Éditions de la Revue blanche (p. 27-50).


iii

LA CHAPELLE PROVISOIRE


Rien n’indiquait, dans la rue Descartes, l’existence d’une chapelle, si ce n’était une simple croix de bois appliquée contre le mur au-dessus d’une porte, et sur laquelle on lisait, en caractères à demi effacés : sancto martino. Un aveugle se tenait perpétuellement sur le pas de cette porte avec une sébile de plomb à la main ; il avait la figure rongée par les piqûres de la petite vérole et il semblait que ses lèvres se fussent épaissies et desséchées à force de murmurer, sans répit, du même ton de mélopée plaintive : « Ayez pitié, Messieurs, Mesdames ; ayez pitié d’un pauvre aveugle… »

Les deux marches franchies, et avant de pousser les tambours de cuir noir, on trouvait, à droite, un guichet ménagé au centre d’une étroite vitrine où pendaient des chapelets et des scapulaires. En appliquant l’œil aux mauvais petits carreaux, on distinguait dans une pièce exiguë et mal éclairée, des rangées de casiers et de tiroirs, une petite table, et un « Frère à rabat bleu » fort laid, et portant sur un nez biblique une énorme paire de lunettes aux verres du même ton que son rabat, ce qui le faisait appeler communément le Frère bleu par les personnes ignorant qu’il avait reçu en religion le nom de Frère Gédéon.

La plupart de ces dames, en entrant dans la chapelle, avaient un mot à dire ou une question à adresser au Frère Gédéon. Il était le vivant répertoire de toutes les nouvelles ecclésiastiques, et sa complaisance était sans bornes. Derrière son guichet, pareil au préposé aux renseignements dans une banque ou une gare de chemin de fer, la lèvre soulevée d’un facile sourire et la courbe du nez flexible comme un arc décochant ses traits avec précision et sans cesse rebandé par un génie mystérieux, il répondait et renseignait sur les offices, sermons, bénédictions, missions, pèlerinages, déplacements d’évêques ou de prédicateurs, nouvelles de Rome, nominations, mouvement de la propagande, échelles des guérisons miraculeuses, etc., etc., au point de constituer à lui seul une concurrence appréciable à la Semaine religieuse. Beaucoup de fidèles négligeaient depuis qu’il était là de s’abonner à cet organe de l’archevêché sous le prétexte que le Frère Gédéon avait des renseignements de meilleure main.

Quand Mlle Cloque arriva pour la messe de neuf heures, au milieu d’un sombre remous de vieilles dames, elle risqua un œil au guichet, malgré l’heure avancée. Elle était si avide d’apprendre ce que l’article du Journal du Département contenait de fondé ! Le Frère Gédéon se leva, contrairement à son ordinaire ; il ouvrit même la porte de sa petite boutique et fit signe à Mlle Cloque : « Entrez donc, Mademoiselle… »

Le cœur de la pauvre fille battait. Qu’est-ce qu’il pouvait y avoir, mon Dieu ?

— Eh bien, fit-elle, nous avons du nouveau ?

— Je le crois bien ! lui glissa le Frère, sur un ton confidentiel, et c’est pour cela que je ne veux pas vous le dire devant tout le monde : hier soir à neuf heures, le sous-lieutenant Marie-Joseph de Grenaille-Montcontour s’est rendu aux bureaux du Journal du Département, accompagné de deux officiers, et il a souffleté le rédacteur en chef.

— Seigneur Jésus ! s’écria Mlle Cloque.

Et elle ressentit à cette nouvelle un mouvement de soulagement et même d’orgueil. Cette affaire était très désagréable à cause des suites qu’elle comportait, mais elle lui donnait une haute satisfaction morale, contrairement à ses appréhensions. C’était bien, ce qu’il avait fait là, ce jeune homme ; ce mouvement de bravoure chevaleresque flattait immédiatement les plus intimes penchants de Mlle Cloque. Ce ne fut qu’en se ressaisissant qu’elle se demanda : mais pourquoi a-t-il fait cela ?

