Madame de Pompadour, Bernis et la Guerre de Sept ans/02

Madame de Pompadour, Bernis et la Guerre de Sept ans
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MADAME DE POMPADOUR
BERNIS ET LA GUERRE DE SEPT ANS

(Suite.)

VIII

Avec Bernis aux Affaires Étrangères, Stainville auprès de l’Impératrice-Reine, Madame de Pompadour pouvait regarder comme accomplie la première partie de son œuvre. Il dépendait à présent des talents militaires de Richelieu, ou de ses passions jalouses et égoïstes, d’en assurer l’issue finale ou de la précipiter dans l’abîme. Là gisait l’énigme, quelque jactance qu’elle mît à n’en point paraître autrement troublée, qui tenait son esprit dans une profonde anxiété.

Arrivé dans la soirée du 3 août au Grand Quartier Général d’Ohsen-Hagen, le nouveau Commandant en chef de l’Armée d’Allemagne avait eu le lendemain son entrevue avec le Maréchal d’Estrées. Rien dans l’attitude du Général auquel il venait enlever le prix de la victoire ne lui fourni l’ombre d’un froissement : après trois jours employés à donner et à recevoir connaissance de l’état de l’armée, on prit congé sans humeur, sans phrases, avec une froide contrainte. L’armée elle-même s’était fait une loi du silence : à Hanovre où il avait porté son Quartier Général le 11 août, il voulut la passer en revue ; à l’heure indiquée, il apparut gai et dispos, le chapeau toujours à la main malgré un temps détestable, s’arrêtant et parlant à chaque commandant de bataillon ; il s’efforçait visiblement de plaire à tous, mais la recherche d’une satisfaction toute personnelle perçait trop à travers ces délicates attentions pour que les cœurs battissent à l’unisson. Il fallait à Richelieu une victoire prompte, définitive, qui fît oublier l’autre, et cette victoire, c’est sur les Hanovriens vaincus, affaiblis et démoralisés qu’il courait la chercher. L’armée ne s’y trompa point[1].

Les renforts que lui avait promis la Cour étant arrivés, il leva son camp sous Hanovre, le 22 août, pour se porter avec 153 bataillons, 159 escadrons et 260 pièces d’artillerie, formant un effectif de 128, 000 hommes, vers le Duc de Cumberland qui s’était retiré à Werden, dans le Duché de Brême. Après plusieurs jours de marche pénible à travers un pays inondé par les crues, assez fréquentes en cette saison, du Weser et de l’Elbe, entre lesquels il s’étend jusqu’à la mer du Nord, c’est à peine si on avait pu canonner les arrière-gardes ennemies s’enfuyant, à la faveur de la brume et des marais, sur des chaussées qu’elles coupaient derrière elles. Les obstacles n’arrêtaient pas Richelieu : le 1er septembre, sur l’avis qu’il n’était pas impossible de déloger un corps ennemi posté à Bewern, en deçà de Bremerworde, il s’y précipita avec si peu de monde qu’il faillit être pris et parvint, non sans danger, à rallier la réserve du Duc de Broglie qui s’était avancé à Kloster-Sewen. Fort heureusement pour lui, l’agitation stérile où l’entraînait l’impatiente recherche de la victoire n’avait d’égal que le désarroi où était tombé le Duc de Cumberland après sa défaite d’Hastenbeck ; le 4 septembre, à la nouvelle qu’à sa gauche un détachement de la réserve du Duc de Brogie s’était emparé d’Harbourg sur l’Elbe et avait poussé à six lieues de son camp, le Prince Anglais se crut perdu et ne pensa plus qu’à traiter. Ce n’est certes pas sous cette forme diplomatique que le Maréchal entendait terminer la campagne, mais il n’avait pu atteindre le Duc de Cumberland ; arrêté par les difficultés de la marche et la question des subsistances toujours aussi aiguë, l’armée ne pouvait guère arriver avant le 8 de son camp de Walle à Kloster-Sewen. Aussi se détermina-t-il après avoir pris conseil de Maillebois, qui était resté auprès de lui à écouter les propositions que lui apportait, sous la garantie du Roi de Danemark, un émissaire de ce Prince, et, le 8 septembre, on en vint à signer, de guerre lasse, la convention qui porte le nom de Kloster-Sewen et selon laquelle : « Les troupes Françaises devaient garder tout le terrain conquis par elles, les troupes alliées se retirer à Stade pour être dirigées, celles de Hesse, de Brunswick et de Saxe-Gotha, sur leurs pays respectifs, avec des passeports du Maréchal de Richelieu, la moitié de celles de Hanovre sur la rive droite de l’Elbe, dans le Duché de Lauenbourg, l’autre moitié demeurant à Stade, dans les limites tracées et acceptées d’un commun accord. » Au loin, c’est-à-dire à la Cour, dans la coterie de Richelieu, ces termes de la convention pouvaient facilement éblouir les regards disposés à l’admiration ; par contre, l’absence de toute clause relative au désarmement des troupes Hanovriennes et de leurs alliées, ainsi qu’aux modalités de leur dispersion, jetait d’inquiétants brouillards dans les esprits avisés de l’abbé de Bernis et de Paris-Duverney. À l’armée, il semblait bien que le Maréchal fût encore à mi-chemin de la gloire. « Je crois — écrivait d’Ottersberg, le 11 septembre, au Marquis de Paulmy, un des Lieutenants-Généraux de cette armée[2] — que vous aurés été content de la fin de notre campagne dans le Duché de Brême. Dieu veuille que le Roi de Prusse nous la fasse prolonger du côté d’Halberstadt, où je vais suivre M. le Maréchal. »

