Magnificat (Claudel)

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La Nouvelle Revue FrançaiseTome III (p. 555-579).

MAGNIFICAT[1]

MON âme magnifie le Seigneur.

Ô les longues rues amères autrefois et le temps où j’étais seul et un !

La marche dans Paris, cette longue rue qui descend vers Notre-Dame !

Alors comme le jeune athlète qui se dirige vers l’Ovale au milieu du groupe empressé de ses amis et de ses entraîneurs,

Et celui-ci lui parle à l’oreille et le bras qu’il abandonne, un autre rattache la bande qui lui serre les tendons,

Je marchais parmi les pieds précipités de mes dieux !

Moins de murmures dans la forêt à la Saint Jean d’été,

Il est un moins nombreux ramage en Damas quand au récit des eaux qui descendent des monts en tumulte

S’unit le soupir du désert et l’agitation au soir des hauts platanes dans l’air ventilé,

Que de paroles dans ce jeune cœur comblé de désirs !

O mon Dieu, un jeune homme et le fils de la femme vous est plus agréable qu’un jeune taureau !

Et je fus devant vous comme un lutteur qui plie,

Non qu’il se croie faible, mais parce que l’autre est plus fort.

Vous m’avez appelé par mon nom

Comme quelqu’un qui le connaît, vous m’avez choisi entre tous ceux de mon âge.

O mon Dieu, vous savez combien le cœur des jeunes gens est plein d’affection et combien il ne tient pas à sa souillure et à sa vanité !

Et voici que vous êtes quelqu’un tout-à-coup !

Vous avez foudroyé Moïse de votre puissance, mais vous êtes à mon cœur ainsi qu’un être sans péché.

O que je suis bien le fils de la femme ! car voici que la raison, et la leçon des maîtres, et l’absurdité, tout cela ne tient pas un rien

Contre la violence de mon cœur et contre les mains tendues de ce petit enfant !

O larmes ! ô cœur trop faible ! ô mine des larmes qui saute !

Venez, fidèles, et adorons cet enfant nouveauné.

Ne me croyez pas votre ennemi 1 Je ne comprends point, et je ne vois point, et je ne sais point où vous êtes. Mais je tourne vers vous ce visage couvert de pleurs.

Qui n’aimerait celui qui nous aime ? Mon esprit a exulté dans mon Sauveur. Venez, fidèles et adorons ce petit qui nous est né.

— Et maintenant je ne suis plus un nouveauvenu, mais un homme dans le milieu de sa vie, sachant,

Qui s’arrête et qui se tient debout en grande force et patience et qui regarde de tous côtés.

Et de cet esprit et bruit que vous avez mis en moi,

Voici que j’ai fait beaucoup de paroles et d’histoires inventées, et personnes ensemble dans mon cœur avec leurs voix différentes.

Et maintenant, suspendu le long débat,

Voici que je m’entends vers vous tout seul un autre qui commence

A chanter avec la voix plurielle comme le violon que l’archet prend sur la double corde.

Puisque je n’ai rien pour séjour ici que ce pan de sable et la vue jamais interrompue sur les sept sphères de cristal superposées.

Vous êtes ici avec moi, et je m’en vais faire à loisir pour vous seul un beau cantique, comme un pasteur sur le Carmel qui regarde un petit nuage.

En ce mois de décembre et dans cette canicule du froid, alors que toute étreinte est resserrée et raccourcie, et cette nuit même toute brillante,

L’esprit de joie ne m’entre pas moins droit au corps

Que lorsque parole fut adressée à Jean dans le désert sous le pontificat de Caïphe et d’Anne, iJérodc

Etant tétrarque de Galilée, et Philippe son frère de l’iturée et de la région Trachonitide, et Lysanias d’Abilène.

Mon Dieu, qui nous parlez avec les paroles mêmes que nous vous adressons,

Vous ne méprisez pas plus ma voix en ce jour que celle d’aucun de vos enfants ou de Marie même votre servante,

Quand dans l’excès de son cœur elle s’écria vers vous parce que vous avez considéré son humilité !

O mère de mon Dieu ! ô femme entre toutes les femmes !

Vous êtes donc arrivée après ce long voyage jusqu’à moi ! et voici que toutes les générations en moi jusqu’à moi vous ont nommée bienheureuse !