Les yeux du Frère bleu brillottaient derrière ses conserves, et l’arc de son nez se bandait et se détendait successivement sans qu’il prononçât un mot. Enfin, voyant l’anxiété de la vieille fille, il dit tout bas, et d’un air qui voulait signifier beaucoup de choses :

— Ce jeune homme est bien imprudent…

Soudain, les yeux de Mlle Cloque chavirèrent. Elle crut comprendre la réticence du Frère ; elle la rapprocha, ainsi que la provocation du jeune Grenaille, de la queue du fameux article.

— Quoi ! fit-elle ; c’étaient eux que l’on visait dans l’article ? Mais je vais me désabonner en sortant de la messe !… Comment c’étaient eux ! Mais c’est une infamie !

— Ce jeune homme, répéta le Frère, a été bien imprudent… Vous allez manquer le commencement de la messe, Mademoiselle. M. le vicaire général est à l’autel : je vous recommande son allocution, elle sera intéressante

Tout émue, toute frémissante, Mlle Cloque entra dans la chapelle déjà entièrement garnie de monde. Elle s’engagea dans une contre-allée qu’assombrissaient les tribunes, et se heurta à la chaisière qui lui fit un signe de tête amical et, la main en cornet sur la bouche, lui chuchota confidentiellement :

— Le sermon, Mademoiselle, écoutez-le bien : tout le monde en tremble déjà !

Au troisième rang, devant la sainte-table, une seule chaise restait libre, avec un prie-Dieu garni d’une petite boîte fermant à clef et d’une plaque de cuivre portant gravé : « Mademoiselle Clo­que. » Cette chaise était placée au bord de l’allée ; sa titulaire l’occupa sans déranger personne et sans même lever les yeux pour répondre à une foule de petits saluts tout prêts, suspendus à ce signe des paupières qu’elle eût pu faire, mais que l’on ne se permet plus quand le prêtre en est déjà à l’offertoire. Cependant elle fit une exception en faveur du comte et de la comtesse de Grenaille, en raison de l’abominable calomnie dont ils venaient d’être l’objet, et leur adressa en passant un fin sourire à la fois douloureux et sympathique.

À gauche et à droite d’une sorte de balcon faisant face à l’assistance, et servant de chaire, deux escaliers de bois conduisaient au chœur très surélevé et orné d’une profusion de bannières portant des noms de villes de France, adressées en hommage à saint Martin. Contre la balustrade du balcon, étaient appendus des sabres et des épées, en ex-voto, formant panoplies autour de cadres à fond de velours épinglé de nombreuses décorations parmi lesquelles les anciennes croix de Saint-Louis et du Saint-Esprit côtoyaient la Légion d’honneur et la médaille militaire. Toute la surface des murailles, d’ailleurs, aussi bien du chœur que de la grande et unique nef à toiture de bois, que Mariette appelait une grange, était couverte de plaques de marbre revêtues d’inscriptions chaleureuses et touchantes : « Reconnaissance à saint Martin », « Reconnaissance éternelle. Un père sauvé », avec les initiales et la date ; « Gloire à saint Martin : un mari et un fils conservés, 1870-71 », « Grâce obtenue, » « Grâce obtenue, » etc., etc. Ces murs simples et qu’on disait nus avaient la grandeur même et la beauté des angoisses humaines et de l’inébranlable foi des créatures. Sous les hommages militaires des panoplies et des croix, s’ouvrait une arcade grillée donnant sur la crypte où reposaient les restes du Thaumaturge.

Beaucoup d’hommes, surtout des officiers, étaient mêlés au flot des dévotes de saint Martin ; çà et là, la tache claire du dolman d’un chasseur ou une toilette de femme élégante fleurissaient la foule.

La chaisière allait de l’un à l’autre. Le tulle de deuil flottant sur les ailes blanches de son bonnet, sa vivacité, sa façon de se poser brusquement contre l’oreille d’une personne en lui vrillant toute la longueur d’un cancan, puis de s’échapper soudain, butinant de ci de là, jusqu’à telle autre oreille complaisante, l’avaient fait surnommer la Mouche. Rarement la Mouche avait manifesté une aussi grande fébrilité qu’aujourd’hui. Par son contact multiplie, chaque groupe venait de recevoir, en même temps que la petite piqûre, une maladive impatience touchant le sermon de M. l’abbé Janvier, vicaire général.

