Mademoiselle La Quintinie/Conclusion

Calmann Lévy (p. 333-347).


CONCLUSION.


Quand M. Lemontier eut conduit l’abbé à la gare, il alla rejoindre Lucie, qui le présenta à sa tante, et la bonne personne se réjouit quand on lui dit à l’oreille que l’abbé n’était plus hostile aux projets qu’elle avait favorisés dans le principe. Mademoiselle de Turdy avait été bien ballottée dans ces derniers temps ; elle avait flotté de Lucie à l’abbé, et de son frère au général, sans trouver en elle-même une solution, et disant à tout le monde :

« Ah ! voilà qui est bien contrariant en vérité ! »

C’était sa formule de soumission à tous les avis et son cri de détresse. Elle fit un aimable accueil au père d’Émile, et le présenta à tout son vieux monde, qui le regarda avec effroi d’abord, puis avec curiosité, enfin avec sympathie, quand il eut causé un peu avec chacun ; on lui trouva d’excellentes manières, le langage élégant et modeste, et un ton de la meilleure compagnie. Bien des gens n’en demandent pas davantage pour se rendre.

Le lendemain, à Turdy, M. Lemontier donna à Lucie la somme limitée des explications qu’il lui était possible de donner. Il sut très-habilement lui prouver le danger des influences mystiques, sans compromettre ni la mémoire de madame La Quintinie, ni la moralité des intentions de l’abbé ; mais il ne cacha pas à Lucie le serment que, dans un moment d’exaltation, sa mère avait arraché à Moreali, non plus que le désistement qu’elle avait fait ensuite de son fanatisme dans une heure de calme et de raison. Sans lui dire à qui la dernière lettre de Blanche était adressée, il lui en répéta les termes qui avaient rapport à elle, et Lucie pleura en apprenant enfin que sa mère l’avait bénie et regrettée.

Conformément à l’avis de son père, Émile était à ***, où commandait le général. Le surlendemain des événements qui précèdent, il éprouva une grande surprise en voyant entrer dès le matin Moreali dans sa chambre. L’abbé l’embrassa avec effusion et lui dit de s’habiller vite. Ils se rendirent ensemble chez le général, qui parut très-ému, mais non surpris. Il avait déjà vu l’abbé. Émile ne savait rien de ce qui s’était passé entre son père et Moreali. Il était très-ému lui-même. Moreali gardait le silence.

« Allons, allons ! dit enfin le général à celui-ci, j’ai donc été trop rigide, selon vous ? J’ai cru bien faire !… Vous savez, nous autres soldats, nous croyons à l’autorité, nous aimons l’obéissance passive… Mais j’aime ma fille, vous n’en doutez pas, j’espère !… Et puis je suis homme à écouter un bon conseil… Puisque c’est vous qui faites appel à ma complaisance,… allons, sac-à-laine ! je cède. »

Il tendit la main à Émile en lui disant :

« Vous êtes ici depuis deux jours, et vous ne veniez pas me voir ! vous attendiez mes ordres ? C’est bien. Je vous ordonne de déjeuner avec moi. Passez dans mon salon, j’achève en deux temps de m’habiller. »

Émile n’était pas absolument tranquille. Il voyait un faible et mystérieux sourire errer sur les lèvres de Moreali. En même temps, il remarquait une très-grande altération sur son visage flétri et fatigué. Il avait tort de se méfier. Moreali souriait comme malgré lui de l’empressement du général à se rendre ; mais il n’avouait pas ce sentiment d’ironie : c’eût été reconnaître l’ascendant qu’il avait eu sur lui. Il parla à Émile de son père avec beaucoup d’affection, lui apprit avec réserve que M. Lemontier avait levé tous ses scrupules, et, quand le général vint les rejoindre, sanglé dans son uniforme, Moreali s’éclipsa et ne reparut plus. M. La Quintinie alors ouvrit les bras à Émile en lui disant :

« Voyons, enfant du diable ! vous l’emportez ! Soyez un bon diable. Embrassez-moi, aimez-moi un peu, ne me prenez pas pour une ganache quand je vous ferai la morale, et rendez ma fille heureuse. »

Émile l’embrassa avec effusion, car il sentit en lui, sinon la force, du moins le besoin et l’instinct de la bonté. Il lui demanda s’il ne viendrait pas apporter son pardon et son consentement à Lucie. Le général répondit que c’était impossible, mais qu’il ne tarderait pas, et, peu à peu entraîné par une réaction de condescendance extraordinaire, il lui permit d’aller à Turdy et d’y retourner passer chaque mois deux ou trois jours jusqu’à l’expiration du terme fixé, disait-il, par Lucie.