Ainsi dès que vous entrez Elisabeth prête l’oreille,

Et voici déjà le sixième mois de celle qui était appelée stérile.

O combien mon cœur est lourd de louanges et qu’il a de peine à s’élever vers Vous,

Comme le pesant encensoir d’or tout bourré d’encens et de braise,

Qui un instant volant au bout de sa chaîne déployée

Redescend, laissant à sa place

Un grand nuage dans le rayon de soleil d’épaisse fumée !

Que le bruit se fasse voix et que la voix en moi se fasse parole !

Parmi tout l’univers qui bégaie, laissez-moi préparer mon cœur comme quelqu’un qui sait ce qu’il a à dire,

Parce que cette profonde exultation de la Créature n’est pas vaine, ni ce secret que gardent les Myriades célestes en une exacte vigile ;

Que ma parole soit équivalente à leur silence !

Ni cette bonté des choses, ni ce frisson des roseaux creux, quand sur ce vieux tumulus entre la Caspienne et l’Aral,

Le Roi Mage fut témoin d’une grande préparation dans les astres.

Mais que je trouve seulement la parole juste, que j’exhale seulement

Cette parole de mon cœur, l’ayant trouvée, et que j e meure ensuite, l’ayant dite, et que j e penche ensuite La tête sur ma poitrine, l'ayant dite, comme le vieux prêtre qui meurt en consacrant !

Soyez béni, mon Dieu, qui m'avez délivré d< idoles,

Et qui faites que je n'adore que Vous seul, non point Isis et Osiris,

Ou la Justice, ou le Progrès, ou la Vérité, 01 la Divinité, ou l'Humanité, ou les Lois de la Natun ou l'Art, ou la Beauté,

Et qui n'avez pas permis d'exister à toutes c< choses qui ne sont pas, ou le Vide laissé par votn absence.

Comme le sauvage qui se bâtit une pirogue qui de cette planche en trop fabrique Apollon,

Ainsi tous ces parleurs de paroles du surplus de leurs adjectifs se sont fait des monstres sans sub- stance,

Plus creux que Moloch, mangeurs de petits enfants, plus cruels et plus hideux que Moloch.

Ils ont un son et point de voix, un nom et il n'y a point de personne,

Et l'esprit immonde est là qui remplit les lieux déserts et toutes les choses vacantes.

Seigneur, vous m'avez délivré des livres et des Idées, des Idoles et de leurs prêtres,

Et vous n'avez point permis qu'Israël serve sous le joug des Efféminés.

Je sais que vous n’êtes point le dieu des morts, mais des vivants.

Je n’honorerai point les fantômes et les poupées, ni Diane, ni le Devoir, ni la Liberté et le bœuf Apis.

Et vos « génies », et vos « héros », vos grands hommes et vos surhommes, la même horreur de tous ces défigurés.

Car je ne suis pas libre entre les morts,

Et j’existe parmi les choses qui sont et je les contrains à m’avoir indispensable.

Et je désire de n’être supérieur à rien, mais un homme juste.

Juste comme vous êtes parfait, juste et vivant parmi les autres esprits réels.

Que m’importent vos fables ! Laissez-moi seulement aller à la fenêtre et ouvrir la nuit et éclater à mes yeux en un chiffre simultané

L’innombrable comme autant de zéros après le 1 coefficient de ma nécessité !

Il est vrai ! Vous nous avez donné la Grande Nuit après le jour et la réalité du ciel nocturne.

Comme je suis là, il est là avec les milliards de sa présence,

Et il nous donne signature sur le papier photographique avec les 6000 Pléïades,

Comme le criminel avec le dessin de son pouce enduit d’encre sur le procès-verbal.

Et l’observateur cherche et trouve les pivots et les rubis. Hercule ou Alcyone, et les constel- lations

Pareilles à l'agrafe sur l'épaule d'un pontife et à de grands ornements chargés de pierres dedivers< couleurs.

Et çà et là aux confins du monde où le travail de la création s'achève, les nébuleuses,

Comme, quand la mer violemment battue et remuée

Revient au calme, voici encore de tous côtés l'écume et de grandes plaques de sel trouble qi montent.

Ainsi le chrétien dans le ciel de la foi sent pal- piter la Toussaint de tous ses frères vivants.

Seigneur, ce n'est point le plomb ou la pierre ou le bois pourrissant que vous avez enrôlé à votre service,

Et nul homme ne se consolidera dans la figure de celui qui a dit : Non scrutant !

