Éditions de la Revue blanche (p. 361-389).


xvi

LES COMBINAISONS DE LA PROVIDENCE


C’était le mois de juin. Il y eut des pluies et des orages. Le temps s’assombrissait ; on entendait de très loin les trains siffler du côté du sud. Les mouches harcelaient les chevaux chez le maréchal ferrant ; et, quand il passait sur la grande route une charrette fleurant bon le foin et traînée par des bœufs accouplés, Geneviève éprouvait de la peine à voir les beaux yeux mélancoliques des bêtes s’ouvrir et se fermer sans défense sous les piqûres. Au premier roulement du tonnerre, elle fermait la fenêtre, et elle appliquait un instant les mains aux vitres, pour voir tomber le commencement de l’averse, en grosses gouttes d’eau.

Le notaire était souvent en courses, dans son « chien mouillé ». Il demandait à changer de flanelle et de chaussettes. Et il venait achever de se remettre devant une grande flambée de sarments dans la cheminée de la cuisine. Il se frottait les mains vigoureusement, se tâtait, se tapotait d’un bout à l’autre. Alors, il disait qu’il se trouvait bien, et qu’il faisait joliment bon de vivre.

Avant le dîner, le ciel étant calmé, il chaussait des sabots et sa femme de légères galoches à semelles de bois, et tous deux allaient au potager donner la chasse aux limaçons. On cueillait les lentes coquilles mobiles sur le sable humide, au milieu des allées, ou bien l’on s’amusait à suivre les petits rubans visqueux jusque dans les bouillées d’oseille où l’on détachait l’escargot crachant et renfonçant soudain sa mauvaise humeur. « Pouah ! » faisait Geneviève quand par hasard elle en écrasait un. Elle criait aussi, lorsque, tandis qu’elle était penchée, un poirier lui pleurait dans le cou. Son mari ayant été, à cette occasion, chargé de l’essuyer, l’embrassa. Elle lui dit :

— Occupe-toi donc plutôt de tes sales bêtes !…

Et il alla devant, portant les limaçons dans un pot de grès recouvert d’une assiette ébréchée.

Cependant la terre ayant reçu l’eau du ciel répandait un parfum de noces mystérieuses, et, après la secousse de l’atmosphère, le silence des petits vergers et des champs et l’apaisement universel des choses vous soulevait le cœur, d’un désir à faire pleurer.

Un chat parut sur la crête d’un des murs ; il marchait avec des précautions sur les cimes à demi séchées des moellons. Il s’arrêta tout à coup, une patte levée, en regardant fixement Jules et Geneviève de ses yeux étranges de métal jaune.

Geneviève eut un petit rire nerveux en voyant ce chat. Son mari sourit et lui dit :

— Comme tu es enfant ! Qu’est-ce qui te fait rire ?

Elle n’en savait rien.

De l’horizon encore sombre et troublé vint un dernier roulement de tonnerre affaibli. Elle frissonna et rentra à la maison.

Le soir, comme ils achevaient de dîner, la fenêtre ouverte sur le même potager, Jules lui dit :

— Mais, avec tout ça, on n’a pas réglé le compte du dentiste.

— Puisqu’il n’a pas fini, dit Geneviève.

— Sais-tu bien que tu es un peu capricieuse ? Voyons ; tu as eu cinq ou six semaines pendant lesquelles il fallait absolument aller à Tours, chaque samedi, pour te faire soigner la bouche. Tu ne laisses pas ton dentiste aller jusqu’au bout, et maintenant tu ne veux plus y retourner !… Je ne te comprends pas.

— Je voudrais que la dent me fît mal, dit Geneviève, alors j’y retournerais… Mais, je t’en prie, laisse-moi tranquille avec ce sujet-là !

— Les temps orageux te rendent nerveuse. Oh ! je vois bien ça, depuis quelque temps.

— Qu’est-ce que tu veux que j’y fasse ?… Sortons-nous ?

Il alla dans le corridor prendre son chapeau et sa canne.

— Ta canne ! dit-elle, je te demande un peu si tu as besoin d’une canne pour aller faire les cent pas sur ta route où l’on ne rencontre pas âme qui vive ! C’est bien un endroit pour faire des embarras !…

Il reposa sa canne et reparut les deux mains libres. Elle haussa imperceptiblement les épaules.

Ils allèrent le long de la route, comme chaque soir. Ils marchaient, tantôt côte à côte et tantôt se donnant le bras, selon l’humeur de la jeune femme, du côté de Port-de-Piles, jusqu’à la rencontre du rapide. Ils s’arrêtaient pour voir passer cette barre lumineuse et ronflante qui, tout à coup, rayait brutalement la nuit. La fuite éperdue des trains vers l’horizon était toujours d’un grand effet sur Geneviève.

Son mari à qui elle avait confié son impression, la sentant trembler à son bras, lui disait :

— Il n’y a pourtant pas de quoi être jaloux des gens qui sont là-dedans, ce n’est pas déjà si agréable de voyager la nuit…

Il la serrait un peu contre lui, et ajoutait :

— Avoue qu’on est tout de même mieux ici, dans un bon dodo…

Et ils revenaient.

