Calmann Lévy (p. 315-333).



XXX.

RÉSUMÉ.


M. Lemontier parcourut les lettres que l’abbé lui montrait, et, les trouvant conformes à la sincérité de son récit, il les lui rendit avec calme, et reprit :

« Donc, je vous sais honnête, et je crois à l’élévation de vos sentiments et de vos idées. Je n’ai pas attendu jusqu’à ce jour pour voir en vous l’homme de mérite et de conviction que mon fils m’avait dépeint, et vers lequel ses sympathies l’avaient entraîné à première vue ; mais, à première vue aussi, il avait découvert en vous une plaie profonde, et cette plaie, je l’appellerai suicide moral, violation des lois de la nature.

« La nature est sainte, monsieur, ses lois sont la plus belle manifestation que Dieu nous ait donnée de son existence, de sa sagesse et de sa bonté. Le prêtre les méconnaît forcément. Le jour où l’Église a condamné ses lévites au célibat, elle a créé dans l’humanité un ordre de passions étranges, maladives, impossibles à satisfaire, impossibles à tolérer, souvent difficiles à comprendre : appétits de crime, de vice ou de folie qui ne sont que la déviation de l’instinct le plus légitime et le plus nécessaire. Et par une monstrueuse inconséquence, en même temps que les conciles décrétaient la mort physique et morale du prêtre, ils lui livraient les plus secrètes intimités du cœur de la femme, ils maintenaient la confession.

« Je ne discuterai pas contre vous, je sais que vous ne me céderez rien. Je pose les deux réformes ou tout au moins une des deux réformes que Dieu commande depuis longtemps à l’Église inerte et sourde : mariage des prêtres ou abolition de la confession.

« Je ne dis pas seulement qu’il faut abolir la confession pour les femmes, je dis qu’il faut l’abolir aussi pour les hommes, à moins que le prêtre ne soit libre de se marier, auquel cas les catholiques des deux sexes seront libres de se confesser au père de famille qui connaît et apprécie les devoirs de la famille, ou au célibataire obstiné qui méconnaît et transgresse les premiers devoirs de l’humanité. Je bornerai là ma critique de vos prétendus devoirs envers Dieu et de vos prétendus droits sur les âmes ; mais je suis forcé de vous dire que nous n’apprécions pas Dieu de la même manière, notre foi ne le voit pas avec les mêmes yeux, notre cœur ne l’aime pas de la même façon. C’est notre droit à chacun, la liberté de conscience m’est sacrée. Je ne réclame que le droit égal pour chacun de nous de proclamer sa religion et de la pratiquer. Je sais que vous prétendez que les philosophes n’ont point de religion ; moins avancés que les Pères de l’Église et que les grands esprits de la renaissance, vous damnez Platon et tous ceux qui ont développé ses doctrines, sans vouloir reconnaître que Jésus les reprend et les complète. Vous nous reprochez de ne point avoir d’Église ni de culte, sans vous apercevoir que vous nous défendez d’en avoir qui ne soient pas les vôtres, et que jusqu’ici presque tous les gouvernements nous ont interdit d’être autre chose en public que catholiques, protestants ou israélites. Vous ne faites même point grâce aux schismatiques : les grecs vous sont plus odieux que les musulmans, et, le jour où une centaine d’adeptes d’une religion nouvelle se réuniraient pour bâtir ou dédier un temple en France, vous le feriez fermer par l’autorité civile, quelle qu’elle fût, car vous la contraindriez à cette mesure de prudence en soulevant l’émeute du fanatisme autour des sanctuaires nouveaux.

« À quelque Église que nous appartenions, nous ne sommes donc pas libres de la fonder et de la manifester, et le reproche que vous nous adressez est l’équivalent de cette naïveté d’un prédicateur étranger qui disait : « La preuve que le divorce choque les mœurs, c’est qu’on n’en a pas vu un seul cas depuis qu’il est supprimé. »

« Nous ne nous tenons donc pas pour convaincus de manquer de religion. Nous croyons être, au contraire, en grand travail de cœur et d’esprit pour poser les formules de la nôtre dans le silence auquel on nous condamne, et, si nous ne pouvons écrire et parler, nous ne sommes point effrayés de ce recueillement forcé où s’élaborent la science de Dieu et la vie de l’Église future.

