Éditions de la Revue blanche (p. 6-26).


ii

LA MAISON DE LA RUE DE LA BOURDE


Mlle Cloque habitait une petite maison de la rue de la Bourde, derrière les Halles et les ruines de l’église Saint-Clément qui tenaient encore debout à cette époque. La rue de la Bourde n’était qu’un passage assez étroit allant des Marchés couverts à une caserne de chasseurs à pied ; elle formait un boyau sombre et tortueux entre de très hauts murs de jardins ou de pauvres logements. Il y avait en face de chez Mlle Cloque un savetier que l’on voyait travailler à toute heure derrière sa rangée de chaussures ressemelées, sans que l’on pût savoir à quel moment ce diable d’homme prenait ses repas ou se reposait. Un peu plus bas, et enclavé, pour des raisons inconnues, dans ce quartier quasi indigent, se trouvait un assez bel hôtel particulier appartenant à M. le marquis d’Aubrebie, petit vieillard assez spirituel et dont la femme était folle. M. d’Aubrebie et sa voisine Mlle Cloque ne s’entendaient sur aucun point, mais se voyaient assidûment. Il ne se passait guère de journée sans qu’on pût les apercevoir de la rue, l’un en face de l’autre, à une petite table de jeu où ils faisaient régulièrement et successivement deux parties de bésigue et une partie de dames ou deux, selon que la marquise, qui ne quittait point son hôtel, agitait un mouchoir à sa fenêtre, ou consentait à rester tranquille. La pauvre femme, d’une famille ultralégitimiste, et dont le cerveau avait toujours été débile, avait perdu la raison en 1873, au moment où s’agita et se résolut d’une manière irrévocable la question de la restauration de la royauté. Quand son mari n’était pas près d’elle, elle le confondait avec le roi absent, se lamentait, et faisait monter les domestiques pour leur demander s’ils pensaient que cette période d’anarchie pût durer longtemps, enfin s’impatientait jusqu’à faire à la fenêtre, du côté de l’exil, des signaux désespérés à l’aide d’un mouchoir qu’elle croyait être un drapeau blanc. Mlle Cloque, l’œil aux aguets, prévenait le marquis. Il interrompait la partie et rentrait mélancoliquement. C’était le rétablissement de la monarchie.

Et Mlle Cloque restait seule. S’il était encore de bonne heure, elle prenait sur une petite étagère un livre de dévotion ou quelque ouvrage du grand homme qui avait été le culte de sa vie Atala, René, ou les Mémoires d’Outre-Tombe ; et elle s’asseyait à sa fenêtre dans un fauteuil de cretonne imprimée, pareil aux tentures de la chambre. Les larges feuilles d’un catalpa haut comme la maison se balançaient doucement sous ses yeux, presque au ras de la fenêtre ; et, selon les caprices de l’air, elle apercevait, entre les branches, une petite fontaine située au milieu de la cour du locataire voisin. Cette fontaine à double vasque de bronze, coulait nuit et jour, et son maigre murmure monotone avait souvent flatté les rêves et l’imagination facile de celle qui, à quinze ans, se jetait aux pieds d’un poète. Elle s’efforçait de faire abstraction du bruit du savetier de la rue de la Bourde, de celui des plombiers de la rue de l’Arsenal et des gémissements d’une scierie mécanique que l’on entendait à certaines heures ; et la chute régulière et rafraîchissante des gouttelettes dans le bassin lui évoquait des images du Jourdain où René s’était baissé puiser une bouteille d’eau, ou bien la transportait au pays d’Atala.

Des songes, c’était toute sa vie. Elle avait passé au travers de la réalité grâce à l’agilité de ses facultés imaginatives et à l’ardeur de ses désirs. Elle avait été garantie de la marque déprimante que laisse infailliblement la compréhension des grises et misérables nécessités.

Elle portait une sorte de velouteux duvet moral, que l’on ne saurait comparer qu’à cette blonde lumière qui orne les joues de l’adolescence. Elle avait gardé l’âge de tous les élans, de toutes les générosités, l’âge où l’homme ignore l’impossible.

