Madame de Charrière et Jean-Jacques Rousseau

MADAME DE CHARRIÈRE
ET JEAN-JACQUES ROUSSEAU[1]



I


Dix ans avaient passé depuis la mort de Rousseau ; la postérité avait commencé pour lui ; sa personnalité et son œuvre excitaient cet intérêt curieux qui s’attache toujours au grand homme récemment disparu. L’Académie proposait son éloge pour sujet du prix d’éloquence ; la seconde partie des Confessions allait paraître et soulevait à l’avance de vives polémiques ; Mme  de Staël, le Comte de Barruel, d’autres encore, publiaient leurs écrits sur Rousseau. Mme  de Charrière, qui parlait souvent de lui avec DuPeyrou, fut tout naturellement amenée à s’occuper, elle aussi, de l’auteur d’Émile. Elle le fit moins encore par goût personnel que pour défendre l’ami de Rousseau, qui était aussi son ami, le plus cher qu’elle eût à Neuchâtel. Sitôt que DuPeyrou fut attaqué, elle se jeta dans la mêlée avec tout l’élan d’une âme vaillante et généreuse.

Elle avait pour lui la plus haute estime, recherchait la société de cet homme sûr et bon. Très souvent, DuPeyrou faisait atteler son carrosse et venait passer l’après-midi à Colombier. Presque tous les jours il dictait à son valet de chambre Choppin — car sa goutte l’empêchait d’écrire — un billet pour son amie ; elle lui écrivait aussi journellement : de toute cette précieuse correspondance, il demeure quatre-vingt-huit lettres et billets de DuPeyrou. On y trouve des choses charmantes de bonhomie et de délicatesse[2].

Je mène, écrit-il, la vie d’un ermite, non d’un mondain. Tout ce que j’ai pu imaginer de mieux, c’est de me jeter dans le passé. Dès que j’ai terminé ma besogne de la journée, qui n’est ni gaie, ni petite, je défais un paquet du temps passé, resté cacheté, étiqueté depuis trente à quarante ans, et dont il ne me reste aucun souvenir… Je les trouve aussi neufs qu’ils pourraient l’être à l’enfant qui vient de naître. Cela me prouve que notre identité ne s’étend pas autant que notre existence. Il m’a fâché beaucoup de brûler des choses charmantes en vérité.

La bienveillance extrême, la douceur de caractère de ce galant homme, nous sont attestées par tous ses amis. Mais on juge surtout les gens par la manière dont ils traitent leurs inférieurs :

Ce matin, écrit DuPeyrou à son amie, j’ai l’âme bien inquiète et bien triste. Imaginez que mon lait ne m’a été servi qu’une heure plus tard, et que la cause de ce retard est la disparition de la fille qui a soin de cette partie, fille honnête, active, et qui, depuis maintes années qu’elle sert dans la maison sans reproche, ne s’est pas fait un malveillant. On ne sait quand elle est sortie, ni ce qu’elle est devenue. J’ai bien peur qu’un chagrin secret ne l’ait conduite à quelque mouvement de désespoir. Choppin m’apprend que depuis quelques semaines elle paraissait avoir du chagrin. Il y a trois jours que Mlle  DuPeyrou s’étant baignée et cette fille l’ayant servie au bain, me parla le lendemain d’un chagrin qu’elle lui avait avoué ressentir sans s’ouvrir davantage, et j’avais résolu de lui parler à ce sujet la première fois que je la rencontrerais et malheureusement je ne l’ai pas rencontrée, et je me reproche presque de ne l’avoir pas mandée exprès…

Tel était l’homme, le maître de maison. Sa religion, qui ressemblait à celle de Rousseau, se teintait d’un optimisme confiant. Le fatalisme un peu amer où s’arrêtait son amie n’était pas fait pour une âme comme la sienne :

Pour moi, lui disait-il, j’avoue que s’il me fallait adopter pour mon refuge le sentiment qui vous est salutaire, ce serait la mort la plus prompte qui deviendrait mon asile. Mais, ignorance pour ignorance, je préfère celle qui me persuade que tout est bien ordonné à une fin utile et sage, qui satisfait ma faible intelligence ainsi que mon cœur. Je souffre dans mon corps, parce qu’il est sensible à la douleur comme au plaisir physique. Je souffre dans mon âme parce qu’elle est sensible aussi à la haine comme à l’amour. Cette sensibilité, fallait-il nous en priver parce qu’elle peut nous nuire ? Ôtez le mal, que devient le bien ? N’est-ce pas l’ombre et la lumière ? Voilà cependant la grande objection contre une cause intelligente !