Selon le vent, telle ou telle cloche semait dans la campagne sa douce invitation à la prière ou au repos du soir.

— Comme c’est joli ! soupirait Geneviève, ces petites cloches, là-bas, là-bas ; on ne sait pas d’où cela vient…

— Si, si, disait le notaire. Et il se faisait une coquetterie de ne jamais se tromper sur le nom de l’endroit d’où venait le son.

Elle rappelait les clochettes des troupeaux entendues en Suisse, et elle revoyait la belle route en lacets, les chevaux de la diligence au galop, la vallée profonde avec le lac tout en bas…

— Oh ! oh !… faisait-elle ; brrr !

Et elle se cramponnait au bras de son mari, comme si elle eût encore éprouvé le léger vertige de la descente.

— Tu as une imagination ! disait-il, tu te fatigues inutilement la tête.

Alors on discutait sur la nature des lumières qu’on apercevait au loin devant soi :

— Je te dis que c’est une voiture.

— Non, puisque le dernier train est passé ; c’est l’auberge.

— Et l’autre lumière en face ?

— Je parie que c’est le maître d’école qui sort de la mairie avec sa lanterne.

Un éclair blanchissait l’espace : et l’on distinguait une charrette bâchée, au conducteur invisible, et s’avançant à pas de tortue. À dix mètres du véhicule on entendait le chien aplati sur l’avant, qui grognait ; il semblait tenir entre les mâchoires un joujou à engrenage, longuement remonté et dont les roues dentées se froissaient avec un bruit de râpe. Puis le ressort se brisait d’un coup net : « ouap ! » au passage de Giraud et de Geneviève.

Et, presque tous les soirs, avant de toucher les premières maisons du village, le notaire disait :

— Mais, m’aimes-tu un peu ?

— Cette question ! Est-ce que je ne suis pas ta femme ? Est-ce que tu as à te plaindre de moi ?

— Oh ! non ! bien sûr que non !

Il ajoutait :

— Je suis trop heureux… Je ne méritais pas de t’avoir… Je n’avais jamais espéré une femme comme toi.

Quelquefois, quand Geneviève voyait une grosse larme dégringoler jusqu’aux quatre brins de moustache de son mari comme pour affirmer la sincérité de ses paroles, elle l’embrassait de bon cœur.

Ce fut la vieille tante, qui, enfin, se plaignit de ce qu’on ne vînt plus la voir. Geneviève exigea que son mari l’accompagnât à Tours. Et, cette fois-ci, on alla chez le dentiste, tous les trois, après le déjeuner.

Le lieutenant était au café de la Ville. Geneviève passa, sans tourner la tête, toute fière et très solide, entre ses deux chaperons. Il l’avait vue, avec sa tante et son mari ; elle en était certaine. Elle se félicitait, intimement, comme si elle eût remporté une grande victoire sur elle-même. Au premier abord, elle ne s’était pas étonnée que Marie-Joseph fût encore là, peut-être à l’attendre, à l’heure où il l’avait déjà rencontrée le samedi. En y réfléchissant, elle se dit : « Il faut qu’il en ait une patience !… » Elle se demanda s’il l’attendait tous les jours. « Oh ! non ! il ne vient que le samedi. » Elle compta les samedis qu’il avait dû l’attendre, depuis celui où il l’avait abordée, où il avait eu le toupet de la suivre dans l’escalier, où il lui avait dit — elle entendait sa voix, elle voyait le bout de soleil doré qui tremblait sur la moustache ondulée : « Je… Je vous aime toujours ! »

Le notaire observa que, puisque Mlle Cloque restait avec Geneviève, il pouvait bien aller chez son avoué.

— Non ! non ! dit vivement Geneviève, ne t’en va pas !

— Quelle idée ! tu n’es pas perdue, je suppose ?

— Ne vous plaignez donc pas, dit Mlle Cloque, d’avoir une femme qui ne veut pas se séparer de son mari. C’est sans doute pour cela que je ne la vois plus, moi… Quand on pense qu’il y a six semaines que nous n’avons causé !…

— Pauvre chère tante, dit Geneviève.

Afin de pouvoir causer à l’aise, elle permit à Jules de s’en aller. Il était très flatté de la marque de sympathie que venait de lui donner publiquement sa femme. Il eut une trouvaille d’amoureux :

— Allons ! dit-il, je vais descendre, mais tu me regarderas un peu dans la rue ; tu me feras un petit signe de la main.

