Revue des Deux Mondes3e période, tome 85 (p. 804-843).
MADAME DE CUSTINE

I.
SA JEUNESSE.

Si l’on pouvait juger un homme sur la délicatesse et la distinction des affections qu’il a inspirées, nul ne serait plus grand que Chateaubriand.

Au premier rang de ces ombres passionnément fidèles, on se rappelle peut-être cette mélancolique Mme de Beaumont, la plus tendre et la plus dévouée de ses amies, celle qui donna sa vie pour aller le revoir à Rome. Vient ensuite dans tout l’éclat de sa beauté celle que Boufflers appelait la Reine des Roses, Delphine de Custine, la dame de Fervacques. Nous voudrions la faire connaître à son tour.

Des documens inédits et d’un intérêt puissant nous le permettent. Il n’y eut pas d’existence plus remplie de contrastes que la sienne, plus romanesque, plus tragique pendant la Terreur, et il n’y en avait pas eu, avant, de plus calme, de plus heureuse. Delphine de Custine eut le bonheur que n’avait pas rencontré Pauline de Beaumont d’être bien mariée. À vingt et un ans, la hache révolutionnaire lui enleva son beau-père et son mari, cet intrépide jeune homme qui, à l’armée du Rhin, avait ébloui les plus difficiles par son courage et sa bonne grâce, et qui ne démentit pas l’héroïsme de sa race, le jour où il monta les degrés de l’échafaud.

Mme de Custine avait assisté à toutes les séances du tribunal révolutionnaire, pendant le long procès du général ; dédaignant les huées et les menaces des tricoteuses, elle lui apportait ses consolations et ses pleurs. Assise sur un escabeau, au pied des juges, comme l’image de la Pitié, elle n’échappa un jour au massacre de la rue que par l’acte sublime d’une femme du peuple qui mérite l’admiration de toutes les mères. Arrêtée quelques semaines après, elle n’eût pas évité le sort qui l’attendait, sans un dévoûment obscur que lui attirèrent l’éclat et la douceur de son regard. Rendue à la liberté et dénuée de ressources, elle parvint par son énergie, et aussi par la sympathie qu’elle sut inspirer à Fouché lui-même, à reconquérir en partie ses biens confisqués, et put reprendre dans la vie sociale le rang qui lui appartenait.

C’était un cœur sincère que Mme de Custine, c’était aussi un caractère. Dans cette société formée sur la frontière de deux mondes si différens, parmi ces nobles femmes qui, après avoir connu les mœurs et les idées du XVIIIe siècle, avaient vu se dresser la guillotine, avaient traversé la pauvreté et l’exil, assisté à la rénovation gouvernementale et religieuse du consulat, subi silencieusement les despotismes de l’empire, les deux invasions, pour mourir sous la royauté légitime, il y avait quelques traits communs à toutes les physionomies morales : l’absence d’hypocrisie, une vaillance d’âme extraordinaire, la plus large part dans la vie au sentiment ; point de perfidie ou d’esprit d’intrigue, et, ce qui est plus rare, l’horreur de tout mensonge et de toute bassesse.

Delphine de Custine était de cette lignée de femmes qui ont joint à la beauté les qualités d’un honnête homme. Saint-Évremond aurait dit d’elle : « qu’elle mêlait même des vertus à tous ses charmes ; et, au moment où un amant lui découvrait sa passion, un ami pouvait lui confier son secret. »

Le grand événement de son cœur à l’âge de son épanouissement fut sa liaison avec Chateaubriand. Commencée en 1803, alors que René était nommé secrétaire d’ambassade à Rome, elle fut bientôt dans toute sa force et toute son ivresse. Les lettres de Chateaubriand, qui nous ont été obligeamment confiées, en font foi ; elles aideront à expliquer encore cette âme orageuse et inquiète. Si vif qu’ait été l’attrait ressenti par lui, le volage ne put longtemps être fixé et retenu. Mme de Custine continua d’être son amie pendant vingt ans, jusqu’à l’heure de sa mort ; jalouse encore après l’abandon et préoccupée de sa renommée, elle laissait échapper devant un confident du passé cet aveu, avant d’aller expirer à Bex : « Voilà le cabinet où je le recevais. — C’est donc ici qu’il a été à vos genoux ? — C’était peut-être moi qui étais aux siens. »

On ne se lasse pas d’étudier ces âmes enthousiastes et dévouées qui font cortège à la gloire des hommes de génie. Elles les protègent devant la postérité, si prompte à découvrir, à côté des qualités supérieures de l’esprit, les défauts du caractère et les vices du cœur. Elles attestent par la continuité et le désintéressement de leur tendresse que l’objet de leur culte en a été quelque peu digne. Elles relèvent ainsi la pauvre nature humaine. Elles montrent, par des côtés connus d’elles seules, que ces grands séducteurs n’avaient pas tari en eux la source d’où coulent les larmes ; et que, à grâce la faculté de souffrir plus puissante et plus développée chez eux, ils ne doivent peut-être pas être condamnés toujours en vertu de la même loi que leurs détracteurs.


I.

Louise-Éléonore-Mélanie-Delphine de Sabran, marquise de Custine, était née à Paris, le 18 mars 1770. Elle tenait par son père à l’une des meilleures maisons de la noblesse française. Sa mère, Eléonore de Manville, qui mourait en la mettant au monde, s’était avisée de prendre un mari, ayant cinquante années de plus qu’elle, un vaillant officier de marine, d’une des plus anciennes familles de Provence, le comte de Sabran-Mais il l’avait vue naître, et il l’enlevait à une marâtre hargneuse, à une vieille grand’mère devenue morose et à un père tombé en enfance. On connaît le portrait de la comtesse de Sabran. Les éditeurs de sa Correspondance l’ont reproduit. Elle est charmante plutôt que belle, avec ses cheveux blonds, ses yeux noirs, sa bouche spirituelle et amoureuse. Elle vivait dans la société des beaux-esprits de son temps, était du salon de Mme Trudaine et reçue à la cour, lorsqu’une attaque d’apoplexie enleva le comte de Sabran, à Reims, pendant le sacre de Louis XVI. Elle restait veuve avec deux enfans en bas-âge, une fille et un fils, Delphine et Elzéar ; elle n’avait guère plus de vingt ans.

Qui n’a lu sa Correspondance, l’un des documens les plus originaux que l’on possède sur l’histoire intime du XVIIIe siècle ? L’impression qu’elle laisse est exquise, tant cette langue est naturelle, soignée sans recherche, pleine de spontanéité et de verve ; elle atteint parfois jusqu’à l’éloquence. Celui à qui sont adressées ces lettres qui témoignent d’une constance dans l’affection si rare dans tous les siècles, et particulièrement au XVIIIe, n’était rien moins que l’auteur d’Aline, reine de Golconde, et de contes plus que légers qui divertissaient les soupers galans, M. le chevalier de Boufflers. Il avait, il faut l’avouer, fort mauvaise réputation. Enfant gâté et gâté surtout par sa mère, la marquise de Boufflers, qui faisait les honneurs de la petite cour de Lunéville et à qui le bon roi Stanislas, lui baisant les mains, disait : « Mon chancelier vous dira le reste, » le chevalier, successivement abbé, militaire, philosophe, écrivain, passait pour avoir plus d’esprit que de bonté, tandis que sa bonté, d’après le prince de Ligne, avait quelquefois manqué d’esprit. Il venait d’obtenir un régiment, mais une espièglerie le lui avait fait perdre presque aussitôt. Envoyé en ambassade pour féliciter la princesse Christine de la maison de Lorraine sur sa nomination à l’abbaye de Remiremont, il s’était vengé de l’accueil hautain qu’elle lui avait fait essuyer par une chanson qui déplut à la Princesse boursouflée. Cette boutade ayant été imprimée, les plaintes du comte de Lusace, frère de l’abbesse, amenèrent la complète disgrâce du trop spirituel chevalier.

C’est vers ce temps-là (1777) que se noua fortement sa liaison avec la comtesse de Sabran. Il avait trente-neuf ans, elle en avait vingt-sept, lorsqu’ils se rencontrèrent. L’esprit les rapprocha, et, vingt-cinq ans plus tard, la comtesse de Sabran, devenue marquise de Boufflers, écrivait ce quatrain :


 « De plaire un jour, sans aimer j’eus l’envie ;
Je ne cherchais qu’un simple amusement.
L’amusement devint un sentiment ;
Le sentiment, le bonheur de ma vie. »


La Correspondance commence le 25 avril 1778. Mme de Sabran débute par le récit de la visite qu’elle a faite au confessionnal pendant la semaine sainte : « j’en suis encore toute lasse et toute honteuse. Je n’aime pas du tout cette cérémonie-là. On nous la dit très salutaire, et je m’y soumets en femme de bien. »

Nous ne parlerions pas de ces lettres où la sensibilité est de plus en plus prête à s’attendrir, où le langage d’une affection vraie est un si complet contraste avec la frivolité mondaine, où Mme de Sabran tutoie bientôt le chevalier, où elle le nomme d’abord « mon frère, » puis « mon enfant, » et enfin « mon mari, » si nous n’y trouvions pas écrite, presque jour par jour, l’histoire même de l’enfance et de l’éducation de Delphine. C’est surtout depuis la résolution prise par Boufflers de se rendre au Sénégal pour acquérir le grade d’officier-général, afin d’être plus digne d’épouser Mme de Sabran, que l’émotion va grandissant, tandis que la simplicité reste la même. Le chevalier est tout transformé : ce n’est plus l’abbé libertin et sceptique, ce n’est plus l’auteur des Lettres de Suisse, celui qui, arrivant à Ferney, écrivait à sa mère : « Me voici chez le roi de Garbe, car jusqu’à présent j’ai voyagé comme la fiancée. Ce n’est qu’en le voyant que je me suis reproché le temps que j’ai passé sans le voir. Il m’a reçu comme votre fils, et il m’a fait une partie des amitiés qu’il voudrait vous faire… Adieu, madame, je vous aime comme il faut vous aimer quand on est votre fils et même quand on ne l’est pas. »

C’est un tout autre homme, celui qui, partant pour le Sénégal, écrit à la comtesse de Sabran : « Ma gloire, si j’en acquiers jamais, sera ma dot et ta parure… Si j’étais joli, si j’étais jeune, si j’étais riche, si je pouvais t’offrir tout ce qui rend les femmes heureuses à leurs yeux et à ceux des autres, il y a longtemps que nous porterions le même nom et que nous partagerions le même sort. Mais il n’y a qu’un peu d’honneur et de considération qui puisse faire oublier mon âge et ma pauvreté, et m’embellir aux yeux de tout ce qui nous verra, comme ta tendresse t’embellit âmes yeux. »

Il tint parole. Dans les trois années qu’il passa en Afrique de 1785 à 1788, séjour interrompu par un court voyage en France, Boufflers fît preuve des qualités les plus sérieuses et signala son gouvernement par des actes qui lui font honneur.

Avant son départ, un mariage secret l’avait-il uni à Mme de Sabran ? Le mariage célébré en 1797 à Breslau, pendant l’émigration, ne fut-il qu’une consécration publique de leur union ? On peut le supposer. Mais quelque intéressant que soit le journal de Boufflers au point de vue de sa transformation morale, il n’a ni la saveur, ni l’originalité, ni la délicatesse de sentimens que révèlent les lettres de son amie.

Les soucis de la famille tiennent chez elle la plus grande place. Sa vie est bien réglée. Quand elle ne passe pas l’été à Anisy, à la campagne de son oncle, Mgr de Sabran, évêque de Laon et premier aumônier de Marie-Antoinette, elle va aux eaux de Plombières ou de Spa. Mais partout ses enfans l’accompagnent. Les élever et aimer le chevalier voilà ses constantes préoccupations. Elzéar est le plus jeune et paraît être le préféré ; c’est aussi que sa santé plus débile et même ses infirmités exigeaient plus de sollicitude. Nul souci pendant son enfance ne fut épargné à la mère, pas même le mauvais choix d’un précepteur que la police dut mettre à la Bastille. Elle voulait, ne pouvant faire entrer ce fils chéri dans la carrière des armes, lui donner des goûts élevés, l’amour des lettres, la passion du théâtre. Elle y réussit à moitié, puisque Elzéar avait déjà, à quinze ans, composé sa tragédie Annibal[1].

Sa sœur Delphine promettait d’être l’une des femmes les plus séduisantes et les plus jolies de son temps. À côté d’Elzéar, un sage, elle semblait un petit lutin. Comment étaient-ils élevés ?

« 21 juillet 1778[2]. — Je m’occupe beaucoup à présent de leur instruction, et tous les jours il y a chez moi une manière d’académie où on lit des morceaux d’histoire qui peuvent les intéresser. Elzéar est étonnant pour sa mémoire, son attention et son esprit. Il en sait déjà plus que sa sœur. »

Mme de Sabran formait aussi ses enfans à aimer celui qui devait remplacer leur père. « Delphine a reçu votre lettre avec transport, mais elle est très piquée que vous ne la traitiez pas comme une autre Lesbie, en faisant l’éloge de son petit moineau. Elle dit qu’ayant pour le moins autant de facilité que Catulle, votre mauvaise volonté est inexcusable. »

Et, quelques semaines après, quand une plus grande intimité a permis le tutoiement : « Delphine t’aime bien ! Elle n’est pas ma fille pour rien. Je désire cependant pour son bonheur qu’elle n’aime pas autant que je t’ai aimé et que je t’aime. »

Il fallut la mettre au couvent de la Présentation pour son éducation religieuse. Ce fut une vive douleur que cette séparation.