Ce n'est point mort qui vainc la vie, mais vie qui détruit la mort et elle ne peut tenir contre elle!

Vous avez jeté bas les idoles,

Vous avez déposé tous ces puissants de leur siège, et vous avez voulu pour serviteurs la flamme même du feu !

Comme dans un port quand la débâcle arrive on voit la noire foule des travailleurs couvrir les quais et s'agiter le long des bateaux, Ainsi les étoiles fourmillantes à mes yeux et l'immense ciel actif!

Je suis pris et ne peux m'échapper, comme un chiffre prisonnier de la somme.

Il est temps ! A la tâche qui m'est départie l'éter- nité seule peut suffire.

Et je sais que je suis responsable, et je crois en mon maître ainsi qu'il croit en moi.

J'ai foi en votre parole et je n'ai pas besoin de papier.

C'est pourquoi rompons les liens des rêves, et foulons aux pieds les idoles, et embrassons la croix avec la croix.

Car l'image de la mort produit la mort, et l'imi- tation de la vie

La vie, et la vision de Dieu engendre la vie éternelle.

Soyez béni, mon Dieu, qui m'avez délivré de la mort !

Ainsi, la face dévoilée, à grand cris,

Chanta Marie, sœur de Moïse,

Sur l'autre bord de la mer qui avait englouti Pharaon,

Parce que voici la mer derrière nous !

Parce que vous avez recueilli Israël votre enfant, vous étant recordé votre miséricorde,

Et que vous avez fait monter vers vous en lui tendant la main cet humilié comme un homme qi sort de la fosse.

Derrière nous la mer confuse aux flots entre- choqués,

Mais votre peuple à pied sec la traverse par 1< chemin le plus court derrière Moïse et Aaron.

La mer derrière nous et devant nous le déseï de Dieu et les montagnes horribles dans les éclain

Et la montagne dans l'éclair qui la montre et qui l'absorbe tour à tour a l'air de sauter comm* un bélier,

Comme un poulain qui se débat sous le poidî d'un homme trop lourd !

Derrière nous la mer qui a englouti le Per- sécuteur, et le cheval avec l'homme armé commi un lingot de plomb est descendu dans la profon- deur !

Telle l'ancienne Marie, et telle dans le petit jar- din d'Hébron

Frémit l'autre Marie en elle-même quand elle vit les yeux de sa cousine qui lui tendait les mains

Et que l'attente d'Israël comprit qu'elle était celle-là !

Et moi comme vous avez retiré Joseph de la citerne et Jérémie de la basse-fosse,

C'est ainsi que vous m'avez sauvé de la mort et que je m'écrie à mon tour,

Parce qu'il m'a été fait des choses grandes et que le Saint est son nom ! Vous avez mis dans mon cœur l'horreur de la mort, mon âme n'a point tolérance de la mort !

Savants, épicuriens, maîtres du noviciat de l'En- fer, praticiens de l'Introduction au Néant,

Brahmes, bonzes, philosophes, tes conseils, Egypte ! vos conseils

Vos méthodes et vos démonstrations et votre discipline,

Rien ne me réconcilie, je suis vivant dans votre Luit abominable, je lève mes mains dans le déses- >oir, je lève les mains dans la transe et le transport Le l'espérance sauvage et sourde !

Qui ne croit plus en Dieu, il ne croit plus en l'Etre, et qui hait l'Etre, il hait sa propre existence.

Seigneur, je vous ai trouvé.

Qui vous trouve, il n'a plus tolérance de la Lort,

Et il interroge toute chose avec vous et cette in- tolérance de la flamme que vous avez mise en lui !

Seigneur, vous ne m'avez pas mis à part comme me fleur de serre,

Comme le moine noir sous la coulle et le capu-

hon qui fleurit chaque matin tout en or pour la

lesse au soleil levant,

Mais vous m'avez planté au plus épais de la terre

Comme le sec et tenace chiendent invincible qui traverse l'antique lœss et les couches de sable superposées.

Seigneur, vous avez mis en moi un germe non point de mort, mais de lumière ;

Ayez patience avec moi parce que je ne suis pï un de vos saints

Qui broient par la pénitence l’écorce amère et dure,

Mangés d’œuvres de toutes parts comme ui oignon par ses racines ;

— Si faible qu’on le croit éteint ! Mais 1< voici de nouveau opérant, et il ne cesse d( faire son œuvre et chimie en grande patience et temps.