Mais quel coup de théâtre emportait donc aussi soudainement l’Armée Royale et son chef vers des opérations plus retentissantes assurément que celles qui consistaient à faire mettre bas les armes au Duc de Cumberland ! On connaît les circonstances à la suite desquelles le Prince de Soubise avait été rappelé à Versailles pour prendre le commandement des troupes que le Roi avait résolu d’envoyer à l’Impératrice, selon le plan élaboré par Duverney et les derniers arrangements conclus avec la Cour alliée. Depuis lors, la disposition des esprits s’était entièrement retournée à Vienne : la victoire de Kollin[3], en Bohême, celle plus récente de Görlitz, en Lusace[4], et du côté des Russes, l’écrasement des Prussiens à Jægerndorf, dans la Prusse Orientale[5], avaient à ce point ranimé les espoirs de Marie-Thérèse qu’Elle ne parlait déjà plus de recevoir le contingent Français à son armée, mais de l’adjoindre à celle des Cercles de l’Empire qui opérait en Thuringe, sous les ordres du Prince de Saxe-Hildburghausen. Belle-Isle avait beau se récrier dans le Conseil, déclarer cette communauté déshonorante et demander l’augmentation du corps de Soubise en toute indépendance du Général Autrichien, l’opinion de Duverney était une force contre laquelle il n’y avait point à lutter. Acquis à des exigences qui lui avaient permis de substituer le Maréchal de Richelieu au Maréchal d’Estrées, il n’avait point à refuser au Maréchal de Belle-Isle un renfort qui formait un des articles de son propre plan ; mais il tint ferme à l’acheminement du Prince de Soubise vers la Saxe, avec 32 bataillons, 23 escadrons[6] et 20 pièces d’artillerie destinés à être incorporés à l’armée des Cercles de l’Empire.