Cependant, quand il parla, on eut la secousse du coup de foudre attendu et qui surprend in­failliblement.

C’était un homme très savant et très écouté qui, six mois de l’année, faisait à la chapelle Saint-Martin une sorte d’instruction positive et documentée agréable aux esprits précis. Il s’enflammait rarement et ne parlait que pour dire quelque chose, ce qui lui valait une réputation d’originalité diversement appréciée. Quelques-uns le trouvaient froid et sec, d’autres un peu terre à terre, sous le prétexte qu’il s’attachait plutôt à l’histoire religieuse qu’à la théologie ; certains l’accusaient d’avoir l’esprit protestant.

Du même ton impassible et un peu monotone qu’il employait à raconter les batailles de Constantin, il aborda le sujet brûlant de la construction d’une église digne des précieux restes de saint Martin. Il tenait, comme toujours, dans la main gauche, sa montre d’argent assujettie par une petite ganse noire qui emmaillotait l’annulaire. Il parlait vingt minutes, jamais plus, et son seul geste consistait à regarder l’heure au creux de sa main.

Il affecta d’ignorer absolument qu’il eût jamais été question de construire une Basilique. À l’entendre, c’était là un projet dont il n’avait même pas eu vent. Il décida que l’heure était venue de réaliser le vœu cher à tous les chrétiens. Grâce à la générosité des fidèles, les capitaux recueillis étaient suffisants non seulement à entamer, mais à parachever, dans un délai aisément appréciable, le pieux édifice appelé à remplacer la présente chapelle provisoire. On eût dit qu’il s’agissait de construire un bazar pour une vente de charité. À aucun instant le souffle de l’enthousiasme n’ébranla sa parole. Et il y avait là des centaines de personnes qui eussent vendu leur lit pour voir surgir le monument grandiose, le manifeste universel de la puissance catholique !

M. l’abbé Janvier poursuivait l’énumération des travaux prochains. Il possédait pierre par pierre la future église de Saint-Martin. Il en connaissait les moindres détails. Aucun terme technique ne lui manquait ni ne lui faisait peur. Il ne s’excusa point de prononcer des chiffres, et de donner à son allocution l’allure d’un mémoire d’architecte, au pied même des autels. C’était, à lui, sa méthode. Au lieu d’évoquer dans les esprits l’idée du monument à l’aide d’images apocalyptiques, il en dressait petit à petit les assises solides, étayées à mesure sur ce qu’il ne craignait point d’appeler : « ce point d’appui essentiel : les capitaux disponibles ».

Personne ne broncha. Autour de cette parole glaciale l’air lui-même se figeait Les assistants se pétrifiaient. Par tant de flegme et d’audace ils semblaient anéantis. M. Janvier en qualité de vicaire général était le porte-parole de l’archevêché. Ce que l’on annonçait là, c’était l’irrévocable. Demain, probablement, les ouvriers entoureraient déjà cette chapelle noble et belle dans sa pauvreté toute nue, pour la remplacer par l’odieuse construction moderne dont le dessin et la plate silhouette étaient en ce moment si distinctement évoqués par les plates expressions de M. Janvier.

Peu à peu, une sorte de dégel se produisant à la suite de la première surprise, des têtes se tournèrent, on échangea des regards significatifs, une houle passa sur les épaules. Le respect du saint lieu interdisait toute manifestation. Pas un fidèle ne sortit. Mais on sentait comme à certains jours, sous la surface terne de la mer, la lame profonde, plus dangereuse que la tempête.

Quand la vingtième minute fut écoulée, M. l’abbé Janvier avait achevé de décrire jusqu’à la pointe du clocher futur et de prouver la possibilité matérielle de son exécution. Alors, comme un maçon parvenu au faîte de son ouvrage y plante un petit drapeau, il dit un mot qui, d’un seul coup, parut résumer toutes ses réticences et faire claquer son pli impertinent sur les creuses chimères d’une partie des cervelles présentes : « Mes frères, il faut être de son temps. Ainsi-soit-il. » Puis il fit son signe de croix et continua la messe.