Elle ne s’était point mariée, non qu’elle fût laide ou méprisante, mais parce qu’à la suite d’une enfance délicate, le bruit s’était répandu qu’elle manquait de santé. D’excellentes amies de la famille assez généreuses pour s’intéresser beaucoup à elle, avaient contribué, à force de bons soins, à affermir cette opinion contre quoi rien n’avait prévalu.

La vulgarité des hommes l’avait consolée du célibat. Longtemps, cependant, elle avait espéré le héros que rêvent les jeunes filles. Il en existait, puisqu’elle avait approché un Châteaubriand.

Elle était demeurée près de son frère qu’elle adorait. Il s’était marié, avait eu des enfants ; elle avait vu se dérouler à côté d’elle l’épisode d’un court bonheur ; puis des deuils, des malheurs de fortune étaient survenus qui avaient réduit la famille à une nièce, Geneviève, grande jeune fille de dix-sept ans, achevant son éducation au pensionnat du Sacré-Cœur de Marmoutier.

Souvent, avant l’heure de dîner, Mlle Cloque descendait, sous le prétexte de jeter un coup d’œil à la cuisine, causer avec sa vieille bonne, Mariette.

— Ah çà ! voyons, Mariette, qu’est-ce que ça sent donc ?

— Qu’est-ce que ça sent ? Mais, Mademoiselle, je viens seulement d’allumer mon fourneau, qu’est-ce que vous voulez donc que ça sente ?

— Je vous dis que ça monte jusque là-haut… Je suis descendue voir si vous laissiez brûler quelque chose.

— Ah ! faisait Mariette, en secouant sa figure toute ridée, faut-il en avoir un nez ! faut-il en avoir un !…

Et sur cet innocent subterfuge qui lui servait presque quotidiennement de préambule, Mlle Cloque échafaudait une conversation peu variée dont deux sujets immuables faisaient les frais : le projet de mariage de sa nièce Geneviève et le projet de la reconstruction de la Basilique de Saint-Martin. Il semblait que tout l’avenir fût contenu dans la solution de ces deux questions.

Et, en effet, les pieuses âmes de Tours ne doutaient pas que le sort de la religion ne dépendit de l’église colossale qu’il s’agissait de relever des ruines où l’avait réduite la Révolution, pour la faire resurgir comme un hardi défi à la libre-pensée. Dans toute la ville il n’était bruit que de cette affaire.

Quant à l’union de la petite Geneviève, — entretenue à grand’peine par sa vieille tante, dans un couvent coûteux, — avec le jeune sous-lieutenant Marie-Joseph de Grenaille-Montcontour, c’était une perspective d’un intérêt si vif et si immédiat qu’elle passionnait quiconque avait de l’amitié pour Mlle Cloque.

Mlle Cloque poussait tout à coup un profond soupir.

— Allons, voyons ! Mademoiselle, qu’est-ce qu’il y a encore ? Votre marquis ne vous a donc point dit des bêtises pour vous dérider un brin ?

Mariette disait « votre marquis » avec une nuance accentuée de dédain, à cause de la réputation d’irréligion de M. d’Aubrebie.

— Le marquis ? Le marquis est un vieux sacripant qui ne croit ni à Dieu, ni à diable. Il faut le plaindre et prier pour lui. Le pauvre homme n’a que sa distinction naturelle ; c’est un homme comme il faut, assurément, et il est respectable à cause du grand malheur dont la Providence l’a affligé ; mais, voyez-vous bien, ma pauvre Mariette, ce ne sont pas ces gens-là qui sont capables de vous donner un conseil…

— Un conseil ? Ah ! bien ! Mademoiselle en a peut-être besoin d’un conseil ? Mais c’est-il pas à vous que toutes ces dames viennent en demander des conseils, et à tout bout de champ, et quand bien même il ne s’agirait que de savoir s’il faut prendre sa gauche ou sa droite !…

— Mettez donc vos lunettes pour trier votre salade, voyons, Mariette, faudra-t-il que je vous le dise cent fois !… Ah ! décidément, c’est une grosse charge que d’avoir une jeune fille à caser.

Quand on est son père ou sa mère, on prend plus facilement une décision.