« 17 avril 1784. — Je vois approcher avec une douleur mortelle le moment de ma mettre Delphine au couvent. Le jour en est pris pour samedi prochain. J’y entrai hier pour la première fois, et j’en ai été malade comme une bête toute la journée. Je ne sais comment je ferai le jour qu’il faudra l’y laisser. »

La petite fille, désespérée elle-même d’entrer au couvent, s’y accoutuma. Elle en sortit au bout de dix-huit mois prodigieusement engraissée. « c’est un diminutif de la jeune princesse de Rochefort. Cela lui sied mal ; et, pour dire vrai, je l’ai trouvée fort enlaidie. Sa taille a perdu toute son élégance. Enfin, tout cela est horrible. Tu dois te figurer mon chagrin, il est extrême. Tu en jugeras par toi-même. »

Le chagrin ne fut pas de longue durée. Delphine reprit bien vite ses belles couleurs, son élégance et sa grâce. Nous la voyons jouant avec son frère Iphigénie en Tauride, chez la duchesse de Polignac. Louis XVI et Marie-Antoinette étaient présens. Ils traitèrent les enfans avec toute sorte de bontés. La reine avait été attendrie jusqu’aux larmes par la tragédie. Les charmes de Delphine étaient tout à fait revenus à une autre soirée, le 5 juin 1786, chez la même duchesse de Polignac. La comtesse de Sabran y avait conduit sa petite religieuse, qui avait quinze ans et qui mourait de peur. Il y avait là une affluence prodigieuse. « L’archiduc et l’archiduchesse d’Autriche y soupaient ainsi que la reine. Dans un moment où Mme de Sabran s’était un peu éloignée de sa fille, l’archiduc imagina de venir lui parler. Elle en fut si déconcertée que, n’entendant rien à ce qu’il lui disait et ne sachant que lui répondre, elle prit le parti de se sauvera l’autre bout du salon, toute rouge et dans un état affreux. Toute la soirée on s’est amusé aux dépens de ma petite sauvage, qui ne savait que devenir. Comme elle était fort en beauté, j’en étais moins en peine. Sa naïveté et sa jeunesse lui ont fait trouver grâce devant toute l’assemblée, et il n’y a eu qu’une voix pour faire son éloge. Tu imagines bien quel plaisir ce devait être pour la bonne mère. J’en étais aussi toute rajeunie, et jamais le monde ne m’avait paru si charmant. Adieu, mon ami, je te conte tout cela sans scrupule, parce que tu aimes la mère et les enfans et que tu seras un jour leur père[3]. »

Delphine est de toutes les fêtes de la cour. Elle accompagne sa mère à Rambouillet, où le comte d’Artois les a invitées à chasser le sanglier. L’année s’écoule ainsi, la belle saison se passe à Anisy, chez le bon évêque de Laon. L’heure du mariage est proche. Généralement dans la haute société, la jeune fille épousait, presque au sortir du couvent, un mari accepté et agréé par la famille. Le mariage était avant tout un arrangement que décidaient les convenances de rang et de fortune. Sur le caractère et le mode des unions à la fin du XVIIIe siècle, on n’a qu’à relire dans les Mémoires de Mme d’Épinay le récit du mariage de Mme d’Houdetot. Celui de Delphine fut plus long à conclure. Les négociations, commencées en janvier 1786, n’aboutirent qu’en juillet 1787. Le comte de Sabran avait laissé à ses enfans plus d’honneur que de fortune, mais celle-ci devait être augmentée par la succession de son frère l’évêque de Laon. La comtesse de son côté, n’avait pas plus d’argent qu’il n’en fallait. Elle l’avouait en racontant à Boufflers la fantaisie qu’elle eut d’acheter le Moulin-Joli, après l’avoir visité en compagnie de M. de Nivernois. Ce qui la tentait d’acquérir la maisonnette habitée pendant quarante ans par le graveur Watelet et par Marguerite Le Comte, c’est qu’elle voyait dans la constance de leur affection une analogie. Philémon et Baucis, du vivant de Mme de Pompadour et de Mme du Barry ! Cela avait fait époque. Pour contempler le phénomène, le beau monde avait couru en foule au Moulin-Joli. « Mme Lecomte, qui y a passé des jours heureux, le croit sans prix et veut me faire payer tous ses plaisirs. » Heureusement que la somme était trop élevée. Mme de Sabran avait offert 80,000 livres, qui ne furent pas acceptées. « Mes enfans font le contrepoids à toutes mes fantaisies[4]. »

Le projet de mariage de Delphine se poursuivait. La famille dans laquelle elle allait entrer était une des plus considérables du pays messin. Amand-Louis-Philippe-François de Custine était fils d’Adélaïde-Céleste-Louise Gagnat de Longwy et d’Adam-Philippe, comte de Custine, maréchal de camp des armées du roi, gouverneur de Toulon et de la ville de Dieuze. Il n’avait qu’une sœur, Adélaïde-Anne-Philippine, qui fut mariée au comte de Cauvigny. Leur mère étant décédée, les deux enfans mineurs avaient été émancipés et avaient procédé au partage et à la liquidation de la succession[5]. La fortune maternelle s’élevait à plus de 700,000 livres pour chacun d’eux. C’était donc un beau parti. Le jeune de Custine avait été élevé par son père, engoué des traditions militaires du système prussien, dans les idées du comte de Saint-Germain, et envoyé à l’académie militaire des nobles. Au moment des pourparlers du mariage, il avait à peine dix-neuf ans et Delphine seize. On suit pas à pas dans la Correspondance de Mme de Sabran, depuis le 12 janvier 1787, toutes les phases que traversa cette union avant d’être conclue. La mère inquiète redoute les méchancetés dont l’envie, la malignité, la vengeance feront usage, et ce qu’elles produiront sur un caractère comme celui du beau-père. Elle s’abandonne à la Providence, et « à ce bon génie qui veille sur moi et qui m’a déjà tant de fois tirée d’affaire[6]. »

Le 27 juin, elle écrit à Boufflers : « Je me consume en inquiétude. Rien n’avance, rien ne se fait. Nous ne sommes pas plus avancés de notre mariage que le premier jour. M. de Custine, le père, a mal à la jambe à présent et par le d’aller faire un voyage aux eaux, ce qui va nous rejeter aux calendes grecques. Voilà dix-huit mois que cela dure, et rien ne me dit quand ce charme sera rompu… J’en maigris à vue d’œil, et si cela ne finit pas bientôt, ce sera un enterrement au lieu d’un mariage qu’il faudra faire dans la famille. »

En vain, pour se distraire, s’est-elle mise à apprendre le latin avec la comtesse Auguste d’Aremberg ; en vain elle se remet à la peinture ; en vain elle va souper chez Mme de La Reynière, où elle rencontre la jeune ambassadrice de Suède, Mme de Staël, qui deviendra l’amie de ses enfans ; en vain le prince Henri de Prusse lui donne une nouvelle preuve de bonté et de galanterie en faisant graver le délicieux portrait peint par Mme Lebrun, Mme de Sabran s’ennuie de ce rôle de belle-mère en expectative, elle ne sait où prendre toute la pédanterie qu’il faudrait pour le remplir dignement. Le futur beau-père la fatigue encore plus. Où trouver des phrases pour lui répondre, des oreilles pour l’écouter ?

« Je ne sais à quoi je suis destinée sur la fin de mes jours, mais, en attendant, je suis cruellement éprouvée ; et ma patience, ou pour mieux dire mon impatience, est mise à bout à toutes les heures, à tous les quarts d’heure, à toutes les minutes. Ce beau-père est un fléau que le ciel m’envoie… Il ne sait ce qu’il veut, il ne sait ce qu’il dit, il ne sait pas plus ce qu’il fait. Il est venu chez moi aujourd’hui à onze heures du matin. J’ai cru que c’était pour prendre des arrangemens définitifs et fixer un terme enfin à notre mariage ; point du tout ! c’était pour me dire que ses affaires seraient plus longues qu’il ne l’avait pensé d’abord, qu’il fallait remplir des formalités nécessaires à cause de la minorité de son fils, qu’il avait un compte de tutelle à lui rendre, des terres à faire estimer, etc. ; qu’il voulait de plus exposer son désir à la reine pour faire avoir le titre à son fils, qu’il comptait lui faire demander une audience, et mille autres folies pareilles dont je te fais grâce et qui me perçaient le cœur d’outre en outre, à mesure qu’il me les prononçait. »

Elle fait d’abord grise mine en écoutant les explications, puis l’impatience l’emporte et elle met le marché à la main : « Monsieur, la seule grâce que je vous demande à présent, c’est de fixer une époque dont on ne s’écartera pins, car il n’est pas possible de rester plus longtemps dans cette incertitude. L’évêque de Laon a des affaires qui l’obligent à retourner en ce moment dans son diocèse ; moi, j’ai les miennes. Si les vôtres se prolongent au-delà de ce mois ou au commencement de l’autre, nous irons chacun de notre côté, en attendant qu’elles puissent finir[7]. »

Le ton avec lequel Mme de Sabran parla fit un effet merveilleux. M. de Custine redevint doux, affable, accommodant. Tout prit à ses yeux une tournure facile. L’intervention de la comtesse Diane et du duc de Polignac, qui témoignaient à Mme de Sabran une affection de tous les instans, firent le reste. Les dernières difficultés furent aplanies, et la cérémonie du contrat fixée au 21 juillet.


II.

« Je ne pense plus qu’à mon mariage, écrivait le 13, à Boufflers, la mère attendrie. Je dis mon, c’est une façon de parler, comme tu l’imagines bien ; car il faut être plus près que nous ne le sommes pour une pareille cérémonie. Mais c’est celui de ma Delphine dont il est question, dont le bonheur commence à réfléchir sur moi-même, comme les rayons du soleil sur la lune, pour rendre mes jours plus calmes et plus sereins. Il y a longtemps que je ne me suis trouvée dans une aussi bonne disposition. Je vois tous les jours mon petit ménage s’attacher plus fortement l’un à l’autre, et le cœur de cette pauvre petite s’amollir et se fondre au feu de ce redoutable dieu qui ne peut plus lui faire de mal, ayant épuisé les traits les plus envenimés sur sa malheureuse mère ; mais je lui pardonne s’il s’en tient là… »

Et elle se met à lire les lettres d’Héloïse et d’Abélard ; cependant, elle a mille fois plus de soucis qu’elle n’en peut porter. Si ses sympathies ne vont pas au beau-père, elle se sent prête, en revanche, à aimer le petit-gendre comme son enfant, et elle le croit digne de sa tendresse maternelle.

Les conditions du contrat sont indiquées dans une lettre du 20 juillet. Mme de Sabran donnait à sa fille 200,000 livres de dot. Les 34,000 livres de rentes que devait apporter M. de Custine furent réduites à 28,000, par suite de charges diverses et par un emprunt que nécessitèrent les frais du mariage. Mme de Sabran gardait avec elle le jeune ménage.

C’est le 22 juillet 1787 qu’eut enfin lieu la signature. « À moins de grands événemens que je ne prévois pas, ma Delphine sera Mme de Custine, en dépit de tout l’enfer conjuré contre elle et contre moi. » Il y avait eu bien des médisances. Le mariage se fit à la campagne, à Anisy, chez l’oncle Mgr de Sabran.

« Je pars dans l’instant pour Anisy[8]… Elle se marie enfin mardi ! »

« Je vais me coucher bien vite pour arriver le teint frais à la cérémonie, à côté de ma rose à peine éclose, pour ne pas faire tache au tableau ; car je ne dois plus prétendre à parer une fête, mais à ne pas la déparer… L’âme ne vieillit point, et j’ai dans la mienne un foyer d’amour pour l’éternité. Adieu[9] ! »

Quand on pense que six années à peine après ces fêtes, le général de Custine et le jeune mari de Delphine seront guillotinés ; quand on pense à la vie dramatique qu’après quelques mois de bonheur. Mme de Custine va mener, quand on songe que la comtesse de Sabran, aussi ruinée, ira chercher dans l’émigration un asile chez le prince Henri de Prusse et que le brillant chevalier de Boufflers finira ses jours dans une place de bibliothécaire, on s’attarde à reproduire, dans leur expression charmante et naïve, ces dernières joies domestiques et à écouter le récit simple et enjoué de bergeries qui contrastent avec la Terreur.