— Comme c’est gentil ! dit Mlle Cloque, quand le notaire eut le dos tourné ; que je suis heureuse de vous voir ainsi tous les deux !… Sais-tu bien, dit-elle, en regardant Geneviève dans les yeux, que tu es ma seule consolation au milieu d’un monde qui s’en va tout entier à vau-l’eau ! Oui, mon enfant, partout, du haut en bas de l’échelle, je ne vois que des gens qui suivent leurs petits intérêts mesquins et qui, pour le plaisir de leur ventre — oh ! il faut appeler les choses par leur nom ! — n’hésitent pas à renier Dieu et à trafiquer de leur âme…

Geneviève était debout et faisait à Jules, par la fenêtre, les signaux convenus. Elle pensait : « S’il est encore au café, il doit voir que mon mari est en bons termes avec moi. Cela devrait suffire à le faire partir… » Mais quelque chose, au dedans d’elle, et qui s’imposait souvent à elle, en s’emparant de son intelligence et de ses membres, lui soufflait : « Mais, s’il t’aime, s’il t’aime, crois-tu qu’il va partir pour si peu ? » — « S’il m’aime ! » prononça-t-elle, presque des lèvres, en ouvrant des yeux hébétés. Et l’abominable dialogue de cauchemar qui la torturait depuis six semaines, se reformulait dans sa tête endolorie : « Il t’aime ! il t’aime ! » — « Non ! non ! » — « Il t’aime ! il t’aime ! pourquoi a-t-il monté l’escalier derrière toi ? » — « Non ! non ! il ne m’aime pas. » — « Et toi ? »

C’est alors qu’elle devenait folle, qu’elle se mettait à rire parce qu’elle voyait un chat s’arrêter sur un mur en la regardant ; c’est alors que le son des cloches dans la campagne, ou la fuite du train rapide, la rendaient malade ; c’est alors, parfois, qu’elle embrassait son mari. Et la voix intérieure, odieuse et chérie, ajoutait en ce moment : « Il t’attendait depuis six semaines à la porte du café, le monocle à l’œil, te guettant dans la rue… »

Elle restait les yeux fixés en bas, droit devant elle, sur les glaces de la pâtisserie Roche, sans rien distinguer.

— Tu le vois encore ? demanda Mlle Cloque.

— Qui ça ? mon mari ? Non.

À ce rappel, ses yeux se débrouillèrent et elle baissa aussitôt le rideau du vitrage :

— Ah ! bien ! fit-elle, crois-tu ? J’étais là à regarder tes ennemies en face et je ne les voyais pas ! C’est un peu fort !…

— Mes ennemies ? demanda Mlle Cloque.

— Ces deux vieilles perruches de Jouffroy ! Elles sont là chez Roche et elles lorgnent par ici tant qu’elles peuvent…

— Vraiment ?… Et tu crois qu’elles regardent par ici ? Elles nous auront peut-être vu monter… Pauvres filles ! je ne les rencontre plus. Elles ne vont aux offices qu’à la crypte de la nouvelle église… Oh ! je ne leur en veux pas ! J’aurais tant aimé me réconcilier avec elles avant de mourir…

— Tu as bien le temps, par exemple !… Elles ont été assez méchantes avec toi !

— Est-ce qu’elles regardent encore ?

Geneviève risqua un œil sans toucher au rideau :

— On dirait qu’elles guettent… Qu’est-ce qu’elles peuvent bien faire là ?

— Mon Dieu ! s’écria Mlle Cloque ; elles ont peut-être la même pensée que moi.

— Quelle pensée ?

— Si elles avaient le désir de me revoir !…

— Ah ! soupira Geneviève en soulevant les épaules, tu crois les gens bien généreux !

— Ma fille chérie, quand on a mon âge, vois-tu bien, on juge les gens et les choses autrement que dans la jeunesse. Je voudrais m’en aller de ce monde sans que personne pût me reprocher de lui avoir manqué gravement, et l’hostilité de ces deux sœurs, qui ont été si longtemps mes amies, m’est bien pénible… Je te prierai, si je ne peux pas les embrasser avant ma mort…

— Tante, dit Geneviève, avec impatience, je te supplie de ne pas me parler toujours comme si ta dernière heure était arrivée ! Est-ce que ça a du bon sens ? Tu ne te portes pas trop mal ; tes jambes sont bien meilleures qu’il y a dix-huit mois !…

— Je sais que ces sujets-là ne sont pas gais, mon enfant, mais, c’est avec raison que je t’avertis parce que le Ciel m’a fait la grâce de m’avertir moi-même, afin que j’aie le temps de me bien préparer…

— Comment ça ? fit Geneviève, souriant à demi.

— Ma Geneviève ! il faut te dire que j’ai eu dernièrement une petite attaque…

Geneviève pâlit :

— Et tu ne m’as rien dit ? tu ne m’as pas appelée ?

— Cornet a dit tout de suite que c’était inutile, pour cette fois-là. Il m’a administré je ne sais quelle drogue qui m’a tellement secouée qu’en moins de huit jours j’étais debout. C’est à cause du tracas qu’a eu cette pauvre Mariette que je lui ai donné quelques jours de congé pour aller voir son fils. Si elle avait été ce matin à la maison, elle t’aurait tout raconté, malgré ma défense.

Geneviève était bouleversée. Mais elle voulut cacher son inquiétude :

— Enfin, tante, c’est passé ! Et tu vois que tu es solide, puisque te voilà si bien rétablie !