Ainsi causaient ensemble les deux amis. DuPeyrou était le confident littéraire et le critique le plus écouté de l’auteur de Caliste. Non seulement il faisait copier par ses secrétaires les manuscrits qu’elle lui envoyait, traitait avec l’imprimeur – Witel, Fauche ou Spineux, — mais il faisait l’office de censeur avec une parfaite sincérité : « Monsieur DuPeyrou, écrit-elle, est toujours mon aristarque sévère ; je me défends quelquefois comme un tigre contre ses critiques ; d’autres fois, je les adopte avec la douceur d’un mouton. » — « Je crois, lui écrit-il, que trop de facilité est un mal, que trop de paresse l’est aussi, que vous êtes atteinte de ces deux maux, dont l’un complète l’autre. Car, sans la paresse, vous corrigeriez avec facilité, et sans la facilité, vous auriez moins à corriger. »

L’admiration pour Rousseau, qui, chez DuPeyrou, était une sorte de culte, fut entr’eux un lien de plus, et sans doute un inépuisable sujet de conversation. Quel dommage que DuPeyrou n’ait pas écrit de souvenirs sur son illustre ami ! Quel dommage, à défaut, que Mme  de Charrière n’ait pas noté tout ce qu’il lui racontait ! Du moins avons-nous les petits ouvrages qu’elle a consacrés à Rousseau et qu’il est temps de feuilleter.

Sa générosité naturelle s’indignait contre ceux qui, tout en exaltant Rousseau, en prenaient occasion pour malmener sa pauvre Thérèse. Ainsi venaient de faire Mme  de Staël et le comte de Barruel.

Dans la sixième de ses Lettres sur les ouvrages et le caractère de J. J. Rousseau, Mme  de Staël se montre bien dure pour la veuve du grand écrivain : « L’indigne femme qui passait sa vie avec lui avait appris assez à le connaître pour savoir le rendre malheureux… » Et, admettant le suicide de Rousseau, elle l’explique par la trahison de Thérèse : « Qui put inspirer à Rousseau un dessein si funeste ? C’est la certitude d’avoir été trompé par la femme qui avait seule conservé sa confiance… » Puis, en note : « Peu de jours avant ce triste jour, il s’était aperçu des viles inclinations de sa femme pour un homme de l’état le plus bas. »

Quant à Barruel, il avait inséré dans sa Vie de J. J. Rousseau[3] une lettre où DuPeyrou lui expliquait la part qu’il avait prise à la publication de l’édition de 1782 : « Je n’ai, disait-il, concouru qu’en tierce part à la collection des ouvrages de Rousseau, imprimée à Genève, au profit de sa veuve. » — « Superbe emploi ! se récrie le comte de Barruel, s’il n’a pas été motivé par les dernières intentions du philosophe !… Est-ce qu’on est obligé de fournir de la pâture aux couleuvres ? Non, mais les laisser vivre est une cruauté ! »

On juge si ce ton mélodramatique dut agacer une femme aussi spirituelle que Mme  de Charrière et de quels yeux elle lut la cruelle accusation formulée par Mme  de Staël, — qu’elle ne pouvait souffrir ! Elle donna libre cours à son ironie dans un petit pamphlet, aujourd’hui à peu près introuvable, intitulé Plainte et défense de Thérèse Levasseur[4]. 1 Nous connaissons la date précise où il fut composé, par cette lettre de DuPeyrou, lequel, semble-t-il, avait d’abord désapprouvé l’idée de son amie :

4 décembre 1789. « Vous avez bien raison d’être opiniâtre ; cela nous a valu des rires délicieux et jusqu’aux larmes. En recevant hier votre paquet, j’en ai commencé la lecture à basse messe, mes deux cousines étant à travailler près de mon lit et babillant pendant que j’écrivais. Je ris, et je recommence tout haut ma lecture. Il n’y a qu’une voix pour l’impression ; je fais chercher Fauche, je lui propose le pamphlet, et sur parole il le prend, m’en promet une épreuve ce matin, que j’attends… Je me suis permis de mettre ma patte parmi vos jolis doigts et de changer mes bienfaits en bons procédés et le bienfaiteuren honnête et bon. Vous verrez cela, j’espère, dès demain, en beaux caractères d’impression. Fauche part demain pour Besançon et il emportera cela avec lui, mais je vous conseille d’envoyer un exemplaire ou deux à Paris pour ou à un libraire, afin qu’il le réimprime et le fasse courir dans la Capitale, où certainement il prendra. Il est temps qu’on y rie un peu, et le morceau me paraît fait pour cela. Il est très plaisant, piquant et moral.

Mme  de Charrière tint à envoyer la brochure à Thérèse, car nous lisons dans une autre lettre de DuPeyrou « La véritable adresse de Thérèse Levasseur est au Plessis-Belleville, près Dammartin, par Soissons. » — Elle écrivait d’autre part à Chambrier d’Oleyres[5] :

12 décembre 1789. « Voici une petite chose qui s’est faite depuis que j’ai eu l’honneur de vous écrire, et qui, grâce à M. DuPeyrou, a été imprimée aussitôt qu’écrite, en sorte que de ma tête elle a passé au public en quatre jours. Vous en aimerez la simplicité, sinon bonhomique — il y a pour cela un peu trop de rigoureuse justice, — du moins… je ne trouve point de mot. Ce que j’en pense, c’est qu’on y met les choses et les gens à leur place et à leur taux, tout simplement et tranquillement. M. DuPeyrou, à qui je craignais tant soit peu de déplaire avec mon M. N. O. P.[6], en a au contraire ri de bon cœur et a envoyé tout de suite à Fauche mon barbouillage, qu’il était le maître de jeter au feu. Ne voilà-t-il pas de part et d’autre une belle loyauté ?