« Au moment de quitter Paris, il avait pris au jeune de Custine une rage de dents si épouvantable qu’il avait cru ne devoir pas partir sans se faire arracher cette mauvaise dent « qu’il aurait eue contre sa femme le jour de son mariage. Voilà des douleurs, de la tristesse et par-dessus une joue enflée qui faisait un fort vilain effet. Il arrive dans cet équipage avec sa famille contristée… Ma pauvre Delphine n’était guère en meilleure disposition ; la peur lui avait donné le frisson… La nouvelle de l’arrivée la déconcerta tout à fait… Nous passâmes trois heures, dans ce désagréable état, accroupies sur notre lit, sans imaginer d’en sortir. À la fin, l’heure nous enchâssa… À une heure, dans le plus grand appareil et le plus morne silence, nous nous rendîmes à la chapelle de l’évêque. »

« Jamais le cœur ne m’a battu si fort qu’au moment où je l’a déposée sur le prie-Dieu où elle allait dire ce fameux oui dont on ne peut plus se dédire quand il est prononcé, telle envie qu’on en ait quelquefois. Le mien ne m’avait pas fait tant d’impression, et cependant quelle différence ! j’épousais un vieillard infirme dont je devais être moins la femme que la garde-malade ; et elle, un jeune homme plein de grâce et de mérite. »

« Ma Delphine ne pleurait pas, mais sa petite mine était allongée, et son mari n’était pas fort assuré non plus. L’évêque leur a fait un discours plein de raison et de sentiment qui a attendri tout le monde. »

« Elzéar a tenu le poêle, et comme il était trop petit, on l’a monté sur la plus grande chaise de la chapelle ; il avait l’air de ces petits anges dans les Annonciations de la Vierge. »

Il n’y avait pas foule dans l’assistance. De tous les amis sur lesquels Mme de Sabran pouvait compter, dans une occasion aussi solennelle, il n’y avait que la comtesse Auguste d’Aremberg, qui avait tout quitté pour assister à la cérémonie. Les autres avaient donné mille excuses comme cela se pratique. La comtesse Diane et le duc de Polignac fussent certainement venus sans le voyage de Trianon, qui avait lieu ce jour-là et dont ils ne pouvaient se dispenser. Les parens n’étaient pas en plus grand nombre : excepté M. et Mme d’Aramon, il n’y avait pas un de Sabran. « Le bon cousin gardait sa mère qui se meurt, et le mauvais s’était refusé à mes sollicitations et même à celles de son frère… Il n’y a donc qu’un petit parent éloigné, M. de Glandevès, qui est un fort joli sujet qui restera quelques jours avec nous ; M. de la Colmière, un ami intime du petit de Custine, M. de Pouilly, son oncle, sans Mme de Pouiily, qui est malade, et M. et Mme de Jarnac. »

L’originalité manque jusqu’ici, mais le XVIIIe siècle va reparaître.

Après le déjeuner, on était descendu dans le jardin ; une foule de bergers et de bergères, avec le bailli à leur tête, viennent complimenter la mariée. Chacun chante son petit couplet, comme dans l’Amoureux de quinze ans. On s’attendrit, après quoi on danse avec les ménétriers du village ; Mme de Sabran ouvre le bal avec le général de Custine et ses enfans, et le bal et les chansons durent tout le jour. Quand on est las de danser, on joue au pharaon. Puis un repas splendide. Enfin arrive ce que Mme de Sabran appelle le vrai quart d’heure de Rabelais : « Jamais de ma vie, écrit-elle, je n’ai été aussi bête ; je crois que demain j’en serai encore rouge. » Elle termine ainsi son récit : « Que ne suis-je à présent à la place de ma fille, et que n’es-tu à la place de mon fils, après avoir obtenu comme eux la permission en face de l’église : car autrement, c’est une œuvre de démon qui nous met en enfer dans ce monde et dans l’autre, à ce que dit saint Augustin[10]. »

Les charmes de la pauvre Psyché au matin sont décrits comme Greuze les aurait peints. Pendant huit jours, les fêtes se succèdent. Celle que donne le bon évêque à sa maison de Bartais est fort élégamment racontée, avec une pointe de sentimentalité à la Diderot : « Des lampions, couverts comme à Trianon, donnaient une lumière si douce et des ombres si légères que l’eau, les arbres, les personnes, tout paraissait aérien. La lune avait voulu être aussi de la fête, quoiqu’on ne l’en eût pas priée ; mais son éclat argenté et incertain, loin de la ternir, lui prêtait des charmes, et elle se réfléchissait tout entière dans l’immensité d’eau que tu connais ; elle aurait donné à rêver aux plus indifférens et pénétré dans l’âme des plus endurcis. De la musique, des chansons, une foule de paysans bien gaie et bien contente suivait nos pas, se répandait çà et là pour le plaisir des yeux. Au fond du bois, dans l’endroit le plus solitaire, était une cabane, humble et chaste maison. La curiosité nous y porta, et nous trouvâmes Philémon et Baucis courbés sous le poids des ans et se prêtant encore un appui mutuel pour venir à nous. Ils donnèrent d’excellentes leçons à nos jeunes époux, et la meilleure fut leur exemple. Nous nous assîmes quelque temps avec eux et nous les quittâmes attendris jusqu’aux larmes… »

Le tableau est achevé. Il était de mode alors de réhabiliter le bonheur conjugal et patriarcal. C’est bien le ton nouveau où étaient montés les imaginations et les cœurs, de même que cette langue est presque celle de Bernardin de Saint-Pierre. En attendant la révolution politique, il s’en prépare une autre toute morale et littéraire, avec ce sentiment nouveau de la solitude et de la simplicité rustiques. Derniers jours raffinés où l’on pleurait à la réception de Florian à l’Académie ! La Correspondance de Mme de Sabran, qui fait si bien connaître la jeunesse heureuse de Delphine de Custine, est donc aussi une image frappante de cette transformation de mœurs qui préparait la transformation sociale.

Nous sommes au 7 août 1787. Elzéar et sa mère donnent à leur tour une fête aux jeunes époux. Nous voici aux noces de Gamache. Rien n’y manque : ni les tables chargées de victuailles dressées dans le jardin, ni la petite fille du jardinier et son frère, représentant le marié et la mariée, ni la troupe de bergères chantant des couplets composés par Elzéar et Mme de Sabran, ni don Quichotte monté sur une méchante haridelle qu’il a de la peine à faire avancer : son bouclier était un grand plat à soupe, et son armet un bassin à barbe. La journée se termina par un bal champêtre. Mme de Sabran se plaît à raconter ces enfantillages à son ami : « Quels jolis couplets tu aurais faits à la place de toutes nos bêtises, ajoute-t-elle, et combien ta pauvre veuve eût été heureuse et contente ! Mais il ne faut pas penser à tout cela. Aimons-nous du moins des deux extrémités du monde ; si nous sommes condamnés à vivre ainsi éloignés l’un de l’autre, je ne sais s’il faut répondre de toi, mais je réponds de moi à la vie, à la mort, telle chose qui arrive ! »

Delphine avait trouvé dans Philippe de Custine autant de délicatesse, autant de tendresse qu’elle en pouvait rêver à seize ans. Elle se forma au contact de la raison aimable de sa mère et de la fermeté affectueuse de ce jeune mari dont les événemens allaient rapidement faire un homme. Tout entiers à cette première aube du bonheur, ils étaient restés à Anisv.

Mme de Sabran va les voir : « j’ai trouvé mes deux petits tourtereaux roucoulant leurs amours le plus joliment du monde. Ils n’avaient nul besoin de moi, je t’assure ; ils ont cependant été charmés de me revoir, car ils m’aiment bien, et tu serais touché de la bonne manière dont nous sommes ensemble. Je ne leur demande que de savoir être heureux et je serai contente ; je vois avec plaisir qu’ils s’y prennent bien. Pourvu que cela dure[11] ! »

Les joies conjugales durèrent. La présence de Philippe de Custine à son régiment, en amenant une séparation de quelques jours, fut le seul chagrin de la maison. Delphine y était souveraine. « Tu rirais si tu voyais comment Delphine mène son petit mari ; elle le gouverne plus despotiquement que son frère ; c’est le plus drôle de petit ménage qu’on ait encore vu. Dans ce moment, elle est reine absolue et jouit bien de son empire[12]. »

« J’ai gravi les montagnes (Mme de Sabran était aux eaux de Plombières) une partie du jour avec ma Delphine, qui est fort triste de l’absence de son jeune époux. Cependant il n’est qu’à Epinal et doit revenir après-demain ; mais c’est la première séparation, et il en est de nos peines comme de nos plaisirs ; les premières sont les plus vivement senties[13]. »

il revient enfin et l’on repart pour Anisy, après avoir fait l’ascension du ballon des Vosges. « Il était trois heures du matin, le froid était glacial ; mes deux petits amans s’assirent l’un contre l’autre, si près, si près, à l’abri de l’amour, qu’ils se réchauffèrent facilement ; mais moi, pauvre veuve, je grelottais dans mon petit coin. »

Nouvelle absence du mari, nouvelles larmes. « Grâce à ma Delphine qui ne m’a pas quittée de tout le jour pour se consoler avec moi du départ de son petit mari[14] qui nous a laissées ce matin pour se rendre à Paris où il a quelques affaires, je n’ai pas eu un moment à moi. Elle était si triste, cette pauvre petite femme, qu’elle m’a fait pleurer avec elle. Et pourquoi ? Parce qu’elle ne verra pas son mari de quatre jours. »

Elle rentre à Paris pour aller à la cour. Être présenté, c’était, aux yeux du monde, la véritable consécration du rang social. Il fallait voir d’abord tous les ministres ; puis il y avait cent une visites à rendre aux titulaires des diverses charges du palais. Quel jour solennel que celui de la présentation à la cour ! Quelle minutieuse répétition du cérémonial et des révérences qui étaient une partie de l’éducation ! C’est le 27 novembre que la comtesse de Sabran, « parée comme une châsse, avec ses deux petits tourtereaux, » accomplit cette importante cérémonie. Il n’y avait plus qu’à se montrer une fois à l’Opéra, dans une loge du côté de celle de la reine. Rien ne fut oublié, et Mme de Custine prit ainsi sa place dans cette société à la fois formaliste et séduisante, à la veille de disparaître.

Nous n’avons plus pour nous guider désormais la Correspondance de Mme de Sabran ; M. de Boufflers revenait du Sénégal.

« Ce mois de novembre ne se passera pas sans doute sans que ta pauvre femme t’ait embrassé, sans que ton cœur ait battu contre le sien, sans qu’elle t’ait dit ce qu’elle l’écrit sans cesse, qu’elle t’aime avec raison et sans raison, comme on n’aime jamais au ciel et sur la terre. » Et quand elle reçoit, le 29 décembre, la nouvelle de son débarquement, elle en est si troublée qu’elle ne sait dire autre chose, sinon qu’elle l’attend. Elle ne fait pas de phrases, elle tombe malade d’émotion. « Mais que je meure à présent, j’y consens, écrit-elle, puisque je peux mourir dans tes bras ! »

Nous voyons dans quel milieu de tendresse avait été élevée Delphine de Custine. Il n’y a pas, du reste, d’événemens à raconter, jusqu’au jour où elle fut jetée brusquement en pleine tragédie. Nous allons la retrouver passionnée, dévouée, énergique. Laissons couler silencieusement ces dernières heures de félicité parfaite. Un fils lui naquit, Astolphe. Elle le nourrit, en vraie fille de Rousseau. Elle avait persuadé, trois mois après son mariage, sa mère et son mari de l’accompagner à un pèlerinage de Notre-Dame-de-Liesse. N’avait-elle pas lu dans de vieilles chroniques que des reines y étaient allées pour trouver le secret d’avoir des enfans ? Cette folie les avait fort divertis.


III.

Deux années se passèrent dans une harmonie complète entre la belle-mère et le petit-gendre. Adorée de ses enfans, chérie de ses amis, protégée de la reine, Mme de Sabran vivait dans la société de la comtesse Diane de Polignac, de Mme d’Andlau, une des filles d’Helvétius. de Mme de La Marck et de celle que Boufflers appelle « la charmante petite Ségur ; » les deux frères Trudaine, les amis de Mme de Beaumont étaient aussi de son monde. Ce milieu intelligent exerçait sur Philippe de Custine et sur Delphine l’influence la plus favorable aux idées nouvelles. Entre les lettrés et les belles dames qui fréquentaient le salon de Mme de Sabran, il n’y avait pas encore de dissidence ; Boufflers y présentait les auteurs en renom. Reçu à l’Académie française, en remplacement de M. de Montazet, archevêque de Lyon, le chevalier, depuis son retour du Sénégal, se consacrait tout entier à ses goûts d’esprit et à son amie. Il s’était singulièrement relevé à tous les yeux, en allant chercher jusqu’au tropique le sérieux qui manquait encore à sa vie. L’auteur Du coeur, en acceptant avec tant de résolution les épreuves, les privations, les souffrances même, pour être digne d’estime, avait fait plus que mériter lu main de Mme de Sabran, il avait donné, dans un siècle frivole, le plus rare exemple d’amour vrai.

Les événemens ne devaient pas réussir à faire de lui un homme politique, tandis que le général de Custine rêvait de son côté un rôle que la fortune se refusait à lui laisser accomplir. Tous les deux venaient d’être élus membres des états-généraux. L’un y était envoyé par la noblesse du bailliage de Nancy, l’autre par la noblesse du bailliage de Metz, qui s’était souvenue que, lors de la guerre d’Amérique, le comte de Custine avait commandé le régiment de Saintonge-Infanterie et s’était distingué à la prise de York-Town.

La différence des deux tempéramens se montra aussitôt. Boufflers eut bien vite assez de son rôle politique. S’il ne se fit pas remarquer à la constituante par son talent et son éloquence, il sut du moins s’y honorer par la sagesse et la modération de sa conduite. Avec Malouet, Virieu, le duc de La Rochefoucauld-Liancourt, il fut un des fondateurs du club des impartiaux ; mais bientôt le découragement s’empara de cette âme molle, peu faite pour la lutte. Il résolut de quitter la France dès que son mandat serait expiré ; il y était, du reste, poussé par son amie.