« Permettez-moi donc de vous parler comme un homme religieux à un homme religieux ; je dirai plus, comme un prêtre à un autre prêtre ; car je vous déclare, sans orgueil, que j’ai voué ma vie à la recherche de l’idéal divin, et que j’ai travaillé tout autant que vous à me rendre digne de cette mission. C’est pourquoi il vous faut dépouiller un instant l’orgueil du prêtre catholique et m’écouter comme un véritable chrétien écoute son frère et son égal.

« Je crois fermement que vous êtes dans l’erreur, ce qui ne m’empêche pas de respecter votre caractère, votre personne, votre vie, vos biens, vos symboles, vos temples, vos livres, vos monastères, vos prédications, tout ce qui manifeste votre croyance sincère. Si la même liberté, protectrice du droit de tous, est assurée à tous, votre erreur ne m’offense, ne m’inquiète, ni ne m’afflige. Elle durera ce que durent les erreurs, longtemps peut-être encore, mais pas assez pour produire les mauvais fruits du passé. La marche libre de l’esprit humain y mettra bon ordre ; vous serez forcés d’ouvrir les yeux quand la violence ne sera ni pour vous ni contre vous.

« Votre erreur, je vous l’ai dite : vous croyez à un Dieu prescripteur de la vie et réformateur de la nature, c’est-à-dire en guerre avec son œuvre, et défendant à l’homme d’être homme. Pour donner plus de poids à l’inconséquence de votre Dieu, vous lui donnez le goût des éternels supplices, vous en faites un cabire autrement terrible que ces fétiches barbares qui voulaient boire du sang avec leur gueule de bronze. Ce ne serait rien pour un Dieu si avide ; vous lui avez donné l’enfer, d’où pendant l’éternité s’exhalera, pour réjouir sa justice, l’odeur de la chair toujours brûlée, toujours dévorée et toujours palpitante ! Magnifique invention à laquelle des millions d’hommes croient encore, et que vous ne voulez pas renier malgré les douloureuses protestations de quelques-uns de vos plus grands saints !

« Monsieur l’abbé, quand vous voudrez que nous fassions un pas vers votre Église, commencez par nous faire voir un concile assemblé décrétant de mensonge et de blasphème l’enfer des peines éternelles, et vous aurez le droit de nous crier : « Venez à nous, vous tous qui voulez connaître Dieu… » Jusque-là, vous nous faites peur, et nous nous demandons si vous êtes des chrétiens et des hommes. Quant à votre Dieu impitoyable, nous jurons sur notre âme éternelle et sur notre Dieu sublime que nous le reléguons dans les ténèbres des premiers âges de l’humanité. C’est un croyant qui vous parle, un croyant aussi ardent, aussi indigné que vous, aussi enthousiaste de son Dieu que vous l’êtes du vôtre, un croyant qui proclame avec Platon, avec Jésus, avec Leibnitz, avec les vrais chrétiens, la conscience de Dieu, c’est-à-dire le Dieu intellectuellement accessible à l’homme, que vous nous accusez tous, pêle-mêle, d’avoir noyé dans les notions d’un faux panthéisme. C’est un croyant qui proclame sa propre immortalité et l’espoir de sa conscience future, c’est-à-dire la notion de sa personnalité dans les sphères du progrès infini ; c’est enfin un croyant dévoré d’amour pour la vérité divine et parfaitement détaché d’avance des vanités de la terre, mais passionnément attaché à ce qui n’est pas vanité terrestre, à ses devoirs d’homme, et regardant l’accomplissement de ces devoirs, tels que Dieu les lui a tracés, comme le marchepied de son progrès dans l’échelle ascendante des récompenses.

« Je sais qu’on peut longuement discuter sur la limite des droits et des devoirs de l’homme, et que l’Église, au nom du Christ, a fait une grande chose en traçant des règles de conduite ; mais elle a oublié que les cercles devaient être élargis de siècle en siècle avec les horizons de la science, et elle les a rétrécis au contraire. Elle s’y est enfermée elle-même jusqu’à tuer ses propres lévites, témoin le célibat des prêtres, arrêt de mort qui n’est pas d’institution primitive.