— S’il s’agissait de la marier à quelqu’un sans argent où à un olibrius qui ne lui plairait point, je comprendrais que vous ayez de la peine, mais d’abord elle en est folle de son militaire, Mlle Geneviève, ça, on peut le dire…

— Taisez-vous, Mariette, ne dites pas des choses comme cela ! Vous ne savez rien, et cette enfant est trop jeune, élevée comme elle est, à son couvent, pour savoir seulement ce que c’est que…

— Que de sentir que ça lui fait toc toc sous sa médaille de sagesse ? Allez donc ! faut pas vous tourmenter, Mademoiselle ; la poule sait chanter avant d’avoir pondu. Je vous donne ma parole…

— Allons ! faites ce que vous avez à faire, vous bavarderez une autre fois. Je vais voir si le journal est arrivé.

Le samedi soir, le Journal du Département arrivait une heure plus tôt que de coutume, et le porteur, s’il ne pleuvait pas, le glissait sans sonner sous la porte du jardin donnant dans la rue de la Bourde. Mlle Cloque traversa le petit parterre grand comme la main qui entourait deux côtés de la maison. Avec des prodiges de soins et d’économies, elle y entretenait elle-même des rosiers et quelques fleurs. Une haie de fusains séparait son jardinet d’une grande cour encombrée de tuyaux de poêle, de lames de zinc, de charrettes à bras de ferrailles et des mille accessoires qu’exigeait la profession du propriétaire, Loupaing, entrepreneur de plomberie. Depuis une année ou deux, les arbustes commençaient à être assez touffus pour que l’on se trouvât à peu près garanti du contact des ouvriers, de Loupaing, affreux borgne presque toujours ivre, et des regards inquisiteurs de la mère Loupaing qui, de sa fenêtre du premier, tout en tricotant des bas, passait sa vie à épier le voisinage.

Le journal, plié en quatre, et tout « humide encore des baisers de la presse, » ainsi que se fut exprimé le marquis d’Aubrebie, laissait pencher une corne sur le pas de la porte, et des fourmis couraient sur l’encre fraîche. Mlle Cloque le ramassa, fit sauter d’une chiquenaude les petites bêtes, et, ayant aperçu en capitales énormes le mot « TRAHISON EN HAUT LIEU » suivi, il est vrai, de plusieurs points d’interrogation, elle s’inquiéta immédiatement et rentra par la salle à manger, cherchant ses lunettes. Elle appela :

— Mariette ! est-ce que je n’ai pas laissé mon étui dans la cuisine ?…

— Attendez donc… Oui, mademoiselle, le voilà !

— Eh bien apportez-le moi !

Mariette apporta l’étui.

— Ma pauvre fille, que vous êtes donc sotte ; vous ne sentez pas que cet étui est vide ? J’aurai laissé mes lunettes en haut. Courez vite me les chercher.

Les yeux de Mariette brillèrent.

— C’est-il bien la peine d’aller là-haut ?

Mlle Cloque qui s’exténuait à prendre connaissance de l’alarmante « Trahison en haut lieu ? ? ? » frappa du pied et faillit s’abandonner à un mouvement de colère.

— Dame ! fit Mariette, sans plus se tourmenter, Mademoiselle a ses lunettes sur le front !

C’était une des distractions ordinaires de cette pauvre demoiselle. Elle était toujours vexée qu’on la lui fit remarquer.

Mais la lecture était trop captivante, et elle oublia de se fâcher. Elle parcourait avidement l’article sans prendre garde que la servante était retournée à la cuisine.

— En voilà bien d’une autre, par exemple ! s’écria-t-elle.

Elle froissait le journal ; elle s’aperçut qu’elle était seule et sentit le besoin de s’épancher. Elle alla retrouver Mariette.

— Eh bien ! ma fille, si ce qu’on dit est vrai, on peut s’attendre à en voir du joli…

— Qu’est-ce qu’il y a encore ? C’est toujours leur Tonkin, je parie… Dire que j’ai mon pauvre garçon qui est à Toulon…

— Il ne s’agit pas de cela pour le moment : croiriez-vous, ma fille, qu’il paraît que Monseigneur favorise en sourdine leur projet…

— Leur projet, à qui ?

— Le projet à qui ? mais le projet du conseil municipal parbleu ! le projet des architectes diocésains qui sont tous des libres-penseurs, à ce qu’on dit, enfin le projet de tous les ennemis de l’Église, quoi ! C’est une indignité !