Et elle embrassa sa tante. Il n’y avait plus personne dans le salon, et Stanislas, en ouvrant à la dernière cliente qui devait passer avant elles, leur avait adressé le sourire qui signifie : « À vous, tout à l’heure ! »

Soudain, Geneviève eut une émotion rétrospective et ne put contenir ses larmes. Elle se jeta au cou de sa tante :

— Ah bien ! dit-elle, tout de même, si je m’attendais à celle-là, par exemple ! Et dire que je n’ai rien su de tout cela… J’aurais bien dû m’en douter… Je suis sûre que c’était cela qui me mettait la tête à l’envers, là-bas…

— Mon enfant ! ma chère petite enfant ! disait Mlle Cloque, en la pressant sur son cœur, ne te fais pas de chagrin ; dis-toi que je m’en irai bien tranquille puisque je te laisse honnête et pieuse femme, telle que ton père eût souhaité te voir…

Elle ajouta, tout bas, en confidence :

— Je crois que le bon Dieu exaucera mes prières et me prendra dans ses bras quand ils auront consommé l’abaissement de notre sainte religion devant les pouvoirs publics…

Et elle mettait un doigt devant sa bouche, comme pour signifier : « Chut ! chut !… n’en dis rien !… » en faisant des yeux qui savouraient par avance l’orgueilleux contentement d’une belle mort.

Mais elle revint à la minute présente.

— Est-ce qu’elles regardent encore ?

— Oh ! dit Geneviève, qu’est-ce que ça fait ? laisse-les donc.

— Non ! non ! Va voir à la fenêtre, je t’en prie. J’ai mon idée.

— Oui, dit Geneviève : c’est même assez drôle : il y a Hortense qui ne quitte pas des yeux soit la fenêtre, soit la porte. Elles ont l’air de se cacher.

Mlle Cloque se leva :

— J’ai mon idée, répéta-t-elle. Mon enfant, ton tour va venir dans un instant ; je vais descendre, et si les choses se passent bien, tu me retrouveras à la pâtisserie… J’ai mon idée ; j’ai mon idée !…

Geneviève se prit le front. Des images discordantes et entremêlées se dessinèrent à ses yeux. La lugubre confidence de sa tante, son héroïque résignation devant la mort annoncée, sa joie mystique de vieille fille vertueuse, et d’un autre côté cet acharnement à se réconcilier avec les demoiselles Jouffroy, — maintenant les tantes de Marie-Joseph, — la perspective d’un rapprochement entre les deux familles — après l’aventure de l’es calier et le tumulte depuis lors de sa cervelle et de ses sens, — lui causèrent une espèce d’affolement craintif. Elle pensa tout à coup : « mais les Jouffroy sont là pour surveiller Marie-Joseph !… »

— N’y va pas ! dit-elle à sa tante.

— Si, mon enfant, je sens que Dieu me commande cette action qu’il approuve. Ne perdons pas de temps. À tout à l’heure. Je t’attendrai chez Mlle Zélie.

Elle l’embrassa et descendit.

On entendait dans le cabinet du dentiste le ronronnement de la lime mécanique ramonant par pesées réitérées la dent de la patiente, une dame assez bien, que l’on avait vue longtemps, là, tranquille, à regarder des images. Et, quand la lime cessait de mordre, la bouche, sans doute maintenue ouverte par le doigt parfumé de Stanislas, émettait des sons plaintifs, inarticulés : « ahan… ahan… ahan !… » sans que s’interrompissent les coups réguliers de la pédale ébranlant l’étrange rouet.

La porte donnant sur le palier fut vivement ouverte. Une tête d’homme parut, qui inspecta d’un clin d’œil toute la pièce. Geneviève crut mourir. Elle avait vu Marie-Joseph.

Elle n’eut certainement pas la force de crier. Il était près d’elle. Il disait :

— Il le fallait bien ! il le fallait bien ! Depuis le temps que je vous attends… Je vous aime… Je vous aime… Geneviève !

Elle ramassa ses forces pour lui dire :

— Vous êtes perdu ! allez-vous-en : vos tantes sont en face, chez Roche…

— Allons donc ! dit-il ; vous voulez me faire peur : mes tantes sont au diable. En tout cas, je les y envoie…

— Mais la mienne, la mienne ! ma tante sort d’ici.

— Je le sais bien ! c’est pour ça que j’y suis !

— Vous êtes fou !

— Je ne dis pas non, mais je vous aime !…

Elle s’était levée pour lui montrer les demoiselles Jouffroy chez Roche. S’il ne s’en allait pas, il ne lui restait à elle qu’un parti : fuir, et sur-le-champ. Mais elle n’aperçut plus ces demoiselles chez Roche. Elle vit Mlle Cloque y entrer. L’arrivée de celle-ci avait peut-être fait reculer les deux sœurs. Il était possible, grâce à cette circonstance, qu’elles n’eussent pas vu l’officier pénétrer dans le couloir du dentiste. Et la scène qui allait inévitablement avoir lieu entre les trois vieilles filles les retiendrait.

Elle pensa : « C’est un peu fort ! il faut que Dieu lui-même s’en mêle ! »

Le sentiment toujours stupéfiant des combinaisons qui semblent l’œuvre d’une ironique puissance souveraine, s’empara d’elle en même temps qu’elle retombait anéantie sur une chaise.

