du pays, ne rendait pas bien effrayante la perspective d’y rester quelques heures. Les deux femmes qui tenaient la maison étaient prévenantes sans importunité. Je me chauffai avec plaisir, et, pour faire quelque dépense, je commandai du café, pour Abel. Il revint au bout de peu d’instants, et me dit qu’il était impossible de sortir de ce village avant le lendemain.

— Eh bien, lui répondis-je avec une candeur qui le troubla, vous vouliez rester avec moi, le hasard l’a voulu aussi. Nous ne nous dirons pas adieu aujourd’hui.

Je vis qu’il hésitait à me répondre, et je lui demandai de quoi il paraissait inquiet.

— Ah ! Sarah, me dit-il en s’agenouillant près du feu devant moi, vous êtes un trop bon ange ! Je ne peux pas vous tromper plus longtemps. Vous ne voyez donc pas que je vous ai perdue exprès ?

— Non, je ne le voyais pas, répondis-je, blessée au cœur, et je ne peux pas le croire, quoique vous me le disiez.

— Eh bien, reprit-il vivement, j’ai fait quelque chose qui vous semble mal, qui vous offense, et que vous me pardonnerez, il le faut ! Si vous étiez au bord d’un précipice, je vous retiendrais de toute la force de ma volonté, dussé-je froisser vos membres délicats, que j’adore, et déchirer vos vêtements, qui me sont sacrés. Je ne penserais qu’à vous sauver, et mon étreinte furieuse serait aussi chaste que celle dont vous embrasseriez votre petite Sarah en pareille circonstance. Tenez, il faut en finir avec ces terreurs. On veut nous désunir : deux femmes ennemies, mademoiselle d’Ortosa, qui ne reculera devant aucune machination pour m’éloigner de votre famille, et votre sœur, moins habile, mais plus puissante sur vous ! Je sens bien, à chaque pensée qui vous trouble, à chaque parole qui vous échappe, que vous m’appartenez quand je suis là, mais que vous subissez une domination atroce quand je vous quitte. Vous n’avez pas la force nécessaire pour la briser. Il faut que j’aie cette force pour nous deux. J’ai voulu l’avoir, je l’ai, je l’aurai.

— Mais que voulez-vous donc ? lui dis-je : quel moyen avez-vous trouvé de me soustraire à l’influence de ma sœur ? Vous voulez me compromettre, m’ôter cette bonne réputation qui devrait faire votre orgueil, et qui est la seule dot que je puisse être fière de vous apporter ?

— Je veux vous enlever ! Que m’importe cette réputation qui est à moi à présent, et que ma passion légitime ne peut ternir ? Qui pourra vous l’ôter, qui pourra vous insulter dans mes bras ? Restez avec moi, écrivez à votre père de vous rejoindre, et ne rentrons en France que mariés.

— Et vous croyez que, si ma sœur veut empêcher ce mariage, elle ne suivra pas mon père auprès de nous ?

— Partons pour l’Angleterre. Votre fuite aura fait quelque bruit, vous serez compromise, comme vous dites ! Tout le monde comprendra qu’ayant un trésor à garder, je n’aie pas voulu me le laisser voler.

— Ainsi vous voulez m’exposer aux railleries du pays, au mépris de ma sœur, et vous croyez que mon père, qui ne demande qu’à nous unir, ne blâmera pas cet acte de démence ? Vous croyez qu’il n’aura pas un profond chagrin de me voir mariée au prix d’un scandale ? Vous pensez que je serai une bien bonne gardienne de ma petite Sarah aux yeux de ma sœur irritée, quand je voudrai redevenir sa mère adoptive ? Est-ce là ce que vous m’aviez promis, Abel ? est-ce là ce bonheur de famille que vous vouliez respecter à tout prix ? est-ce la protection que je devais au moins attendre de vous dans ma lutte avec le monde ? Déjà, sans y songer, sans le vouloir, vous m’avez pris mon honneur.

— Moi ! s’écria-t-il, moi !