— C’est-il bien possible ! Et qu’est-ce qu’ils veulent faire comme ça ?

— Mais leur église bâtarde, une église de quatre sous, une baraque informe qui sera une humiliation pour les fidèles en même temps qu’une victoire pour toute la franc-maçonnerie !… Vous comprenez bien que ces gens-là périraient de dépit si nous relevions la grande Basilique ! Ha ! ha ! cela les gênerait ce monument qui doit englober tout un quartier et qui serait plus grand que la cathédrale ! Vous connaissez les deux tours, la tour de l’Horloge et la tour Charlemagne, n’est-ce pas ? Eh bien, ces tours forment les deux angles de la grande construction qu’on projette : on bâtirait deux autres tours pareilles, aux deux autres coins, le tout réuni par un bâtiment à cinq nefs, gigantesque !…

— Eh ! là là, mon Dieu ! faut-il ! Et pourquoi faire mettre tant d’argent ?

— Comment ! pourquoi faire ? Mais voulez-vous me dire pourquoi nos vieux pères ont construit les cathédrales ? C’est parce qu’ils pensaient que rien n’était trop beau pour le bon Dieu. Ah ! ceux-là ne regardaient pas à la dépense ! Et voulez-vous me dire où est-ce que nous irions prier Dieu aujourd’hui, s’ils n’avaient pas bâti les cathédrales ; et qu’est-ce qui représenterait la religion aux yeux des ennemis de la foi, s’il n’y avait pas toujours là ces beaux monuments qu’ils sont bien forcés d’admirer comme tout le monde ?…

— Mais, vous n’y allez seulement point dans vos cathédrales ; voyons, c’est-il pas vrai, mademoiselle ? Est-ce que vous n’êtes pas toujours fourrés les uns sur les autres dans votre chapelle de Saint-Martin qui est large comme la main et construite en bois, comme un hangar…, une grange, si vous y tenez ; mettons une grange ?…

— Mais, têtue ! vous ne comprenez donc pas que cela, c’est à cause de la dévotion à saint Martin dont les restes vénérés sont là, dans votre grange, comme vous dites si bien ; et que c’est précisément pour qu’on lui élève un sanctuaire plus digne que nous nous pressons dans cette chapelle provisoire, afin de montrer en haut lieu qu’elle est devenue trop petite, qu’elle n’est plus proportionnée au culte sans cesse plus large qu’on rend au grand Thaumaturge !…

— Tout ça, c’est des bien beaux noms et des affaires qui ne me regardent point… Vous allez pouvoir vous mettre à table, mademoiselle. Et tâchez donc de ne point vous faire de la bile pour ces histoires-là ; on a bien assez des siennes… Je trempe ma soupe.

Mlle Cloque passa dans la salle à manger et fit son signe de croix en s’asseyant à la petite table solitaire. Elle achevait l’article du journal rempli d’insinuations alambiquées et de périphrases d’un travail infini, où sous les apparences d’une attitude des plus respectueuses envers l’archevêché, se dissimulaient des piqûres au venin administrées savamment. Monseigneur trahissait la cause des catholiques purs ; il ouvrait définitivement l’ère depuis longtemps prévue, des concessions, des louches compromissions, des pactes tacites et sans dignité, avec les pouvoirs publics persécuteurs de l’Église. Enfin, allait donc se manifester par un fait la justesse des sombres prévisions qui avaient accueilli l’avènement de l’archevêque Fripière. Ce fils d’une marchande à la toilette, haussé par sa seule habileté aux plus hautes fonctions ecclésiastiques ; cette sorte de philosophe que certains disaient païen ou même athée, que l’on poussait à l’Académie française en raison d’ouvrages presque exclusivement littéraires et à peine orthodoxes, se préparait à passer impudemment à l’ennemi. Il ressortait nettement de l’article « qu’à l’heure où paraîtraient ces lignes » l’archevêché aurait pris position dans l’affaire de la Basilique, ce qui devait du même coup hâter « d’une façon inattendue » le commencement des travaux. On savait hélas quel était le sens de ces fameux plans tout prêts à être exécutés. Exposés dans la crypte du tombeau de saint Martin, ils avaient été lacérés, il n’y avait pas plus de trois semaines, par quelque pieux basilicien demeuré inconnu.