— Puisque vous venez le samedi, balbutiait Marie-Joseph, je puis vous voir… Je vous verrai…

Elle faisait signe de la tête : « non, non !… »

— Allez-vous-en ! dit-elle, je vous en supplie ! Vous vous perdez et vous me perdez en même temps ! Mon mari peut revenir : ma tante est à trois pas d’ici…

— Geneviève ! nous avons été séparés par des histoires stupides… C’est vous qui deviez être ma femme…

— Oh ! oh ! si vous l’aviez bien voulu !…

— Ah ! oui… fit-il, les parents… l’argent… On ne fait pas ce qu’on veut… Je ne suis pas heureux.

— Vous n’êtes pas heureux…

Il s’aperçut que le mot qu’il venait de prononcer s’emparait de toute l’attention de Geneviève.

— Non ! non ! insista-t-il. Il y a une femme qui nous est destinée, et si on la manque, toute la vie est gâchée…

Elle trouva cela joli. Ses yeux remontèrent à ce niveau de l’espace où elle avait coutume de rencontrer les rêves. Elle semblait regarder une des têtes de femmes au pastel. Elle la voyait tout juste pour recueillir sur ces traits séduisants les songeries qu’elle avait eues ici durant les heures d’attente ; et à toutes ces songeries, Marie-Joseph était mêlé. Aujourd’hui, il était là ; il lui parlait d’une voix émue ; il s’échauffait ; il s’approchait d’elle. Même, elle avait déjà retiré sa main qu’il essayait de prendre. Dans le petit mouvement, elle avait rencontré les yeux du jeune homme, et vu le beau serpent d’or qui ondulait sur sa lèvre.

— Allez-vous-en ! disait-elle encore.

Mais elle ne pensait même plus à ce qu’elle disait. C’était à peine si elle distinguait les paroles brûlantes que lui-même prononçait. Dans le temps de quelques secondes, c’étaient ses trois années de torture d’amour qui lui revenaient, jusque dans leurs moindres détails, avec une précision qui lui incisait la chair à nouveau, et une abondance qui l’étouffait. La rose et la gouttelette de sang, la brusque entrevue chez Roche, la lettre de la tante mise à la boîte, les papiers du pupitre, le long hiver, le profil dans le catalpa, et jusqu’à la vue de la frise de faïence, au concert militaire, pendant que Jules Giraud parlait du sabotier !… Et son existence dans le village perdu : le maréchal ferrant, le tilbury du vétérinaire et la promenade du diabétique ; les lessives étendues dans le jardin clos de murs, et l’ombre émouvante des nuits sur la campagne, que les trains balafraient d’une longue écorchure : pas un souvenir, pas une image, pas une parcelle du temps ou de l’espace, pas une minute de ses jours ou de son sommeil qui n’eussent été imprégnés du regret de lui, du secret et fol espoir de seulement lui parler un jour ! Si elle ne lui disait pas tout cela d’un coup, dans cet instant unique où elle respirait son souffle et sentait le parfum de ses cheveux, il était donc inutile et vain d’avoir vécu ces longues heures de martyre solitaire, et combien il était vain de recommencer à vivre après cela !

Elle croyait qu’elle allait le lui dire, qu’elle allait s’abandonner en dépit de tout ; elle entr’ouvrait les lèvres.

Elle prononçait :

— Allez-vous-en ! allez-vous-en !

De l’autre côté de la porte, les pesées rythmées de la pédale, mêlées aux « ahan… ahan… » de la femme, et au léger murmure explicatif du dentiste, accompagnaient en sourdine le colloque haché et fiévreux.

Geneviève dit encore :

— Allez-vous-en ! je vous jure que vos tantes étaient là en face. C’est un miracle qu’elles ne vous aient pas vu !…

Il ricana. Il était prêt à tout braver pour suivre son désir.

Et ce mépris de la minute qui vient exaltait la pauvre amoureuse. Elle trouvait l’officier superbe et chevaleresque, aussi beau qu’elle l’avait rêvé. Il la grisait par une longue litanie de mots d’amour dont elle avait parfois imaginé quelques-uns, accoudée sur son pupitre aux confidences, mais qu’elle n’avait jamais entendus.

Elle portait sur les genoux un petit sac qui tomba. Marie-Joseph le ramassa et le lui remit. Un de ses doigts lui toucha la main. Elle eut un mouvement nerveux et se recula, en faisant glisser sa chaise. Le bruit l’affola ; elle se leva ; elle croyait que toutes les portes s’ouvraient. Elle eut un regard de démente. Mais aucune porte ne s’ouvrit ; tout était tranquille. Dans le cabinet du dentiste, l’opération semblait d’une lenteur anormale, bien qu’en réalité il n’y eût pas dix minutes qu’elle durât.

— Comme je voudrais mourir ! soupira-t-elle, en retombant sur sa chaise.

À ce mot, il comprit qu’elle était rendue. Il eut, avant de se précipiter sur ses lèvres, la petite halte infinitésimale qui suit la certitude de la victoire. Quoique innocente, elle comprit la solennité de cette seconde, et son geste pour le repousser prévint celui qu’il allait faire. Elle répéta :

— Allez-vous-en ! allez-vous-en !

Il saisit la main qui l’écartait.