Car ce n’est pas de ce corps seul qu’il me faut venir à bout, mais de ce monde brut tout entier, fournir

De quoi comprendre et le dissoudre et l’assimiler

En vous et ne plus voir rien

Réfractaire à votre lumière en moi !

Car il y en a par les yeux et par les oreilles qui voient et qui entendent,

Mais pour moi c’est par l’esprit seul que je regarde et que j’écoute.

Je verrai avec cette lumière ténébreuse !

Mais que m’importe toute chose vue au regard de l’œil qui me la fait visible,

Et la vie que je reçois, si je ne la donne, et tout cela à quoi je suis étranger,

Et toute chose qui est autre chose que vousmême, Et cette mort auprès de votre Vie, que nous ap- pelons ma vie !

Je suis las de la vanité ! Vous voyez que je suis soumis à la vanité, ne le voulant pas !

D'où vient que je considère vos œuvres sans plaisir ?

Ne me parlez plus de la rose ! aucun fruit n'a plus de goût pour moi.

Qu'est cette mort que vous m'avez ôtée à côté de la vérité de votre présence

Et de ce néant indestructible qui est moi

Avec quoi il me faut vous supporter ?

O longueur du temps ! Je n'en puis plus et je suis comme quelqu'un qui appuie la main contre le mur.

Le jour suit le jour, mais voici le jour où le so- leil s'arrête.

Voici la rigueur de l'hiver, adieu, ô bel été, la transe et le saisissement de l'immobilité.

Je préfère l'absolu. Ne me rendez pas à moi- même.

Voici le froid inexorable, voici Dieu seul !

En vous je suis antérieur à la mort ! — Et déjà voici l'année qui recommence.

Jadis j'étais avec mon âme comme avec une grande forêt

Que l'on ne cesse point d'entendre dès que l'on cesse de parler, un peuple de plus de voix murmu- rantes que n'en ont l'Histoire et le Roman, 568 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAI!

(Et tantôt c'est le matin, ou c'est Dimanche Ton entend une cloche chez les hommes.)

Mais maintenant les vents alternatifs se sont tus et les feuilles elles-mêmes autour de moi descendent en masses épaisses.

Et j'essaye de parler à mon âme, O mon âme tous ces pays que nous avons vus,

Et tous ces gens, et les mers combien de fois tra- versées !

Et elle est comme quelqu'un qui sait et qui pré- fère ne pas répondre.

Et de tous ces ennemis du Christ autour de nous, prends tes armes y ô guerrière !

Mais moi comme un enfant qui agace le petit scorpion hideux avec une paille, cela ne va pas jus- qu'à son attention.

" Paix ! réjouis-toi.

Et dis : autrement que par des paroles mon âme magnifie le Seigneur !

Elle demande à cesser d'être une limite , elle refuse d'être à sa sainte volonté aucun obstacle.

Il le faut) ce n'est plus l'été ! et il n'y a plus de verdure, ni aucune chose qui passe, mais Dieu seul.

Et regarde y et vois la campagne dépouillée ; et la terre de toutes parts dénuée, comme un vieillard qui n'a point fait le mal.

La voici solennellement à la ressemblance de la mort qui va recevoir pout le labeur d'une autre année ordination.

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Comme le prêtre couché sur la face entre ses deux assistants, comme un diacre qui va recevoir Tordre suprême,

Et la neige sur elle descend comme une absolution, "

Et je sais, et je me souviens.

Et je revois cette forêt, le lendemain de Noël, avant que le soleil ne fût haut,

Tout était blanc, comme un prêtre vêtu de blanc dont on ne voit que les mains qui ont la couleur de l'aurore,

(Tout le bois comme pris dans l'épaisseur et la matière d'un verre obscur),

Blanc depuis le tronc jusqu'aux plus fines ra- milles et la couleur même

Du rose des feuilles mortes et le vert amande des pins,

(L'air pendant les longues heures de paix et nuit décantant comme un vin tranquille),

Et le long fil d'araignée chargé de duvet rend témoignage à la récollection de l'orante.

" Qui participe aux volontés de Dieu, il faut quil participe à son silence.

