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VIII

Quinze jours s’écoulèrent pendant lesquels je fus remarquable de patience, de discrétion et de délicatesse. Je n’exigeai rien, je ne demandai rien, je n’adressai même aucune prière directe. À me voir si réservé et si platonique dans mes rapports avec Paule, on aurait pu croire qu’on publiait encore nos bans, et que nous n’avions comparu ni devant le maire, ni devant le clergé de notre paroisse.

Je faisais à ma femme une cour des plus assidues, mais je ne me permettais aucune allusion aux espérances que, vous le reconnaîtrez, mon cher ami, j’étais bien en droit de concevoir. Sa réserve, du reste, égalait la mienne et si je m’étais fait un devoir de ne rien demander, je dois convenir qu’elle s’empressait de ne rien promettre. Je n’était donc pas plus avancé ; au contraire, il me semblait, par moments, que je reculais un peu. Aussi me dis-je un matin, dans mon lit de garçon, que du moment où la discrétion ne me réussissait pas, il serait peut-être temps d'employer un autre système.

Si, par impossible, mon cher ami, vous vous étonnez de voir ma patience se lasser aussi vite, je vous prierai de vous mettre un instant à ma place. Soyez tranquille, je ne vous y laisserai pas longtemps, vous ne m'avez jamais fait de mal et je n'ai aucune vengeance à tirer de vous.

Vous voilà donc aux côtés d'une femme adorable, séduisante sous tous les rapports, désirable au delà de toute expression; vous êtes tout le jour en contact continuel avec elle : elle vous charme, vous enivre, vous affole, et quand le soir arrive… vous savez le reste. Eh bien ! qu'en pensez-vous?

Cette situation n'est pas nouvelle, me direz-vous, tout le monde s'est trouvé dans un cas à peu près analogue ; il est arrivé de faire la cour à une femme pendant des semaines, souvent des mois, sans obtenir d'elle, pour un motif ou pour un autre, de récompense immédiate. J'en conviens avec vous. Mais cette femme à qui vous faisiez la cour n’était pas votre femme, c’était souvent celle d’un autre ; bien des raisons devaient l’engager à retarder l’heure de sa chute ; au bord de l’abîme, mille craintes, mille terreurs, des scrupules de tous genres, pouvaient la retenir ; si ses hésitations et ses résistances étaient pour vous un supplice, du moins vous les admettiez et vous étiez même disposé à les comprendre.

Mais dans le cas qui nous occupe, où voyez-vous, je vous prie, de bonnes raisons à faire valoir pour expliquer une si longue résistance ? Où sont les craintes, les terreurs, les scrupules ? Enfin, où se trouve l’abîme ?

Je ne sais pas pourquoi j’essaye de vous convaincre ; vous étiez rallié à ma cause, j’en suis persuadé, avant de m’entendre, et si je vous étonne, c’est par mon inaltérable patience, que vous appelez déjà peut-être de la faiblesse ou de la niaiserie.

Eh bien ! à partir de mon seizième jour de surnumérariat, je n’ai plus été patient, et du reste je ne pouvais plus l’être. Sous l’empire d’une irritation continuelle, mon caractère s’était aigri, et moi qui avais pu longtemps m’imaginer n’avoir pas de nerfs, j’étais maintenant en butte à une foule de souffrances nerveuses des plus vives.

Cet état maladif ne pouvait durer : puisqu’on paraissait décidé à ne pas aller au-devant de mes désirs, je me décidai à les formuler.

— Déjà ! fit-elle en souriant.

Ah ! dans les dispositions où je me trouvais, je crois qu’un peu plus je l’aurais étranglée pour ce mot-là. Déjà ! mais elle ne comprenait donc rien, cette femme ? elle n’avait ni cœur ni sens ! J’avais cru épouser un être animé, et je m’étais mésallié à une statue.

Je me contins et j’essayai de l’attendrir. Je lui peignis avec éloquence l’amour qu’elle m’avait mis au cœur, je lui dis mes souffrances morales, le malaise physique qui s’était emparé de moi, et dont elle était cause ; je la suppliai de me prendre en pitié, car j’étais à bout de force.

Elle m’écouta attentivement et parut émue de ce qu’elle entendit ; mais quand je la suppliai de répondre elle garda le silence.

Ah ! mon cher ami, il y a des silences qui font terriblement souffrir !

— Parlez donc, criai-je, parlez, dites ce que vous voudrez, mais parlez, je vous en conjure.

— Je n’ai rien à dire, répondit-elle.

— Expliquez-moi vos résistances, vos hésitations. Je m’engage à trouver bonnes toutes vos raisons, mais donnez-m’en une seule, une seule, de grâce !

Elle ne répondit pas.

Alors, furieux, je quittai brusquement le canapé où j’étais assis auprès d’elle et j’allai chercher mon chapeau pour sortir. J’étais tellement exaspéré de ce silence obstiné, tout mon système nerveux était dans une telle irritation, que je craignais de me porter vis-à-vis d’elle à quelque extrémité.

Oui, une parole trop vive est si vite prononcée, un geste trop brusque vous échappe si facilement, et les femmes savent tirer parti, avec tant d’adresse, de ces vivacités ! Elles ne se disent pas qu’elles en sont cause, qu’elles vous ont poussé à bout, qu’elles ont eu les premiers torts. Elles oublient à dessein, et les paroles aigres qui nous ont froissés, et leurs réticences calculées, et les mille épingles qu’elles nous ont enfoncées dans le cœur ; elles ne se souviennent que des derniers mois qui se sont échappés de notre bouche, du geste trop significatif que nous nous sommes permis, et elles s’en font une arme terrible contre nous.