D’Erfurth, le 1er septembre, ce Général annonçait à la Cour que Frédéric ii, abandonnant brusquement la Lusace, était entré à Drese avec 25, 000 hommes. « Les Saxons — ajoutait-il — prétendent qu’il viendra nous attaquer ; pour moi, je ne puis croire que le Roi de Prusse s’avance jusqu’ici[7]. » Crainte d’inquiéter ou fausse sécurité, toujours est-il qu’après s’être porté sur la Saala, Frédéric obligeait le Prince de Soubise à se replier sur Eisenach et, à la Cour, l’émotion était extrême. Le 13 septembre, cinq jours après la convention de Kloster-Sewen, ordre était envoyé au Maréchal de Richelieu d’étendre ses quartiers de Celle-sur-l’Aller à Brunswick et Wolfenbuttel, pour se rapprocher du Prince de Soubise.

À la réception de cet ordre, Richelieu ne courait déjà plus à la victoire. Les embarras de son prédécesseur à assurer la subsistance des troupes, il les avait éprouvés à son tour dans sa marche sur le bas Weser, et les représentations qu’il adressait à Duverney, identiques à celles qu’avait formulées le Maréchal d’Estrées, restaient aussi vaines. Bien plus, vis-à-vis du Maréchal qui lui devait son commandement, le vieillard portait plus haut son arrogance, et c’est maintenant sur la conduite des opérations qu’il entendait régenter le Général en chef. S’étant porté sous ces fâcheuses impressions à Wolfenbuttel, où il reçut, le 23 septembre, un nouvel ordre de la Cour qui lui prescrivait de faire passer un détachement de ses troupes au Prince de Soubise, Richelieu vit à cette injonction une marque de partialité à son égard et une sorte de blâme indirect pour s’être trop légèrement prêté, lors de la convention de Kloster-Sewen, aux embûches du Roi de Prusse, en faveur d’un accord séparé avec la France[8]. Sous le coup d’un vif dépit, et comme pour se prévaloir d’un zèle ardent à affronter ce redoutable adversaire, ou tout au moins à soutenir, par une diversion sur les États Prussiens, les mouvements du Prince de Soubise sur la Saala, il n’hésita pas à jeter sur Halberstadt les 112 bataillons et les 127 escadrons qu’il avait amené du Duché de Brême. C’était singulièrement outrepasser ses instructions, et peut-être même se fût-il cru libre désormais de toute autre obligation sans l’ordre réitéré du Roi de constituer le renfort qu’on lui avait demandé pour le Prince de Soubise, et qu’il réduisit de son autorité à 18 escadrons et 22 bataillons.

Au fond, de qui venait donc l’idée d’occuper Halberstadt, sinon de Duverney, qui, depuis l’ouverture de la campagne, ne cessait de représenter cette place comme la base indispensable pour faire le siège de Magdebourg au printemps prochain. Halberstadt se trouvait malheureusement dépourvue de défenses sérieuses, et Richelieu, qui avait adopté le projet, moins pour ajouter à la gloire de ses précédentes campagnes que pour s’éviter le léger désagrément d’envoyer à une autre armée un détachement de la sienne, avait beau reconnaître un peu tard « qu’il fallait, de l’avis du Génie et de l’Artillerie, au moins trois mois et six mille travailleurs pour la mettre en état de résister à un coup de main », qu’importait à Duverney ? « En dût-il coûter un million, — écrivait-il le 12 octobre à un Lieutenant-Général employé à cette armée et ami commun aux deux plaideurs, — je voudrais fortifier Halberstadt, y mettre si cela était nécessaire cent pièces de canon… Le seul appareil de cette disposition serait capable d’en imposer au Roi de Prusse de manière à nous laisser tranquilles pendant le quartier d’hiver. Si l’on n’occupe pas Halberstadt, M. de Soubise ne saurait prendre ses quartiers dans le bas de la Saala, et nous verrons des armées, dont le fond est de plus de cent quarante mille hommes, culbutées, renversées et mises dans le désordre ppar une armée de quarante mille[9]. » Sans toujours présenter les moyens d’exécution pratiques, l’opinion de Duverney valait la peine d’être étudiée, et, afin de décider entre le Maréchal et lui, on convint dans le Conseil Royal d’envoyer sur les lieux le sieur de Crémille, un des acteurs de l’intrigue qui avait enlevé le commandement au Maréchal d’Estrées. Ce n’était donc point à coup sûr un ennemi, mais — bien qu’il eût tout tenté pour être déchargé de la mission — un surveillant et un contrôleur qui allait arriver. Au fond, le Maréchal sentait bien que Crémille finirait par se rendre à l’avis général, et, interrogé à cet égard par un de ses officiers généraux[10] : « Je seroy bien aise d’être jugé par M. de Crémille et je seroy flatté s’il approuve mon opinion sur la situation d’Halberstadt, ainsi que celle de vous tous, Messieurs, et de toute l’armée », avait-il répondu avec une parfaite assurance.

