Madeleine au miroir (Recueil)/La Leçon du jardin

Madeleine au miroirCalmann-Lévy, éditeur (p. 7-14).


II

LA LEÇON DU JARDIN


J’ai pour voisine une vieille dame qui vit toute seule dans une petite maison. Quand j’aperçois, au tournant d’un chemin creux, le toit de chaume velouté de mousse, les volets gris, le jardinet de fleurs et de légumes, la chatte blanche sur la marche du seuil, je pense à ces chaumières des contes où demeurent des aïeules filandières à coiffe et à lunettes, sages comme Salomon, malicieuses comme des fées. Sans doute, la grand’mère du Chaperon Rouge devait habiter une maisonnette pareille à celle-là, avec un beau noyer vert devant la porte et, sur la cheminée, un ruban vaporeux qui se tortille comme sur les maisons dessinées par les gosses… J’attends qu’une voix me dise :

        Tire la chevillette
        Et la bobinette cherra.

Mais la vieille aimable dame m’a reconnue. Elle paraît, sans coiffe, sans lunettes, sans fuseau, n’ayant d’une bonne fée que le regard toujours pur et le cœur toujours bienfaisant. Et tout de suite elle m’embrasse, elle m’emmène. Nous nous asseyons sous le noyer centenaire, crevassé, qui porte un emplâtre de ciment, et je demande à ma vénérable amie :

— Comment va votre jardin ?

Ses yeux bleus s’avivent, son accent devient attendri lorsqu’elle raconte que les cosses des pois nouveaux se sont enfin gonflées et que les tendres artichauts donnent les plus belles espérances. Et elle ajoute, fièrement :

— J’y étais à cinq heures, dans mon jardin ! J’ai désherbé tout un carré et biné plusieurs rangs de pommes de terre…

— Toute seule ?

— Toute seule… Aussi, j’ai gagné l’estime de mes voisins. Ils sont bien étonnés de voir un si bel ouvrage fait par une personne qui a vécu soixante ans dans les villes et qui a maintenant soixante-dix ans… Mon jardin ! c’est presque une personne. Je l’ai créé, soigné, protégé, avec tant de soins et de fatigues qu’il est devenu vivant et parlant, et qu’il me tient compagnie…

Je regarde ce morceau de terre, entre deux haies et une grille. C’est peu de chose et c’est un monde. Il contient, pour celle qui le cultive, toute la fécondité et toute la beauté, toute la nature, comme une flaque d’eau contient tout le ciel.

Il est charmant, d’abord parce qu’il ressemble à la maison, parce qu’il est naïf et légendaire comme elle. On n’y trouve pas ces fleurs rares, ces beaux monstres sans parfum, ces plantes pompeuses que le caprice des horticulteurs a inventées pour être un signe extérieur de la richesse, devant les villas somptueuses ou dans les parcs des châteaux. On n’y trouve pas non plus ces laides plantes grasses, ces bégonias sans âme, ces affreux yuccas à cloches jaunissantes, ces tristes palmiers des jardins bourgeois. Ici croissent les humbles fleurs démodées, les simplettes, les naïves, celles qui parfument le refrain des chansons de bergères, celles que tiennent les dames des tableaux anciens : le pois de senteur rouge et bleu, la sauge écarlate, le pétunia pourpre à croix blanche qui sent la vanille et le girofle, l’œillet blanc des bordures, frère immobile des papillons ; la giroflée jaune, brune et dorée comme un vieux cuir cordouan : le lis royal, qui marque le jardin aux armes de France ; les pensées, petits gnomes soucieux aux barbes de velours bleuâtre ; les pâquerettes, pensionnat de sages petites filles aux cols plissés ; les pieds-d’alouette, longs thyrses mauves ou roses, toujours cassés par le plus faible vent ; et là-bas, sur le mur ensoleillé, l’exposition impressionniste des capucines !…

Ce jardin a une reine — la rose, dame splendide qui règne sur ce peuple de fleurs bonnes-femmes, de fleurs enfantines ; la rose, mille fois plus belle et plus parfaite que la coûteuse orchidée, la rose résistante, qui brave les gelées sous un manteau de paille et, presque sans soin, donne deux fois par an sa floraison.

Aux limites de son royaume, le potager commence ; et j’entrevois, de ma place, les bons gros choux, dont la feuille en cuir vert repoussé fait un si bel écrin à la rosée cristalline ; j’entrevois les artichauts, cousins pauvres de l’acanthe, chers aux sculpteurs des cathédrales, et les boules en filigrane violet que porte très haut la tige fine, roide et creuse de l’oignon monté.

Ma vieille amie avait raison. Ce jardin est vivant et parlant ; c’est une personne et c’est aussi une foule. Il entoure de mille petites âmes celle qui l’a créé et qui l’entretient. Grâce à lui, elle a gardé des muscles souples, une activité physique salutaire à sa vieillesse, une grande force de patience, et elle a gagné le plus précieux des biens : la paix.

Il n’aurait pas prospéré sous des mains nerveuses, trop avides ou trop négligentes. Le jardin impose au jardinier des gestes lents, réguliers, minutieux, une persévérance jamais découragée, une vie accordée au rythme des saisons. Autrefois, ma vieille amie, accablée et surmenée par un dur métier d’institutrice, courant chez l’un, chez l’autre, préoccupée de gagner l’argent nécessaire à son existence et à l’éducation des neveux qu’elle avait adoptés, n’avait pas le loisir de se connaître elle-même. Depuis qu’elle a passé la soixantaine et qu’elle s’est faite campagnarde, elle affirme qu’elle commence à vivre de la vie intérieure, la vie contemplative et pourtant active.

— Je vous assure, me dit-elle, que le pauvre jardin me donne des leçons, à moi qui en donnai naguère ! Des « leçons de choses » et surtout des leçons de philosophie. À force de voir les feuilles remplacer les feuilles, les insectes éclore et mourir, le fruit naître de la fleur, mûrir et tomber, les plantes et les bêtes accomplir leur tâche, j’ai éprouvé un sentiment inconnu, une sorte de fatalisme qui est plutôt une résignation courageuse, une acceptation volontaire des lois de la nature. Je souffre moins d’avoir changé, parmi l’universel changement ; le soleil qui se couche, l’été qui meurt, m’aident à décliner doucement… Il est douloureux de vieillir, à Paris, parce que tous conservent — au prix de quels efforts ! — l’apparence et les allures de la jeunesse. Vieillir dans un jardin, devant les collines ondulées, sous un ciel varié comme une âme, c’est très doux, très consolant, très facile ! On redevient enfant et l’on devient philosophe. On pense qu’un musée n’est pas plus beau, qu’une église n’est pas plus sainte que les jardins, les prés et les bois. On découvre dans les plus petites choses d’infinis mystères et des miracles qui déconcertent et ravissent l’esprit. La poésie et la sagesse pénètrent de toutes parts la vie finissante, comme la lumière oblique du soir pénètre jusqu’aux fourches de ses rameaux l’épais feuillage imperméable au rayon vertical de midi…