— Vous êtes un brutal ! s’écrient-elles. Tout est fini. entre vous et moi !

Je ne voulus pas m’exposer, vous le comprenez, à ce que ma femme pût me dire « Tout est fini, » lorsque rien n’était commencé, et je m’éloignai dans la crainte de ne pouvoir me contenir plus longtemps. Mais, après avoir fait quelques pas vers la porte, je revins tout à coup.

— Écoutez, repris-je, vous ne voulez pas répondre à mes questions de tout à l’heure, soit ! N’en parlons plus, Je ne vous demande plus qu’une chose, c’est de me dire à quel moment cessera l’épreuve que vous me faites subir, et je vous jure sur l’honneur d’attendre ce moment sans me plaindre, quelque reculé qu’il puisse être. Mais fixez-moi une date, ne me laissez pas ainsi en suspens ; l’incertitude dans laquelle je vis m’irrite, me tue ! Ayez pitié de moi, je ne vous ai jamais fait de mal, je vous aime, je vous désire ardemment ! Est-ce un tort à vos yeux ? Est-ce un crime dont je doive être puni ? Voyons, soyez bonne, laissez-vous attendrir par mes prières, par mes larmes, oui, par mes larmes. Tenez, je pleure, c’est plus fort que moi, je souffre tant !

Alors, sur le point de se laisser émouvoir peut-être, elle éloigna doucement mes mains qui essayaient de l’enlacer, elle se leva et, me clouant à ma place par un regard, où je crus lire une menace qui me fit trembler, elle passa dans sa chambre.

Au même instant, j’entendis un bruit qui m’était bien connu : celui du verrou qu’on poussait.

Ici, vous m’arrêtez, n’est-ce pas, mon cher ami, pour vous écrier : Mais, malheureux, ce verrou qui vous gêne, pourquoi ne l’enlevez-vous pas ? N’êtes-vous pas chez vous ?

Rassurez-vous, la pensée qui vous vient devait me venir aussi. J’avais songé plus d’une fois à faire acte d’autorité. Mes prières, mes sollicitations et mes larmes, du moment où celles ne me servaient pas, devaient, je le sentais bien, me nuire dans l’esprit de Paule. Les femmes n’aiment pas d’ordinaire l’homme qui s’humilie et qui prie. Les supplications ne les touchent qu’autant qu’elles s’accordent avec leurs secrets désirs. Elles se donneront peut-être par bonté d’âme, mais elles n’aimeront point par charité. La mendicité est interdite dans le département de l’amour.

Il s’agissait de prendre un parti énergique, sous peine de me perdre tout à fait dans l’esprit de Paule.

Un soir, après le dîner, elle me proposa de l’accompagner chez Mme de Blangy, qu’elle n’avait pas vue depuis deux jours. J’acceptai, mais arrivé à la porte de la comtesse, je prétextai une subite migraine qui m’obligeait à prendre l’air, et je laissai ma femme monter seule chez son amie, en promettant de venir la rechercher.

À peine l’eus-je quittée que je regagnai précipitamment mon appartement ; j’entrai dans la chambre de Paule, j’enlevai l’une après l’autre toutes les vis de l’odieux verrou à l’aide d’un instrument que je m’étais procuré dans la journée ; je brisai la pointe de chacune de ces vis et j’en conservai les têtes que je replaçai dans leurs trous primitifs, après les avoir assujetties d’une façon factice.

Paule ne pouvait s’apercevoir de mon stratagème ; le verrou était encore assez solide pour être poussé intérieurement, mais les têtes des vis, qui n’étaient plus retenues par leurs chevilles habituelles, devaient tomber à la moindre pression extérieure faite contre la porte.

Lorsqu’une heure après je rejoignis ma femme, je la trouvai dans le boudoir de la comtesse, à demi étendue sur un divan aux côtés de son amie.

Quoique mon arrivée fût prévue, je crus m’apercevoir qu’elle gênait ces dames. J’ai pensé depuis qu’elles étaient en train d’échanger des confidences ; les yeux de Paule étaient humides et fatigués comme si elle avait pleuré, et je remarquai plus d’animation dans les traits de la comtesse.

En reconduisant ma femme, et dans notre salon, avant de prendre congé d’elle, je vous laisse à penser si je renouvelai mes prières des jours précédents. J’aurais été si heureux de ne pas être obligé de recourir à des moyens extrêmes, et de lui laisser toujours ignorer le petit travail de serrurerie auquel je venais de me livrer !

Elle fut plus froide, plus sèche, plus décourageante que jamais.

Si elle avait su m’adresser une bonne parole, me regarder avec un peu de tendresse, me faire pour un avenir, même lointain, une promesse tacite, j’aurais certainement renoncé à mes desseins.

Rien : pas un mot, pas un geste, pas un regard. Elle semblait, ce soir-là, ne pas même s’apercevoir que je lui parlais, ne pas se douter que j’existais ; jamais je ne l’a vais vue aussi rêveuse, aussi détachée de moi.

Je n’avais pas à hésiter. Je lui dis adieu ; elle se retira dans sa chambre. Je laissai une heure s’écouler pour qu’elle eût le temps de se déshabiller et de s’endormir. Puis, tremblant, fiévreux, pâle comme un malfaiteur, je me dirigeai vers la porte de sa chambre à coucher.

Ainsi que je l’avais prévu, le verrou céda et la porte s’ouvrit sans bruit.