Nonobstant, envoyait-il, le 16 octobre, les brigades de Champagne, d’Alsace et d’Auvergne renforcer ses avant-gardes au camp d’Oscherleben, à quatre lieues d’Halberstadt et à six de Magdebourg, lorsqu’il reçut de la Cour, dans l’attente d’une décision sur la première de ces places, l’autorisation de faire prendre à ses troupes leurs quartiers d’hiver en Hanovre et dans l’Ost-Friese Prussien. Voulait-il donc, en maintenant l’ordre donné, n’user qu’avec mesure de cette faculté et s’assurer toutes facilités de rassemblement au cas où quelque pointe du Roi de Prusse ne laisserait plus de doute sur ses intentions ? À l’armée comme à la Cour, l’ignorance où l’on se trouvait des projets de Frédéric entretenait dans les esprits une anxiété d’autant plus vive qu’on s’était habitué, depuis la précédente guerre, à vivre dans l’admiration déconcertante de ses talents et des institutions militaires de la Prusse. Pour réagir contre ces tendances, Duverney avait beau se déclarer surpris des inquiétudes du Maréchal sur les opérations du Prince de Soubise, et, « la jonction étant faite entre son corps de troupes et le renfort amené par le Duc de Broglie », traiter « d’invraisemblable toute pensée du Roi de Prusse à hasarder une action[11] », l’incohérence qui présidait à la conduite de la guerre allait bientôt porter ses fruits. Le 4 novembre, Crémille arrivait au Grand Quartier Général avec ordre de faire connaître au Maréchal le ferme désir du Roi de le voir garder une position aussi importante que celle d’Halberstadt. Après avoir conduit — et ce fut toute sa réponse — le nouveau venu autour de la place et lui avoir montré l’importance des travaux à entreprendre, Richelieu ne songeait plus qu’à évacuer Halberstadt et ses autres postes avancés pour faire prendre à ses troupes leurs quartier d’hiver, quand lui parvint, le 6 au soir, « l’avis d’une bataille donnée et perdue par Soubise en Thuringe[12] ».