D’Oleyres s’empresse de la remercier de cette production, « qui porte tellement les caractères de la réalité », qu’il semble que Thérèse elle-même « a conté ses raisons à son défenseur en le priant de parler pour elle ». — Ne dirait-on pas, en effet, qu’on entend la bonne femme se plaindre d’être malmenée dans des livres : « Moi qui ne sais seulement pas lire les injures dont on m’accable, et qui ne pourrai ni lire ni signer la défense que je dicte aujourd’hui à une de mes amies, bonne et simple femme comme moi ! »

On la traite de « femme indigne », de « couleuvre » ! :

Avec leurs gros mots et leurs grandes phrases, s’écrie-t-elle, ces Messieurs font souvent tant d’effet sur de pauvres bêtes de gens, qu’on pourrait bien m’assommer un de ces jours par charité. Les femmes de Môtiers ne voulurent-elles pas prouver qu’elles avaient une âme en lapidant M. Rousseau, qui, à ce qu’on leur avait fait croire, prétendait qu’elles n’en avaient point ?

Thérèse se demande aussi, à propos des torts qu’on lui reproche, pourquoi on attend les plus sublimes vertus d’une pauvre fille « qui ne savait ni lire, ni écrire, ni voir l’heure qu’il était sur le cadran », et à qui Rousseau « a fait l’honneur de donner son linge à blanchir et son potage à cuire ». Pourquoi exige-t-on d’elle bien plus que Rousseau lui-même ne lui demandait ? « On manque à mon égard, non seulement de bonté et de justice, mais d’un certain bon sens commun, le seul que j’aie eu, et sans lequel je doute que j’eusse trouvé grâce devant M. Rousseau. »

Ce « bon sens commun », elle en fournit la preuve dans ce petit discours adressé à Mme  de Staël :

« Oui, Madame la baronne, vous manquez de bonté ; car vous dites du mal d’une pauvre femme qui ne vous en a point fait, et qui est dans des circonstances moins brillantes que les vôtres. Mon célèbre ami est mort : votre célèbre et respectable père est, Dieu merci, plein de vie ; vous êtes riche, vous êtes baronne, et ambassadrice, et bel-esprit. Et moi, que suis-je ? Vous manquez aussi de justice ; car vous avancez des faits qu’il vous est impossible de prouver, comme à moi de réfuter pleinement, de sorte que je reste chargée à jamais d’une accusation grave et d’un soupçon odieux. Cela est-il juste ? Êtes-vous juste ? Le serais-je, si, apprenant que vous avez eu le malheur de perdre quelqu’un qui vous est cher, je disais : Un amour désordonné pour l’esprit à tourmenté, désespéré… De plus, vous avez manqué de bon sens : d’abord, comme tout le monde, en voulant que je fusse une plus admirable personne que je n’avais de vocation à l’être, mais surtout, en imaginant que M. Rousseau s’était donné la mort parce qu’il aurait découvert mon penchant, vrai ou prétendu, pour un homme de la plus basse classe. Que d’absurdités en peu de mots ! Est-ce la coutume, je vous prie, que les maris se tuent pour ces sortes de choses ? Et si ce n’est pas le parti qu’ils prennent d’ordinaire, fallait-il taxer de cette rare folie un philosophe de 66 ans ? Certes, pour une personne qui lui veut tant de bien, et à moi si peu, vous me faites bien de l’honneur et à lui bien du tort ! Mais comme ce n’est pas votre intention, vous diminuez, tant que vous pouvez, l’extravagance supposée de l’un, et aggravez la faute supposée de l’autre : c’est pour une homme de la plus basse classe que M. Rousseau doit avoir découvert mon penchant. Plaisante aggravation pour la ménagère ! Plaisante excuse pour le philosophe ! Selon vous, il se serait donc mieux consolé si j’eusse aimé un prince ! Lui ! Jean-Jacques ! Allez, madame, vous ne l’avez pas lu si vous ignorez combien non seulement les classes lui étaient indifférentes, mais combien surtout il honora davantage Mme  de Warens que Mme  de Pompadour ! Vous êtes jeune, Madame ; votre esprit peut mûrir, vous pouvez vous défaire de préjugés qui aussi bien ne sont plus à la mode ; vous pouvez devenir à la fois plus raisonnable et meilleure ; et déjà vous avez quelque bon fond, puisque vous aimez tant monsieur votre père. Lisez donc attentivement les ouvrages de M. Rousseau, et pleurez sur cette partie de votre livre qui regarde sa vieille Thérèse.

Barruel est expédié plus rapidement « C’est la mode, s’écrie Thérèse, de me donner des coups de patte : il a bien fallu qu’il fît comme les autres et s’il a donné un peu plus lourdement, il y a là-dedans plus de malheur que de malice ».