Mlle Cloque s’était acheminée avec de grands battements de cœur chez Roche. Tout en traversant la rue Nationale, elle priait Dieu plutôt que de préparer les termes d’un discours propre à gagner ses deux anciennes amies. « Quand je leur ouvrirai les bras, se disait-elle, elles n’auront pas la cruauté de me repousser ! » La perspective de ce pardon la comblait ; elle goûtait par avance la douceur des larmes qu’on allait répandre. Sa nièce, de là-haut, l’avait vue trottiner avec une légèreté inaccoutumée.

Les demoiselles Jouffroy, faisant le guet derrière les glaces de la pâtisserie, avaient été prises, en la voyant descendre seule, d’une agitation qui n’était point calmée lorsqu’elle entra.

Elles étaient passées, en discourant avidement avec Mlle Zélie, dans le second salon, ce qui fit que Mlle Cloque trouva la première pièce vide. Elle tremblait un peu. Elle franchit la porte, entre les bocaux de chocolat praliné et les boites de sucre d’orge, par où elle avait vu s’avancer un jour toute la famille de Grenaille-Montcontour. Elle lut immédiatement, et malgré sa vue basse, la plus grande gêne sur tous les visages, y compris celui de Mlle Zélie.

Elle s’avança néanmoins. Sa grande honnêteté rayonnait sur sa figure. Son cœur débordait. Elle sentait tout le Ciel se réjouir avec elle. Elle souriait. Elle tendit ses deux mains franches, et elle dit sur un ton qui faisait justice de toutes les malheureuses petites querelles humaines :

— Voyons ! Nous ne nous embrassons pas ?

Ces demoiselles témoignèrent un ahurissement complet. Simultanément, elles croisèrent les mains en les retournant à l’envers et abaissant les bras. Elles eurent des yeux troubles, se regardèrent, prirent à témoin Mlle Zélie qui cachait, elle aussi, une certaine émotion, en souriant à tout le monde.

La cadette poussa une exclamation :

— Eh bien ! ma chère, voilà ce qui s’appelle de l’aplomb !

Mlle Cloque qui gardait ses deux mains ouvertes, en offrande généreuse, dit encore :

— Je ne m’attendais pas à être accueillie de la sorte… J’étais là-haut, chez le dentiste, avec ma nièce qui vous a aperçues par la fenêtre… Je n’ai pas résisté à un grand désir… À mon âge, il faut saisir les occasions par les oreilles. J’ai pensé que Notre-Seigneur m’envoyait celle-ci pour pratiquer son divin précepte : aimez-vous les uns les autres…

Les deux sœurs étaient en ébullition. L’aînée, sans délier ses mains unies à rebours par l’indignation, sautillait sur place en branlant la tête. La cadette se démenait, courait jusqu’à son récent poste d’observation, revenait précipitamment regarder sous le nez l’infortunée messagère de paix. Elle dit, semblant cracher chacun de ses mots :

— Mais, Mademoiselle Cloque, vous exercez là un métier qui n’a guère de nom !…

— Un métier ? dit Mlle Cloque.

Mlle Zélie jetait déjà le bras sur ces demoiselles, comme pour apaiser un incendie qui se déclare.

— Il est vrai, reprit Hortense, qu’on vous le fait peut-être exercer sans que vous vous en doutiez !…

Mlle Cloque les regardait tour à tour et levait les yeux au ciel. Elle ne comprenait rien.

— Vous croyez peut-être que nous sommes ici, en face de votre dentiste, pour notre bon plaisir ? Savez-vous pourquoi nous sommes ici, ma sœur et moi ? Nous sommes ici pour chercher le secret du malheur de notre nièce…

— Du malheur de votre nièce ?…

— Oh ! vous faites l’ignorante ! Vous n’avez jamais rien su de ce qui se passe ! c’est comme pour l’affaire Pelet !… Il est vrai, encore, que l’on ne vous raconte sans doute pas tous ses petits secrets…

Mlle Cloque se regimba :

— Qui çà, l’on ? de qui çà, les petits secrets ?

— Ma bonne, dit l’aînée qui n’avait point parlé, trêve de circonlocutions. Je ne veux pas vous demander pourquoi vous êtes ici, en ce moment et non chez le dentiste, près de Madame votre nièce, ni qui vous a dépêchée vers nous dans le but attendrissant de tomber dans nos bras ! Je vais vous dire deux mots seulement qui vous ouvriront les yeux. M. Marie-Joseph de Grenaille-Montcontour trompe sa femme. Il la trompe impudemment : c’est un coureur, un galantin, tout ce que vous voudrez, ceci est la fable de la ville… — Avec qui trompe-t-il sa femme — tout au moins une fois entr’autres ? — Voilà ce qu’il importe que nous sachions afin d’essayer d’extirper le mal en sa racine. — Or, vous allez comprendre tout de suite où je veux en venir — c’est pourquoi nous sommes ici, le samedi, en face du dentiste qui a la pratique de votre famille et autour duquel le mari de notre pauvre Léopoldine rôde incessamment, ce jour-là, depuis plus d’un mois… Si Mme Giraud était descendue avec vous de chez le dentiste, elle eût pu vous confirmer immédiatement nos paroles, puisqu’elle a parfois sans doute la bonne fortune de se trouver sous les pas de M. Marie-Joseph, et puisqu’elle a même le privilège de recevoir ses confidences, ce qui lui est arrivé notamment il y a juste aujourd’hui six semaines…

— Vous en avez menti ! s’écria Mlle Cloque, en s’appuyant contre une console de marbre. Ce que vous dites est une infamie… Mon Dieu ! soupira-t-elle, pardonnez-leur, car elles ne savent ce qu’elles font.