On se contint jusqu’à la fin ; mais la sortie fut fiévreuse. L’officiant n’avait pas fermé le livre sur le dernier Évangile, que nombre de personnes se hâtaient vers la porte, pressées d’échanger leurs impressions. D’ordinaire, beaucoup descendaient à la crypte déposer un cierge près du tombeau. Seuls, quelques soldats et des femmes pauvres se dirigèrent aujourd’hui du côté de l’escalier. La porte extérieure, sur la rue Descartes, était comparable à l’ouverture d’une ruche d’abeilles.

— Ayez pitié, messieurs, mesdames, ayez pitié d’un pauvre aveugle…

La malheureuse prière de l’aveugle était couverte par la rumeur bourdonnante d’une centaine de femmes qui aussitôt à l’air libre éclataient, laissaient fuser à grands jets leur indignation et leur colère. Elles restaient là, sur place, coude à coude, par groupes confus qui se déformaient ou se pénétraient d’un simple pivotement sur les talons, une phrase commencée au nez de quelqu’un s’achevant brusquement contre une autre figure : propos sans suite, incohérents, mais s’emboîtant les uns les autres à cause d’une aigreur, d’une violence communes ; le ton seul harmonisait ce pot-pourri d’idées dont la plupart, émises posément, se fussent trouvées contradictoires. Les plus acharnées étaient les vieilles ; on en voyait qui relevaient leur voilette sur le front pour parler mieux, et qui brandissaient leur gros paroissien entre leurs mains gantées. Et elles ne pouvaient se résigner à s’en aller, comme si, à elles toutes, là, en force, elles allaient faire quelque chose. Elles n’étaient plus cent ; elles semblaient innombrables ; les tambours noirs vomissant toujours deux torrents de lave humaine qui élargissaient, épaississaient et ranimaient cette grande flaque de matière en ébullition.

La rue, peu fréquentée, permettait ce rassemblement. Quelques rares fiacres rasaient le bord du trottoir opposé, le long du mur du couvent de l’Adoration perpétuelle. Deux ou trois voitures attendaient des personnes ayant assisté à la messe, entre autres le landau des Grenaille, avec deux chevaux fort bien attelés.

Plusieurs avaient cherché un épanchement au guichet du Frère bleu, mais le guichet était fermé.

Lorsque Mlle Cloque sortit, longtemps après le gros de la foule, il y eut une forte poussée vers elle. D’un accord tacite et unanime, ce mouvement la proclamait l’âme même de l’opposition. Nul ne doutait de son opinion, déjà maintes fois exprimée ; son importance morale au milieu de tout le monde de la dévotion, et de plus, sa qualité actuelle de présidente de l’ouvroir de Saint-Martin la plaçaient d’emblée à la tête de la résistance.

Elle eut un mot heureux qui courut de bouche en bouche et donna une consistance et une force inattendues au parti de la Basilique : près des personnes qui l’entourèrent, elle étiqueta les plans et devis que venait d’étaler le vicaire général, de « projet républicain ». Le Journal du Département n’avait jamais poussé si loin, et c’était un tort, car, prononcés en temps opportun, de tels mots ruinent un parti. Le Saint Père n’ayant pas encore parlé à cette époque, aucun simulacre de paix n’existait entre l’Église et la République. Le projet que venait d’adopter l’archevêché, et que favorisait en secret le ministère, était bien un projet teinté de républicanisme. On s’en doutait ; mais il fallait le dire. C’était fait.