IX

On sait — et il n’entre pas dans notre cadre d’en retracer le douloureux détail — cette fatale journée de Rosbach et les pénibles souvenirs qui s’attachent aujourd’hui encoree, bien qu’atténués par la connaissance approfondie des faits, à la mémoire du Prince de Soubise. Adjoints, à titre auxiliaire, à l’armée des Cercles de l’Empire, hordes indisciplinées et inaguerries, Soubise et les Français durent se résigner à une attaque qu’ils avaient déconseillée et qui, tournant dès le premier choc à la débandade des troupes Allemandes, obligeait notre cavalerie à tenter de sublimes et vains efforts, avec les deux régiments de Cuirassiers Autrichiens, pour arrêter la marche foudroyante des forces ennemies. Si paradoxal que cela paraisse, c’était moins le Prince de Soubise que le Maréchal de Richelieu qu’atteignait le plus directement la défaite de Rosbach. Le surlendemain de la bataille, les postes Français sur les limites convenues à Kloster-Sewen étaient subitement attaqués par les Hanovriens et, de toutes les conséquences que pouvait entraîner la perte de l’armée de Soubise, l’événement plaçait Richelieu dans une situation d’autant plus angoissante qu’il avait contribué à la créer par ses caprices et ses tergiversations. En sa hâte à s’enfourner avec la presque totalité de son armée dans le saillant d’Halberstadt, il avait omis de traiter avec le Landgrave de Hesse, les Ducs de Brunswick et de Saxe-Gotha, du désarmement, de l’entretien et de la dispersion des contingents envoyés par ces alliés de l’Angleterre au Duc de Cumberland. Rassuré du côté des Hanovriens par la garantie du Roi de Danemard, — affectait-il de le laisser croire, — il avait, sous le spécieux prétexte « qu’il pouvait être dangereux dans les premiers moments de pousser à bout, par des termes trop durs, des gens désespérés[13] », bénévolement converti en une négociation tardive et vexatoire un litige qui ne demandait qu’à être tranché par les usages établis pour les prisonniers de guerre. « Pensait-il donc — observe brutalement un historien d’outre-Rhin — maintenir dans l’inaction, par un simple ordre, des milliers de guerriers Allemands qui haïssaient sa nation et à qui il avait laissé leurs armes[14] ? » Qu’arriva-t-il en conséquence ? Aux démarches entreprises par le Maréchal, sur les incitations de Duverney et de l’abbé de Bernis, en vue de faire insérer au texte de la convention une clause relative au désarmement des troupes en question, les Hanovriens se récrièrent, dénoncèrent à l’Europe la mauvaise foi des Français et investirent Harbourg, où nous avions laissé une garnison. Sans doute, c’eût été un glorieux fait d’armes de ramener intacts nos postes avancés ; mais comment imposer à des troupes épuisées par cette stérile et longue campagne, en plein hiver, sur un terrain particulièrement favorable à l’ennemi, l’effort d’une action dont, au jugement de Crémille qui avait accompagné l’armée, « les suites en mal pouvaient l’emporter de beaucoup sur celles qui résulteraient d’un heureux succès[15] » ? Ses représentations sur l’inutilité d’une marche en avant dans l’état présent de l’armée échouèrent misérablement devant l’obstination de Richelieu à porter, le 15 novembre, une quarantaine de bataillons et autant d’escadrons sur Lunebourg, à mi-route de son Quartier Général de Celle-sur-l’Aller à Harbourg, qu’il importait à sa gloire de débloquer à tout prix. Pour comble d’ironie, Richelieu n’avait pas plus tôt gagné Winsen, petite localité assez proche d’Harbourg, et reconnu l’impossibilité de prendre la place en cette saison, qu’il recevait un message du Prince Ferdinand de Brunswick lui annonçant que le Roi d’Angleterre l’avait choisi pour commander son armée de Hanovre, à la place du Duc de Cumberland.

À partir de ce moment, ce n’est plus lui qui allait mener la campagne. Aussi nous semble-t-il inopportun de retracer ici les divers incidents de cette seconde expédition dans le Duché de Brême, où Richelieu devait rencontrer, sans les vaincre, les mêmes difficultés qu’à la première et un adversaire plus entreprenant que le Duc de Cumberland. Bornons-nous donc à signaler qu’après avoir repris pied à pied le territoire qui s’offrait à sa vue et rejeté l’Armée Royale jusqu’en Hanovre, le Prince Ferdinand s’était soudainement retiré vers le nord dans la nuit du 24 décembre, cédant en cela aux raisons alléguées par son État-Major — mieux écouté de lui que celui de Richelieu ne l’était par son chef — pour le dissuader de continuer à combattre : le froid, la neige, la difficulté de vivre. Il n’y avait plus d’ennemis en présence, et, rentré le 27 à Hanovre, le Maréchal songea enfin à renvoyer ses troupes dans leurs quartiers d’hiver : au 31 janvier 1758, la première ligne de nos cantonnements était établie sur l’Aller, l’Ocker et la Leyne, appuyée aux places de Brême et de Wolfenbuttel, dont l’occupation semblait assurer la position générale de l’armée ; trois autres lignes successives embrassaient tout le pays qui s’étend jusqu’au Rhin et par l’Ost-Friese jusqu’à la mer du Nord.