DuPeyrou lui-même a son tour, et Thérèse lui reproche doucement ses torts « Il en a eu moins que les autres, mais il n’en devait avoir aucun : je n’étais accoutumée qu’à ses bons procédés… » Son tort, c’est de n’avoir pas su défendre Thérèse à propos des profits que devait lui assurer la publication des œuvres de Rousseau : il aurait dû, dans sa lettre à Barruel, insister moins sur l’honneur que le grand écrivain avait fait à cette femme de lui donner son nom, et beaucoup plus sur les promesses qu’il lui avait réitérées de lui laisser de quoi vivre. Car enfin, ne l’a-t-elle pas servi pendant trente ans, « sinon avec une perfection de roman », du moins de son mieux ? « Ah bon Dieu, s’écrie Thérèse, que de femmes resteraient sans douaire, que de grands seigneurs sans pensions, s’il fallait, pour les obtenir, une conduite irréprochable et des services désintéressés ! »

Il y a aussi un fort joli morceau d’ironie sur les poulardes qu’on reprochait à Thérèse d’avoir acceptées de tel ou tel bienfaiteur, à l’insu de Jean-Jacques et, pour finir, elle suggère à DuPeyrou cette réponse aux accusateurs de Thérèse « Enthousiastes stupides ou hypocrites, n’appelez plus Rousseau votre maître, votre modèle, votre Dieu, ou suivez mieux ses leçons et son exemple. Il voulait que les fautes de ses ennemis ne fussent publiées que longtemps après leur mort : ne noircissez donc pas, pendant sa vie, une femme qui ne vous offensa jamais ! »

Mme  de Charrière écrit à B. Constant, avec qui la correspondance a repris de plus belle : « On n’a plus trouvé de Thérèse Levasseur chez les libraires à Paris il y a déjà longtemps, et cependant il ne m’est pas revenu qu’on en ait beaucoup parlé. Les amis de Mme  de Staël auraient-ils jeté au feu tout ce qu’on en avait envoyé ? Cette folie a fort amusé le petit nombre de lecteurs à qui j’ai pris la peine de l’envoyer, et à Neuchâtel elle a eu grande vogue. Elle ne coûtait qu’un batz à la vérité, ou deux tout au plus ». — Elle eut aussi l’approbation du fin lettré et du sincère ami qu’était M. de Satgas[7] ; mais il ne loua qu’avec de justes réserves :

Genève 18 décembre 1789. Thérèse Levasseur a trouvé un fort bon défenseur. Je ne sais si elle le mérite. L’on ne voit rien dans la dernière partie des Confessions qui autorise à le croire, et il est bien difficile de justifier la conduite qu’elle a tenue depuis la mort de son mari. Vous qui plaidez si bien les causes douteuses, ayez la bonté de me dire ce qu’il faut penser du différend qui s’est élevé entre M. DuPeyrou et MM. les libraires Barde et Manget. L’idée avantageuse que j’ai de M. DuPeyrou me fit voir avec peine que toutes les apparences de tort sont de son côté. Si vous défendez bien, vous attaquez mieux encore : Intermissa diu rursus bella moves. Parce, precor ! precor !

La fin de cette lettre fait allusion à la querelle où DuPeyrou se trouvait engagé depuis quelques semaines et que nous devons raconter brièvement.


II

La première partie, soit les six premiers livres des Confessions, avait seule paru dans l’édition de 1782, entreprise au profit de la veuve de Rousseau par Messieurs Moultou, de Girardin et DuPeyrou. Ce dernier avait entre les mains — outre les originaux des pièces justificatives se rapportant aux Confessions, une copie de la seconde partie, qu’il tenait de Moultou ; et cette seconde partie, affirmait-il en s’autorisant de « la volonté très expresse » de Rousseau, ne devait « voir le jour qu’au commencement du siècle prochain ». Mais Moultou était mort en 1787. Son fils aîné, Pierre Moultou, dépositaire du manuscrit confié à son père, redoutant quelque publication de contrebande et cédant à l’impatience du public, crut devoir autoriser l’impression de la seconde partie des Mémoires, sous réserve de la suppression de certains noms propres et de quelques jugements sévères de Rousseau. Il traita avec les libraires Barde et Manget, de Genève, qui annoncèrent la prochaine apparition de l’ouvrage.