Et toutes ces dames achevaient de se monter la tête avec cette épithète malsonnante. Aucune d’elles ne doutait qu’il ne fût suffisant de la prononcer pour rendre odieuse désormais l’idée même de toute construction autre que l’ancienne, la grandiose, la sainte Basilique démolie et rasée par les mains révolutionnaires. D’un coup, la question qui, depuis des mois, agitait les esprits, changeait d’aspect. Elle cessait de se présenter sous le caractère purement religieux et esthétique qu’elle avait jusqu’alors revêtu, pour s’aggraver d’un caractère politique. Il ne s’agissait plus de savoir s’il était ou non plus convenable d’élever une église colossale ou une église moyenne. L’église moyenne s’identifiait avec la République. Un bon catholique ne frayait pas avec la République. Voilà qui était net. Cela allait éviter à bien des esprits indécis ou paresseux à se prononcer, l’embarras de formuler un jugement.

On n’osait pas trop parler de Monseigneur, car il est délicat de s’exprimer sur la trahison d’un chef, et toute l’acrimonie s’accumulait sur la tête du vicaire général.

— Est-il sorti ? demandait-on.

— Non ; on ne l’a pas vu.

— Peut-être déjeune-t-il avec M. le Chapelain ?

— Ce n’est pas probable ; il y a un grand déjeuner à l’archevêché en l’honneur de Monseigneur l’évêque d’Héliopolis.

— Mademoiselle Cloque ! Vous devez savoir cela, vous, par vos amis. M. le comte de Grenaille n’est-il pas lié avec l’évêque d’Héliopolis ?

— Certainement ! certainement ! fit l’héroïne de la matinée.

Elle était plus curieuse de voir sortir les Grenaille-Montcontour que le vicaire général. Selon le raisonnement qu’elle s’adressait, M. de Grenaille ne pouvait plus hésiter à déclarer son opinion, tenue jusqu’ici si scrupuleusement secrète. Et, après l’article du journal d’hier, auquel son propre fils avait attribué le sens précis d’une insinuation injurieuse à son adresse, il était inadmissible qu’il ne donnât pas à ses ennemis un éclatant démenti en se rangeant ouvertement du côté des protestataires.

On eût voulu que le vicaire général se montrât au moment où l’agglomération des fidèles dans la rue gardait un aspect imposant. Quelle tête ferait-il en face de la manifestation ? C’est ce dont il serait assez plaisant d’être témoin. Quelques personnes, notamment Mlles Jouffroy, deux sœurs âgées, pensionnaires au couvent de l’Adoration perpétuelle, se déclaraient d’avis qu’on lui fournît un témoignage démonstratif du mécontentement général. Qu’entendaient-elles par là ? À voir les plis courroucés de leur visage et le froncement de sourcils de ces deux filles agitées par une pieuse colère, on pouvait s’attendre à tout.

Malheureusement, le public commençait à se répandre et à se clairsemer. On vit sortir l’organiste, M. Houblon, homme maigre et haut qui prêtait gracieusement le concours de son talent à la chapelle de Saint-Martin ainsi qu’à sa paroisse. Il éleva des bras pareils à des signaux de détresse, et, suivi de ses quatre filles, se confondit dans la foule des dévotes. Le vicaire général ne paraissait point, non plus que la famille de Grenaille-Montcontour. Les chevaux du landau avaient des impatiences, et le cocher était obligé de leur faire exécuter un mouvement de va-et-vient dans la rue, tout en prêtant l’oreille à l’appel du groom établi près de la porte de la chapelle.

Tout à coup, celui-ci siffla. M. et Mme de Grenaille causaient amicalement avec le Frère bleu qui rentrait à son guichet. Mlle Cloque s’avança les saluer, et ils descendirent ensemble le trottoir en se dirigeant du côté de la voiture.

Le comte était un homme d’une soixantaine d’années, portant beau, de haute taille, le teint chaud, les cheveux blancs, le menton rasé, avec des moustaches et des favoris d’ancien blond, fort soignés, d’une vraie distinction. La comtesse était une grande et forte femme, qui eût paru obèse sans le port de grenadier qu’elle avait et qui semblait lui donner la force de soutenir allègrement toute surcharge physique. Elle conservait les dents superbes et des cheveux châtain foncé durs comme crins. Elle conduisait elle-même, chassait à courre et tenait le verbe haut. Avec cela, une mise toute provinciale : pas plus de goût pour sa toilette que pour l’intérieur de sa maison.