Sois avec moi tout entier. Taisons-nous ensemble à tous les yeux!

Qui donne la vie, il faut quil accepte la mort. "

��Soyez béni, mon Dieu, qui m'avez délivré de moi-même,

�� � 570 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAIS

Et qui faites que je ne place pas mon bien en moi-même et l'étroit cachot où Thérèse vit les damnés emmaçonnés,

Mais dans votre volonté seule.

Et non pas dans aucun bien, mais dans vol volonté seule.

Heureux non pas qui est libre, mais celui qi vous déterminez comme une flèche dans lecarquoi

Mon Dieu, qui au principe de tout et de vouï même avez mis la paternité,

Soyez béni parce que vous m'avez donné cet enfant,

Et posé avec moi de quoi vous rendre cette vie que vous m'avez donnée,

Et voici que je suis son père avec Vous.

Ce n'est pas moi qui engendre, ce n'est pas moi qui suis engendré.

Soyez béni parce que vous ne m'avez pas aban- donné à moi-même,

Mais parce que vous m'avez accepté comme une chose qui sert et qui est bonne pour la fin que vous vous proposez.

Voici que vous n'avez plus peur de moi comme de ces orgueilleux et de ces riches que vous avez renvoyés vides.

Vous avez mis en moi votre puissance qui est celle de votre humilité par qui vous vous anéantis- sez devant vos œuvres,

En ce jour de ses générations où l'homme se

�� � MAGNIFICAT 57I

souvient qu'il est terre, et voici que je suis devenu avec vous un principe et un commencement.

Comme vous avez eu besoin de Marie et Marie de la ligne de tous ses ancêtres,

Avant que son âme ne vous magnifiât et que vous ne reçussiez d'elle grandeur aux yeux des hommes,

C'est ainsi que vous avez eu besoin de moi à mon tour, c'est ainsi que vous avez voulu, ô mon maître,

Recevoir de moi la vie comme entre les doigts du prêtre qui consacre et vous placer vous-même en cette image réelle entre mes bras !

Soyez béni parce que je ne demeure point unique,

Et que de moi il est sorti existence et suscita- tion de mon immortel enfant et que de moi à mon tour en cette image réelle pour jamais d'une âme jointe avec un corps

Vous avez reçu figure et dimension.

Voici que je ne tiens plus une pierre entre mes bras, mais ce petit homme criant qui agite les bras et les jambes.

Me voici rejoint à l'ignorance et aux généra- tions de la nature et ordonné pour une fin qui m'est étrangère.

C'est donc vous, nouvelle-venue, et je puis vous regarder à la fin.

C'est vous, mon âme, et je puis voir à la fin votre visage,

�� � 57 2 L A NOUVELLE REVUE FRANÇAIS

Comme un miroir qui vient d'être retiré à Dieu, nu de toute autre image encore.

De moi-même il naît quelque chose d'étranger,

De ce corps il naît une âme, et de cet homme extérieur et visible

Je ne sais quoi de secret et de féminin avec une étrange ressemblance.

O ma fille ! ô* petite enfant pareille à mon âme essentielle et à qui pareil redevenir il faut

Lorsque désir sera purgé par le désir!

Soyez béni, mon Dieu, parce qu'à ma place il naît un enfant sans orgueil,

(Ainsi dans le livre au lieu du poëte puant et dur

L'âme virginale sans défense et sans corps en- tièrement donnante et accueillie),

Il naît de moi quelque chose de nouveau avec une étrange ressemblance î

A moi et à la touffe profonde de tous mes ancêtres avant moi il commence un être nouveau.

Nous étions exigés selon l'ordre de nos généra- tions

Pour qu'à cette espéciale volonté de Dieu soient préparés le sang et la chair.

Qui es-tu, nouvelle venue, étrangère ? et que vas-tu faire de ces choses qui sont à nous ?

Une certaine couleur de nos yeux, une certaine position de notre cœur.

O enfant né sur un sol étranger ! ô petit cœur

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de rose ! ô petit paquet plus fraîche qu'un gros bouquet de lilas blanc!

Il attend pour toi deux vieillards dans la vieille maison natale toute fendue, raccommodée avec des bouts de fer et des crochets.

Il attend pour ton baptême les trois cloches dans le même clocher qui ont sonné pour ton père, pareilles à des anges et à des petites filles de qua- torze ans,

A dix heures lorsque le jardin embaume et que tous les oiseaux chantent en français !