« Pour ne parler ici que de la nécessité de cette dernière réforme, vous devez me permettre de vous citer à vous-même comme un exemple saisissant, exemple d’autant plus précieux pour moi qu’il n’est pas exceptionnel, que vous êtes un honnête homme et un bon prêtre, que l’on peut sonder les replis de votre cœur sans effroi, sans répugnance, et sans risquer de blesser en vous le sentiment que vous avez de votre propre dignité… »

L’abbé, qui avait écouté jusque-là M. Lemontier dans une attitude fière et morne, les regards fixés sur le plancher, releva ses yeux clairs et profonds, et les attacha avec curiosité sur ceux du philosophe.

M. Lemontier continua :

« Vous vous êtes dépeint vous-même avec beaucoup de modestie et de loyauté ; vous avez pensé, dans votre première jeunesse, que vous n’étiez pas né pour être prêtre. Aucun homme n’est né pour cela. Vous n’étiez ni plus ni moins doué qu’un autre des vertus nécessaires au suicide. Je ne connais pas ces vertus-là. Dieu, qui a dit à l’homme : Tu vivras, ne les accepte ni ne les encourage ; lui demander d’éteindre nos sens, d’endurcir notre cœur, de nous rendre haïssables les liens les plus sacrés, c’est lui demander de renier et de détruire son œuvre, de revenir sur ses pas en nous y faisant revenir nous-mêmes, en nous faisant rétrograder vers les existences inférieures, au-dessous de l’animal, au-dessous de la plante, peut-être au-dessous du minéral !

« Tel est l’état de sainteté auquel aspire le père Onorio ; mais il est homme malgré lui, et il connaît le zèle de la colère, les ivresses de l’anathème. Ne pouvant être chrétien, il s’est fait pythonisse.

« Quant à vous, visant à ce prétendu état de sublimité, vous vous êtes embarqué sur le vaisseau fantôme qui erre éternellement dans les brumes et dans les glaces sans pouvoir aborder jamais et sans pouvoir rentrer dans les cercles de la vie. Vous aviez, dites-vous, certaines vertus chrétiennes innées, certaines autres rétives, et vous avez cru devenir un chrétien complet en abandonnant pour l’état ecclésiastique les vrais devoirs du christianisme.

« Pour vous guérir de l’ambition, vous vous êtes affilié à une société dont l’ambition est d’anéantir le monde à son profit ; pour vous guérir de l’orgueil, vous avez embrassé un état qui se proclame supérieur à l’humanité et tient la société laïque pour un monde inférieur et secondaire ; pour vous guérir de la luxure, vous avez prononcé des vœux qui, vous défendant de posséder légitimement une femme, livraient toutes les femmes aux convoitises de votre imagination.

« Vous avez combattu avec vaillance, et vous avez triomphé. Je ne puis vous en faire un mérite ; j’admire pourtant votre force, comme j’admire celle d’un équilibriste audacieux, comme j’admire l’éloquence délirante du père Onorio, comme j’admire toutes les manifestations de la puissance humaine, même lorsqu’elle lutte contre sa propre sécurité, contre son propre développement, contre sa propre raison d’être. L’homme est très-fort, monsieur, je le sais, et vous êtes particulièrement fort de volonté ; mais la plante que l’on prive d’air et de lumière et qui pousse des rejets disproportionnés jusqu’à la surface d’une mine est bien forte aussi ; les racines qui percent le ciment et le granit ont aussi une puissance de vitalité où l’on sent le souffle de Dieu. Je ne m’étonne donc pas outre mesure de voir un homme d’honneur tel que vous résister à dix ou vingt ans de tortures pour rester fidèle à un serment qu’il croit indélébile et rester vierge sous les étreintes de ce que vous appelez le démon de la chair.

« Mais, pour être resté vierge, vous croyez être resté pur, cela n’est point. Certaines pensées, que vous les classiez dans la distinction très fictive des péchés volontaires ou des péchés involontaires, souillent et flétrissent l’âme autant et plus que les actes de franche débauche. Prenez-y garde ; dans votre adolescence, la femme vous attirait en même temps qu’elle vous faisait horreur. Vous aviez des envies de l’étreindre et de la tuer ensuite. Si, lorsque dévoré d’amour rétrospectif pour Blanche de Turdy, vous aviez succombé à la fascination de ces jeunes filles que vous suiviez dans la rue jusqu’à leur porte, je ne suis pas sûr que vous n’eussiez pas encore été tenté de les étrangler avant de repasser le seuil de votre perdition.