Mlle Cloque n’osa placer aucune parole importante. Ils causaient du beau temps qu’il faisait, lorsqu’un mouvement se produisit dans la foule. On venait de voir surgir dans l’entre­ bâillement de la porte la figure ronde et rosée de M. le vicaire général. Il n’était pas encore couvert et causait assez vivement avec quelqu’un demeuré à l’intérieur.

Que de malheureuses femmes frissonnèrent ! On s’attendait à un scandale.

Il salua la personne avec qui il s’était attardé et s’avança délibérément jusqu’au seuil de la chapelle, où il leva le nez, prit le vent, mit son chapeau et se dirigea pour sortir, dans l’espace libre qu’ouvraient devant lui instinctivement les manifestants. Il considéra ce recul comme une marque de respect et avança en s’inclinant légèrement jusqu’au groupe formé par les Grenaille-Montcontour et Mlle Cloque, entre le landau et une grande porte ouverte sur la cour d’un droguiste. La manifestation épiait ces quatre personnes. La pauvre Mlle Cloque blêmit, et les jambes faillirent lui manquer :

Avec la plus chaleureuse cordialité, M. l’abbé Janvier aborda M. et Mme de Grenaille-Montcontour. Il fut tout de suite apparent qu’ils s’attendaient là, que c’était un rendez-vous. En effet, la comtesse dit à Mlle Cloque que ces messieurs déjeunaient à l’archevêché avec Mgr l’évêque d’Héliopolis ; et sur quelques mots très aimables et pleins de promesses sous-entendues, pour sa charmante petite Geneviève, elle tendit la main à la vieille fille. Le vicaire général monta à côté de la comtesse ; le comte s’assit lestement sur le strapontin ; et le landau se dirigea vers la rue Néricault-Destouches où il tourna et disparut.

Mlle Cloque murmura intérieurement :

— Mon Dieu ! donnez-moi des forces ; faites-moi la grâce de ne pas tomber !…

Et, d’un courageux effort sur elle-même, elle se redressa et se tint ferme.

La situation était plus tragique pour elle que pour aucune des personnes présentes à cette volte-face. Car elle seule, sans doute, était informée du véritable sens de l’article ambigu du Journal du Département. Elle seule savait, à l’heure actuelle, la gravité de l’attitude que venait de prendre le comte de Grenaille. En adoptant le parti de l’archevêché et le « projet républicain », non seulement il trahissait la cause du parti catholique dont il était l’ornement, mais il endossait la responsabilité des insinuations calomnieuses du journal ; il reniait l’acte chevaleresque de son fils Marie-Joseph ! C’était un coup d’état, une révolution. Demain, ce soir, tout à l’heure peut-être, par les feuilles de l’après-midi, tous apprendraient que M. le comte de Grenaille-Montcontour publiquement accusé de soutenir les projets gouvernementaux « dans un but qu’il restait à élucider » n’avait répondu qu’en affirmant son adhésion à ces projets. C’était pour les Basiliciens la perte d’un appui des plus précieux et sur lequel beaucoup avaient témérairement compté ; mais pour Mlle Cloque c’était la question du mariage de sa nièce vis-à-vis de quoi venait de se creuser un précipice beaucoup plus terrible qu’elle n’avait osé le redouter.

Les deux demoiselles Jouffroy vinrent les premières au-devant d’elle. Elles ne dirent rien. La colère et l’indignation atteignent parfois un degré d’intensité que l’expression verbale est inhabile à traduire. Mais leur contenance parlait pour elles. Leurs traits, leurs bras, toute leur personne étaient affaissés, échoués, abîmés. Leurs coques grises tremblotaient de chaque côté de leurs yeux noyés. Toutes les deux pareilles, elles se ressemblaient comme deux jumelles. Leur dépit s’augmentait de la déconfiture de leurs belles menaces. Elles avaient donné à entendre qu’elles briseraient les vitres au nez du vicaire général. Et elles s’étaient écartées à son passage, comme tout le monde, sans oser proférer un cri. Elles avaient assisté, comme tout le monde, à l’espèce de défi que leur jetait à la face leur ennemi plein d’insouciance et de bonne humeur en transformant en hommage — par inconscience ou par une souveraine habileté — leur équivoque manifestation.