Après le départ des Polignac, la comtesse de Sabran avait en effet émigré. Les querelles s’étaient introduites dans son intérieur jusque-là si paisible : les premiers massacres et la journée du 6 octobre avaient terrifié la mère de Delphine ;les Custine, au contraire, avaient confiance dans l’avenir. Ces dissentimens avaient troublé ces cœurs jusqu’alors si unis. Mme de Sabran eût voulu emmener sa fille avec elle ; Elzéar seul la suivit ; Delphine n’hésita pas à s’associer à la destinée de son mari.

Mme de Sabran alla demander au prince Henri de Prusse une hospitalité qui, en se prolongeant, devait lasser l’amitié. Boufflers la rejoignit, bien convaincu, comme tous les f migrés, qu’il suffirait d’une simple démonstration militaire des puissances sur les bords du Rhin pour « faire rentrer dans le néant les révolutionnaires. » Leurs illusions, sans cesse déçues, reçurent, par la paix de Bâle, une atteinte définitive.

Il fallait vivre, gagner son pain. Dans ces privations de l’exil, habitudes, goûts, langage, modes, d’une société blessée à mort, disparurent. La gaîté de l’esprit résista plus longtemps et finit elle-même par céder devant la mélancolie, ce fruit amer des époques tourmentées. Le prince Henri de Prusse, si dévoué, si prévenant dans les premiers jours, devint capricieux et fantasque ; Mme de Sabran et Boufflers quittèrent son toit. Heureusement le roi Frédéric-Guillaume mit dans sa protection plus de générosité chevaleresque. Il gratifia Boufflers d’une concession de terrain sur les limites de la Pologne, et Boufflers rêva d’y établir une colonie agricole pour les émigrés.

Avant de s’établir dans le domaine de Wimislow où l’attendaient de nouveaux déboires, il résolut de donner son nom à l’amie qui le désirait depuis longtemps. Le chevalier prit le titre qui lui appartenait, et la comtesse de Sabran devint la marquise de Boufflers. Ce ne fut pas le bon évêque de Laon qui présida à la modeste cérémonie du mariage ; lui aussi avait pris le chemin de l’exil et accepté la pauvreté, plutôt que de prêter serment à la constitution civile du clergé. Mais retiré en Pologne, chez la princesse Lubomirska, où il devait mourir en 1811, Mgr de Sabran était trop éloigné de la Silésie pour prêter aux époux son ministère. Ce fut le prince de Hohenlohe, évêque de Breslau, qui bénit presque obscurément, dans cette ville, un mariage qui jadis eût tant ému le grand monde. On était en 1797. Elzéar, seul présent, avait alors vingt-deux ans. Ce n’est que trois ans plus tard que les exilés devaient rentrer en France ; mais il faut revenir en arrière et faire connaître la destinée de Mme de Custine, qui n’avait pas voulu émigrer.

Son beau-père, lié avec Lafayette depuis la guerre d’Amérique, avait pris place parmi les constitutionnels les plus ardens. Il avait contribué à l’organisation des gardes nationales. Très chatouilleux sur l’honneur militaire, il s’élevait courageusement, en toute occasion, contre l’indiscipline fomentée dans les régimens. Connaissant peu les hommes, il avait souvent rencontré, dans le bon sens de sa belle-fille, des conseils dont il n’avait pas tenu compte. Il en était résulté des froissemens.

François-Philippe était à l’armée de Lükner comme aide-de-camp ; Paris était de plus en plus troublé : Delphine se retira dans un village de Normandie, à Boisfosse, près Verneuil, avec son enfant, qu’elle sevrait. Le passeport qui lui est délivré par la section de la Fontaine-de-Grenelle est du 5 septembre 1791[15]. Son mari, à peine âgé de vingt-trois ans, venait d’être chargé de la mission la plus délicate.

La coalition s’était formée. Les ministres constitutionnels de Louis XVI, Narbonne et de Lessart, eurent la pensée singulière de demander au duc de Brunswick de refuser le commandement des armées coalisées contre la France ; ils croyaient que les crises de la révolution seraient moins périlleuses pour le roi si des troupes alliées étaient contrariées dans leur marche, et le refus de les commander arraché au général qui passait pour le meilleur élève du grand Frédéric était alors une de ces illusions qui ne semblaient pas trop irréalisables. Mme de Staël avait pris au plan de cette entreprise la part la plus active. Elle y portait son ardeur habituelle. Philippe de Custine, ami de Narbonne, admirateur passionné de la jeune ambassadrice de Suède, avait été choisi pour cette étrange négociation.

Sa jeunesse ne parut pas un obstacle, tant il était sérieux, instruit et réfléchi. Louis XVI lui-même s’était laissé convaincre et lui avait donné une lettre d’introduction. François-Philippe de Custine partit pour Brunswick dans les premiers jours de janvier 1792. Le récit de sa mission, contenu dans un rapport à de Lessart, ministre des affaires étrangères, est plein d’intérêt[16]. Les entretiens qu’eut le jeune envoyé ne lui laissèrent aucune illusion. Les événemens se prononçaient en Allemagne. L’alliance entre la Prusse et l’Autriche avait été signée le 7 février ; la négociation échouait donc complètement. Mais la confiance inspirée par François Philippe de Custine était telle, qu’au lieu de le rappeler à Paris, on l’envoya de la petite cour de Brunswick tenter à Berlin de détacher le roi de Prusse de la coalition.

Il trouvait en Prusse, installée au château de Rheinsberg, la comtesse de Sabran, plus effrayée que jamais du rôle qu’il jouait. Lorsque François-Philippe voulut retourner en France, afin de rendre compte de ses négociations, sa belle-mère se joignit à tous les amis qu’il avait à Berlin pour le détourner de ce dessein ; M. de Kalkreuth se jeta presque à ses pieds, le suppliant d’attendre en sûreté un temps meilleur[17]. Philippe de Custine ne se laissa séduire par aucune subtilité de conscience. En juin 1792, il repartit paisiblement pour Paris, où l’échafaud l’attendait.

Les affaires étaient dans un tel désordre, que, renonçant à la politique et écoutant son patriotisme, il se rendit aussitôt à l’armée du Rhin, où son père commandait. Une lettre de Pache donne l’ordre au général Custine d’employer son fils dans son ancien grade d’adjudant-général[18]

La constituante ayant commis la lourde faute d’édicter, à la presque unanimité, la non-rééligibilité de tous ses membres, le général de Custine, dès la déclaration de guerre, avait repris du service. Lieutenant-général depuis le 6 octobre 1791, il comptait, en donnant des gages aux partis avancés, obtenir un grand commandement. Sa moustache épaisse, son air martial, ses façons brusques et familières l’avaient rendu populaire. Il possédait de sérieuses connaissances, et il y joignait une précieuse activité ; mais il avait gardé l’emportement de la jeunesse, et l’ardeur de son tempérament pouvait l’entraîner à toutes les imprudences.

Il commanda d’abord, sous les ordres de Biron, l’avant-garde de l’armée du Rhin. De fructueux et rapides succès avaient enivré de joie la Convention ; le lieutenant de Biron reçut le brevet de général en chef, avec l’ordre d’agir sur les derrières de l’armée autrichienne ; mais quand arriva la dépêche, Custine était déjà sur la route de Mayence. On sait comment, sur une simple sommation, Mayence fut livrée ; comment, ne tenant aucun compte des avis des autres généraux, qui voulaient qu’il s’avançât sur Coblentz par la rive gauche, Custine se dirigea vers la Franconie, s’empara de Kœnigstein et de Francfort. Les fautes commençaient ; notre but n’est pas de les raconter, ni de montrer comment il abandonna ses premières conquêtes.

Custine réussit néanmoins à s’excuser auprès des jacobins, en rejetant sur d’autres les responsabilités ; l’attitude loyale qu’il avait prise au moment où il fut instruit de la trahison de Dumouriez lui assurait la confiance de la Convention. D’ailleurs, le coup d’état du 31 mai n’avait pas encore éloigné de cette assemblée le parti modéré. Dans ces circonstances, la mort de Dampierre laisse vacant le commandement de la plus importante des armées de la république. Les représentans en mission à l’armée du Nord firent connaître au comité de salut public le vœu unanime des troupes en faveur de Custine ; et, dans la séance du 13 mai, Barrère annonça qu’il était appelé à l’armée du Nord. Barrère crut même devoir faire un pompeux éloge du général en disant que seul il avait résisté à la manie diplomatique dont semblaient animés les généraux, et qu’il avait su établir dans son camp la discipline la plus sévère.

Custine eut le malheur, malgré ses répugnances[19], de ne pas refuser ce nouveau commandement. Avant de s’éloigner du Rhin, le 17 mai, il avait voulu tenter un dernier effort pour délivrer Mayence. Il avait été écrasé ; et les ennemis du général ne devaient pas manquer, en l’accusant des désastres de cette journée, d’ajouter à ses torts celui d’avoir conservé un commandement qui ne lui appartenait plus.

Arrivé à l’armée du Nord, Custine trouva les troupes découragées et mal armées. Elles s’étaient retirées à Bouchain, laissant Valenciennes et Condé complètement investis. Philippe combattait à côté de son père, prenant sa part de ses angoisses et de ses périls ; le général n’eut pas le temps de dégager les places menacées[20].

La fureur et le nombre de ses accusateurs ne faisaient que s’accroître, la chute des Girondins le laissait sans défenseurs. Vaincue par la famine, la place de Condé ouvre ses portes au prince de Cobourg le 12 juillet ; Valenciennes le 28 ; sur la frontière de l’Est, Mayence allait bientôt capituler. L’orage grondait sur la tête de Custine.

Un de ses propos, répétés à Robespierre par Merlin de Thionville, devait précipiter sa mise en accusation. C’était à l’armée que Custine avait appris la mort de Louis XVI, et la lecture des journaux lui avait causé une indignation dont il n’avait pas modéré l’expression, même en présence des commissaires de la Convention. Ceux-ci lui avaient entendu dire : « Je servais mon pays pour le défendre de l’invasion étrangère ; mais qui peut se battre pour les hommes qui nous gouvernent aujourd’hui[21] ? »

Ces paroles n’avaient pas été oubliées ; attaqué avec un nouvel acharnement par les journaux, il se plaignit à la Convention. D’autre part, la délation était à l’ordre du jour dans les rangs de ses soldats. La discipline s’était relâchée depuis la défection de Dumouriez ; Custine ne fut pas épargné. Les commissaires Gatear et Garnerin l’accusèrent d’avoir déshonoré l’armée du Rhin en continuant à la commander après avoir reçu l’avis de son changement[22]. Un des secrétaires de Bouchotte, Pierre Cellier, accusa vivement Custine devant le comité de saint public. Il disait qu’étant entré dans le camp pour distribuer des journaux patriotiques, tels que le Journal de la Montagne, le Journal des hommes libres, le Père Duchesne, il avait été arrêté avec quelques autres colporteurs et conduit au général, qui s’était écrié : « Vous êtes des êtres trop méprisables pour que je m’occupe de vous ! » Et il les avait envoyés devant un des représentans du peuple en mission, qui les fit conduire à la citadelle de Cambrai, où ils restèrent deux jours.

Un réseau de sourdes inimitiés enserrait Custine ; aussi résolut-il de se rendre à Paris. Par une lettre du 30 juin, il demande au comité de salut public l’autorisation de venir lui développer ses plans militaires ; une délibération du 5 juillet 1793 lui accorde cette autorisation. Sa destitution était déjà résolue. Arrivé à Paris le 18, il écrit au président de la Convention cette lettre si caractéristique : « Appelé par les ordres du comité de salut public, je ne veux pas entrer dans le lieu des séances de la Convention sans lui offrir, par votre organe, l’hommage de mon respect, de mon obéissance aux lois qui constituent la république, et de mon inviolable attachement à son unité et à son indivisibilité. »

Dès le lendemain, Custine fut l’objet d’une mesure à laquelle Clavière et Lebrun, deux ministres en exercice, n’avaient pu eux-mêmes se soustraire. On le plaça sous la surveillance d’un gendarme qui le suivait partout, jusqu’au théâtre. Des ovations bruyantes étaient faites au général par le public. Les jacobins demandèrent qu’on mît fin à ce qu’ils appelaient un scandale. Danton ajoutait : « Condé a capitulé faute de vivres, Valenciennes est cerné, il faut que Custine soit jugé. » On l’arrêta le 22 juillet 1793. Transféré le 26 à l’Abbaye, il écrivit à la Convention : « Je suis arrêté depuis cinq jours et n’ai pas encore été interrogé. » La capitulation de Mayence fit taire tous les scrupules ; sur la motion de Billault-Varennes, dans la séance du 28 juillet, il est décrété d’accusation. Son fils était près de lui, résolu à le défendre. Delphine, qui vivait, nous le savons, dans un petit village de Normandie, apprend l’arrestation du général. Elle quitte aussitôt son asile, son enfant, pour courir au secours de son beau-père ; tous les dissentimens politiques qui les avaient brouillés s’effacèrent de sa mémoire ; elle fut, durant tout le procès, sublime de courage et de dévoûment.

Leur première entrevue fut touchante. À peine le vieux soldat eut-il aperçu sa belle-fille, qu’il se crut délivré. Sa beauté, sa jeunesse, la fierté de sa tenue, inspirèrent bientôt un tel intérêt aux journalistes, au peuple et même aux juges du tribunal révolutionnaire, que les misérables acharnés à la perte du général voulurent terroriser Delphine, son plus éloquent défenseur.