« Et pourtant vous avez horreur du crime, et vous n’avez rien d’un homme vicieux ! vous avez, au contraire, les plus nobles instincts et le goût de la vertu ; mais vous avez jeté un défi à la nature, et dans sa réaction elle vous a mis tout près de ces forfaits dont on voit tant d’atroces exemples, crimes que, selon moi, les lois civiles ne devraient pas atteindre, puisque, d’accord avec les lois religieuses, elles refusent aux prêtres le mariage civil.

« Vous répondrez que vous avez vaincu pour votre compte, et qu’il n’est donc pas impossible de vaincre. C’est où je vous attends. Je vais vous montrer les fruits amers et vénéneux de votre victoire.

« Je ne vous répéterai pas ces terribles argumentations de Blanche, si fidèlement rapportées par vous. Elle avait mille fois raison contre vous, cette malheureuse femme ! Vous l’aviez prise enfant, vous l’aviez enveloppée d’un amour de prêtre, amour d’une nature particulière, que vous déclarez chaste et que je déclare pervers, puisque cette chasteté est le résultat d’un instinct perverti. Cet amour-là, qui vous laissait calme, s’insinuait dans le cœur de l’enfant comme le serpent dont la douce voix et les yeux caressants surprirent Ève dans le paradis. Vous étiez beau, vous l’êtes encore ; vous êtes éloquent, vous êtes séduisant dans la chaire, à l’autel, partout où elle vous voyait. Dans le confessionnal, votre souffle mêlé au sien, après avoir fait passer le froid de la mort sur son premier amour, faisait éclore peu à peu, à son insu et au vôtre, un autre amour plus profond, plus tenace, plus ardent, cet amour dont elle est morte, ne pouvant l’assouvir.

« Cet amour qu’elle se reprochait était un crime, en effet. Il ne faut point trahir son mari, il ne faut pas surtout le trahir avec un prêtre, avec un homme qui ne peut ni vous avouer, ni vous protéger, ni vous relever d’une chute devant les autres hommes. Il ne faut pas rendre parjure un homme qui a fait serment de chasteté, et qui, à l’abri de ce serment, est amené par l’époux, loyal ou stupide, en tout cas confiant, jusque dans l’alcôve conjugale.

« Cet amour était donc coupable, et il était antihumain, puisqu’il tuait dans le cœur de Blanche tout ce qui n’était pas lui. Il avait tué d’avance l’amour conjugal. Il avait tué le discernement, puisque, par réaction contre les ardeurs secrètes de votre amour sans solution, elle avait choisi l’époux le plus matériel et le moins fait pour la charmer. Il avait tué l’amour filial et l’amour maternel, puisqu’elle aspirait à la mort et se déclarait inutile dans la vie. Tel est le résultat inévitable de l’amour du prêtre, quand il est contenu dans les limites du devoir d’abstinence. Quel est-il quand ce frein lui échappe, quand il ne se résigne pas à marcher dans la voie des douleurs ?… Vous le savez aussi bien que moi… Vous avez vu de près ce monde…

« Vous avez pris la voie des douleurs, j’admets que ce soit la plus suivie, et que l’on y compte beaucoup de triomphes : eh bien, ces douleurs sont stériles pour celui qui les endure, périlleuses pour celle qui les partage, funestes pour tous deux, car elles enfantent des mirages trompeurs où la notion du Christ se confond avec celle de l’homme aimé, de même que la suave image de la Vierge prend à toute heure, dans l’imagination troublée du jeune prêtre, les traits de la femme qu’il désire. Dans cet état maladif qu’on appelle l’amour mystique, la loyauté de l’âme s’oblitère, et le jugement s’égare. De même que la parole et le regard trahissent la volonté quand elle a un double but, de même la raison et l’instinct trahissent la conscience quand elle est troublée par un double idéal. On tombe alors dans les agonies de ce monde tout physique que vous appelez la tentation, et dont vous ne pouvez sortir qu’en méprisant, en exorcisant, en maudissant la vie.