Quelques mines abattues se joignirent à elles, tandis que la plupart s’en allaient derrière M. Houblon dont les grands bras de sémaphore annonçaient la tempête.

Ce fut la jeune femme du libraire catholique, Mme Pigeonneau-Exelcis, qui fit remarquer la pâleur excessive de Mlle Cloque ; et elle se hâta de la soutenir en lui donnant le bras. Il n’était que temps ; Mlle Cloque allait céder à un étourdissement. Par bonheur, la porte du couvent était entre-bâillée ; ces demoiselles n’eurent qu’à la pousser, et on installa promptement la malade sur une chaise qu’avança la sœur tourière, dans une petite cour pavée où il y avait des lis en pots au pied des murs. On alla chercher des sels, de l’éther, et tout en se livrant à cette besogne charitable, on racontait à la tourière les événements. La bonne vieille sœur, la figure embobelinée dans un bonnet blanc tuyauté du front au menton, ne se laissait guère atteindre par ce qui s’agitait de l’autre côté du cloître où elle était enfermée depuis un demi-siècle, et elle dit, après le récit de si grandes choses :

— Monsieur l’aumônier a été pris d’une attaque de goutte ce matin, et la messe de huit heures a eu quarante minutes de retard.

Mlle Cloque revint doucement à elle. On apercevait, par le jour d’un porche, la verdure du jardin planté de hauts tilleuls. Deux formes blanches passèrent au bout d’une allée. Puis on ne vit plus rien remuer ; et l’on n’entendait que le bruit d’un torchon époussetant les chaises du parloir d’où il venait une grande fraîcheur. Mme Pigeonneau-Exelcis demanda si elle ne pouvait pas profiter de l’occasion pour emmener sa fillette, avant le déjeuner. Mais la sœur ouvrit des yeux comme si on lui demandait d’abjurer sa religion :

— Y pensez-vous, madame Pigeonneau ? Ces demoiselles sont à l’Instruction religieuse, à cause du retard de la messe de ce matin…

— Ah ! la messe a été en retard ?

Et la bonne sœur répéta ce qu’elle avait dit un instant auparavant et qu’on n’avait point écouté. Puis, pour réveiller tout à fait Mlle Cloque, elle la taquina sur un sujet passé à l’état d’habitude :

— Vous voyez bien, Mademoiselle, si votre nièce était en pension ici, elle serait venue vous embrasser, et c’est ça qui vous aurait ragaillardie !…

— Mais non, dit en souriant la malade, puisque c’est l’heure de l’instruction religieuse…

— C’est vrai ! c’est vrai ! Ah ! mademoiselle Cloque a réponse à tout.

Et ce sujet était plein d’amertume pour la vieille tante de Geneviève. Car elle l’avait mise au Sacré-Cœur parce que l’on ne cite rien de mieux que le Sacré-Cœur pour l’éducation d’une jeune fille. Elle allait toujours aux extrêmes, en toutes choses. Et que de mérite elle avait à cela ! Car on ne cite rien non plus de plus coûteux que l’éducation au Sacré-Cœur. Le couvent de l’Adoration perpétuelle eût été beaucoup plus à la portée de ses ressources. Mais le moyen de marier brillamment une jeune fille élevée côte à côte avec la petite Pigeonneau, fille du libraire ?

— Ma bonne amie, firent Mlles Jouffroy, vous déjeunerez avec nous. Nous ne vous laisserons pas vous en aller chez vous après cette faiblesse…

— Vous êtes bien bonnes ! Je n’ai guère d’appétit. Il faut pourtant que je reprenne des forces pour aller voir ma Geneviève cet après-midi… Mais Mariette ; que dira Mariette si elle ne me voit pas rentrer ?… Vous ai-je averties que Loupaing va être conseiller municipal ?

Tout le monde haussa les épaules.