— Voyons ! mesdemoiselles ! voyons ! ânonnait Mlle Zélie, je suis sûre qu’il y a dans tout cela un malentendu.

— Dites-leur, Mlle Zélie, dites-leur, je vous en prie, vous qui connaissez Geneviève, que ce qu’elles imaginent est odieux !…

— Ah ! ah ! ah ! fit Hortense : elle est bien bonne ! C’est Mlle Zélie elle-même qui a été témoin de la scène !

Mlle Cloque tomba sur une chaise. Mlle Zélie, furieuse qu’on ait abusé de sa parole, levait les bras et disait tout haut :

— Ah ! bien ! si on m’y repince jamais, à dire quelque chose !…

Mais le mal était accompli. Il ne fallait songer qu’à l’atténuer.

— Oh ! dit-elle : j’ai été témoin… j’ai été témoin de bien peu de chose… Ne vous tour mentez donc pas, mademoiselle Cloque ; ils ont fait seulement un petit brin de causette devant la porte du dentiste…

Mlle Cloque recommença à respirer. Elle était certaine qu’il n’y avait rien et que la vérité allait se découvrir sur-le-champ.

— Ah ! ça, Mlle Zélie, s’écria Hortense, j’espère bien que vous n’allez pas nous faire passer pour des menteuses ou des imbéciles ! Et le couloir, s’il vous plaît ! qu’en faites-vous ? Vous l’avez digéré, vous, peut-être, le couloir ? Mais pas nous, je vous le garantis.

— Qu’est-ce que c’est que ce couloir ? demanda Mlle Cloque.

— Rien du tout ! dit Mlle Zélie. Ces demoiselles se tourmentent, voyez-vous ! Dame, pour ces choses-là, on se monte vite la tête !…

— Le couloir ! reprit elle-même Mlle Cloque ; je suis curieuse de connaître cette grave affaire du couloir.

— Allons donc ! ça ne vaut pas la peine…

Mlle Cloque insistait ironiquement, en frappant le sol du bout de son ombrelle :

— Le couloir ! le couloir !

Les deux sœurs, sous leurs chapeaux à rubans violets, tout pareils, avaient un même tremblement` de la tête, et leurs yeux furibonds jetaient un défi commun à Mlle Cloque et à Mlle Zélie.

— Mon Dieu ! dit celle-ci ; j’ai vu le militaire s’enfoncer dans le couloir derrière cette chère petite dame : j’ai pensé tout de suite qu’elle avait dû laisser tomber quelque chose qu’il a eu la complaisance de lui reporter. Il faut dire qu’il est ressorti presque aussitôt.

— C’est tout ?

— C’est la pure vérité, mademoiselle.

Mlle Cloque se releva.

— Et c’est de là que vous partez pour tenter de salir une malheureuse femme qui a dû être tout simplement accostée dans la rue par un homme qu’elle a connu étant jeune fille ?…

— Oh ! « connu ! » Il y a connu et connu ! dit Mlle Jouffroy. Il y a des degrés de connaissance, après lesquels, quand on a une fois rompu, on ne se connaît plus.

— Elle eût peut-être mieux fait de ne pas répondre au salut de M. de Grenaille-Montcontour, mais remarquez que cette abstention eût été injurieuse pour lui…

Hortense qui était encore une fois retournée à son poste d’observation, dans l’autre pièce, revint les deux mains en l’air et les abaissa aussitôt en s’en frappant les genoux :

— Il n’est plus au café ! dit-elle ; il n’est plus au café ! Nous allons bien voir !…

L’aînée se précipita elle-même aux glaces.

— Ah ! çà, s’écria Mlle Cloque avec dégoût. est-ce que vous auriez la prétention de me faire croire que l’on se donne des rendez-vous derrière mon dos ?

Les demoiselles Jouffroy se mirent à rire.

— Cela suffit ! dit Mlle Cloque. Je vais chercher ma nièce qui est entre les mains du dentiste et je vais vous l’amener ici-même, si vous voulez bien me faire l’honneur de m’y attendre. C’est devant elle, entendez-vous, c’est devant elle que vous formulerez vos accusations !

Les deux sœurs se trémoussèrent devant les glaces, cherchant à découvrir le lieutenant. Assurément il attendait la jeune femme au passage ; il était dissimulé quelque part ; à moins qu’il n’eût eu le front de pénétrer comme l’autre fois dans le couloir. Il ne serait pas mauvais qu’il se trouvât nez à nez avec la vieille !