On crut, en général, que cette publication était faite sur l’initiative de DuPeyrou, qui, étant seul nommé dans l’édition de 1782, passait pour être le dépositaire des Confessions. La délicatesse de ce galant homme s’alarma : pouvait-il laisser croire qu’il fût capable de trahir la confiance de Rousseau, en devançant le terme fixé pour la publication des Mémoires ? Il envoya donc au Mercure de France une Déclaration (qui parut dans le n° du 21 novembre 1789), par laquelle il décline toute responsabilité dans l’édition des libraires genevois : « Je suis certain, ajoute-t-il un peu lourdement, que l’ouvrage ne peut avoir été livré ou acquis que par des moyens peu délicats, puisqu’il ne peut être publié aujourd’hui que par la violation de la volonté très expresse de son auteur. »

Cette phrase visait M. de Girardin, qui, à la mort de Rousseau, s’était emparé d’une copie des Confessions que l’auteur avait conservée par devers lui. Mais Barde et Manget, se croyant mis en cause, répondirent par une lettre très vive (27 novembre), adressée à DuPeyrou, qui répliqua le 2 décembre ; le 5, les libraires signaient leur duplique. Tous ces documents furent réunis en une brochure[8]. On y trouve, outre les pièces que nous venons d’indiquer, un garde-à-vous adressé par les éditeurs genevois au public contre l’édition de la suite des Confessions que DuPeyrou avait pris le parti d’annoncer, et que Barde et Manget qualifient à l’avance de contrefaçon. DuPeyrou, en effet, ayant constaté que les éditeurs genevois avaient fait subir au texte original diverses altérations — sous prétexte de faire disparaître « les traits trop amers », — s’apprêtait à imprimer chez Fauche, à Neuchâtel, le texte authentique de Rousseau. La brochure dont nous parlons contient enfin une lettre signée le Dépositaire des Mémoires de Rousseau, où Moultou déclare qu’il ignorait, et que son père a toujours ignoré le prétendu délai fixé par Rousseau pour la publication ; que Rousseau, en remettant à Moultou une copie des Confessions, l’avait laissé juge du moment où il conviendrait de les donner au public et que le mécontentement manifesté par DuPeyrou provenait de ce qu’en cette affaire il poursuivait un intérêt de lucre.

Cette polémique fit le bruit qu’on se peut aisément figurer[9]. Puis, bientôt, parut à Neuchâtel l’édition de DuPeyrou, qui porte la date de 1790. Elle est « enrichie d’une série de lettres inédites de Rousseau. Au début du premier volume, on trouve quelques échantillons curieux des changements apportés par Moultou au texte original, placé en regard du texte imprimé. Ce ne sont pas de simples suppressions, mais de véritables altérations dont on a souvent peine à comprendre le motif, si bien qu’on se demande de quel côté est la « contrefaçon ». Puis, dans une courte lettre, Fauche-Borel fait l’éloge de DuPeyrou et le remercie de lui avoir confié cet ouvrage, qu’il offre au public comme les « prémices » de son imprimerie naissante. Vient ensuite un Discours préliminaire, où DuPeyrou, reprenant toute la question qui a fait l’objet de sa querelle avec les libraires genevois, fournit sur tous les points des explications d’une netteté décisive.

Mme  de Charrière avait mis la main à tout cela, comme le révèlent ces lignes adressées à Benjamin Constant : « Si quelque jour la nouvelle édition des Confessions vous parvient, sachez que l’avertissement du libraire est de moi, l’épître à M. DuPeyrou aussi de moi (mais l’idée d’en faire une n’est pas de moi, elle est bien de Louis Fauche-Borel) ensuite vous reconnaîtrez bien encore quelques mots, quelques phrases, mais vous garderez pour vous cette reconnaissance, sans en dire un seul mot. »

Le 26 décembre, DuPeyrou écrit à son amie : « Il ne me reste qu’à savourer la douceur d’être défendu par vous avec cent fois plus de talent que je ne puis en mettre à me défendre moi-même… Je suis bien impatient de voir les Éclaircissements… Ils doivent être prêts aujourd’hui ». Ces mots font allusion à une brochure que préparait Mme  de Charrière et où, se posant en témoin impartial et désintéressé, elle saisissait l’opinion de la querelle engagée entre DuPeyrou et ses adversaires. Ce petit écrit : Éclaircissements relatifs à la publication des Confessions de Rousseau, est un de ceux où l’auteur a mis tout son zèle, avec infiniment d’esprit. Elle se présente modestement comme la « mouche du coche », par cette épigraphe :


Dame mouche s’en va chanter à leurs oreilles,
DameEt fait cent sottises pareilles.


Elle a soin d’ajouter qu’elle écrit « moins pour M. DuPeyrou que pour la vérité ». De fait, elle commence par railler l’attitude prise par DuPeyrou, et reproche a ce modeste de n’avoir pas assez compté sur sa réputation d’honnête homme. Il s’est donné, en cherchant à prévenir les soupçons du public, une peine superflue, et ses précautions lui ont attiré des reproches fâcheux. Cette critique adressée à son ami est habile, elle nous prédispose à croire ce qui suit. L’auteur nous raconte que si, à un moment donné, Rousseau se défia de DuPeyrou ; que s’il a, sous cette impression, tracé de lui dans ses mémoires le portrait dédaigneux et froid qu’on connaît (et que Moultou avait eu soin de rendre public), sa défiance n’alla pourtant pas jusqu’à redemander à son ami de Neuchâtel les papiers si précieux qu’il lui avait confiés. Mieux encore, Mme  de Charrière révèle un fait qu’alors on ignorait à savoir que Moultou lui-même avait un jour perdu la confiance de Rousseau, et qu’elle tient le fait de Moultou, qui était venu la voir à Colombier, lors de ses entrevues avec DuPeyrou. Ce passage des Éclaircissements mérite d’être cité :

M. Moultou m’a lui-même raconté les soupçons que Rousseau avait pris contre lui, et la scène de raccommodement qu’il y eut entr’eux. Rousseau le dispensa de se justifier, et ils pleurèrent sans que rien eût été éclairci. Je trouvai cela encore plus commode que dramatique, et j’écoutai M. Moultou avec un embarras dont il s’aperçut… Si l’on me demande : Qui êtes-vous pour qu’on vous croie ? je réponds que, si je ne me nomme pas, je me fais suffisamment deviner, et que ceux qui me devineront ne pourront pas s’empêcher de me croire.