Émile écrivait le jour même à son père :

. . . . . . . . . . . . . . .

« J’ignore si c’est bien Lucie qui a proposé ce délai ; mais, fût-il plus long, fût-il de plusieurs années, je m’y soumettrais, si le conseil venait de toi. Dieu merci, tu n’es pas si exigeant !

« Le général m’a fait déjeuner avec lui et m’a fait promettre de revenir passer la soirée. Il veut me présenter à son entourage officiel, non comme son futur gendre, mais comme un jeune homme qui l’intéresse et dont il fait cas. « Ça servira pour plus tard, » a-t-il dit. « Quand j’aurai à déclarer mon alliance avec la philosophie, on sera moins étonné. Promettez-moi d’être aimable ce soir. Tâchez de plaire à tout le monde ! » Et, prenant le ton enjoué et dégagé : « Vous verrez bien là quelques têtes à perruque ! ne blessez pas leurs principes. C’est inutile. »

« Comme le rôle d’un homme de mon âge est la modestie et la réserve, je n’ai pas eu de peine à m’engager. Je suis rentré chez moi, d’où je t’écris à la hâte. Je partirai à minuit en sortant de chez le général, et demain, dans la soirée, je serai dans tes bras et aux pieds de Lucie.

« Je ne devrais pas être surpris de mon bonheur ; tu m’as laissé ignorer les détails de la lutte, tu m’as toujours crié : « Courage et confiance ! » Que pouvais-je craindre, de quoi pouvais-je douter, du moment que tu travaillais pour moi ? Et pourtant je crois rêver, et je suis si ému, que je ne peux te rien dire, sinon que j’adore Lucie et toi, toi et Lucie. Et le bon grand-père ! comme j’aurai soin de lui, comme je le chérirai ! Dis à Lucie que je l’aiderai à le faire vivre jusqu’à cent ans ! Mais tu ne nous quitteras pas, mon père ! Ah ! je n’ai pas mérité tant de bonheur, et pourtant j’aspire à l’infini du bonheur en ce monde, tu le vois ! — À demain ! à demain !

« Embrasse pour moi mon cher Henri. Voilà un garçon dont je me moquerai bien quand il voudra se poser en égoïste ! »


Quand Émile fut arrivé à Turdy, Lucie et M. Lemontier acceptèrent le délai de trois mois fixé par Moreali, — peut-être dans l’espoir d’un retour de Lucie à ses opinions, — et on laissa croire à Émile, pour lui faire prendre patience, que cette décision venait de son père. Il passa quelques jours dans l’ivresse du plus pur bonheur et consentit à retourner seul à Chêneville. Il ne s’effraya pas de cette retraite, qui lui permettait de se recueillir et de savourer religieusement la pensée de ses joies et de ses devoirs. Il fut même reconnaissant envers son père, qui voulait rester près de Lucie. Le général ne s’y opposait plus ; Moreali n’eût osé s’y opposer.

En s’installant à Turdy jusqu’au mariage, M. Lemontier voulait étudier la situation morale de Lucie. Outre qu’il croyait devoir veiller toujours sur les retours possibles du fanatisme de son ex-directeur, il se regardait comme obligé d’amener Lucie à une entière confiance dans les principes de son fils. Lucie avait fait noblement le sacrifice de tout acte contraire à ces principes ; M. Lemontier ne voulait pas la prendre au mot trop vite. Il souhaitait de la voir convaincue qu’elle restait chrétienne tout en posant une limite à l’influence du prêtre dans sa vie et en subordonnant cette influence à celle de son époux. Pour le fond du dogme, Lucie était toute convertie, on l’a vu. Elle avait toujours nié l’enfer et haï la persécution religieuse. Quant au reste, si elle gardait quelques doutes, elle n’en parlait pas, et M. Lemontier attendait avec déférence qu’elle les lui confiât.