Aucun péril n’arrêta Mme de Custine. Tous les jours, elle était au Palais de Justice, dès six heures du matin ; là, elle attendait que son beau-père sortît de la prison : elle lui sautait au cou, lui donnait des nouvelles de ses amis, de sa famille. Lorsqu’il paraissait devant ses juges, elle le regardait avec des yeux baignes de larmes. Elle s’asseyait en face de lui, sur un escabeau au-dessous du tribunal. Lorsque l’interrogatoire était suspendu, elle s’empressait de lui offrir les secours que son état exigeait ; entre chaque séance, elle employait les heures de repos à solliciter en secret les juges ou les membres des comités.

Plus tard, quand on l’interrogeait sur cette partie de sa vie si glorieuse et si douloureuse, Mme de Custine se taisait. La raconter, c’était presque la recommencer[23].

Dans ses courses, elle se faisait accompagner par un ami de la famille, vêtu d’une carmagnole, sans cravate, les cheveux non poudrés, coupés à la Titus. On le prenait pour un domestique ; c’était M. de Chaumont-Quitry.

« Avant-hier, écrit la Gazette française du 21 août 1793, cette femme intéressante par sa sensibilité et sa piété filiale sortait du Palais de Justice, au milieu de la foule. Le sourire était sur ses lèvres ; on crut qu’elle riait. Quelques femmes, peu touchées de sa situation, se mirent à crier : « Elle rit, mais elle ne rira pas longtemps. C’est la fille de Custine ; son père jouera bientôt à la main chaude. »

Ce n’était que le prélude d’une des scènes les plus dramatiques de cette terrible époque. « À l’une des dernières séances du procès, dit son fils, les marques d’intérêt données à Mme de Custine avaient violemment irrité l’accusateur public, Fouquier-Tinville ; des ordres menaçans furent secrètement envoyés aux septembriseurs qui attendaient sur le perron. Le général venait d’être reconduit à la prison, sa belle-fille s’apprêtait à descendre les marches du Palais de Justice, pour regagner à pied et seule le fiacre qui l’attendait dans une rue écartée. Timide et presque sauvage, elle avait eu toute sa vie par instinct une peur déraisonnable de la multitude. Tremblante devant la foule, elle s’arrête au haut de l’escalier ; un ami du général parvient à lui faire remettre un billet qui l’avertissait de redoubler de prudence. Cet avis accrut le danger au lieu de l’éloigner. Mme de Custine, plus épouvantée, avait moins de présence d’esprit ; elle craignait de tomber par terre, et elle voyait sa tête au bout d’une pique, comme celle de la pauvre Mme de Lamballe. Cependant, à mesure qu’elle descendait les marches, la foule, de plus en plus épaisse et furieuse, la poursuivait de ses clameurs : « C’est la Custine ! c’est la fille du traître ! » Chaque mot était assaisonné d’injures et de blasphèmes. Le danger croissait, des sabres nus se dressaient déjà sur elle : une faiblesse, un faux pas, et c’en était fait. Elle a raconté qu’elle se mordait les mains et la langue jusqu’au sang, afin de combattre la pâleur.

Désespérée, elle jette une dernière fois les yeux autour d’elle. Une femme du peuple s’avançait portant un nourrisson dans ses bras. Mme de Custine va brusquement à cette mère et lui dit : « Quel joli enfant vous avez là ! — Prenez-le vite, » répond à voix basse la mère, qui comprend tout d’un mot et d’un regard. Mlle de Custine prend l’enfant dans ses bras, l’embrasse, et les tricoteuses ébahies s’arrêtent. L’enfant la protégeait.

Mme de Custine traverse ainsi la cour du Palais de Justice, se dirige vers la place Dauphine, sans être frappée ni injuriée, ayant toujours son précieux fardeau dans les bras. Elle arrive au Pont-Neuf, rend l’enfant à celle qui le lui a prêtée. Puis, à l’instant, les deux femmes s’éloignent sans se dire un seul mot.

Tel est le récit que fait Astolphe de Custine, d’après les souvenirs de sa mère.

Ainsi, miraculeusement sauvée, elle ne put sauver son beau-père. Ou n’attend pas de nous que nous reproduisions les dépositions des témoins entendus par le tribunal révolutionnaire. Les Archives nationales et le Bulletin du tribunal criminel ont été analysés par les historiens. Des fautes tournées en crimes et des échecs en trahisons, des juges incompétens transformés eux-mêmes en stratégistes et discutant des plans de campagne ; le capucin Chabot s’écriant en pleine séance de la Convention : « Quel est l’homme qui peut douter que Custine soit coupable ? Condé, Valenciennes, Mayence, ne déposent-elles pas contre lui ? » Tout le procès est-là ; plus Custine se défendait avec intelligence et confondait ses juges, plus l’irritation de ses ennemis était grande. Nous lisons dans le Bulletin national, no 236 ; « Dimanche, 25 août 1793, le procès de Custine continue d’occuper les esprits. Si Hébert a reproché aux juges de s’être laissé séduire par les beaux yeux de Mme de Custine, belle-fille de l’accusé, les juges pourraient reprocher à Hébert de vouloir influencer leurs opinions, et de mettre quelquefois la sienne au lieu et place de celle du public. »

Les vrais motifs de haine n’avaient-ils pas leur source dans cet aveu de Custine, qu’il avait regardé Marat comme un perturbateur, Robespierre comme un exagéré ? « Quant à Danton[24], à qui je reconnais beaucoup d’esprit et de talent, comme il n’a pas jugé Dumouriez quand il était auprès de lui, et ne l’a pas dénoncé alors qu’il fut de retour, je n’avais pu m’empêcher de le regarder comme un de ses coryphées. »

Les jacobins ne pardonnaient pas une telle imprudence de langage. Le 27 août, à neuf heures du soir, le tribunal révolutionnaire déclara Custine coupable de manœuvres et d’intelligences criminelles avec les ennemis de la république, le condamna à la peine de mort et à la confiscation de tous ses biens[25]. C’était Coffinhal qui présidait.

D’après les termes mêmes du Bulletin criminel, Custine rentra d’un pas grave pour entendre lire sa sentence ; le silence qui régnait dans l’auditoire, les bougies qu’il n’avait pas encore vues allumées depuis le commencement des débats, tout cela parut faire une vive impression sur lui. S’étant assis, il promena ses regards sur la foule. Coffinhal lui fit part de la déclaration des jurés, et après que Fouquier-Tinville eut donné lecture de la loi et conclu à son application, l’accusé, n’apercevant plus Tronçon-Ducoudray, son avocat, et son autre conseil, Me N…, se retourna vers le tribunal et dit : « Je n’ai plus de défenseurs, ils se sont évanouis. Ma conscience ne me reproche rien. Je meurs calme et innocent. »

La veille de l’exécution, il écrivit à son fils cette lettre mémorable et touchant :

« Adieu, mon fils, adieu ; conservez souvenir d’un père qui voit arriver la mort avec tranquillité. Je n’emporte qu’un regret, celui de vous laisser un nom qu’un jugement fera croire un instant coupable de trahison par quelques hommes crédules. Réhabiliter ma mémoire quand vous le pourrez. Si vous obteniez ma correspondance, ce serait chose bien facile. Vivez pour votre aimable femme, pour votre sœur, que j’embrasse. Aimez-vous. Aimez-moi. Je crois que je verrai arriver avec calme ma dernière heure. Au reste, il faut y être arrivé… « Adieu encore, adieu.

« Votre père, votre ami,

« C. »


28 août 1793, dix heures du soir.

Sa belle-fille obtint de le revoir une dernière fois. Custine avait changé de cachot. On l’avait installé dans une chambre convenable. « On m’a délogé cette nuit, dit-il à Delphine, pour me faire céder la place à la reine, parce que mon premier logement était le plus mauvais de la prison[26]. »

Le Moniteur du 4 septembre 1793 relate en ces termes les derniers momens de Custine[27] : « Il fut conduit au supplice ayant à ses côtés un ministre de la religion, armé d’un crucifix qu’il lui faisait embrasser. Il lui disait quelques passages d’un livre de piété. Custine partait une redingote nationale. Il regardait avec sensibilité le peuple qui applaudissait à son supplice. Ses yeux attendris, et quelquefois mouillés de larmes, se fixaient vers le ciel. Arrivé au lieu de l’exécution, il s’est mis à genoux sur les premiers degrés de l’échelle ; puis, se relevant, il a jeté les yeux sur le fer fatal et est monté avec fermeté sur l’échafaud. »

C’est ainsi que le vaillant soldat, qui ne fut jamais un traître, tomba sur le dernier champ de bataille. Sa mémoire n’a pas besoin d’être réhabilitée.

Pour obéir aux volontés suprêmes de Custine, le confesseur qui l’avait assisté avait envoyé les cheveux qu’il lui avait remis à sa fille, Mme de Cauvigny, et il avait écrit à Delphine pour lui raconter les derniers momens de son beau-père. Delphine avait gardé le souvenir de l’abbé Lothringer, « vicaire de l’évêque du département de Paris. »

Dès le 28 août 1793, le lendemain de la condamnation, le commis-greffier du tribunal révolutionnaire, Wolf, avait en effet écrit ce billet à l’évêque de Paris :


« Citoyen,

« Vous êtes prié d’envoyer au citoyen Custine, qui vient d’être condamné à mort et doit être exécuté demain, à neuf heures du matin, un ministre du culte. Il désire l’avoir tout de suite. C’est ce qu’il vient de faire dire.

« Signé : WOLF, c.-greffier[28]. »

Une heure après que la tête de Custine eut été tranchée, l’abbé Lothringer était dénoncé comme ayant montré des sympathies au condamné. Ses dénonciateurs n’étaient rien moins que le gendarme Martin Henry, qui conduisait Custine à l’échafaud, et Sanson père, le bourreau.

Ce qui aggravait la situation de l’abbé Lothringer, c’est que, dans sa dénonciation, Sanson déclarait que, lors de l’exécution d’un sieur Miaczinski, il avait entendu le même prêtre, confesseur de ce dernier condamné, lui dire : « Il est bien glorieux pour vous de mourir à la même place que celle où votre roi est mort. »

L’abbé lut arrêté, mis à l’Abbaye et interrogé par Coffinhal, qui ne put lui arracher aucune révélation. Mis en liberté, le vicaire de Gobel accompagna à l’échafaud l’infortunée Marie-Antoinette, qui ne voulut pas même lui parler[29]. Arrêté de nouveau et retenu à la maison d’arrêt des Écossais, il écrivait à la Convention : « Législateurs, une de mes douleurs est d’être dans les prisons en compagnie des ci-devant nobles, des ci-devant généraux du tyran, des ci-devant écuyers, des prêtres, etc. » Lothringer fut mis en liberté le 12 brumaire 1795. Nous avons retrouvé son nom écrit par Mme de Custine sur une feuille jaunie, comme un lugubre memento.


IV.

Après le père vint le tour du fils.

Durant le procès, Philippe de Custine avait fait imprimer et placarder à Paris une défense de la conduite militaire et politique de son père. Cet acte courageux attira sur son auteur l’animosité de Robespierre et des jacobins. Avant la fin du procès du général, son fils était arrêté et enfermé à la Force. Il était compris dans un décret du 6 nivôse 1794 pour passer en jugement. Delphine allait de la Conciergerie à la Force consoler les deux victimes. Son dévoûment ne se ralentit pas un seul jour. Au lendemain de l’exécution de l’un, elle est tout entière à l’autre qui survivait encore. L’attitude, la défense, le sang-froid de son mari furent admirables. Il n’y a pas de plus odieuse page que celle de cet inique procès dans le martyrologe de la révolution[30]. Il faut le lire tout entier pour connaître cet héroïque jeune homme de vingt-quatre ans, qui avait toutes les vertus.

Le jour où le général avait quitté Cambrai, son fils lui avait écrit :


« Paris, le 13, au soir.

« Le courrier qui m’a apporté votre lettre, mon cher papa, dit qu’il va être réexpédié et qu’il passera demain de grand matin prendre ma réponse. Je ne veux pas qu’il parle sans qu’il vous porte au moins l’expression de ma participation aux sentimens pénibles que vous éprouvez. Je ne sais si mes deux dernières lettres vous sont parvenues. Je vous y entretenais de plusieurs des choses dont vous me parlez. Au surplus, rien n’est plus juste et même plus indispensable que vos démarches actuelles et projetées. Je gémirai, pour la chose publique, du parti auquel vous serez bientôt obligé, mais il sera nécessaire dans l’hypothèse que vous établissez. Il ne sera peut-être même pas perdu pour elle ; et ce que (du moins pour vous) je désire, c’est que l’exposé de vos motifs soit clairement, méthodiquement, fortement, mais prudemment rédigé ; c’est un objet digne de la plus grande attention. Vous savez le renouvellement et la composition actuelle du comité de salut public. Il semble qu’il veut garder le silence sur vos dépêches et sur la nouvelle fâcheuse que vous leur donnez ; du moins le journal du soir ne fait-il pas mention qu’il en ait été donné connaissance à la Convention.

« Adieu ! mon cher papa, je vous embrasse tendrement. N’oubliez pas un fils qui souffre de toutes vos peines et jouirait plus que vous-même du bonheur que vous méritez et que, peut-être, la fortune ne vous refusera pas toujours.