Ce n’était pas tout ; l’article se terminait par des lignes ambiguës quant aux personnes visées, mais très claires quant au sens de l’accusation. Elles flétrissaient la conduite équivoque de certaines « notabilités » dont l’ostensible dévotion à saint Martin, jointe à la compétence reconnue tant en matière d’archéologie qu’en « la pratique des affaires, » avait fortement contribué à affermir l’espoir de voir se relever la Basilique, alors que ces mêmes notabilités favorisaient secrètement, et cela « dans un but qu’il restait à élucider », le misérable projet de l’église bâtarde.

C’était là de quoi faire aller les imaginations et les langues.

Mlle Cloque ne pouvait qu’appartenir au parti des projets héroïques et grandioses. Son âme s’était de tout temps inclinée du côté des généreuses chimères. Rien n’était assez grand ni assez beau, au gré du superbe élan de ses désirs. Depuis le mouvement qui l’avait jetée aux pieds du plus magnifique génie de son temps, jusqu’à celui qui faisait monter le rose d’une sainte colère à ses vieilles joues de femme vertueuse, à propos de la Basilique, elle n’avait point hasardé un pas qui ne fût orienté vers l’intransigeant idéal.

Une porte-fenêtre ouverte sur le jardin laissait venir l’arôme délicat des fleurs, qui s’exalte un peu vers le soir. Et l’on entendait le bruit de la lance d’arrosage de Loupaing sur la haie des fusains. Par des trous que Mlle Cloque n’arrivait pas à combler dans le feuillage de ces arbustes, elle avait le désagrément d’apercevoir la figure rouge et l’œil du plombier borgne. Chaque soir, il était là, au moment où elle se mettait à table. C’était à croire qu’il le faisait exprès, et cela était infiniment probable, car ils avaient eu une con­testation précisément au sujet de cette lance. La locataire s’était réservé le droit d’en user pour l’entretien de son jardinet improvisé dans la cour du propriétaire. Or Loupaing prétendait s’en servir pour laver sa cour, à l’heure même où l’arrosage est avantageux pour les plantes. Jamais, malgré nombre de réclamations, Mlle Cloque n’avait touché la lance, et elle en était réduite à promener sur ses plates-bandes son petit arrosoir à main, tandis que, de l’autre côté des fusains lavés sur une seule face, Lou­paing inondait sa cour à plaisir.

Mais la pauvre fille avait, ce soir, des soucis trop graves pour être affectée de cette petite persécution qui d’ordinaire l’exaspérait ; et elle négligeait même de fermer la porte au nez de l’affreux borgne aux aguets derrière les trous. Peut-être, à cause de cette indifférence, était-ce aujourd’hui Loupaing qui rageait.

— Vous ne comprenez pas, dit-elle à Mariette qui apportait une omelette, combien cette affaire est importante…

— Quelle affaire donc, mademoiselle ?

— Mais la Basilique ! voyons. Savez-vous bien que cela peut nous faire manquer le mariage de Geneviève ?…

Mariette leva les bras au ciel.

— C’est-il vrai, Dieu possible ! Pour une histoire de « bâtisse » voilà mademoiselle Geneviève qui ne se marierait pas ?

Mlle Cloque se demanda si elle allait confier à sa bonne toute l’étendue de ses angoisses. Elle pensa que cette femme ne comprendrait jamais la liaison de choses en apparence si indépendantes.

— Vous verrez, ma pauvre Mariette, vous verrez ! c’est moi qui vous le dis.

Et elle se ressouvint des premières appréhensions qu’elle avait eues lorsque s’ébaucha ce projet de mariage avec les Grenaille-Moncontour. Certes c’était une des meilleures familles de Touraine, et la petite Cloque, sans autre dot que sa grâce naturelle et le renom de vertu de sa vieille tante, devait regarder comme une surprise heureuse le fait d’avoir été distinguée par le jeune sous-lieutenant. À vrai dire, c’était un bonheur inespéré, et personne autre que Mlle Cloque n’eût aperçu là de nuage.