Ce moment d’abandon ne tarda pas à venir ; mais, au lieu de confesser des doutes, Lucie affirma des certitudes. Ce fut un jour que le père Onorio prêchait à Chambéry. On n’avait pas revu Moreali depuis la soirée d’explication définitive avec M. Lemontier, c’est-à-dire un mois environ depuis le consentement donné par le général. Émile devait venir le lendemain faire sa visite mensuelle de trois jours. Il espérait même pouvoir la prolonger, car le général s’était annoncé aussi et lui avait écrit : « Si vous arrivez en Savoie quelques jours avant moi, vous m’y attendrez. » Henri Valmare était parti pour rejoindre sa fiancée. Il voulait tout disposer pour se marier le même jour qu’Émile.

Le père Onorio avait continué à recevoir l’hospitalité à Hautecombe ; mais il battait le pays, quêtant et catéchisant un peu partout, infatigable dans ses longues courses pédestres, vénéré des paysans pour son vagabondage athlétique dans un âge qui paraissait si avancé, pour ses allures mystérieuses et pour ses discours dans une langue qu’ils ne comprenaient pas. Ils l’écoutaient quand même avec admiration, et sa pantomime saisissante les édifiait en même temps qu’elle les amusait. Elle faisait peur aux femmes, grande condition de succès.

À Chambéry, le moine essaya de prêcher. Quelques auditeurs le comprirent, s’étonnèrent de son énergie, et en firent part à tous ceux de la ville qui étaient Italiens d’origine ou qui comprenaient la langue de la frontière. On se réunit au jour marqué pour une seconde conférence. Le bruit en vint à mademoiselle de Turdy, chez qui Lucie se trouvait en visite avec son grand-père et le père d’Émile. Celui-ci proposa d’aller entendre le saint. Lucie refusa d’abord, mais M. Lemontier insista.

« Je vous prêche depuis longtemps mes idées, lui dit-il, et qui n’entend qu’une cloche n’entend qu’un son. Ne faut-il pas pouvoir dire à votre père que vous avez prêté les deux oreilles avec une égale attention ? Je regrette que M. Moreali ait disparu, et qu’il ne prêche point ici à la place du capucin. »

On se rendit à l’église, où le père Onorio parla comme il savait parler, quand il était sous l’influence d’une pensée naïvement chrétienne. Il fut un peu puéril, mais fort touchant en décrivant les attributs de la vertu évangélique. Il achevait son sermon, lorsqu’il s’arrêta au milieu d’une phrase, comme si une vision eût passé devant ses yeux. Il se pencha sur le bord de la chaire et regarda un coin sombre vers lequel tous les regards se portèrent instinctivement, mais où l’on ne remarqua rien ni personne qui pût l’avoir choqué ou surpris. L’attention se reporta sur lui. Sa figure avait pris une expression terrifiante, ses lèvres tremblaient, ses yeux lançaient des flammes. Il bégaya quelques mots qui firent deviner plutôt que comprendre la pensée d’une brusque transition ; puis il lança un anathème qu’il avait lu quelque part et que nous pouvons reproduire ici, puisqu’il a été publié ailleurs.

« Le vrai infâme : — Mais voici le vrai infâme, près de qui tous les autres semblent innocents ; voici le monstre plus redoutable que le fou, pire que le païen et le renégat.

« C’est le prêtre ennemi de l’Église, c’est le parricide, c’est Judas encore couvert de la robe des apôtres, la bouche encore pleine du mystère divin.

« Il existe, je l’ai vu, je l’ai entendu. De la synagogue au prétoire, il promène l’impudence de sa trahison.

« Infâme ! nous ne te méprisons pas, toi ! Quelle que soit la misère de ton esprit, le crime est dans ton cœur, et ce crime est trop grand. Sois maudit pour le crime de ton cœur !

« Sois maudit du peuple que tu scandalises ! sois maudit des prêtres consternés ! que la femme qui t’a enfanté maudisse ses entrailles ! que l’évêque qui t’a sacré maudisse sa main ! sois maudit dans les cieux !

« Sois maudit, ostiaire qui ouvres à l’ennemi et qui sonnes la cloche de rébellion, lecteur qui fais mentir les saints livres, exorciste qui invoques Belzébuth, acolyte qui portes le flambeau de Satan !

« Sois maudit, diacre prévaricateur, toi qui as reçu l’esprit de Dieu ad robur, pour défendre les biens de la sainte Église, et qui dis aux voleurs que le domaine sacré leur appartient !