« Votre fils respectueux. »


Cette lettre ne trouva pas le père à Cambrai ; elle fut renvoyée à Paris, et elle tomba entre les mains du secrétaire-général du ministère de la guerre, le citoyen Vincent. Le sort de Philippe de Custine fut décidé. Vincent, flairant déjà en lui une proie nouvelle, adressa la lettre à Fouquier-Tinville avec ces mots :


« Je t’envoie, républicain, une lettre originale écrite de Paris, datée du 13 au soir, et adressée à Cambrai le jour que Custine venait de quitter l’armée pour se rendre au comité de salut public où il était mandé. Elle a été saisie par moi dans le paquet de renvoi qui lui est adressé à la maison Grange-Batelière, où il était descendu, et que j’ouvris lorsqu’il fut apporté à la maison de la guerre. Tu jugeras, républicain, combien la lettre de Custine doit paraître suspecte, puisqu’elle a été écrite à la veille de la trahison, au moment où le comité de salut public l’a arrêté dans ses complots. Chaque mot de cette lettre était une énigme, mais elle ne l’est plus actuellement.

« Signé : VINCENT. »


La lettre avait de plus été dénoncée aux jacobins. Philippe de Custine, libre alors, avait donné des explications dans une brochure adressée à ses concitoyens. Le 12 nivôse, son procès commença. Delphine, quoique sa conduite pendant le procès de son beau-père eût appelé sur elle l’attention publique, avait obtenu la permission d’entrer tous les jours à la Force pour y voir son mari. Elle pressentait, quelle que fût l’innocence de l’accusé, l’issue fatale des débats. Elle mit dès lors tout en œuvre pour lui procurer les moyens de s’évader. Elle parvint par sa grâce à intéresser la fille même du geôlier. François-Philippe de Custine était de complexion délicate, d’une taille moyenne. Il avait assez de jeunesse et un assez joli visage pour qu’on pût l’habiller en femme sans attirer les regards. Il fut convenu qu’il prendrait les habits de Delphine, que Delphine, de son côté, se costumerait comme Louise, la fille du geôlier, et que, tandis que celle-ci descendrait dans la rue par un autre escalier, le prisonnier et la fausse Louise sortiraient ensemble par la porte ordinaire. On partirait un peu avant l’heure où les lampes s’allumaient. afin de profiter de la brune ; c’était au commencement de janvier. La complicité de la fille du geôlier était du reste largement, payée : 30,000 francs en or versés à l’heure même par un ami, et, en outre, une pension viagère de 2,000 francs[31].

Toutes les combinaisons une fois arrêtées, on prit jour pour l’évasion. Ce jour était précisément l’avant-veille de celui où François-Philippe de Custine devait être transféré à la Conciergerie et con paraître devant le tribunal révolutionnaire. La Convention venait de décréter la peine de mort contre quiconque favoriserait l’évasion d’un condamné. Le journal dans lequel cette loi draconienne était publiée fut placé par le geôlier sous les yeux du prisonnier.

« Un peu avant l’heure convenue (nous laissons la parole au fils de Mme de Custine), ma mère arrive à la prison. Elle trouve au bas de l’escalier Louise fondant en pleurs : « Qu’as-tu, ma fille ? lui dit ma mère. — Oh ! madame, répond Louise, oubliant le tutoiement de rigueur, venez le décider ! Vous seule pouvez encore lui sauver la vie. Depuis ce matin, je suis à le supplier inutilement. Il ne veut plus entendre parler de notre projet. » Avant d’entrer dans la chambre du prisonnier, cette bonne fille relient une seconde ma mère sur le palier et lui dit tout bas : « Il a lu le journal !.. » Ma mère devina le reste. Connaissant l’inflexible délicatesse du cœur de son mari, elle chancelle comme si elle le voyait déjà monter à l’échafaud. « Viens avec moi, Louise, tu auras plus de pouvoir que moi pour le vaincre. » Louise entre chez mon père, la porte se ferme, et là commence à voix basse une scène que vous vous figurerez mieux que je ne peux la décrire. D’ailleurs, ma mère n’a trouvé la force de me la conter qu’une seule fois. « Vous ne voulez plus vous sauver ? dit ma mère en entrant ; notre fils va donc rester orphelin, car je mourrai aussi, moi. — Sacrifier la vie de cette fille pour sauver la mienne, c’est impossible. — Tu ne la sacrifieras pas ; elle se cachera et se sauvera avec nous. — On ne se cache plus en France ; on ne sort plus de ce malheureux pays. Ce que tu demandes à Louise est plus que son devoir. — Monsieur, sauvez-vous ! dit Louise, c’est devenu mon affaire à moi. — Tu ne connais donc pas la loi décrétée hier ? » Et il commence à la lire. Louise l’interrompt : « Je sais tout cela ; mais, monsieur, encore une luis, sauvez-vous ! Je vous en supplie, je vous le demande à genoux ; j’ai mis mon honneur, ma vie, mon bonheur dans votre projet. Vous m’aviez promis de faire ma fortune ; vous ne serez peut-être pas en état de tenir votre parole. Eh bien ! monsieur, je veux vous sauver pour rien, nous nous cacherons, nous émigrerons et je travaillerai pour vous. Je ne vous demande rien ; mais laissez-moi faire. — Nous serons repris et tu mourras ! — Eh bien ! si j’y consens, qu’avez-vous à me dire ? — Jamais. — Quoi ! reprend ma mère, vous pensez à elle, à cette noble Louise, plus qu’à votre femme, plus qu’à votre enfant ? »

« Rien ne put ébranler la résolution du stoïque prisonnier. Le temps accordé à ma mère s’écoule en vaines instances. Il fallut l’emporter hors de la chambre : elle ne voulait pas quitter la prison. Louise, presque aussi désespérée, la reconduisit jusque dans la rue, où l’attendait avec anxiété M. Guy de Chaumont-Quitry, notre ami, avec les 30,000 francs en or. « Tout est perdu ! lui dit ma mère ; il ne veut plus se sauver. — j’en étais sûr, répondit M. de Quitry. » Ce mot, digne de l’ami d’un tel homme, m’a paru presque aussi beau que la conduite de mon père, »

La scène est aussi simple qu’héroïque. Le procès va encore mettre en relief le caractère si vaillant, si noble, de Philippe de Custine.

Les Mémoires de la Révolution nous le montrent comparaissant le 12 nivôse devant le tribunal, avec l’air calme et résolu qu’il avait partout ailleurs. Sa présence d’esprit ne l’abandonna pas. Après la lecture de l’accusation, un seul témoin se présenta : c’était Vincent. Sa déposition portait en substance que l’accusé fuyait les patriotes, c’est-à-dire les jacobins, qu’il s’était lié avec les contre-révolutionnaires, c’est-à-dire les girondins, et qu’il avait été complice des projets liberticides du général son père. Dumas, le président du tribunal, ayant demandé au témoin quelles preuves il pouvait alléguer, il répondit qu’il l’avait ouï-dire, et qu’au surplus tout le monde l’assurait. Vincent se retira sans pouvoir en dire davantage. Ensuite l’interrogatoire commença[32].

L’acte d’accusation exposait que, par décret de la Convention du nivôse an II (1794), il avait été ordonné que Louis-Philippe-François Custine, ex-noble, âgé de vingt-cinq ans et demi, né à Paris, ci-devant ministre plénipotentiaire à Berlin et depuis aide-de-camp d’Adam-Philippe Custine, son père, était prévenu de complot contre la république et de complicité dans la trahison du général contre l’empire français (sic).

Le président Dumas l’interrogea sur la lettre interceptée. Il lui demanda quelles étaient les peines paternelles auxquelles il prenait une si douloureuse part. Philippe de Custine répondit qu’il s’agissait alors de la prise de Condé, qui avait eu lieu presque au moment où le général était venu prendre le commandement de l’armée du Mord, et que sa douleur était d’autant plus vive que, Valenciennes étant menacée du même sort, les ennemis de son père ne manqueraient pas de lui en faire un crime, quoique, depuis son arrivée à l’armée, il lui eût été impossible d’établir une communication avec les deux places.

Interrogé sur le motif qui le faisait instruire son père du renouvellement du comité de salut public, il répondit que rien n’était plus intéressant pour un général d’armée que de savoir à quels hommes il avait affaire et quel parti il pouvait tirer de leurs lumières. Dumas alors lui demanda s’il avait eu des liaisons avec les députés frappés par le glaive des lois, c’est-à-dire avec les girondins : « Je ne les ai jamais vus, dit Philippe de Custine, que dans les différens comités dont ils étaient membres et où j’étais obligé de me rendre pour les affaires de mon père. J’estimais leurs talens et j’ignorais leurs intentions. »

Le public qui se pressait dans la salle du Palais de Justice était déjà bien disposé en faveur de l’accusé, et l’on entendait répéter dans tous les coins : « Mais il n’y a rien là-dedans. Ce jeune homme sera sûrement acquitté. » C’est alors que Dumas, voyant sa proie lui échapper, commit un de ces actes iniques que la conscience ne doit pas se lasser de flétrir.

On se rappelle que Philippe de Custine avait été envoyé auprès du duc de Brunswick au commencement de la guerre, pour la plus délicate des négociations. Le jeune envoyé avait tout fait pour réussir. Ses lettres montraient en lui une maturité précoce, en même temps que les sentimens les plus élevés. Elles promettaient, par les qualités de tact et de finesse qui y sont révélées, un diplomate. Dumas crut devoir lire aux jurés la correspondance de l’accusé, mais il tronqua impudemment les lettres pour en abuser. François-Philippe de Custine s’en aperçut, et, se levant avec vivacité, il s’écria : « Citoyens jurés, je demande que le président lise mes lettres en entier. Il les tronque pour me perdre. Je vous demande justice de cette mauvaise foi. »

Le président, embarrassé et se voyant pris sur le fait, expliqua que les jurés auraient bientôt sous les yeux toute la correspondance et jugeraient d’après les pièces. La lettre que Dumas dénaturait fut expliquée avec beaucoup de sang-froid et de fermeté par l’accusé. Il écrivait à de Lessart, ministre des affaires étrangères, qu’il avait espéré pendant plusieurs jours que le duc de Brunswick accepterait les propositions de la France ; mais que les puissances coalisées avaient opposé des offres supérieures aux nôtres, et que le duc paraissait disposé à préférer le trône de Pologne, qu’on lui promettait, à l’honneur de commander les armées françaises. Dumas avait mutilé cette lettre de façon à faire entendre au jury que l’accusé avait été chargé d’offrir le trône de France au duc de Brunswick.

Cette accusation, qui se retrouve dans les Girondins de Lamartine, dans l’ouvrage de Louis Blanc, était démentie par la correspondance. Si elle avait été lue, elle aurait suffi à disculper l’accusé. La dépêche de Lessart, du 10 février 1792, faisait tomber cette calomnie[33].

Le public, satisfait de l’explication de François-Philippe de Custine et convaincu de la mauvaise foi du président, continuait à répéter : « Mais il n’y a rien là-dedans ; certainement le pauvre jeune homme sera acquitté. » Alors certains hommes soudoyés, se glissant dans les groupes, jetaient tout bas ces mots : « Si le jeune Custine est acquitté, il vengera le sang de son père. »

Enfin, le président irrité l’interrogea sur les desseins du général ; il répondit : « Je n’ai jamais connu d’autre dessein de mon père que de bien servir la république. Je n’ai jamais été qu’un moment auprès de lui, à l’armée. Depuis longtemps, je me suis borné à faire les commissions de mon père auprès des comités, ainsi qu’on en peut juger par mes lettres interceptées. Il ne nie consultait en rien sur ses desseins, comme sur ses expéditions lointaines. »

Autant François-Philippe de Custine montrait de sang-froid et de modération dans sa défense, autant Dumas montrait une partialité révoltante. Il finit par oser déclarer aux jurés qu’il lui paraissait impossible et contraire à la nature des choses qu’un fils, habituellement en correspondance avec son père, ne fût pas son complice.

C’était Chauveau-Lagarde qui défendait le jeune Custine. Il releva les derniers mots du président et témoigna sa surprise d’avoir entendu de semblables expressions. « Quel est le tribunal au monde où l’on oserait se permettre de condamner un accusé sur des présomptions pareilles ? Quoi ! il est contraire à la nature des choses qu’un fils ne soit pas complice de son père ? Quelle jurisprudence ! J’irai plus loin ; et quand même l’accusé aurait été instruit des desseins d’un père coupable, je le demande ici : un fils doit-il dénoncer son père ? Où serait donc la pitié filiale, la première des vertus ? Où seraient les mœurs qu’on cherche à régénérer ? »

Le jugement fut rendu le 3 janvier 1794.

François-Philippe de Custine était condamné à mort, « comme s’étant depuis longtemps associé au système de trahisons formées par un tyran perfide et ses infâmes ministres, avec les cours de Vienne et de Berlin, contre la liberté française et la souveraineté nationale, et comme s’étant rendu le complice de conspirations tramées par son père avec le traître Du mouriez, et à la faveur desquelles Mayence, Condé, Valenciennes avaient été livrées aux despotes coalisés contre la France. » Le jugement, à la diligente de l’accusateur public, devait être exécuté dans les vingt-quatre heures, sur la place de la Révolution.

Au moment où Dumas lut la sentence, l’auditoire témoigna sensiblement sa surprise et sa douleur. Le jeune Custine entendit son arrêt de mort sans faiblesse. Il haussa les épaules et ne dit pas un mot. Il sortit avec le même air calme et résolu qu’il avait montré en comparaissant devant le tribunal révolutionnaire.

Il n’avait pas voulu que sa femme l’assistât pendant ces douloureux débuts. Sa vue, ses larmes eussent peut-être affaibli son sang-froid et son courage, mais Delphine avait obtenu de lui dire adieu à la Conciergerie[34].

