Éditions de la Revue blanche (p. 390-398).


xvii

LA FIN


Elle semblait assoupie dans son lit, sous les tentures de cretonne. Mais, de minute en minute, le vagissement sinistre agitait sa lèvre entr’ouverte, et un effort de volonté soulevait sa paupière.

Cornet avait déclaré toute médication inutile. L’abbé Moisan venait d’administrer l’absolution à la mourante, et l’on attendait le curé de Notre-Dame-la-Riche pour les derniers sacrements.

Le notaire, prévenu par le mouvement de la rue, tandis qu’il retournait prendre ces dames chez Stanislas, avait regagné en courant la rue de la Bourde. La tête à l’envers, il montait et descendait l’escalier, ouvrait et fermait les portes. Et il demandait à tous :

— Mais enfin ! comment c’est-il arrivé ?

Personne ne le savait.

Il ouvrait des yeux stupides derrière son lorgnon. Il passait un doigt dans son faux-col et disait :

— Moi, j’en ai ma chemise mouillée.

Geneviève présidait à tous les soins, Mariette se trouvant absente, et la femme de journée qui la remplaçait étant complètement inhabile. Quand Giraud croisait sa femme au cours de ses vaines allées et venues dans la maison, il lui disait :

— Tu vas te tuer ! Ménage-toi, je t’en prie !

— Qu’est-ce que tu veux que j’y fasse ? Aide-moi donc !

Mais il n’était bon à rien.

Le marquis vint pour faire sa partie, à quatre heures. La petite table de jeu était recouverte d’une nappe blanche. On y avait posé un crucifix avec calvaire à trois marches de bois, qui, d’ordinaire, se trouvait sur la commode derrière les flacons de médecine italienne ; et il était flanqué de droite et de gauche par des candélabres. Le courant d’air que fit la porte, en s’ouvrant, dérangea une maigre branche de buis séché, passée entre le crucifié et la croix, et Jules Giraud se précipita pour la redresser comme si cela eût de l’importance. M. d’Aubrebie alla tout droit à sa vieille amie, et l’on vit sa face indifférente se creuser instantanément sous l’influence d’une grande douleur.

Tous s’écartèrent du lit, respectueusement, parce qu’on savait la mystérieuse force d’amitié de ces deux êtres qui n’avaient jamais pu mettre une idée en commun. Elle lui avait toujours reproché sa légèreté, et lui l’avait plaisantée sans cesse sur la gravité intraitable qu’elle apportait à juger toutes choses. Il y eut un moment horrible. En face du marquis profondément affecté, la malheureuse paralytique, sans doute émue, fut prise d’un rire de faiblesse qui ne la quitta d’ailleurs presque plus. Son œil ouvert restait sérieux et sombre, et de cette bouche tragiquement tordue, sortait le son seulement, le son d’un rire de gavroche.

Ceux qui étaient témoins de cela se sentirent frémir, et Geneviève tomba à genoux devant la petite table, aux pieds du Christ à la branche de buis. Elle dit tout haut :

— Seigneur Jésus ! Ayez pitié d’elle !…

Le notaire prit sa femme par la taille et voulut la relever :

— Je te défends de te faire du mal, entends-tu ?

La gorge de la mourante continuait à livrer passage à cette suite de petits hoquets hilares auxquels elle avait été soixante-treize ans étrangère. Et cette trahison des organes s’accompagnait du sourd balbutiement par quoi elle croyait probablement exprimer sa pensée. Le marquis demeurait penché sur ce spectacle, et il portait son attention à refouler deux larmes, une au coin de chaque œil, que tout le monde voyait. Enfin, elle parvint à lever le bras droit et à diriger l’index vers le ciel, où son œil l’accompagna. Et elle voulait prendre la main du marquis, tout en faisant signe : « là-haut ! là-haut ! »

M. d’Aubrebie prononça :

— Vous dites que vous parlerez de moi au bon Dieu, n’est-ce pas ?

Alors le rire atroce s’éleva plus haut et se continua un peu après que le balbutiement fut arrêté. L’œil se ferma un instant. Le marquis avait deviné ce qu’elle voulait dire. La tête retomba sur l’oreiller. M. d’Aubrebie s’enfuit dans le corridor.

Il faisait chaud. Cornet qui restait là, chassait avec un écran les mouches au vol alenti autour du visage immobile. Il maintenait ouvertes les deux fenêtres sur le jardin. Dans les moments de silence, le doux froissement des feuilles du catalpa éveillait aux oreilles de Geneviève de longues heures d’étés écoulés, et les grincements lointains de la scierie mécanique exaspéraient la confusion complète de tout son être. Elle ne pensait pas. Elle avait été trop secouée. Dans l’intervalle d’une heure à peine, elle avait approché de l’unique ivresse que son imagination et son cœur pûssent concevoir ; elle avait soutenu une lutte qui dépassait ses forces, et n’avait été sauvée que par la plus grande terreur. Ce fut dans cette première minute de calme, et abîmée aux pieds du petit calvaire, sur la nappe blanche, que l’idée lui vint : « Mais je suis maudite ! Elle va mourir en me maudissant !… C’est moi qui l’ai tuée !… »

Elle se traîna par terre sur les genoux en priant l’abbé, le docteur et son mari de sortir un moment parce qu’elle avait quelque chose à dire à sa tante toute seule.

— Ça n’a pas de bon sens, dit Giraud, de se mettre en des états pareils ; tu vas te rendre malade et nous serons dans de beaux draps…

Il sortit cependant avec ces messieurs.