Plus loin, elle discute avec gaîté la défense de Rousseau de publier ses Confessions avant le fin du siècle, et insinue que le grand écrivain ne serait peut-être pas bien fâché de voir ses prescriptions méconnues « Rousseau pouvait-il désirer bien vivement que ceux qu’il accusait d’avoir fait le malheur de sa vie, n’en apprissent rien, n’en souffrissent en rien ? Qu’on remarque, dans ses Confessions, certains tableaux plaisants, où pas un mot n’est hors de sa place, où le son même des mots concourt avec le sens pour égayer le lecteur ; et qu’on se demande si Rousseau n’était pas pressé de leur faire produire cet effet. »

Nous devons à cette brochure, à côté de fins aperçus, bien des renseignements de détail. L’auteur note en passant ce fait, très honorable pour son ami, que « la maison de M. DuPeyrou était le rendez-vous de ceux qui s’occupèrent de Rousseau après sa mort ». Elle nous conte que le prince Henri de Prusse, lors de son passage à Neuchàtel (1784), demanda à DuPeyrou de lui montrer la suite des Confessions, et que celui-ci osa refuser, n’ayant pas reçu la permission expresse de Moultou, de qui il tenait sa copie. DuPeyrou considérait le dépôt comme inviolable, et Moultou en pensait autant. Or voici qu’on annonce à Genève ce livre tenu secret si soigneusement ! On conçoit la stupeur de DuPeyrou. Qui donc avait trahi la volonté de Jean-Jacques ? Qui avait livré le manuscrit aux libraires ? DuPeyrou, sentant que le soupçon d’indélicatesse pouvait s’égarer sur lui, protesta par précaution : « Il eut peur, dit Mme  de Charrière, d’être soupçonné d’une partie de ce qu’il n’aurait pu pardonner à d’autres : cette fois, M. DuPeyrou, que Rousseau trouvait froid et flegmatique, ne l’était peut-être guère plus que Rousseau en pareille occasion ne l’eût été. »

Sur ce trait pénétrant et qui porte, elle constate l’esprit nouveau d’un temps qui ne respecte plus aucun voile. Elle remarque — et ceci est d’une certaine portée — que la révolution semble inaugurer, à cet égard aussi, une ère nouvelle. L’opinion se fait juge de toutes choses, et entend tout connaître pour tout juger :

Il me semble que nous allons vivre sous un régime moral moins lénitif et moins amphigourique que par le passé… On ne pourra plus, tout chargé de soupçons, marcher pourtant tête levée, parce que les soupçons ne se laisseront plus accumuler craintivement sans mot dire ; et d’un autre côté, le moindre mot positif de blâme ne tirera plus à une si grande conséquence, parce qu’on ne peut ni intenter chaque jour des procès, ni se battre sans cesse. M. le comte de Mirabeau a déjà montré, à ce qu’on dit, qu’il était de cet avis-là. Mille préjugés ont été détruits, quoi qu’on n’en voulût qu’à quelques-uns, et peut-être qu’il a été détruit plus que des préjugés.

Que résultera-t-il de ce changement des mœurs, si finement noté ? « Le vernis est tombé, dit-elle, mais ce qu’il couvrait s’amendera-t-il ou sera-t-il seulement plus hideux ? » Elle ne conclut pas « Ce qu’il y a de bien sûr, c’est que les temps, soit qu’on les trouve meilleurs ou pires, sont autres ». Elle prévoit, au surplus, que le public va devenir toujours plus indiffèrent aux lettres, et que, dans dix ans, on ne se mettra guère en peine de ce que fut Rousseau. Le fils de Moultou aurait donc été fondé à dire : « On me presse de publier les Confessions ; je cède ». Et DuPeyrou n’aurait eu qu’à y consentir, mais en s’opposant à toute mutilation du manuscrit.