X

Quoi qu’il en fût des fautes de Richelieu, sa réputation militaire le soutint encore longtemps contre les reproches que lui eût attirés sa conduite, si on l’e$ut mieux connue à l’armée, à la Cour et dans le public. Parmi les remarquables lettres du Comte de Gisors au Maréchal de Belle-Isle, il en est une fort longue dont nous citerons quelques lignes, parce qu’elle nous montre en termes élevés et accentués l’opinion de l’Armée sur ses chefs après la catastrophe de Rosbach. Sous l’étreinte d’une pieuse et forte émotion, il dévoile à « son vénéré Père » le chagrin qu’il a eu au début de la campagne en le voyant donner son suffrage pour le commandement d’une armée à un homme — M. de Soubise — qui n’avait ni science, ni expérience. « Jamais — y lisons-nous — les troupes n’ont eu la moindre confiance en lui, et ceux qui ont péri sous ses ordres sont regardés avec raison comme des victimes immolées à la faveur. La confiance en M. de Richelieu n’est pas beaucoup plus grande ; mais cependant, comme il est le plus ancien des Maréchaux de France en état de faire la guerre à votre refus, on trouve tout naturel de servir sous ses ordres, on espère en sa fortune et on juge avec raison que le courage qu’il a joint à beaucoup d’esprit le mettra en état de suivre avec audace les bons conseils qu’il pourra recevoir, mais il faut nécessairement qu’on l’éclaire ; et qui l’éclairera, si ce n’est vous. » C’est pourquoi l’implore-t-il, l’âme navrée par le spectacle de notre militaire, pour qu’il vienne prendre le commandement de l’armée du Roi, et, si la chose n’est pas possible, pour qu’il donne un successeur à son ami M. de Soubise et se rapproche de son ennemi M. de Richelieu. De la même manière qu’il ignorait sans doute les manœuvres occultes qui avaient conduit Soubise à Rosbach, le Comte de Gisors ne pouvait soupçonner la tournure qu’allait prendre les événements lorsqu’il adressait cette lettre à son père, en quittant le pays d’Halberstadt. Il écrivait comme on pensait autour de lui, et s’il chargeait à fond le Prince de Soubise, s’il demandait des ménagements pour le Maréchal de Richelieu, ses raisonnements témoignent d’une profonde douleur pour ce qui ressemblait à des faiblesses de la part du vieux Maréchal envers Madame de Pompadour. Sans qu’il ait pu ou voulu s’y opposer, la Marquise avait fait obtenir un haut commandement à son incapable ami, et il avait négligé le bien de l’État par rancune contre le Maréchal de Richelieu — sentait avec amertume le jeune colonel du régiment de Champagne.

