Madeleine au miroir (Recueil)/Madeleine au miroir

Madeleine au miroirCalmann-Lévy, éditeur (p. 1-6).


I

MADELEINE AU MIROIR


J’ouvre les yeux… C’est ma chambre d’été ensoleillée de tentures jaunes, baignée d’or fluide, transparent et doux. Je respire une odeur de cretonne et de bois, de linge frais et d’herbe sèche. Mon regard, désaccoutumé des choses, après la longue absence, retrouve, comme tous les ans, cette brève et charmante surprise qui me rappelle des matins éblouis de ma jeunesse. Quand je m’éveillais, au lendemain d’un voyage chez ma grand’mère ou chez mes cousines, la chambre nouvelle me ravissait, car toute nouveauté, pour l’enfant, est une promesse de joie. Je pensais : « Que va-t-il m’arriver ici ? » et c’était une espérance confuse et merveilleuse…

À trente-cinq ans, veuve, mère d’un grand fils et d’une grande fille, j’ai conservé, à travers tout, une certaine fraîcheur d’âme, mais je ne dis plus avec l’accent du désir : « Que va-t-il m’arriver ?… » Je dirais plutôt : « Pourvu qu’il ne m’arrive rien !… »

Pourtant, je me sens jeune encore… La vieillesse, c’est l’usure. Je ne suis point usée, quoique j’aie souffert dans mon âme et dans mon corps. Trente-cinq ans ! ce n’est pas le déclin de ma journée, c’est le plein midi qui se prolonge, l’épanouissement de la femme à son apogée, la floraison large de la rose à peine mûre… Je n’ai pas vieilli vite, parce que j’aime la vie, parce que je suis gaie, courageuse et volontairement optimiste, peut-être parce que j’ai gardé ma santé de jeune fille, l’équilibre de mes nerfs et de mon humeur.

… Volets ouverts, dans la clarté matinale, qui bleuit les stores blancs entre les lourds rideaux jaunes, vêtue d’un peignoir souple, assise devant la vieille poudreuse d’acajou, je regarde ma figure d’aujourd’hui… Il y a mieux, certes, mais il y a plus mal ! Cette Madeleine Mirande qui me sourit, entre ses cheveux rabattus par la brosse, n’a pas une ride encore. Pourtant les doigts invisibles, les doigts souverains du Temps l’ont maniée ; ils ont modelé la pulpe tendre de sa chair, et sans la défraîchir, sans l’abîmer, ils l’ont déveloutée…

Que reste-t-il de ma jeunesse ?… Une mince figure française aux traits irréguliers, aux yeux clairs et changeants comme l’eau de la Seine sous le ciel parisien, aux cheveux châtains dans l’ombre, blonds dans la lumière. Pas beaucoup de relief, pas de « caractère », presque pas de couleur ; mais un regard pas bête, un sourire sans ironie, un peu de grâce, et des nuances…

L’âme ressemble au visage : elle est ordinaire et sans génie comme il est sans beauté. Visage de femme, âme de femme dont l’extrême féminité sans doute est tout le charme.

Et mon histoire aussi est ordinaire.

J’ai eu mon lot d’épreuves et de chagrins, mais rien d’exceptionnel, rien qui me permette de me poser en héroïne. Mes parents m’ont tendrement élevée ; j’ai fait un mariage raisonnable, un vrai mariage à la française, que tout le monde appela « un mariage d'inclination ». Mon mari que j’ai perdu il y a six ans, fut un compagnon brusque, autoritaire et affectueux, assez jaloux de ses droits et très convaincu de ses devoirs. Il me fit pleurer quelquefois, mais il employa son énergie et son intelligence pour les seuls intérêts de la famille. Loin de me traiter en maîtresse ou en servante de son bon plaisir, il m’initia à ses affaires, il m’associa à ses projets, il me mit en contact avec toutes les réalités que certaines pécores veulent ignorer — par élégance !… Je fus sans amour, une amie dévouée ; notre amitié conjugale me donna le courage de résister et de vaincre quand vint l’heure de la tentation inévitable — car je fus tentée, moi aussi. Si je ne l’avais jamais été pourrais-je me dire vertueuse et saurais-je excuser mes sœurs plus faibles que moi ?

Les femmes trop parfaites ne se connaissent {{{2}}} demi ; elles ne sont jamais sûres que leur vertu orgueilleuse ne soit pas tout simplement une impuissance à sentir ; mais la femme qui a été tentée connaît sa force et sa faiblesse, et comprend les actes même coupables, les décisions même folles, les chutes et les douleurs des autres femmes.

L’homme qui troubla mon cœur, qui mesura, un instant, sa puissance à mon désespoir, n’a fait que traverser ma vie. Il est consolé, marié, loin de France. Je ne l’ai pas revu et ne désire pas le revoir.

Mon âme, après son passage, était comme la mer après la tempête : les grandes vagues ne se soulèvent plus, mais de longues houles, lentes à s’apaiser, palpitent d’un horizon à l’autre horizon.

Devenue veuve, je pleurai mon mari, d’un cœur sincère, et, malgré le vide qu’il laissa, et la solitude où je me trouvai, je résolus de ne pas risquer l’aventure d’un second mariage. Mes enfants, quelques amis, des livres, la musique, mes souvenirs, un peu de bien que j’essaie de faire, le plaisir de curiosité que je prends au spectacle du monde, à la comédie humaine, remplissent très suffisamment mes journées.

Une spectatrice de la vie — je suis, je ne veux être que cela. Tout m’intéresse passionnément. Cependant l’absence de partenaire m’oblige à la méditation silencieuse quand je souhaiterais la causerie, la discussion vivante… Mes enfants sont trop jeunes. À qui me confier ? Je crains d’importuner mes amis qui, presque toujours, me parlent d’eux-mêmes.

C’est pourquoi je commence ce petit cahier où je me suis peinte, sur la première page, avec toute la sincérité qu’une femme peut avoir en traçant son image. Ce n’est pas un journal sentimental que je veux tenir. Je n’ai pas, non plus, la prétention de faire de la littérature. Fixer les reflets de la vie qui passe au miroir de ma pensée de femme, collectionner des impressions, des opinions, des images, n’est-ce pas un remède excellent à l’ennui, une diversion au chagrin, une façon détournée de faire, à propos de tout, un utile examen de conscience ?