Et ici, Mme  de Charrière fait bonne justice de l’argument de Barde et Manget, qui prétendaient n’avoir retranché de leur édition que « des injures grossières, plates et basses, aussi peu glorieuses à leur bilieux auteur qu’inutiles au public ». — « Il serait trop singulier, s’écrie-t-elle, que Rousseau eût été plat et grossier à point nommé, quand il convenait à ces messieurs de le trouver tel. Rousseau est mort, il se laisse juger ; mais moi qui fais partie du public, je déclare que je n’ai point donné de mission à MM. Barde et Manget pour juger pour moi de ce qui m’est utile ou inutile ». Elle invite, en terminant, M. Moultou le fils à lever le masque, et même lui épargne ce soin, puisqu’elle le met librement en cause, et nomme en toutes lettres cet homme si prudent. Que Moultou écarte donc le voile, d’ailleurs transparent, qui le couvre :

Alors, content de lui-même, il cessera d’être injuste envers les autres ; il avouera franchement que c’était par humeur qu’il accusait M. DuPeyrou d’avoir suivi dans cette affaire les conseils de l’avarice ou de l’avidité. Il sait bien, M. Moultou, qu’il n’en est rien ; qu’au défaut qu’a M. DuPeyrou d’être riche (défaut, au reste, peu odieux sans doute, puisqu’on redoute si peu de l’avoir), il ne joint pas le défaut, le véritable défaut, de vouloir à tout prix devenir plus riche.

La fin de la brochure contient quelques particularités à retenir : Mme  de Charrière nous apprend qu’elle rencontra à Plombières (1781) le baron d’Holbach, qui lui dit « beaucoup de mal de Rousseau » et alla jusqu’à affirmer que Rousseau s’était tué, sur quoi elle fait cette juste remarque que les faux amis, qui, comme d’Holbach, ont contribué à rendre Rousseau malheureux, « devraient chercher plutôt à se persuader qu’il ne le fut pas au point de se donner la mort. »

Quant à Diderot, ajoute-t-elle — et ceci est un autre souvenir intéressant, — je l’ai vu plusieurs fois à la Haye, chez M. le prince de Galitzin. Il ne pleurait pas quand je le questionnais sur Rousseau ; mais il prenait un air de Tartuffe, parlait de mauvais cœur, d’ingratitude, d’amis indignement trahis, et se taisait du reste, par discrétion, par humanité !…

Dans une note elle consigne cet autre renseignement : « La conversation sur l’Académie de Dijon me fut rapportée par Diderot comme elle l’est par Rousseau, sinon qu’il rendait sa réponse plus saillante. « Quel des deux partis me conseillez-vous de prendre ? — Belle demande Celui que personne ne prendra. »

On sent, à lire cette jolie brochure, éloquente, variée, vigoureuse de pensée, que Mme  de Charrière éprouvait pour Rousseau une sympathie sans doute avivée par les récits de DuPeyrou ; mais elle l’aimait sans aveuglement, avec un peu de compassion et une admiration plus vive pour son génie que pour son caractère.

Les Éclaircissements parurent dans les premiers jours de 1790 le 5 janvier, l’auteur les adresse à d’Oleyres en s’excusant de ne lui envoyer point un petit conte qu’elle lui avait promis :

La tracasserie faite à M. DuPeyrou est venue à la traverse. Je vous envoie la brochure qu’elle a produite, encore toute mouillée. On prétend qu’elle va m’attirer des ennemis ardents et de désagréables réponses. J’aimerais autant que non ; mais À la garde ! comme on dit à Neuchâtel[10]. Je n’ai pu me résoudre à me cacher mieux que je n’ai fait, et m’étant signée quelquefois la mouche du coche, l’épigraphe est presque une signature[11]. C’est donc par une sorte de pudeur, et non par poltronerie, que je n’ai pas mis mon nom en toutes lettres ; cependant, je ne suis pas absolument sûre qu’une réponse bien mordante ne me fasse rien. Je me flatte un peu qu’on n’osera pas, tant je me suis montrée courageuse et méchante. Cette fois, ne prenant pas le masque d’une Mlle  Levasseur, j’ai écrit de mon mieux. M. DuPeyrou avait trop négligé style et diction dans ce qu’il avait dit en hâte au public.

Mme  de Vassy, fille de M. de Girardin, publia aussi sur cette affaire une lettre[12] dont Mme  de Charrière ne fut point émue :

Je souhaite pour les lettres que Mme  de Vassy ne soit jamais que la femme de la lettre, et tous ceux qui ont lu la lettre, et haïssent comme moi le précieux, l’entortillé, le sentimental déplacé, formeront le même vœu que moi. Vraiment, c’est une chose étrange que la peine qu’on prend pour cacher le sens que Dieu donne à la plupart des hommes et des femmes, sous des paroles qui ne signifient rien ! Le grand d’Espagne est bien honnête dans son jugement de moi[13] ; mais, en vérité, si j’ai quelque originalité, ce n’est, je pense, que celle de dire ce que je veux qu’on sache le plus clairement qu’il m’est possible. Je suis bien aise d’y avoir réussi à votre gré et au sien dans le dernier bourdonnement de la mouche. J’ai fort à cœur qu’il donne de M. DuPeyrou et de ses adversaires l’opinion que chacun d’eux mérite. (A d’Oleyres, 29 Janvier 1790).