« Eh bien, cette déviation de l’instinct qui a tué la mère, et qui vous a laissé de si étranges terreurs à vingt ans de distance, vous auriez encore consenti à ce qu’elle tuât la fille, et, si Lucie n’eût secoué votre influence, elle serait aujourd’hui immolée par vous aux agonies de l’amour mystique dont l’éloquence du père Onorio est, littérairement parlant, un échantillon si frappant et si curieux. Le drame entre Lucie et vous eût suivi un autre canevas qu’entre vous et sa mère. Un nouvel instinct forcé et trahi, l’instinct de votre âge, le meilleur de l’âme humaine quand il suit sa pente logique, l’amour paternel idéalisé à votre guise, eût pesé d’un poids terrible sur le cœur pieux et dévoué de cette jeune fille. Ce poids eût été encore un mensonge, puisque vous ne pouvez pas plus être père que vous n’avez pu être époux. »

Moreali fit un mouvement brusque, et la douleur contracta son front.

« Nous sommes ici pour tout dire, reprit M. Lemontier. J’écouterai la défense de votre opinion tant qu’il vous plaira, et sans plus d’aigreur ou de malveillance que je n’en ai mis à écouter votre récit. À présent, ce récit, je le résume et l’analyse : c’est mon devoir. Vous avez commencé par protester contre tout lien de sang avec Lucie, et vous avez insisté pour que j’en visse la preuve écrite. Et puis, cependant, entraîné par l’instinct non assouvi du cœur et des entrailles, vous avez crié : Ma fille, ô ma fille ! un cri déchirant, monsieur l’abbé, et qui m’a serré la poitrine, car je plains vos douleurs, et, si j’en condamne la cause en principe, j’en respecte la blessure au fond de votre être. Aussi n’est-ce pas sans souffrir que je brise, au nom de Dieu et de la vérité, ce lien fictif que Blanche a voulu établir entre sa fille et vous. Non, ce lien ne peut exister, car il est fondé sur une pensée d’adultère, et, lorsque, dans les bras de son mari, la femme a demandé à Dieu d’animer de votre souffle le fruit déposé dans son sein, elle désobéissait à Dieu, elle corrompait sa vie, elle flétrissait le véritable père de son enfant ! Vous-même, vous avez tressailli d’horreur à cette pensée, j’en suis certain, bien que vous ne l’ayez pas dit ; mais ensuite la voix de la nature en révolte a parlé : vous avez béni l’enfant, vous l’avez adopté spirituellement, vous avez juré d’être le père, le maître, le possesseur de son âme. C’était un serment impie et coupable, monsieur ; c’était, après avoir pris à l’époux la meilleure part de l’amour de sa femme, lui ravir en intention la meilleure part de l’amour de sa fille. Ah ! vous vous y entendez, apôtres persistants du quiétisme ! Vous prélevez la fleur des âmes, vous respirez le parfum du matin, et vous nous laissez l’enveloppe épuisée de ses pures arômes. Vous appelez cela le divin amour pour vous autres ! Je le comprends, ce qui en reste à l’époux et au père n’est pas toujours digne de vos regrets, et vous puisez dans la possession ainsi partagée de la femme des jouissances et des consolations qui aident merveilleusement votre courage.

« Eh bien, je vous arrêterai ici, monsieur l’abbé ; car, pour sauver Lucie, je lutterai contre vous de toutes les forces de ma volonté. Lucie, pure dans sa conscience, nette dans sa raison et forte dans sa liberté morale, ne doit pas connaître ces faux amours qui sont une bigamie bénite. Aujourd’hui, vous lui inspireriez le faux amour filial ; demain, un prêtre plus jeune et moins fort que vous peut-être tenterait à de bonnes intentions de lui inspirer l’amour conjugal spirituel. Arrière ces mensonges funestes, qui déguisent avec une science si profonde et des transactions si subtiles la poésie des sanctuaires et la langueur extatique des cloîtres ! J’en sais long, allez, sur ces drames obscurs de la pensée comprimée et sur ces mariages de la mort avec la vie ! N’y eût-il pas de l’autre côté des grilles l’homme désiré qui désire, quelle chose plus matérialiste que ces hyménées où le chaste et divin initiateur des âmes, à qui l’idolâtrique Blanche prêtait votre figure et que les nonnes baisent avec leur bouche autant qu’avec leur esprit, devient un fétiche adoré dans d’impures défaillances ?