Mlle Cloque remontait tranquillement chez le dentiste. Elle avait essuyé tant d’ignominies, ces dernières années, que l’abominable calomnie des Jouffroy ne lui laissait que le désir d’en laver immédiatement sa chère Geneviève : « Mon Dieu ! disait-elle, en atteignant le palier du second étage, devant la plaque de cuivre où était gravé : « Entrez sans sonner », mon Dieu ! je suis sûre que vous ne permettez les méchancetés des hommes que pour donner plus d’éclat à la vérité et à la justice !… »

Elle poussa la porte du salon, au moment où Marie-Joseph saisissait la main de Geneviève.

Elle tomba, tout d’une pièce, en travers de la porte incomplètement ouverte ; on entendit très bien sa tête cogner contre la porte d’abord, puis faire blou en touchant le sol. Elle ne bougea plus.

Geneviève eut la force de contenir son cri, pour ne pas perdre Marie-Joseph. Elle lui dit :

— Fuyez ! fuyez ! Que personne ne vous voie ici ! Fuyez, je vais appeler…

Il enjamba le corps de la malheureuse, et Geneviève appela. Stanislas arriva, sans trop se presser. Mais à la vue d’une femme étendue, il activa son pas pesant, et comme il courait sur le parquet, les bobèches tremblèrent aux chandeliers de la cheminée. D’un bras solide, il remit la vieille fille debout. Elle n’était pas morte ; elle balbutiait. Elle avait une figure terreuse ; le sourcil gauche, et l’œil, du même côté, étaient fortement relevés, tandis que le coin de la bouche s’affaissait, comme si son visage si régulier et si uni, en tombant, se fût cassé en plusieurs morceaux. Quand elle ouvrit l’œil droit et qu’une lumière encore parut sur ce beau masque d’honneur brisé, ce fut une épouvante, et Geneviève faiblit.

En revenant à elle, après une courte absence, elle distingua sa tante allongée sur le canapé, et auprès d’elle la personne que l’on avait vue d’abord regarder les images et qui avait paru si longtemps pousser sous la morsure de la lime ses petites plaintes inarticulées.

Le dentiste préparait lui-même des révulsifs, et il avait envoyé la bonne chercher un médecin, un fiacre, des hommes pour transporter la malade. Geneviève, folle, se jetait aux pieds du dentiste et de la dame et les suppliait de lui dire ce qu’avait sa tante et si elle allait garder cette figure effrayante. Elle surprit sur les lèvres du dentiste le mot d’hémiplégie, puis le salon s’emplit promptement de personnes de la maison prévenues par la bonne avant le médecin. Enfin celui-ci arriva, approuva les premiers soins du dentiste et autorisa le transport immédiat au domicile « du moment qu’il y avait une personne de la famille ».

Deux commissionnaires étaient là ; on n’utilisa que le plus vigoureux, un colosse rouge qui répandait une odeur d’ail. Il prit à bras-le-corps la paralytique, comme on soulève un enfant. On vit pendre sur le flanc de l’homme les deux pieds inertes de Mlle Cloque, enfermés en de fines bottines de satin, à élastiques, telles qu’elle en avait porté toute sa vie. Sa tête épouvantable appuyait par le menton sur l’épaule de l’hercule ; elle n’ouvrait plus son œil droit, mais sa bouche tordue s’exténuait dans un perpétuel vagissement. Derrière l’homme, Geneviève tendait son mouchoir pour essuyer ces lèvres désormais inhumaines, d’où filait la salive.

Tout cela formait une bousculade, un gros remuement de pas sur le palier. On se tria pour descendre. Le médecin prit les devants, puis le porteur, et Geneviève. Sur les marches dépourvues de tapis, on n’entendit plus alors que le bruit des lourds talons et le tâtonnement du bout de la semelle de celui qui allait porter jusqu’à la voiture pour une petite commission de quarante sous, l’informe paquet à quoi en était réduite Mlle Cloque.

Le fiacre était au bord du trottoir, la portière ouverte.

En face, à la porte de chez Roche, les demoiselles Jouffroy qui avaient vu sortir l’officier attendaient, campées fièrement, dans l’attitude de la plus haineuse provocation, que la vieille fille osât leur amener sa nièce. Et elles dégustaient d’avance la médiocre satisfaction de voir seulement leurs tètes au débouché du couloir.

Au débouché du couloir, elles virent d’abord le médecin qu’elles ne connaissaient point ; puis le grand commissionnaire et son objet.

L’homme s’étant retourné, presqu’aussitôt dans la rue, afin de présenter plus commodément le fardeau au docteur déjà introduit dans la voiture, la tête de Mlle Cloque apparut sur l’épaule géante, par-dessus le fiacre. On la reconnut de chez Roche, à ses bandeaux blancs demeurés seuls paisibles dans le chaos de la figure pitoyable.

Instantanément, à cette vue, le mouvement de la rue s’arrêta. Seuls, un tramway et deux ou trois fiacres qui passaient rapidement continuèrent leur chemin. Mais tout ce qui était à pied convergea vers la voiture stationnant à la porte du dentiste. Mlle Zélie faillit quitter la pâtisserie. Les demoiselles Jouffroy s’avancèrent.

Mais la voiture se mit en marche ; et le médecin, Geneviève et la malade échappèrent promptement aux regards. Jusqu’au premier tournant, des gamins couraient encore pour voir l’impressionnante ruine humaine.