— On fera prévenir Mariette, ne vous inquiétez pas ; madame Pigeonneau va avoir la complaisance d’envoyer un commissionnaire jusqu’à la rue de la Bourde ; n’est-ce pas, chère petite dame ?

— Mais comment donc ! Mais trop heureuse de pouvoir vous être agréable ! Je vais y aller moi-même, parce que votre bonne croirait sa maîtresse perdue si un homme de peine lui expliquait cela tout de travers…

— Non ; madame Pigeonneau, vous ne ferez pas cela, je ne le souffrirai pas !

— J’y cours ; j’en ai pour un moment. Au revoir, Mesdemoiselles, bonjour ma chère sœur : je viendrai prendre ma fillette à deux heures et demie…

Elle fit sonner l’s douce : « z et demie » et s’esquiva.

— Vous êtes trop gentille ! Au revoir, chère madame Pigeonneau.

Et quand la femme du libraire fut partie :

— Quelle excellente petite femme ! dit Mlle Cloque.

— Bah ! fit Mlle Jouffroy, la cadette, elle est enchantée de vous rendre service ; c’est une façon de vous dire : n’oubliez pas de prendre chez moi le livre de mariage…

— Oh ! la mauvaise !

Mlle Jouffroy, la cadette, avait la dent pointue. On reprochait d’ailleurs, en secret, à madame Pigeonneau-Exelcis d’être jolie. Non pas que personne eût pu jamais l’accuser de mésuser de sa beauté ; mais, le charme physique laisse toujours planer quelque inquiétude morale.

Mlle Cloque eut la force de monter jusqu’au premier, dans l’appartement qu’occupaient ses amies. Le couvent recevait une douzaine de pensionnaires libres, veuves ou célibataires, qui, moyennant un prix modique, jouissaient dans cette paisible maison d’un confortable des plus avantageux. La tante de Geneviève ne gravissait jamais sans un profond soupir les larges escaliers de pierre à rampe de fer forgé, donnant sur des paliers plus spacieux que son jardin et où s’ouvraient les doubles portes soigneusement calfeutrées, rembourrées et lourdes comme des portes d’église. De beaux christs d’ivoire, des images de la Vierge, un peu mesquins sur l’immense surface des panneaux blanchis ; une atmosphère de quiétude et d’ordre intime ; le parfum du voluptueux servage divin et de l’éternité assurée, ornaient et emplissaient cet enviable refuge. Quel délice de reposer ses yeux, par les hautes fenêtres, sur la crête bien taillée des tilleuls, sur le pieux va-et-vient des religieuses toutes blanches et sur les ébats innocents d’enfants dont les voix et les cris venaient trois ou quatre fois par jour vous revigorer l’esprit et le cœur ! Ne plus voir l’œil louche du futur conseiller municipal, sa lance braquée sur le revers des fusains, ni l’accablante tristesse du « drapeau blanc » de la folle, c’était le rêve de Mlle Cloque ; et elle y ajoutait encore le désir d’économiser le loyer de la rue de la Bourde qui absorbait ses maigres revenus. Mais à cause de Geneviève il fallait faire figure ; tant que Geneviève ne serait pas mariée, il ne fallait pas songer à venir s’enterrer dans une « maison de retraite » dont le nom sonne une certaine fêlure de pauvreté.

Une sœur converse, au doux visage de bienheureuse, apportait le repas dans de grands paniers cylindriques à plusieurs étages, en fer blanc pour les plats chauds, en jonc pour le pain et les desserts. Elle était chaussée de sandales de feutre, et son pas insonore la laissait prendre tout à coup pour une apparition. Elle faisait sa besogne et recevait les observations avec un étrange contentement ; on eût dit qu’elle servait à la table des Anges.

— Eh bien ! sœur Brigitte, çà ne vous fait donc rien que le bon Dieu soit frustré d’une si belle Basilique ?

Sœur Brigitte sourit et répondit sans hésitation :

— Notre Seigneur Jésus-Christ a dit : « Mon royaume n’est pas de ce monde… »

Et elle emporta le fromage, déjà retournée, quant à elle, à sa tranquille béatitude.