« Sois maudit, prêtre sacrilége, profanateur de l’autel, parricide abominable, violateur des serments les plus saints ! Tout ce que tu trahis, tu le trahis dix fois. C’est de toi qu’il a été dit : « Mieux vaudrait pour lui qu’il ne fût pas né ! »

« Si tu ne te repens, que Dieu compte tes pas dans la voie du mal, et qu’il n’en oublie aucun ; qu’il accumule sur toi la charge et l’infection des péchés que tu fais commettre et de ceux que tu aurais remis !

« Que toutes les bénédictions que tu as reçues et que tu renies se retournent contre toi ; qu’elles tombent sur toi et qu’elles t’écrasent comme un sacrement de Satan !

« Que les onctions sacrées te brûlent ; qu’elles brûlent tes mains tendues aux présents de l’impie ; qu’elles brûlent ton front, où devait rayonner la lumière de l’Évangile, et qui a conçu de scélérates pensées !

« Que ton aube souillée devienne un cilice de flammes, et que Dieu te refuse une larme pour en tempérer l’ardeur ! Que ton étole soit à ton cou comme la meule au cou de Babylone jetée dans l’étang de soufre !

« Que… »

Le père Onorio ne se fût peut-être pas arrêté avec le texte, car l’écluse de la colère était ouverte, et la haine sacrée jaillissait et coulait intarissable de sa bouche frémissante et inassouvie ; mais Lucie se leva et dit à son grand-père, assez haut pour être entendue :

« Sortons, mon père. Ceci n’est plus un sermon, c’est un blasphème ! »

Et, prenant le bras de M. de Turdy, elle se dirigea vers la porte ; mais, en passant devant le pilier que le moine n’avait cessé d’apostropher, M. Lemontier, qui suivait Lucie avec mademoiselle de Turdy, vit apparaître Moreali, pâle comme un spectre. L’abbé s’élança au-devant de Lucie en lui disant à voix basse :

« Au nom du ciel, ne faites pas ce scandale… »

Et il ajouta encore plus bas :

« Si les malédictions que votre mariage attire sur ma tête excitent en vous quelque compassion… »

Mais Lucie, dont l’accent ferme pouvait être saisi par tout le monde malgré la douceur réservée de son intonation, lui répondit :

« Non, monsieur, je ne remettrai jamais les pieds dans une église où, au nom du Christ, on prêche l’exécration de son semblable avec impunité !

— Mais prenez garde ! dit en souriant M. Lemontier. L’auteur de cette malédiction a été embrassé et béni par le pape, et le pape est infaillible !

— S’il en est ainsi, répondit Lucie tout haut et avec énergie, à partir de ce jour, je n’appartiens plus à l’Église catholique. »

Moreali fit un geste de désespoir et disparut. Lucie sortit avec sa famille.

« Bien, ma fille ! lui dit le grand-père ; à présent, moi, je veux croire à Dieu ! »

Quelques personnes les avaient suivis. Toutes les autres s’étaient levées, croyant d’abord que Lucie se trouvait mal, et s’interrogeant, puis se répétant les unes aux autres ce qu’elle venait de dire. Lucie était aimée, respectée, admirée. Aussitôt qu’on eut compris le sentiment d’horreur qu’elle éprouvait, cette foule frivole, qui, comme toutes les foules, s’amusait aux tours de force de la parole et aux épilepsies de l’invective, s’ébranla et se retira, les uns donnant raison à la piété de Lucie, les autres défendant l’éloquence du prédicateur, aucun n’osant avilir la foi en l’écoutant davantage.

Le père Onorio, qui, dans ses transports, entrait en une sorte d’extase et ne voyait plus que ses propres fantômes, ne s’aperçut pas de ce qui se passait dans son auditoire. Après un moment de repos, il se remit à improviser et à maudire, l’écume à la bouche, la voix vibrante, l’œil ensanglanté. Un seul homme l’écoutait : c’était Moreali, qui, prosterné dans l’ombre, voulait savourer jusqu’au bout l’amertume de son calice.

Quand l’abbé se releva, le moine était sorti à son tour ; l’église était muette, le soleil couchant semait sur les dalles les reflets irisés des vitraux. Moreali était calme. Il avait prié, pour la première fois peut-être, avec le véritable amour de Dieu. Il se sentait désormais pur de reproche et plus croyant qu’il ne l’avait été de sa vie. Il rentra chez le comte de Luiges, et il écrivit trois lettres fort courtes par lesquelles nous terminerons sa correspondance.


AU PÈRE ONORIO.