Avec autant de véhémence et sous l’effroi de l’opinion déchaînée contre Madame de Pompadour et son ami : « Jugez dans quel état nous sommes ! Jugez la situation de notre amie. Le public aurait pardonné le commandement de M. de Soubise à la faveur d’une victoire », mande à son tour Bernis à Stainville, le 14 novembre[16]. Enclin pour quelques heures encore à exalter la conduite de Richelieu, qui, à l’entendre, « a marché avec courage et tête à la rencontre de notre armée, et paraît avoir prévu tout ce que le Roi de Prusse pouvait entreprendre contre lui », il s’épand en malices envers Soubise, « à qui il conseillerait, s’il était à portée de couronner toutes ses vertus en se contentant avec bonne grâce de commander une réserve distinguée dans la grande armée », murmure-t-il insidieusement à l’oreille de l’Ambassadeur[17]. Stainville avait bien engagé le Prince de Souvise — au cas où il ne serait pas en force pour soutenir le choc de l’armée ennemie — à se retirer sur M. de Richelieu, lequel, en se portant sur Halberstadt, arrêterait vraisemblablement l’avance du Roi de Prusse : et y a-t-il apparence qu’il le jugeât de la même manière que lui écrivait Bernis ! Entre ces opinions visant toutes au même but — le rappel de Soubise — et formées d’inexactes données de la façon dont s’étaient passées les choses aux armées, Madame de Pompadour ne se laisse pas ébranler un seul instant par les vociférations qui s’élève autour d’elle et dans le public contre son favori. « Il dit (M. de Richelieu) que les troupes étaient à soixante lieues — écrit-elle en substance à Stainville, — et cependant, celles qu’il a amenées à Alberstadt (sic) ont bien fait ce chemin énorme ; il pouvait en faire un détachement pour M. de Soubise avant d’arriver avec toute son armée, chose qui a été fort critiquée. » Après quelques mots sur l’horrible position où s’es trouvé son malheureux ami : « M. de R… est jaloux de M. de Soubise ; il a été très fâché de ne pas l’avoir sous ses ordres, il aurait voulu avoir les cent quarante-cinq mille hommes, s’il existaient, et ce qui l’aurait encore plus affligé, c’est qu’il eût battu le Roi de Prusse… — lui déclare-t-elle pour la dernière fois — car tous ces débats lui causent d’insupportables vapeurs », de ce ton simple et convaincu qu’elle donne à sa pensée, en se gardant soigneusement d’en dire plus qu’elle ne sait, vu « son ignorance dans l’art militaire », ou qui s’écarte trop du bon sens et de la matérialité des faits[18].

À la Cour, l’émotion ressentie par cette suite de catastrophes avait jeté les esprits dans un tel désarroi que, toute autorité et tout sang froid s’effondrant à la fois, comme le montrent les lettres de Bernis à Stainville, la situation ne pouvait guère s’éclaircir qu’au hasard des circonstances. Par bonheur, cependant, Soubise n’avait pas été suivi dans sa retraite, et après s’être séparé du Prince de Saxe-Hildburghausen à Friedberg, il s’était porté vers le nord-ouest, à Duderstadt, lorsqu’il fut avisé par un courrier d’avoir à se rabattre sur le Main, à travers la Hesse, et à rassembler ses débris à Hanau. Quant à Richelieu, on le revoyait à Versailles, aussitôt ses troupes établies dans leurs quartiers, grâce à une permission qu’il avait obtenue du Marquis de Paulmy, au grand désappointement de Bernis qui comptait sur lui pour assurer à nos armes la conservation du Hanovre et de la Hesse, et il fallut l’intervention du Maréchal de Belle-Isle pour rendre le congé définitif. À qui, dès lors, remettre le commandement de l’Armée ? Faute de mieux, on se retourna vers le Comte de Clermont, lequel acceptait la succession, le 8 février, sans grande chaleur à la vérité mais avec sa bonne humeur habituelle et sa foi constante en ses talents. Le 28 du même mois, le Marquis de Paulmy accompagnait Richelieu dans sa disgrâce, et le Maréchal de Belle-Isle assumait par dévouement au Roi, et avec l’assentiment des Ducs et Pairs — car ce n’était pas dans l’usage pour ces hauts dignitaires de la Couronne, — la charge du Département de la Guerre, avec Crémille pour adjoint.