Elle s’approcha de lui sans cris, l’embrassa en silence et s’assit les bras autour de son cou. L’entrevue dura trois heures. Peu de paroles furent échangées. Le nom seul de leur fils fut prononcé plusieurs fois. Les lettres de ce fils nous apprennent que ces adieux émouvans furent troublés par une circonstance étrange, dont nous reproduisons le récit sans commentaires.

« Ma mère, craignant de se trouver mal, allait se lever et se retirer. Le condamné l’avait reçue dans une salle qui servait d’entrée à plusieurs chambres de la prison. Tout à coup, on entend ouvrir une petite porte : un homme sort, une lanterne sourde à la main. Cet homme, bizarrement costumé, était un prisonnier qui allait en visiter un autre ; il avait pour vêtement une petite robe de chambre bordée de peau de cygne. Des caleçons blancs, des bas, un grand bonnet de coton en pointe orné d’une énorme fontange couleur de feu, complétaient son ajustement. Quand la figure fut arrivée tout près des deux époux, elle les regarda un instant sans dire un mot et continua son chemin. Ils virent alors que ce vieillard avait du rouge. Cette apparition, contemplée en silence par les deux jeunes gens, les surprit au milieu de leur désespoir féroce ; et, sans songer que le rouge était peut-être destiné à empêcher un homme de cœur de pâlir devant l’échafaud du lendemain, ils partent ensemble d’un éclat de rire terrible. L’électricité nerveuse triompha un moment de la douleur de l’âme… Les rires désordonnés dégénérèrent bientôt en spasmes effrayans… Les gardiens eurent pitié de ma mère plus que dans une autre occasion, quatre ans avant, la populace de Paris n’avait eu pitié de la fille de M. Berthier. Ces hommes entrèrent dans la salle et emportèrent ma mère pendant une crise nerveuse qui se manifestait par des accès de rire toujours renouvelés, tandis que mon père resta seul livré aux mêmes convulsions. »


Telle fut la dernière entrevue des deux époux. Philippe de Custine devait le lendemain, à cinq heures, monter à l’échafaud. Il passa le reste de la nuit à se remettre de la crise nerveuse qu’il venait de subir. Le matin, il écrivit à sa femme une lettre simple comme une élégie antique et digne de cette âme à la romaine :


« Neuf heures du matin

« Je ne puis mieux commencer ma dernière journée qu’en te parlant des tendres et douloureux sentimens que tu me fais éprouver. Je les repousse quelquefois, et quelquefois ils ne peuvent être éloignés. Que vas-tu devenir ? Te laissera-t-on du moins ton habitation, du moins ta chambre ? Tristes pensées ! Tristes images !

« J’ai dormi neuf heures. Pourquoi ta nuit n’a-t-elle pu être aussi calme ? Car c’est ta tendresse, non ta peine qu’il me faut.

« Tu sais déjà le sacrifice que j’ai fait. J’ai un pauvre compagnon d’infortune qui t’a vue petite et qui a l’air d’un bon homme ; on est trop heureux, en finissant ses maux, de soulager ceux d’un autre ; fais savoir cela à Philoctète.

« J’ai oublié de te dire que je m’étais défendu à peu près seul, et seulement pour les gens qui m’aiment. »


Quel était ce pauvre compagnon qui avait vu toute petite Mme de Custine et quel sacrifice avait fait Philippe ? C’était un prisonnier nommé Bertrand, dont Delphine parlera dans son interrogatoire, et qui voulut un jour l’aider à quitter la France. Il ne partagea pas le sort de son compagnon, et reçut de lui une partie de la somme que M. de Chaumont (Philoctète) avait réservée pour l’évasion de son ami.

La journée se passa dans l’attente de l’appel suprême des condamnés ; puis à la fin du jour, presque au moment où la charrette entrait dans la cour de la Conciergerie, le jeune Custine écrit à Delphine une autre lettre plus stoïque encore que la première :


« Quatre heures du soir.

« Il faut te quitter. Je t’envoie mes cheveux dans cette lettre. La citoyenne X…[35] promet de te remettre l’un et l’autre. Témoigne-lui-en ma reconnaissance.

« C’en est fait, ma pauvre Delphine, je t’embrasse pour la dernière fois. Je ne puis pas te voir, et si même je le pouvais, je ne le voudrais pas. La séparation serait trop difficile, et ce n’est pas le moment de s’attendrir.

« Que dis-je ? S’attendrir ?.. Comment pourrais-je m’en défendre à ton image ? Il n’en est qu’un moyen, celui de la repousser avec une barbarie déchirante, mais nécessaire. Ma réputation sera ce qu’elle doit être. Et, pour la vie, c’est chose fragile par sa nature. Des regrets sont les seules affections qui viennent troubler par momens ma tranquillité parfaite. Charge-toi de les exprimer, toi qui connais bien mes sentimens, et détourne ta pensée des plus douloureux de tous, car ils s’adressent à toi.

« Je ne pense pas avoir jamais fait à dessein du mal à personne. J’ai quelquefois senti le désir vif de faire le bien. Je voudrais en avoir fait davantage ; mais je ne sens pas le poids incommode du remords. Pourquoi donc éprouverais-je aucun trouble ? Mourir est nécessaire ; et tout aussi simple que de naître.

« Ton sort m’afflige. Puisse-t-il s’adoucir ! Puisse-t-il même devenir heureux un jour ! c’est un de mes vœux les plus chers et les plus vrais.

« Apprends à ton fils à bien connaître son père ! Que des soins éclairés écartent loin de lui le vice. Et quant au malheur, qu’une âme énergique et pure lui donne la force de le supporter !

« Adieu ! Je n’érige pas en axiomes les espérances de mon imagination et de mon cœur ; mais crois que je ne te quitte pas sans désirer de le revoir un jour.

« J’ai pardonné au petit nombre de ceux qui ont paru se réjouir de mon arrêt. Toi donne une récompense à qui te remettra cette lettre ! »


Le geôlier lui arracha la plume des mains, parce que l’appel des condamnés se faisait en ce moment dans la cour.

Par une froide journée, le 4 janvier 1794, la charrette conduisit Philippe de Custine sur la place de la Révolution. Tel il avait été devant ses juges, tel il fut devant la mort. Le Glaive vengeur (nivôse an II) constate sa fière altitude, et il en prend occasion pour insulter à la fois le père et le fils : « Si le misérable jeune homme, dit-il, hérita des sentimens de trahison de son infâme père, il n’annonça pas au moins en avoir la faiblesse. Il est allé au supplice avec fermeté et tranquillité. »


V.

Veuve à vingt-trois ans, n’ayant plus d’autre devoir que de conserver la vie de son unique enfant, Mme de Custine prit la résolution de quitter la France. Elle espérait, sous le nom d’une marchande de dentelles, gagner la Belgique, tandis que la servante attachée au petit Astolphe, Nanette Esbelin, sortirait par l’Alsace. On devait se rejoindre à Pyrmont, en Westphalie, et de là se mettre en route pour Berlin où se trouvaient la comtesse de Sabran et Elzéar. Delphine parvint, à force d’argent, à se procurer un passeport.

Après avoir quitté son hôtel de la rue de Bourbon, elle avait pris un modeste appartement, rue de Lille, no 509. Elle avait déposé son paquet de voyage chez un ami, M. Bertrand, qui devait le lui rendre à l’heure indiquée, à la Maison-Blanche, sur la route de Villejuif. Tout était prêt. Elle avait embrassé son enfant ; la servante et lui s’étaient rendus au bureau de la voiture publique pour Strasbourg. Mme de Custine se préparait à sortir pour prendre en poste la route des Flandres. Elle était seule et mettait en ordre ses papiers compromettans. Assise sur un grand canapé près de la cheminée, elle commençait à brûler les lettres les plus dangereuses. Tout à coup, elle entend ouvrir la première porte de son appartement ; sans plus délibérer, elle ramasse tous les papiers dans un carton et le pousse rapidement sous le canapé ; c’étaient les membres du comité de sûreté générale et de la section qui entraient : « Tu es arrêtée, s’écria le président, parce qu’on t’a dénoncée comme émigrée d’intention. — C’est vrai, dit ma mère. » (C’est Astolphe de Custine qui fait ce récit.) Elle voyait déjà dans les mains du président son portefeuille et son faux passeport, qui venaient d’être saisis dans sa poche. Elle aperçut au même instant ses gens qui avaient suivi les membres du comité. Un coup d’œil lui suffit pour deviner par qui elle avait été dénoncée. La physionomie de sa femme de chambre trahissait une conscience troublée. « Je vous plains, lui dit ma mère en s’approchant de cette fille. » Celle-ci se met à pleurer et répond tout bas : « Pardonnez-moi, madame, j’ai eu peur. — À quelle prison veux-tu qu’on tu conduise ? dit un des membres du Comité, tu es libre de choisir. — Qu’importe ! — Viens donc ! » On la fouille, on ouvre les armoires, on bouleverse la chambre, mais personne ne songe à regarder sous le canapé.

Elle monte en fiacre avec trois hommes armés, qui hésitent s’ils ne la conduiront pas à Sainte-Pélagie ; ils la mènent rue de Vaugirard, aux Carmes, dans ce couvent changé en prison, et dont les murs étaient encore teints du sang des victimes massacrées le 2 septembre 1792.

Nous empruntons le récit du séjour en prison de Mme de Custine aux deux lettres publiées par son fils, en les complétant au moyen de documens empruntés aux Archives nationales et aux Mémoires du temps.

Bertrand, l’ami sûr qui attendait à la barrière, voyant passer l’heure du rendez-vous, ne douta pas un instant de l’arrestation de Mme de Custine. Il court sans hésiter au bureau de la diligence, afin d’empêcher le départ de l’enfant et de Nanette Esbelin pour Strasbourg, il arrive à temps. Les scellés ayant été apposés sur l’appartement, il n’y avait de pièce libre que la cuisine, où la servante fidèle établit son lit et le berceau. Les domestiques avaient, en déguerpissant, pillé le linge et l’argenterie. Pendant les huit mois que dura la captivité de la mère, son enfant vécut là. L’argent fut vite épuisé ; la pauvre Nanette vendit ses bardes pour nourrir le petit être de deux ans confié à ses soins.

La prison des Carmes, où Mme de Custine fut enfermée, était pleine de captives du plus haut rang, appartenant la plupart à cette partie de la noblesse qui avait accepté les idées de 89. Il suffira de citer Mme Charles de Lameth, Mme d’Aiguillon, Mme de Jarnac, Mme Joséphine de Beauharnais. Jeunes, belles, ayant l’orgueil de leur infortune, elles continuaient, par la vivacité et le bon goût de leurs entretiens, la vie mondaine. Elles donnaient surtout, par la sérénité de leur esprit, le plus rare exemple de liberté morale. Delphine de Custine et Joséphine de Beauharnais étaient logées dans le même cabinet, et se rendaient les services mutuels de femmes de chambre. Mais tandis que ces grandes dames montraient une énergie exemplaire, que Mme de Custine se refusait du sommeil, parce qu’elle craignait, disait-elle, de donner des marques de faiblesse, si on venait la réveiller la nuit en sursaut pour la conduire devant le tribunal révolutionnaire, Mme de Beauharnais, avec son imagination indolente de créole, passait la journée à tirer les cartes en cachette, quand elle ne pleurait pas.

Aux Carmes, les hommes étaient séparés des femmes. Cependant, à certaines heures de la journée, tous les prisonniers étaient autorisés à se réunir dans le préau. Les relations sociales s’y nouaient comme, dans un salon ; on s’y faisait présenter.

Dans ses Mémoires[36], écrits longtemps après les événemens, et avec des souvenirs effacés, Mme Elliott par le de ce monde de charmantes femmes qui supportaient le malheur avec une bonne humeur dédaigneuse. Les renseignemens qu’elle fournit ne sont pas toujours précis, et souvent les faits les plus positifs les contredisent. Arrêtée par suite de son intimité avec le duc d’Orléans, et enfermée d’abord aux Récollets, à Versailles », elle avait été, après six semaines de détention, transférée aux Carmes ; elle s’y lia plus particulièrement avec Joséphine de Beauharnais. Mme Elliott affirme que Mme de Custine et son mari étaient arrêtés et enfermés ensemble lorsque ce dernier fut condamné par le tribunal révolutionnaire. Elle ajoute qu’elle n’avait jamais vu une scène plus déchirante que le moment de la séparation du jeune couple. « Je crus un moment que Mme de Custine allait se briser la tête contre les murs, Mme de Beauharnais et moi, nous ne la quittâmes pas de trois jours et de trois nuits ; mais elle était jeune, pleine d’imagination ; elle était Française, et, au bout de six semaines, elle avait repris courage. »

Tout est faux dans ces quelques lignes. François-Philippe de Custine avait été arrêté avant sa femme. Il avait été conduit à la Force et non aux Carmes. C’est à la Conciergerie qu’eurent lieu leurs adieux à la veille de l’exécution. Comment, des lors, ajouter foi au roman dont Alexandre de Beauharnais, d’après Mme Elliott, aurait été le héros ? Il était séparé depuis plusieurs années de Joséphine lorsqu’il fut enfermé aux Carmes. « Sa femme et lui parurent assez embarrassés de cette circonstance ; mais, en peu d’heures, ils furent complètement réconciliés. On leur donna un petit cabinet a deux lits pour y coucher. Le jour de l’entrée de Beauharnais fut fort triste pour cette charmante petite Mme de Custine, car ce jour-là même son mari, très beau jeune homme, fils du général, fut mené au tribunal et jugé. On l’exécuta le lendemain. »

Il y a encore dans ce récit presque autant d’inexactitudes que de mots.