Il attend pour toi cette grosse planète au-dessus du clocher qui est dans le ciel étoile comme un Pater parmi les petits Ave y

Lorsque le jour s'éteint et que Ton commence à compter au dessus de l'église deux faibles étoiles pareilles aux vierges Patience et Évodie!

Maintenant entre moi et les hommes il y a ceci de changé que je suis père de l'un d'entre eux.

Celui-là ne hait point la vie qui l'a donnée et il ne dira pas qu'il ne comprend point.

Comme nul homme n'est de lui-même il n'est pas pour lui-même.

La chair crée la chair, et l'homme l'enfant qui n'est pas pour lui, et l'esprit

La parole adressée à d'autres esprits.

Comme la nourrice encombrée de son lait débordant, ainsi le poëte de cette parole en lui à d'autres adressée.

�� � 574 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

O dieux sans prunelles des anciens où ne se re- flète point la petite poupée ! Apollon Loxias aux genoux vainement embrassés!

O Tête-d'Or au croisement des routes, voici que tu as autre chose au suppliant à épancher que ton sang vain et le serment sur la pierre celtique !

Le sang s'unit au sang, l'esprit épouse l'esprit.

Et l'idée sauvage la pensée écrite, et la passion païenne la volonté raisonnable et ordonnée.

Qui croit en Dieu, il en est l'accrédité. Qui a le Fils, il a le Père avec lui. Etreins le texte vivant et ton Dieu invincible dans ce document qui res- pire !

Prends ce fruit qui t'appartient et ce mot à toi seul adressé.

Heureux qui porte la vie des autres en lui et non point leur mort, comme un fruit qui mûrit dans le temps et lieu, et Votre pensée en lui créatrice !

Il est comme un père qui partage sa substance entre ses enfants,

Et comme un arbre saccagé dont on n'épargne aucun fruit, et par qui magnificence est à Dieu qui remplit les ayant faim de biens !

Soyez béni, mon Dieu, qui m'avez introduit dans cette terre de mon après-midi,

Comme vous avez fait passer les Rois Mages à travers l'embûche des tyrans et comme vous avez conduit Israël dans le désert,

��1

�� � MAGNIFICAT 575

Et comme après la longue et sévère montée un homme ayant trouvé le col redescend par l'autre versant.

Moïse mourut sur la sommet de la montagne, mais Josué entra dans la terre promise avec tout son peuple.

Après la longue montée, après les longues étapes dans la neige et dans la nuée,

Il est comme un homme qui commence à des- cendre, tenant de la main droite son cheval par le bridon.

Et ses femmes sont avec lui en arrière sur les chevaux et les ânes, et les enfants dans les bâts et le matériel de la guerre et du campement, et les Tables de la loi sont par derrière,

Et il entend derrière lui dans le brouillard le bruit de tout un peuple qui marche.

Et voici qu'il voit le soleil levant à la hauteur de son genou comme une tache rose dans le coton,

Et que la vapeur s'amincit et que tout-à-coup

Toute la Terre promise lui apparaît dans une lumière éclatante comme une pucelle neuve,

Toute verte et ruisselante d'eaux comme une femme qui sort du bain !

Et l'on voit çà et là du fond du gouffre dans l'air humide paresseusement s'élever de grandes vapeurs blanches,

Comme des îles qui larguent leurs amarres, comme des géants chargés d'outrés !

3

�� � 576 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Pour lui il n'y a ni surprise ni curiosité sur sa face, et il ne regarde même point Chanaan mais le premier pas à faire pour descendre.

Car son affaire n'est point d'entrer dans Cha- naan, mais d'exécuter Votre volonté.

C'est pourquoi suivi de tout son peuple en marche il émerge dans le soleil levant !

Il n'a pas eu besoin de vous voir sur le Sinaï, il n'y a point de doute et d'hésitation dans son cœur,

Et les choses qui ne sont point dans votre commandement sont pour lui comme la nullité.

Il n'y a point de beauté pour lui dans les idoles, il n'y a point d'intérêt dans Satan, il n'y a point d'existence dans ce qui n'est pas.

Avec la même humilité dont il arrêta le soleil,

Avec la même modestie dont il mesura qui lui était livrée

(Neuf et demi au-delà et deux tribus et demie en deçà du Jourdain),

Cette terre de votre promesse sensible.