« Je dis impures, parce que tout ce qui trompe la nature en la satisfaisant quand même est sordide et souillé. Vous jetterez en vain les voiles dorés de la parole à double sens sur ces orgies de l’imagination : elles répugnent au chrétien sincère autant qu’au philosophe, et, si elles ne vous révoltent plus, c’est que vous avez, par la force du vouloir et de l’habitude, aveuglé votre jugement dans l’abîme du vague ; c’est que vous vous êtes fait un code du devoir où ce qui sort par une porte rentre par l’autre ; c’est qu’en plein XIXe siècle, et en dépit de facultés éminentes que Dieu vous avait données, vous avez tenu votre esprit dans un certain état d’enfance volontaire qui a ses racines tenaces dans le moyen âge ; c’est enfin que, partagé entre ce ciel et cette terre qui ne font qu’un avec l’infini, vous avez voulu les séparer l’un de l’autre et vous séparer de vous-même. De ce divorce, rien de vrai ne pouvait sortir. Vous avez été forcé de mentir à vos instincts les plus nobles, de vous faire prudent, tortueux, dissimulé, de jouer des rôles, de peser sur la conscience d’un père, de l’irriter contre sa fille, de rabaisser sa dignité en donnant à sa faiblesse de folles rigueurs, armes cruelles dont il ne sait pas se servir, et qui se tournent contre son propre sein. Vous avez dû bâtir un édifice romanesque et puéril, errer comme un amant ou comme un père de mélodrame autour des murs d’un vieux manoir, déposer des fleurs dans une grotte, écrire des lettres mystérieuses, vous introduire sous un nom nouveau, tendre des piéges, corrompre par la promesse du paradis une servante bornée, mais jusque-là fidèle, enfin, pour couronner l’œuvre, pénétrer en secret dans une chambre de vierge où je n’eusse pas osé mettre le pied sans son aveu, moi, son véritable père spirituel, le père de son fiancé ! Vous avez dû, pour vous soustraire à des dangers peut-être imaginaires, interroger les murs et les dépouiller de leur revêtement, et cela en cachette, avec toutes les précautions et les habiletés d’une profession extra-légale que je ne veux pas qualifier. Quoi de plus antipathique à votre caractère, et combien vous avez dû souffrir !

« Et tout cela pour tenir à une mère un serment que Dieu n’a point accepté et que votre conscience ne saurait ratifier !… Non !… vous n’avez pas fait toutes ces choses froidement et avec le calme de l’homme qui se sent guidé par le devoir ! Vous avez rougi et pâli cent fois malgré votre remarquable empire sur vous-même. Vous avez cent fois dit à Dieu dans votre angoisse : « Vois mon intention ! N’es-tu pas le maître inflexible qui nous crie que la fin justifie les moyens ? Ton représentant sur la terre, n’est-ce pas moi, le prêtre, qui dois triompher de tous les obstacles, et au besoin mentir aux hommes, enfreindre les lois civiles et humaines plutôt que de laisser une tache sur l’Église en ma personne sacrée ? »

« Mais Dieu ne vous répondait pas, vos joues creuses et vos yeux brillants de fièvre me révèlent assez les combats de votre esprit. Vous n’êtes qu’à demi fanatique, et cet homme du sentiment, cet homme véritable qui parle en vous, vous n’avez encore pu réussir à l’immoler ; il se débat sous l’étreinte du père Onorio, il saigne, il râle, et il ne succombe pas. Vous invoquez Dieu contre lui, Dieu le fortifie en vous et contre vous.

« Il faudra peut-être lui céder, monsieur, car il ne passera à l’état de sainteté, comme vous l’entendez, qu’en vous laissant privé de foi ou de raison. Je n’ai point avec vous le droit de conseil, il se peut que vous préfériez la démence à la lucidité, l’ombre à la lumière, l’éternelle nuit des dogmes de l’enfer et du célibat à l’éternelle vie du ciel et de l’amour légitime. Vous avez passé l’âge des passions, dites-vous !… Non, car vous entrez dans celui des vengeances et des persécutions. Prenez-y garde ! Quel que soit cependant votre sort parmi nous, vous verrez clair un jour au delà de la tombe, et, comme je ne crois pas plus aux châtiments sans fin qu’aux épreuves sans fruit, je vous annonce que nous nous retrouverons quelque part où nous nous entendrons mieux et où nous nous aimerons au lieu de nous combattre ; mais pas plus que vous je ne crois à l’impunité du mal et à l’efficacité de l’erreur. Je crois donc que vous expierez l’endurcissement volontaire de votre cœur par de grands déchirements de cœur dans quelque autre existence. Il ne tiendrait pourtant qu’à vous de rentrer dans la voie directe de votre bonheur progressif, car je suis certain qu’on peut tout racheter dès cette vie. L’âme humaine est douée de magnifiques puissances de repentir et de réhabilitation. Ceci n’est pas contraire à vos dogmes, et votre mot de contrition dit beaucoup.