Elle en avait aperçu pour une raison d’une délicatesse toute particulière.

Les Grenaille-Montcontour, d’authentique et très ancienne noblesse, mais d’une fortune qu’on soupçonnait insuffisante à soutenir un train assez brillant, avaient marié leur fils aîné à une jeune fille israélite. L’amour l’avait voulu, à ce qu’on affirmait, et beaucoup d’âmes généreuses en demeuraient persuadées. D’ailleurs, disait-on, il y a juif et juif, et il fallait considérer que les Niort-Caen, bien avant leur alliance avec les Grenaille-Montcontour, avaient donné au catholicisme une précieuse recrue : une Niort-Caen, dont on rappelait la conversion retentissante, dirigeait à Paris une institution religieuse. Enfin c’était encore à l’occasion d’une conversion que les deux familles destinées à s’unir étaient entrées en relations, depuis déjà plusieurs années. Le zèle de la comtesse de Grenaille avait amené à la religion un jeune protégé de la famille Niort-Caen, garçon intelligent et sans fortune, qui depuis lors ayant prononcé ses vœux, se trouvait aujourd’hui à la tête d’une petite boutique d’objets de piété, à la porte de la chapelle Saint-Martin, en qualité de Frère vulgairement appelé « à rabat bleu. » Ce Frère jouissait du privilège évangélique attribué au « pécheur converti » ; et il était, à lui seul, plus choyé que « cent justes » par les fidèles de Saint-Martin.

C’en était assez, en vérité, pour que le monde le plus scrupuleux n’eût pas lieu de faire la grimace. On ne la faisait pas trop ; les Niort-Caen chez les de Grenaille s’effaçaient, se faisaient oublier ; et la jeune femme était si charmante qu’on ne voyait pas de différence entre elle et les femmes élevées le plus chrétiennement, sinon l’extraordinaire saveur de sa beauté. Où donc, alors, était le nuage ?

Le voici. Mlle Cloque avait observé finement, et dans mille petites circonstances de l’apparence la plus insignifiante, qu’il y avait une fêlure aux principes moraux, religieux ou politiques des Grenaille-Montcontour. En quoi consistait-elle, il eût été bien difficile de le préciser ; cela n’était rien ou presque rien du tout, puisque cela ternis sait à peine la figure que faisait cette famille dans la société tourangelle. Néanmoins, il y avait une indéfinissable issue par où s’écoulait le suc qui maintient l’intégrité et l’originalité absolues des vieilles maisons françaises.

Le vase où meurt cette verveine
D’un coup d’éventail fut fêlé…

D’une manière générale, cela pouvait se traduire par une sorte de mollesse à soutenir certaines opinions qui, au gré de Mlle Cloque, étaient fondamentales d’une société chrétienne. C’était, par exemple, une nuance de libéralisme qui allait s’accentuant de jour en jour. On commence par être libéral en matière politique ; puis on le devient rapidement en matière de religion et de morale. De là à l’opportunisme, il est clair qu’il n’y a qu’un pas. On disait couramment : les Grenaille admettent ceci, admettent cela. Bon pour ceci ou cela ; mais que n’admettraient-ils pas demain ? On citait ce trait bien significatif de l’aisance avec laquelle cette maison glissait à toute évolution inquiétante : à quelqu’un qui interrogeait M. le comte, à propos des récentes persécutions des jésuites : « Mais, enfin, si vous aviez encore des fils à instruire, les mettriez-vous au Lycée ? » M. le comte de Grenaille-Montcontour avait répondu : « Pourquoi pas ? » Et quelques-uns avaient frémi. C’était une réponse qu’il n’eût pas faite avant l’influence des Niort-Caen.

Les Grenaille observaient une prudente réserve depuis le commencement de l’affaire de la Basilique. Cependant on n’ignorait pas que le comte eût des connaissances tout à fait exceptionnelles en matière d’archéologie. C’était une question qui devait l’intéresser ; il pouvait apporter aux partisans de la reconstruction de l’antique monument l’appui précieux de ses lumières. On n’osait pas l’interroger par crainte de l’entendre émettre un avis défavorable, ce qui eût été le signal de la guerre. Quant à lui, il se taisait. Lors du mouvement suscité par la lacération des plans du projet gouvernemental, la famille de Grenaille était partie pour Vichy.