Père, je te remercie de tout le zèle que tu as consacré au salut de mon âme. Il a porté ses fruits. Je comprends aujourd’hui, grâce à toi, ce que je ne voulais pas comprendre, la vraie religion et la vraie charité. Je t’envoie de l’argent pour que tu puisses retourner à Rome et soulager tes pauvres. J’ai abandonné mon projet d’établissement en Savoie. Adieu pour toujours. Je te bénis pour ton amitié.

MOREALI.


À M. LEMONTIER PÈRE.

Je viens de congédier le père Onorio et de me séparer de lui pour jamais. Lucie avait raison, il n’y a plus de saint, il n’y a même plus de chrétien là où la haine commence. Qu’elle pardonne à un vieillard dont l’intention était bonne, mais dont l’âge et les austérités ont troublé les facultés mentales ! Qu’elle n’enveloppe pas l’Église entière dans la réprobation de son déplaisir ! Qu’elle soit équitable et douce ! Avec vous, monsieur, elle ne peut que grandir en sagesse et en vertu.

Recevez mes adieux, monsieur, et faites-les agréer à votre fils, à votre fille et à son respectable grand-père. Ce sont des adieux éternels. Pardonnez-moi toutes les peines que je vous ai causées. Si vous saviez combien mon repentir est sincère, vous n’hésiteriez pas à m’absoudre.

Permettez-moi d’ajouter quelques mots pour vous seul. Vous m’avez fait un grand bien, monsieur, en me témoignant une estime que je veux mériter et en m’accordant une amitié dont je saurai me rendre digne par la ferveur et la fidélité de la mienne. Je ne me retire point à la Trappe, comme me le conseillait le père Onorio. Je ne mettrai plus volontairement ma raison en danger ; je veux que ma foi devienne féconde. J’ai une fortune à dépenser. Je vais me faire mon propre aumônier à moi tout seul, et, marchant au hasard des chemins, répandre partout sur le pauvre, quelle que soit sa croyance, la parole amie et le présent respectueux et anonyme du voyageur. Je tâcherai que mon voyage dure longtemps, car ce sera un beau voyage, et j’y veux consacrer tout le temps qui me reste à vivre.

Veuillez, monsieur, remettre la lettre ci-jointe au général La Quintinie, et me permettre de me dire votre ami pour toujours.

MOREALI.


À M. LE GÉNÉRAL LA QUINTINIE

Monsieur le général,

Au moment d’entreprendre un long voyage, je viens vous adresser une dernière supplication, qui est d’abréger l’épreuve, et de consentir au prochain mariage de mademoiselle votre fille. Vous avez fait pour le maintien de vos opinions tout ce que votre dignité réclamait. J’ai aujourd’hui la certitude que cette dignité ne sera jamais méconnue et jamais compromise par le fait de MM. Lemontier père et fils. J’ai aussi la certitude des sentiments vraiment religieux de mademoiselle Lucie. Laissez-la entièrement libre de son choix dès aujourd’hui, et vous ferez acte de bon chrétien en même temps que vous rendrez heureux et reconnaissant votre très-humble et très-obéissant serviteur.

MOREALI.


Moreali s’enferma chez le comte de Luiges pour mettre ordre à ses affaires et pour s’assurer les moyens de trouver partout de l’argent dans ses voyages ; puis il se disposa à partir seul, pour réaliser son projet apostolique sous le voile du plus humble incognito.

Au moment où il fermait sa malle, M. Lemontier et son fils se présentèrent pour lui dire adieu. Il hésita un moment à les recevoir, puis il alla leur ouvrir lui-même, embrassa Émile avec tendresse, prit son père à part, et lui dit :

« C’est bien à vous de me donner cette dernière marque d’intérêt. Il est donc vrai que vous ne me haïssez pas ?

— Non, dit Lemontier, je ne vous ai jamais haï. J’ai senti en vous une belle et bonne nature qui s’égarait. Mais êtes-vous bien retrouvé ? Je crains les coups de désespoir. Pourquoi ces éternels adieux ?