Laissez-moi envahir votre séjour intelligible à cette heure postméridienne !

Car qu'est aucune prise et jouissance et pro- priété et aménagement,

Auprès de l'intelligence du poëte qui fait de plusieurs choses ensemble une seule avec lui,

Puisque comprendre, c'est refaire

La chose même que l'on a prise avec soi.

�� � MAGNIFICAT 577

Restez avec moi, Seigneur, parce que le soir approche et ne m'abandonnez pas !

Ne me perdez point avec les Voltaire, et les Renan, et les Michelet, et les Hugo, et tous les autres infâmes !

Parce que vous avez dispersé les orgueilleux et ils ne peuvent être ensemble,

Ni comprendre, mais seulement détruire et dissiper, et mettre les choses ensemble.

Laissez-moi voir et entendre toutes choses avec la parole

Et saluer chacune par son nom même avec la parole qui l'a fait.

Vous voyez cette terre qui est votre créature innocente. Délivrez-la du joug de l'infidèle et de l'impur et de l'Amorrhéen ! car c'est pour vous et non pas pour lui qu'elle est faite.

Délivrez-la par ma bouche de cette louange qu'elle vous doit, et comme l'âme païenne qui lan- guit après le baptême, qu'elle reçoive de toutes parts l'autorité et l'évangile !

Comme les eaux qui s'élèvent de la solitude fon- dent dans un roulement de tonnerre sur les champs désaltérés,

Et comme quand approche cette saison qu'an- nonce le vol criard des oiseaux,

Le laboureur de tous côtés s'empresse à curer le fossé et l'arroyo, à relever les digues, et ouvrir son champ motte à motte avec le soc et la bêche,

�� � ��57^ LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Ainsi comme j'ai reçu nourriture de la terre, qu'elle reçoive à son tour la mienne ainsi qu'une mère de son fils,

Et que l'aride boive à pleins bords la bénédi< tion par toutes les ouvertures de sa bouche aim qu'une eau cramoisie,

Ainsi qu'un pré profond qui boit toutes vannes levées, comme l'oasis et la huerta par la racine de son blé, et comme la femme Egypte au double flanc de son Nil !

Bénédiction sur la terre ! bénédiction de l'eau sur les eaux ! bénédiction sur les cultures ! bénédiction sur les animaux selon la distinction de leur espèce!

Bénédiction sur tous les hommes ! accroissement et bénédiction sur l'œuvre des bons ! accroissement et bénédiction sur l'œuvre des méchants !

Ce n'est pas l'Invitatoire de Matines, ni le Lau- date dans l'ascension du soleil et le cantique des enfants dans la fournaise !

Mais c'est l'heure où l'homme s'arrête et consi- dère ce qu'il a fait lui-même et son œuvre conjointe à celle de la journée,

Et tout le peuple en lui s'assemble pour le Ma- gnificat à l'heure de Vêpres où le soleil prend me- sure de la terre,

Avant que la nuit ne commence et la pluie, avant que la longue pluie dans la nuit sur la terre ense- mencée ne commence,

Et me voici comme un prêtre couvert de l'ample

�� � MAGNIFICAT 579

manteau d'or qui se tient debout devant l'autel embrasé et l'on ne peut voir que son visage et ses mains qui ont la couleur de l'homme,

Et il regarde face-à-face avec tranquillité, dans la force et dans la plénitude de son cœur,

Son Dieu dans la montrance, sachant parfaite- ment que vous êtes là sous les accidents de l'azyme.

Et tout-à-1'heure il va vous prendre entre ses bras, comme Marie vous prit entre ses bras,

Et mêlé à ce groupe au chœur qui officie dans le soleil et dans la fumée,

Vous montrer à l'obscure génération qui arrive,

La lumière pour la révélation des nations et le salut de votre peuple Israël,

Selon que vous l'avez juré une seule fois à David, vous étant souvenu de votre miséricorde,

Et selon la parole que vous avez donnée à nos pères, à Abraham et à sa semence dans tous les siècles. Ainsi soit-il !

Paul Claudel.

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  1. Troisième des « Cinq Grandes Odes suivies d’un Processionnal pour saluer le Siècle nouveau » grand in-âf de 170 pages environ — en souscription dès maintenant à l’Occident, 17, rue Ebli y Paris.