— Oui, vous ! quand vous êtes venu, au milieu d’un concert, me surprendre à Nouzon, vous m’avez livrée à la merci de mademoiselle d’Ortosa ; elle nous a vus, elle nous a épiés, elle connaît mon secret et Dieu sait quel usage elle veut en faire !

— Ah ! si j’avais su cela ! reprit Abel avec feu ; que ne l’ai-je su plus tôt ! j’aurais parlé à votre père à Nice, j’aurais proclamé mon amour pour vous, j’aurais brisé ces misérables intrigues de femmes !

— Il est temps encore, Abel ! Venez dans quelques jours et demandez-moi hautement et franchement, réclamez-moi au besoin, puisque me voilà compromise deux fois par votre volonté ; mais n’exigez pas qu’il y ait de la mienne dans cet apparent oubli de ma dignité de femme. Ne me ramenez pas dans ma demeure comme une conquête avilie ; laissez-moi rentrer seule et libre ; je veux pouvoir dire à mon père que je suis toujours digne de lui et de vous.

— Partons, dit-il, partons, j’obéis !

Et il sortit impétueusement ; mais il rentra mouillé jusqu’aux os, car la pluie avait recommencé, et il avait en vain couru tout le village ; il s’était même blessé dans l’obscurité, et il avait les mains couvertes de sang. Il avait promis une fortune au cocher qui nous avait amenés. Il avait trouvé un homme incorruptible qui aimait ses chevaux pour eux-mêmes, qui craignait d’ailleurs l’averse et les mauvais chemins pour son compte, et que rien n’avait pu décider à repartir après une journée de vingt lieues.

— Voilà ! me dit Abel, partir est impossible ; mais, vous le voulez, partons ; je vous porterai jusqu’à ce que je meure.

Je le calmai, je le consolai, je ne pouvais le voir ainsi mouillé, ensanglanté, exaspéré contre luimême. Je lavai sa main blessée, cette main si précieuse et si habile dont il ne voulait pas s’occuper, et que je pansai avec mon mouchoir. Je lui dis que j’attendrais sans dépit et sans effroi jusqu’au lendemain, que je me fiais désormais à sa parole, qu’il fallait accepter un événement dont il n’avait pas prévu les conséquences, et dont je n’avais pas sujet de m’affecter puérilement, dès que, de sa part et de la mienne, il devenait involontaire.

Je demandai une chambre pour me reposer, car j’étais brisée de fatigue. Il était minuit, et nos vieilles hôtesses n’étaient pas contentes de veiller si tard pour attendre notre décision. Pendant qu’on préparait ma chambre, Abel me remercia avec ardeur de ce qu’il appelait ma bonté.

— Oui, la bonté, disait-il, voilà votre force à vous ! la douceur, le pardon inépuisable, cet éternel sourire d’une âme toujours prête à s’oublier pour consoler et guérir ! Vous êtes mon dieu, Sarah, ne m’abandonnez pas ; à chaque minute, je vous aime davantage. Je vous jure que je me sens mourir à l’idée de vous perdre !

L’hôtesse entra pour demander s’il nous fallait deux lits. Je n’avais pas prévu celte question d’une candeur brutale, qui me fit monter le sang au visage.

— Je ne passe pas la nuit ici, répondit Abel.

Et il ajouta en s’adressant à moi :

— J’ai aperçu dans le village une usine dont le travail de nuit m’intéresse, j’irai m’y réchauffer, et je reviendrai demain matin déjeuner avec vous.

— Il faut vous reposer aussi, lui dis-je tout bas, je l’exige. Je ne dormirais pas, si je vous savais condamné à veiller pour me rassurer sur les propos que l’on pourra faire.

— Je trouverai un gîte, répondit-il, ne vous inquiétez pas de moi. Je veux dormir aussi, car je ne veux pas devenir fou, et ce n’est pas si près de vous que je pourrais me calmer. Je ne veux plus vous faire pleurer, Sarah ! cela est trop douloureux pour moi. Je vous sais en sûreté ici, dormez tranquille, et à demain !