— Mon ami, répondit Moreali, laissez-moi vieillir ! Je suis encore trop jeune pour ne plus aimer, et je sens que j’aime trop Lucie. Je suis certain, cette fois, de ne pas me faire d’illusion coupable, de n’aimer en elle que le souvenir de sa mère, de l’aimer comme ma fille en un mot ; mais, vous l’avez dit, je ne puis être père, car je ne puis cesser d’être prêtre. Je sens qu’en aimant beaucoup et chastement, je vous le jure, j’aime en prêtre, avec jalousie, avec douleur, avec je ne sais quel reste de colère !… Oui, je suis jaloux d’Émile… malgré moi ! Je l’aime et je le hais. Peut-être que, si elle se fût vouée à l’hymen du Christ, je me serais senti jaloux de Dieu même !… Je vous dis aujourd’hui ces choses terribles avec sang-froid. J’ai reconnu que le mal n’était pas dans mon cœur, et que la nature seule se vengeait d’avoir été reniée et immolée. J’aime donc mal, faute d’avoir consenti à aimer bien. J’aime en égoïste, en envieux… hélas ! en déshérité de la vie ou en exilé de la famille. Vous aviez raison, mille fois raison, Lemontier ! L’Église s’est trompée le jour où elle a retranché le prêtre de la communion humaine. Elle s’est trompée ; donc, elle n’est pas infaillible ; il faut laisser l’infaillibilité à Dieu ! Les hommes sont des hommes, et ne reçoivent pas la vérité absolue. Ils peuvent bien se contenter de la demander, de la chercher et de l’adorer, évidente ou voilée ! Elle est si désirable et si belle, qu’un petit rayon peut bien suffire à la vie d’un pauvre prêtre. Car je suis prêtre aujourd’hui et toujours. Je me suis consacré de bonne foi. Tant pis pour moi si je me suis trompé en croyant mes sacrifices méritoires ! Ils le seront désormais, je vous en réponds ! Je ne pars point désespéré. Je veux, en soulageant la misère, que je suis bien sûr de rencontrer partout sur mes pas, dire à tout homme qui me demandera la vérité : Demande-la à Dieu seul. Je dirai cela tout bas, je m’abstiendrai des prédications qui, de la part du prêtre indépendant, soulèvent trop de scandales et reculent le triomphe du vrai. Je ferai du bien, comptez-y, et, absorbé dans cette douce occupation, j’oublierai le regret de la vie personnelle. J’y ai bien réfléchi, allez, depuis un mois de lutte terrible avec le père Onorio et avec moi-même ! Je prends le meilleur parti pour moi et pour les autres ! Je vois bien que, dans un véritable esprit de charité, vous venez m’offrir leur pardon, leur amitié, leur intimité peut-être !… Nobles cœurs, laissez-moi seul ! Je ne saurais pas être heureux, je ne connaîtrais pas le repos de l’esprit, je vous ferais souffrir malgré moi !…

— Mais plus tard ? dit M. Lemontier, touché de cette complète sincérité.

— Oui, plus tard ! dans vingt ans, si je ne suis pas mort de fatigue, car je vais me fatiguer beaucoup ! Nous verrons alors si je pourrai apporter une bénédiction vraiment sainte aux enfants de Lucie, et si je peux au moins partager avec vous le titre et les sentiments d’un grand-père. »

Il appela Émile, l’embrassa encore et partit.

Lucie fut satisfaite d’entendre parler de Moreali avec une véritable affection autour d’elle, mais elle garda toujours le silence sur son compte. Il y avait entre elle et lui quelque chose d’inconnu qui était attrait chez lui, répugnance chez elle, quelque chose d’instinctif qui se révélait à la fiancée d’Émile en dépit du silence gardé autour d’elle sur l’histoire mystérieuse de sa mère, une sorte d’effroi de la soutane, un immense besoin d’aimer exclusivement l’époux qui seul pouvait et devait connaître les forces et les délicatesses de son amour.

Ils ont été mariés sans éclat et sans pompe à Chêneville. Ils ne se sépareront ni du père d’Émile, ni du grand-père Turdy, qui, rajeuni et raffermi dans la vie, les suit dans la vallée du Rhône ou les ramène en Savoie.

Henri et sa femme sont venus les voir.

Le général a protesté un peu de loin contre les résolutions philosophiques de Lucie ; mais il est arrivé à Turdy l’année dernière, au moment où elle venait de lui donner un petit-fils, et il n’a plus songé à discuter. Et même, en voyant l’enfant robuste sur les genoux du grand-père, il a essuyé une larme en disant :

« Monsieur de Turdy, vous m’en avez voulu quelquefois ! Il ne faudrait pourtant pas croire que je ne vous aime pas ! »

On n’a plus entendu parler du père Onorio, et Moreali n’a pas encore donné de ses nouvelles.

Janvier 1863, Nohant.



FIN.