« Le pur christianisme et beaucoup de prescriptions salutaires dues au catholicisme vous ouvrent le champ de la vraie sainteté. Le jour où vous saurez dégager une grande somme d’erreurs de beaucoup de décisions éternellement vraies, vous ferez le bien sans effort, vous connaîtrez la chasteté sans combat, l’humilité sans protestation intérieure, la charité sans restriction dogmatique, l’amitié sans détour, la foi sans défaillance, et l’espoir sans bornes. C’est là l’état de perfection auquel tout homme de cœur peut aspirer, n’eût-il pas encore été franchement homme de bien, et, pour l’atteindre, ce cercle du vrai où aucun mal ne tente plus l’homme éclairé et convaincu, il n’est pas besoin de mortification, de cilice, de jeûnes et de luttes avec Satan. Non ! le chemin est plus simple, plus court et plus droit ; ce chemin s’appelle l’examen sans entraves et la religion sans mystères. »

Les yeux de Moreali s’étaient de nouveau fixés sur le parquet. Il ne répondit rien. Il se leva, ouvrit les fenêtres, regarda les étoiles et aspira l’air de la nuit. Il resta longtemps comme s’il priait ; puis il revint vers M. Lemontier, qui lui demanda s’il persistait à vouloir prendre connaissance du dernier écrit de madame La Quintinie.

« Vous l’avez jugé nécessaire, répondit l’abbé, et je ne crois pas pouvoir non plus m’en dispenser. Cet écrit est un vœu relatif à sa fille peut-être ! Si nous le dérobons à la connaissance du général, n’est-ce pas à nous de tâcher de l’accomplir ?

— Vous pensez donc que c’est une volonté lucide ?

— Si j’en étais certain, je remettrais la lettre à son adresse ; mais je crains un acte de folie, une confession exaltée où je serais compromis. Je ne mérite pas cette honte, et je ne dois pas laisser porter ce trouble dans une famille. »

M. Lemontier lui montra de nouveau l’enveloppe qui concernait le jour de la première communion de Lucie.

« Voici, dit-il, des prévisions réfléchies et qui ne sentent point l’égarement. Il en est temps encore, monsieur l’abbé. Croyez-vous qu’il faille absolument aller plus loin ?

— Il le faut, monsieur ; ceci concerne Lucie, cela appartient à Lucie, elle vous autorise, et vous sentez qu’au-dessus du secret d’une lettre, au-dessus même de la volonté d’une mourante, il y a le repos d’un père et la foi d’un chrétien.

— Lisez donc, si vous l’osez, et lisez seul ! dit Lemontier en lui remettant la lettre. Briser ce cachet me répugne, et je ne m’y résoudrai jamais. Vous avez été le confesseur, votre croyance vous délie des lois de l’honneur social : ma conscience, à moi, ne peut s’arroger un pareil droit, puisqu’elle s’effraye de vous le voir prendre ; mais, s’il y a ici un grand désespoir ou une grande rougeur à épargner à une famille, vous seul, qui fûtes la cause du mal, pouvez tout oser dans une circonstance si délicate ! »

L’abbé saisit la lettre, fit sauter le cachet, froissa et jeta l’enveloppe avec l’énergie d’un homme qui brûle ses vaisseaux. M. Lemontier frémit de voir cette absence de scrupule et d’hésitation. Il n’avait pu se résoudre à nier en lui-même la loyauté de l’homme, et maintenant le prêtre, soulagé de ses anxiétés et maître de la situation, reparaissait toujours debout et omnipotent entre la femme et le mari, même au delà de la mort.