« Cette pauvre Mme de Beauharnais, qui paraissait vraiment très attachée à son mari, devient très malheureuse. Pourquoi ? Beauharnais était plus amoureux que je ne saurais le dire de Mme de Custine, et la petite femme me paraissait répondre assez volontiers à toutes ses attentions. » Il est vrai que Mme Elliott se hâte d’ajouter : « Je suis loin de supposer que les choses aient dépassé les limites des convenances. »

En tout cas. le roman ne dura pas longtemps. Les jacobins crurent ou feignirent de croire à une conspiration des prisons ; une Large fournée de victimes fut livrée au bourreau ; et, dans le nombre, Beauharnais. « Ses adieux, dit encore Mme Elliott, furent d’une tristesse affreuse. Il avait fait un très bon portrait de moi, qu’il donna, en nous quittant, à la pauvre petite Mme de Custine. Sa malheureuse femme fut inconsolable pendant quelque temps ; mais elle était Française, et son mari n’avait jamais eu d’attentions pour elle. L’autre dame (Mme de Custine) n’a jamais souri depuis la mort de Beauharnais. »

Nous ne relèverons pas l’insistance avec laquelle l’ancienne maîtresse du duc d’Orléans parle de la légèreté des femmes françaises. Nous rectifierons seulement ses assertions. M. de Beauharnais avait été l’ami du général de Custine ; et lorsque, après cinq mois de captivité, il fut emmené à l’échafaud, ce n’est pas le portrait de Mme Elliott qu’il remit à Delphine, mais un talisman arabe monté en bague. Quant au sourire à jamais disparu. Mme Elliott n’assistait pas aux entrevues avec Chateaubriand et aux douces soirées de Fervacques. Mais le roman (nous entendons par là l’imprévu dans les sentimens et dans les événemens de la vie) n’en joua pas moins son rôle dans le séjour de Mme de Custine aux Carmes et dans l’instruction de son procès. Nous lisons dans son dossier aux Archives nationales, que, pendant les premières semaines de sa détention, elle fut ramenée à son domicile trois ou quatre fois. Elle put revoir ainsi à la dérobée son jeune enfant ; tel n’était cependant pas le but de ces courtes extraditions. Elle assistait aux perquisitions du comité révolutionnaire de la section et subissait ensuite un interrogatoire.


Voici l’un de ces procès-verbaux : c’est une page encore vivante dans sa sécheresse !

« Ce 29 floréal de l’an II de la république française, une et indivisible,

« Nous, membres du comité révolutionnaire de la section de Bondy, en vertu de l’ordre du comité de sûreté générale, en date du 10 floréal, portant d’extraire la citoyenne Delphine Sabran, femme Custine, de la maison d’arrêt, pour être témoin à la levée des scellés apposés à sa maison, rue de fille, no 509, section de la Fontaine-de-Grenelle, nous nous sommes transportés à cet effet dans la maison d’arrêt dite des Carmes, rue de Vaugirard, où étant, nous avons extrait la citoyenne Custine et l’avons conduite dans sa maison, accompagnés du citoyen Houreau, membre du comité révolutionnaire de la section, et avons monté au deuxième étage pour faire perquisition.

« Signé : SABRAN-CUSTINE ; MARTINEAU, président ; PHILIDOR, secrétaire ; TOUPIOLLE, THOMAS, FAGUET, GERÔME, commissaires. »


Le portefeuille caché sous le canapé allait être découvert.

Le 21 prairial an II, une première perquisition avait été faite ; le procès-verbal constate que les membres du comité ont trouvé[37] « des actes de comédie historique, le tout contraire aux principes de la révolution. »

« Avons présenté la neuvième pièce signée Elzéar, et avons interpellé la citoyenne Custine de nous dire quelle était cette personne, a répondu ne pas connaître l’écriture ni la signature. »

C’était la tragédie d’Annibal, que son frère avait composée à l’âge de quinze ans, et que la section jugeait contraire aux principes de l’égalité. La pauvre Delphine ne voulut pas reconnaître les vers d’Elzéar et le compromettre.

Mais le 30 floréal, ce fut plus grave. Le comité révolutionnaire de la section de Bondy s’émeut de la perquisition du 29. Une foule de lettres, papiers, renseignemens ont été trouvés dans un lieu particulier qui avait échappé aux recherches. Une délibération est prise : « Considérant que, dans ces papiers, il peut s’y trouver des lettres et des renseignemens qui pourraient donner le fil d’une correspondance entre les citoyens Chateaubriand, Rosambo et autres qui ont été frappés par la loi ; qu’au nombre des pièces trouvées ledit jour 29 floréal, il s’en trouve qui sont contrerévolutionnaires, arrête :


« Que les citoyens Martineau et Chevallier se transporteront au comité de sûreté générale pour obtenir de lui l’ordre de retirer au département, sous récépissé, la boîte contenant différens papiers trouvés dans l’appartement de la citoyenne Custine, pour être autorisés à faire le dépouillement desdits papiers en sa présence, lui faire toutes interpellations et recevoir tous dires et déclarations pour découvrir les conspirateurs et les livrer au fer vengeur des lois.

« Fait au comité, le jour et an que dessus.

« Signé : MARTINEAU, TOUPIOLLE, CHEVALLIER, GERÔME, GILLET, commissaires. »

Le terrible portefeuille caché sous le canapé avait été découvert. Tout était à craindre, et la tête de Mme de Custine était menacée.

Dans l’interrogatoire qui suivit la troisième visite domiciliaire, opérée le 1er ventôse an II par le comité révolutionnaire de Grenelle, il se produisit un incident à la fois redoutable et comique qui lui créa un ennemi implacable[38].

On avait demandé à Delphine si elle connaissait le nommé Bertrand ; elle avait répondu que c’était une simple connaissance faite à la Force, où il était avec son mari. C’était, on s’en souvient, l’ami qui devait attendre à Villejuif, le jour de la tentative de départ. Mme de Custine se refusait à donner des explications, et, comme on fouillait le paquet de linge et de chaussures préparé pour le voyage, on lui demanda si du moins elle reconnaissait ses effets, elfe dit que non : on lui présenta un petit soulier à la mode et on le lui essaya de force ; « il fut jugé par le président être sien. »

Le président du comité, du nom de Curt, un bossu, était cordonnier. Il affirma que le soulier était de peau anglaise. Ici se clôt le procès-verbal. Nous citons, pour le surplus, la lettre troisième d’Astolphe de Custine[39].

« C’est possible, dit à la fin ma mère, vous devez vous y connaître mieux que moi ; tout ce que je peux vous dire, c’est que je n’ai jamais rien fait venir d’Angleterre : si ce soulier est anglais, il n’est donc pas à moi-— Quel est ton cordonnier ? » demanda le président. Ma mère le nomma. C’était le cordonnier à la mode au commencement de la révolution. Il travaillait à cette époque pour les jeunes femmes de la cour. « Un mauvais patriote, répondit le président bossu et jaloux. — Un bon cordonnier, dit ma mère. — Nous voulons le mettre en prison, réplique le président avec aigreur ; mais il s’est caché, l’aristocrate. Sais-tu où il est, à présent ? — Non, répond ma mère ; d’ailleurs, je le saurais que je ne le vous dirais pas. »

Et elle parlait ainsi les yeux baissés, presque timide, séduisante d’élégance, de grâce, de jeunesse, avec une incomparable voix au timbre doux et sonore, avec la magie de ses lourds cheveux blonds dorés qui lui couvraient les épaules. Comme elle avait un remarquable talent pour la peinture, elle se mit ce jour-là à crayonner les personnages devant lesquels elle comparaissait. Ses amis ont tous vu plus tard ce dessin conservé longtemps à Fervacques.

Un maître maçon, commissaire du comité et ardent jacobin, nommé Gérôme, dont la signature figure au bas des procès-verbaux, était présent à l’interrogatoire. Il enleva le dessin des mains de Mme de Custine et le fit circuler. Chacun se reconnut, et tous s’égayèrent aux dépens du président, dont la bosse était mal dissimulée, et qui était représenté debout sur une chaise, montrant le petit soulier accusateur. Le dessin fut joint aux pièces, et Fouché, quand il était au ministère de la police, le rendit à Mme de Custine, dont il devint l’ami.

Cependant les rires avaient exaspéré le cordonnier, tout-puissant dans la section. Sa rage eût certainement été funeste à la spirituelle et audacieuse prisonnière ; mais, tant il est vrai que la réalité est plus invraisemblable que la fiction, elle dut la vie à l’imprudence même commise par elle ce jour-là.

Ce Gérôme, qui a signé les interrogatoires et qui affectait la plus grande colère contre la belle aristocrate, se sentit soudainement pris d’une profonde admiration pour elle, et n’eut plus dès lors qu’une pensée : ce fut de la préserver de la guillotine.

Gérôme avait un libre accès dans les bureaux de Fouquier-Tinville, l’accusateur public. Là s’entassaient les extraits des registres où se trouvaient les noms de tous les détenus écroués dans les prisons de Paris. Ces feuilles passaient dans un carton, où elles étaient empilées une à une par Fouquier-Tinville ; il les en tirait à mesure et sans choix, pour fournir aux exécutions de la journée. Gérôme savait où était le carton fatal. Pendant six mois, il se glissa le soir dans le bureau à l’heure où il était certain de n’être pas observé ; il s’assurait que la feuille sur laquelle était inscrit le nom de Mme de Custine se trouvait toujours au fond du carton. « La supprimer lui eût paru trop dangereux. Une fois le nom de ma mère se trouva le premier ; Gérôme frémit et le remit sous les autres. Au moment, où le 9 thermidor arriva, il ne restait plus que trois feuilles dans le carton de Fouquier-Tinville[40]. »

Quel dévoûment passionné que celui qui se renouvelle tous les jours, pendant six mois ! Et tout n’est-il pas étrange et dramatique dans la destinée de Mme de Custine ? Ce Gérôme, qui risque ainsi sa tête pour une femme dont il n’espère pas être aimé, il ne se dévoile même pas à celle qui lui a inspiré un pareil sentiment ! Ce n’est qu’après sa sortie de prison que Delphine connut la ruse qui lui avait sauvé la vie.


BARDOUX.

  1. A Bélœuil, chez le prince Charles de Ligne, en 1784, on avait joué le Mariage de Figaro. Hélène de Ligne jouait Suzanne ; Mme de Sabran, la comtesse ; Elzéar, Chérubin, et Boufflers, Figaro.
  2. Correspondance de la comtesse de Sabran et du chevalier de Boufflers, publiée par MM. E. de Magnieu et Henri Prat.
  3. Lettre du 5 juin 1786.
  4. Lettre du 4 juillet 1786.
  5. Archives nationales, section judiciaire, cote 5, 127. — Acte d’émancipation, 22 mars 1785.
  6. Correspondance de la comtesse de Sabran et du chevalier de Boufflers, lettre du 12 janvier 1787.
  7. Lettre du 7 juillet 1787. — (Correspondance.)
  8. Lettre du 28 juillet 1787.
  9. Lettre du 29 juillet 1787.
  10. Lettre du 31 juillet 1787.
  11. Lettre du 13 août 1787.
  12. Lettre du 18 août 1787.
  13. Lettre du 6 septembre 1787.
  14. Lettre du 10 novembre 1787.
  15. Archives nationales. Section administrative F7 4603. (Voir pièces justificatives.)
  16. Revue historique, 1er année 1876 : la Mission de Custine à Brunswick en 1792, par M. A. Sorel.
  17. La Russie en 1859, par A. de Custine, lettre II.
  18. Archives nationales. Procès de Custine fils.
  19. Lettre à la Convention du 15 mai 1793.
  20. Dans la collection des Mémoires des grands capitaines, Mémoires du général de Custine, t. II ; Paris, 1831.
  21. Mémoires de Lavalette, t. I.
  22. Archives nationales, 280, dossier 124.
  23. La Russie en 1839, t. I, lettre II. — Gazette française, 1793, no 599.
  24. Interrogatoire de Custine.
  25. Bulletin du tribunal révolutionnaire, no 95.
  26. La Russie en 1839, lettre II.
  27. Les derniers momens de Custine sont aussi relatés dans le no 95 du Bulletin du tribunal criminel révolutionnaire.
  28. Archives nationales, II. 285, dossier 127, pièce 13. — (Voir aussi Campardon, t. I. Histoire du tribunal révolutionnaire.)
  29. Archives nationales, W. 285, dossier 127. — (Voir aussi Mortimer-Ternaux, Histoire de la Terreur, pièces justificatives, t. VIII.
  30. Archives nationales, no 306, dossier 380, et Mémoires sur les prisons, t. I.
  31. A. de Custine, la Russie en 1839, lettre II.
  32. Archives nationales. Section judiciaire no 306, no 380.
  33. Voir les pièces des Archives nationales citées par M. Sorel dans la Revue historique de 1876.
  34. A. de Custine, la Russie en 1839, lettre II.
  35. Louise, la fille du geôlier.
  36. Mémoires de Mme Elliott.
  37. Archives nationales, section administrative.
  38. Archives nationales.
  39. A. de Custine, Lettres sur la Russie, tome I.
  40. Lettres sur la Russie, d’Astolphe de Custine, t. I.