On se ressaisissait peu à peu, mais, du côté de Vienne les difficultés ne subsistaient pas moins. Un mois après Rosbach, le 6 décembre, l’Armée Autrichienne était écrasée à Leuthen et la Silésie retombait au pouvoir du Roi de Prusse. Accablée par ces désastres successifs, l’Impératrice-Reine s’abandonnait, dans ses entretiens avec Stainville, à des accès de désespoir au milieu desquels Elle ne cessait d’en appeler, conformément à l’esprit des traités, à une coopération plus active de nos forces à la défense de ses États. Bernis, à qui s’adressaient ces objurgations, s’évertuait à rechercher les moyens de concilier les exigences de notre Alliée avec le rendement de nos facultés militaires et financières : embarras et dettes du Trésor, subsides à nos alliés et à des États neutres, faiblesse de nos effectifs, danger d’en détacher 25, 000 hommes, immensité des communications à garder, tout passe au crible de ses plus minutieuses investigations. Sous le coup des difficultés qu’il voit s’élever contre l’accomplissement de nos obligations envers la Cour Alliée, l’idée d’une paix générale lui traverse l’esprit ; mais comment préparer l’Impératrice-Reine à s’y prêter, songe-t-il, sinon en travaillant à séparer, ce qui semble paradoxal au premier abord, les intérêts de l’Autriche de ceux de la France par une stricte application du traité dont il est l’auteur ? À cet effet, propose-t-il au Roi, d’accord avec Madame de Pompadour, d’envoyer à l’Impératrice, « pour être aux ordres absolus de la Cour de Vienne, qu’il s’agisse de défendre la Bohême, de se porter en Saxe ou de grossir l’armée de Silésie », le Prince de Soubise avec une vingtaine de bataillons, comme le Général qui avait été appelé au début de la guerre à commander les troupes promises à cette Princesse. En outre, il était d’avis de constituer ce corps, avant tout autre prélèvement sur notre armée nationale, à l’aide des contingents étrangers employés à notre service — y compris le corps Saxon que le Roi allait prendre à sa solde[19], — et de ne l’expédier en Bohême qu’aux mois de mai ou de juin, afin de permettre aux Courses de Versailles et de Vienne de procéder aux réparations de leurs pertes respectives. « Qu’importe à l’Impératrice — mandait-il à Stainville le 29 janvier — que M. de Soubise parte six semaines plus tôt ou six semaines plus tard, pourvu qu’il commande un grand corps[20]. » Rien de plus juste, mais les événements allaient réduire à néant l’ingénieuse combinaison.

(À suivre.)
Mis de Persan.

  1. Camille Rousset.
  2. Comte de Noailles, plus tard Maréchal de Mouchy (Dépôt de la Guerre, Section Historique.
  3. 18 juin.
  4. 7 septembre.
  5. 30 août 1757.
  6. Camille Rousset.
  7. Voir Dépôt de la Guerre. — Voir Camille Rousset.
  8. Plate tentative du Roi de Prusse qui craignait qu’après la convention, Richelieu ne se portât sur ses États et dont la Cour repoussa aussitôt l’objet.
  9. Correspondance Duverney-Dumesnil (Dépôt de la Guerre. — Archives historiques).
  10. Marquis Dumesnil, auparavant ministre près de l’Électeur de Bavière.
  11. Correspondance Duverney-Dumesnil, 24 octobre 1757 (Dépôt de la Guerre).
  12. Camille Rousset.
  13. Camille Rousset.
  14. J.-W. v. Archenboix. Geschichte des Siebenjahrigen Krieges in Deutschland. Leipzig, 1874.
  15. Camille Rousset.
  16. Mémoires de Bernis.
  17. Mémoires de Bernis.
  18. On peut lire cette intéressante lettre in extenso dans la Correspondance de Madame de Pompadour avec le Comte de Stainville qu’a récemment publiée le Général de Piépape, à qui nous adressons ici notre gratitude pour l’aide fournie à notre étude par cette importante source de documents.
  19. Il s’agit là des prisonniers Saxons qui s’étaient évadés du camp de Pirna, où ils étaient retenus depuis l’occupation de leur pays par les Prussiens.
    Sous le commandement du Prince Xavier de Saxe, Comte de Lusace, frère de la Dauphine, promu Lieutenant-Général des armées du Roi le 11 août 1758, ces troupes furent incorporées, à la fin de la même année, à l’armée du Maréchal de Contades et prirent une part active aux opérations qui suivirent, notamment, en 1760, à l’armée du Maréchal de Broglie.
  20. Mémoires de Bernis.