Mais son triomphe dura peu, il pâlit, trembla et se rassit comme brisé ; puis il dit, en tendant la lettre à M. Lemontier :

« J’ai eu tort de craindre. Pauvre femme ! il n’y avait pas là de secret. Lisez ! »

La lettre était courte, d’une écriture pénible et d’un style haché :

« Un moment de répit à mes atroces crises… Je veux dire… Pourrai-je ? J’ai ma raison ! Je crois au Dieu bon, juste !… Notre fille !… qu’elle me pardonne de l’abandonner… Chère petite Lucie !… Élevez-la chrétiennement, rien de plus ! Pas d’exagérations, pas de couvent,… peu de prêtres, la liberté d’aimer… sans conditions religieuses ! Adieu ! Aimez-la bien… ne m’oubliez… J’ai mal aimé… Bien coupable, coupable seule !… Pardon, mon mari…

« Ta pauvre Blanche. »

L’abbé pleurait.

« Vous le voyez, monsieur ; lui dit M. Lemontier, au moment de la mort, on revient à la raison et à la nature ! Ceci est une abjuration du fanatisme. Et à présent qu’allez-vous faire ? Cette arme que j’avais contre vos oppositions et dont je ne connaissais pas le prix, vous allez la détruire sans vous engager à rien vis-à-vis de moi ? Est-ce là ce que vous avez résolu ?

— Monsieur Lemontier, répondit Moreali, si vous n’aviez que cette arme contre moi, elle serait nulle. La religion fervente, à laquelle il n’est pas difficile d’amener le général, lui défendrait d’écouter ce vœu de tolérance et de liberté adressé à lui par sa femme à l’égard de sa fille ; mais je suis lié envers vous par ma conscience d’homme, et, dussé-je avoir à lutter contre les scrupules de ma conscience religieuse et sacerdotale… il faut pourtant écouter le cœur quelquefois, je le sens bien ! Vous m’avez dit là-dessus de bonnes choses que je n’oublierai pas. Vous n’avez pas ébranlé mon dogme, mais vous m’avez ouvert un monde de réflexions que je pèserai pour les faire concorder avec ma foi ; je crois cela possible. Rien de ce qui est bon ne peut être inconciliable avec la religion du Christ.

— Est-ce là tout ? Vous me donnez l’espérance d’avoir un peu modifié vos résolutions ; mais, si le père Onorio vous travaille, vous nierez ce que vous venez de m’accorder, votre conscience se retournera sur l’autre oreille, et, certain que je suis incapable de trahir vos secrets, vous reprendrez la lutte où nous l’avions laissée ?

— Non ! s’écria l’abbé, offensé malgré lui de ce doute, vous me méprisez trop !… Ah ! que de préventions contre le pauvre prêtre !

— Ôtez-les-moi, prononcez-vous, soyez homme, soyez un membre de la société universelle, ne fût-ce qu’un instant dans votre vie !…

— Eh bien, dit l’abbé, je pars, je vais chercher le consentement du général, et je vous l’apporte ; serez-vous content ?

— Donnez-moi votre parole que vous agirez ainsi.

— Gardez la lettre !

— Que ferais-je d’une lettre trouvée par moi, ouverte par vous, et qui est une épée rompue dans mes mains ?

— Vous aimez mieux ma parole qu’un gage, fût-il sérieux ?

— Oui, monsieur l’abbé, et je la réclame.

— Je vous la donne au nom du Christ, dit Moreali en étendant la main ; et prouvez-moi maintenant que vous y croyez.

— En vous donnant la mienne de ne rien trahir ?

— Non ! elle m’est inutile. J’ai foi en vous. Embrassez-moi, voilà tout ce que je vous demande, et je vous le demande aussi au nom du Christ ! »

Le philosophe et le prêtre s’embrassèrent.

« À présent, reprit celui-ci fort ému, conduisez-moi au chemin de fer, ou venez avec moi à la résidence du général ; vous verrez que ma conscience n’a pas d’envers.

— Vous accompagner serait encore une suspicion. Je n’en ai plus, nous nous sommes embrassés. D’ailleurs, je me suis juré de ne pas quitter Lucie avant de l’avoir remise sous la protection de mon fils.

— Que craignez-vous donc en votre absence ?

— Rien et tout. Un caprice du général, un retour qui se croiserait avec notre départ, je ne sais quelle folie du père Onorio… Je reste, et vous… partez ! ».