— Tante ! tante ! s’écria Geneviève, au bord du lit, tu sais qu’il n’y a rien eu ! Je lui disais : « Allez-vous-en ! allez-vous-en ! » quand il m’a pris la main…

Mais Mlle Cloque ne parut pas comprendre. La circonstance qui l’avait foudroyée ne laissait pas de trace en sa mémoire.

Geneviève reprit :

— Je suis honnête, tante ! Je suis une honnête femme !

Ce mot attendrit la malade, et sans qu’elle saisît à quoi il faisait particulièrement allusion, elle y retrouva l’un des grands soucis perpétuels de sa vie de vertu, et son terrible rire éclata de nouveau, tandis que son œil se mouillait. Elle prit de sa main droite la main de sa nièce et l’éleva vers le crucifix qui était pendu au chevet du lit. Et on entendait, au milieu des éclats de joie de courtisane qu’un Dieu cruel permettait d’émettre à cette bouche sainte :

— … ure… ure… ure !

Geneviève dit :

— Que je jure ? c’est ce que tu demandes, n’est-ce pas ? Oui, oui, ma bonne tante ! Je jure de rester honnête, toute ma vie !…

La main de Mlle Cloque retomba lourdement, à la suite de l’effort qu’elle avait fait. L’hilarité s’éteignit et l’œil, encore une fois, se ferma. Elle devait savourer l’assurance de ce prolongement d’honnêteté, par delà sa mort, au milieu des compromissions générales. Le ciel qui l’avait tuée par le spectacle de la plus redoutable de celles-ci, du moins lui faisait la grâce du souvenir.

Jules Giraud frappait à la porte :

— Dis donc ! Geneviève : si tu venais un peu ? C’est le propriétaire, je ne sais pas comment m’en dépêtrer. Il ne veut pas croire au malheur ; il vient pour une question de bail.

— Rentrez doucement, dit Geneviève, je vais descendre le mettre à la porte.

Comme elle apparaissait au bas de l’escalier obscur, Loupaing dit, avant d’avoir vu ses larmes :

— Ah ! voilà quelqu’un à qui parler. C’est rapport au bail à renouveler. La bourgeoise n’est pas sans savoir que les loyers ont augmenté dans le quartier, depuis que les affaires marchent…

— Ma tante a été frappée, il y a une heure, d’une attaque de paralysie ; on l’attend à passer d’un instant à l’autre…

— Comment ça se fait-il qu’on n’en sache rien à la maison ? dit Loupaing, en regardant la figure bouleversée de la jeune femme.

— C’est que Mariette n’est pas là ! dit-elle.

Et elle laissa le propriétaire qui s’en alla.

Derrière le prêtre qui apportait les saintes huiles, les femmes Loupaing, aussitôt prévenues, accoururent. Elles montèrent, ainsi que toute une séquelle de femmes voisines attirées par la mort. Celles qui n’avaient pas eu le temps d’enlever leur tablier le tenaient replié en triangle afin de n’en présenter que la face propre. Elles s’agenouillèrent pêle-mêle dans la chambre, avec des mines chagrines et des branlements de tête. Parmi elles était la Pelet qui commandait les gémissements. La porte était restée ouverte, et toute la rue de la Bourde entrait. M. Houblon, prévenu en hâte, apparut avec ses quatre filles, au milieu des bonnets. Il enjamba et s’approcha, de lourdes perles de sueur coulant de son front dénudé. Sous les onctions sacrées, la pauvre vieille alliée de cet apôtre s’efforçait d’étouffer son émotion pour retenir la suprême humiliation du rire spasmodique dont, sans doute, elle se rendait compte. Elle taisait jusque son murmure. Le mouvement désordonné de sa lèvre brisée indiquait sa prière mentale.

Le curé, en surplis, toucha avec le coton imbibé son beau front pareil à un dôme d’église. Et M. Houblon était assuré que la lueur de pensée qui veillait encore sous cette voûte allait à la Basilique impossible, à la résurrection glorieuse de la religion catholique.

Elle n’eut pas la consolation de reconnaître son grand ami. Elle reposa longuement après le sacrement. À cinq heures, elle eut une secousse ; on se pressa autour d’elle et elle prononça presque distinctement :

— Pardon !… Pardon.

Mais sa paupière ne s’ouvrait plus. Elle reprit son vagissement. Elle articulait mieux, mais les mots étaient sans suite.

On distingua encore des mots favoris : « Les quatre pierres… » « médiocrité… »

Instinctivement les personnes présentes se retournèrent vers la cheminée où étaient les vestiges des monuments de l’âge de foi, ainsi que la lithographie de Chateaubriand de qui les paroles lui revenaient encore. Pendant ce temps, elle eut son dernier souffle et le calme se répandit sur son visage.

Geneviève, alors, fut prise de sanglots ; les demoiselles Houblon, plus pâles que la morte, ne savaient où se mettre : l’abbé, à genoux, priait à haute voix ; le marquis pleurait comme un enfant. On alluma les candélabres et on ferma à demi les persiennes. L’air du soir amena l’odeur du magnolia nouvellement fleuri. On entendait les coups de marteau du savetier. Les personnes familières à la vie de la chambre de Mlle Cloque éprouvèrent le grand vide que laissait ici cette âme envolée. Et tous sentaient qu’elle emportait avec elle, comme un siècle qui finit, quelque chose qui ne se retrouverait plus.

Pour la première fois, on vit M. Houblon, les épaules écrasées, donner comme tout le monde les signes d’un grand abattement. Seule, à la fenêtre de l’hôtel d’Aubrebie, la folle, agitant son drapeau dérisoire, faisait encore un geste d’espérance.


FIN