Mais la question avançait ; les grondements souterrains allaient aboutir à un déchirement du sol déjà si oscillant ; l’heure arrivait où il deviendrait inévitable de prendre un parti. Que fallait-il pour cela ? Un éclat. L’article du journal le faisait prévoir comme prochain.

Et la pauvre Mlle Cloque achevait tristement son dîner en songeant à cette menaçante perspec­tive. La douleur de ses hautes aspirations com­promises était cruellement avivée par le souci du sort de sa chère Geneviève qu’elle devait aller voir le lendemain, dimanche, à Marmoutier.

Quand elle descendit au jardin, elle ne trouva pas la seille d’eau que lui apportait régulière­ment Mariette, et dans laquelle elle puisait avec son petit arrosoir afin de soigner elle-même ses plantes. Elle alla vers la cuisine et appela Mariette qui ne répondit point. Enfin, elle aper­çut la vieille bonne sous le porche par où la maison de plomberie communiquait avec la rue de l’Arsenal ; elle causait avec la mère Loupaing, malgré la défense que lui en avait faite maintes fois sa maîtresse. Elle se hâta d’accourir et prévint l’observation qui la menaçait :

— Mademoiselle ! Vous ne savez pas ce qu’il y a ? Paraît que Loupaing se présente au conseil municipal : les affiches sont commandées !

Mlle Cloque leva les yeux au ciel, en haussant une épaule.

— Loupaing, au conseil municipal ! soupirât-elle.

Et elle ne put se retenir de jeter un regard de pitié sur la maison de cet ivrogne imbécile et méchant. Il scandalisait le quartier par sa débauche, et le voisinage par les mauvais traitements infligés à sa femme, une pauvre patiente laborieuse qui ne criait que sous les coups par trop vifs, et ne se plaignait jamais. Entre les branches d’un magnolia au feuillage rare, Mlle Cloque vit Loupaing accoudé, ce soir, à la fenêtre de sa chambre, côte à côte avec sa femme. Il était en gilet de flanelle rouge, sans manches ; les gros muscles de sa chair nue formaient d’épaisses saillies. Il regardait fixement, sans que l’on sût jamais où, de son œil incertain. Sa femme était tranquille et muette, près de lui, en camisole blanche.

— Paraît qu’il a promis de ne plus sortir le soir, d’ici l’élection, dit Mariette ; c’est Mme Lou­paing qui est contente !…

— La malheureuse ! elle veut donc qu’il ait le temps de la couper en morceaux ? Cet homme-là me fait peur. Tenez, je rentre ; vous arroserez vous-même, Mariette ; et que je vous reprenne à bavarder !…

— Mademoiselle aimerait donc mieux ne pas apprendre ce qui se passe ?

— Ce qui se passe ? Ah ! on l’apprend toujours bien assez tôt !

Mlle Cloque remonta à sa chambre, et se pen­cha un instant à la fenêtre sur la rue de la Bourde. L’air de juillet était lourd, la nuit tombait doucement. On entendait sans le voir le marteau de l’infatigable savetier. À chaque porte, des femmes étaient assises ou debout, en petits groupes immobiles. Un nouveau-né criait comme un animal qu’on égorge ; des enfants jouaient dans la rue, butant contre les jambes des chasseurs à pied qui rentraient par trois ou quatre à la caserne. Sur la droite, dans le ciel obscurci, on pouvait voir la tour de l’Horloge, l’un des débris de la vieille Basilique. Un gros camion voiturant des eaux minérales passa en faisant trembler les maisons. Une fenêtre s’ouvrit à l’hôtel d’Aubrebie, et la marquise agita de nouveau le « drapeau blanc » ; sans doute le marquis faisait un tour de jardin et la malheureuse folle éprouvait le vide de l’exil du prince. La grosse cloche de l’horloge tinta ; une sonnerie de clairon vint des casernes ; les soldats passaient en courant. Peu à peu les bruits s’apaisèrent ; les groupes, au pas des portes, disparurent ; de temps en temps seulement quelques coups de marteau sur le cuir marquaient que le savetier travaillait encore.