Quant au bon public neuchâtelois, il considérait, semble-t-il, avec ahurissement l’activité fiévreuse de Mme  de Charrière. D’Oleyres lui-même, qui avait une vie intellectuelle refusée à tant d’autres, écrivait à son parent Samuel de Chambrier :

Cette dame-là compose une incroyable quantité de pièces fugitives sur les affaires de France. C’est un torrent de fécondité (sic)… Elle imprime plus que jamais. Elle prend à partie les éditeurs des Confessions et défend M. DuPeyrou à outrance contre le marquis de Girardin et Moultou. Je fais lire ses brochures, qu’elle m’envoie dans leur primeur, au Marquis de Serent, gouverneur des fils du comte d’Artois, qui la connaît mieux que vous et moi et m’en a fait le portrait au naturel. Il fait un cas infini du mari… Je trouve dans l’air et même le tour d’esprit de M. de Serent des rapports marqués avec M. de Charrière (Décembre 1789 ; janvier 1790).

Le marquis de Serent[14], ayant lu une des brochures récentes (probablement la « plainte » de Thérèse), jugeait ainsi « ce petit écrit de notre amie, » à ce que rapporte d’Oleyres :

Son imagination est vive, ardente, et a une originalité qui n’appartient qu’à elle. Je ne sais si elle a un intérêt plus particulier dans la cause qu’elle soutient, qu’elle n’en aurait eu à écrire sur toute autre matière. Mais il me semble que c’est son esprit, beaucoup plus qu’une affection profonde, qui a dirigé sa plume.

Ce jugement très fin est juste, mais incomplet. C’est sans grand enthousiasme pour Thérèse, on le conçoit, que Mme  de Charrière s’est amusée à défendre la pauvre femme ; mais peut-être l’espoir d’être désagréable à Mme  de Staël a-t-il beaucoup contribué à aiguiser sa verve.

La correspondance, toujours active entre Colombier et Turin, touche aussi à Rousseau. Pour donner plus d’intérêt à son édition des Confessions, DuPeyrou souhaitait d’y faire paraître les portraits des principaux personnages mis en scène. Et comme le début des Confessions nous transporte à Turin, Mme  de Charrière pria l’ambassadeur de Prusse de l’aider à rassembler les portraits pour cette partie de l’ouvrage : il s’agissait du Comte de Gouvon, de son fils l’abbé, de Mlle  de Breil, que Rousseau dépeint si séduisante, etc… D’Oleyres confie à son cousin Samuel ses perplexités : on donnerait à la rigueur ces portraits pour les placer dans un livre d’histoire, mais non dans un roman (c’est ainsi qu’on envisageait donc les mémoires de Rousseau !) — et à Mme  de Charrière il répond (21 décembre 1780) :

On attend ici avec empressement la nouvelle édition que M. DuPeyrou annonce. Je voudrais fort pouvoir contribuer à sa perfection, par l’estampe du comte ou de l’abbé de Gouvon, que j’aurais pu vous envoyer, si les descendants de cette maison avaient agréé que ces estampes parussent dans les Confessions d’un de leurs anciens domestiques. Il y a ici un portrait de Mlle  de Breil, petite-fille du comte, et depuis lors comtesse de Verrue, qui répond à l’idée séduisante que Rousseau en donne ; il figurerait à merveille dans son premier volume ; mais comment obtenir une gravure de ce portrait d’une dame de la plus haute considération à cette cour, dont les descendants ne consentiraient guère à un pareil usage de cette estampe si elle devait figurer avec celle de Mme  de Warens ? J’ajouterai à cela qu’on ne lit ici les Confessions de Jean-Jacques qu’en s’en confessant à son confesseur, et la pénitence infligée pour un tel péché n’est pas légère ; tout au moins promet-on de n’y plus retomber. Voilà qui exclut de ce livre les estampes de la famille Solar.

Elle riposte le 5 janvier 1790 :

Il faut donc renoncer aux Solars, grâce à toutes les sottises de bigotterie et d’orgueil dont s’encroûtent les pauvres hommes ! Vraiment, j’ai mon espèce en horreur. Je ne vois que sottise et méchanceté. Voyez les complots et les assassinats en France ! Vos cagots, vos t… (mot illisible) sont de sottes et vilaines bêtes, et il ne me plaît pas seulement de rire de l’aveu ingénu que vous me racontez.

La fin de cette lettre contient une commission qu’elle qualifie elle-même de baroque : elle prie l’ambassadeur, — de la part de DuPeyrou — de chercher à retrouver la pauvre Marion, cette jeune servante mauriennoise que Rousseau accusa, après la mort de Mme  de Vercellis, de lui avoir donné un ruban qu’il avait dérobé lui-même : « Si Marion vit, elle doit avoir près de 80 ans. On voudrait lui faire du bien ; c’est un peu tard sans doute, et je voudrais qu’on y eût pensé il y a 10 ou 15 ans. C’est déjà assez tard ».

Elle écrit encore à d’Oleyres, qui se montrait sévère pour Rousseau :

Nous sommes parfaitement du même avis sur Jean-Jacques. Au lieu d’entretenir la postérité de ses remords sur Marion, il aurait dû de son vivant la chercher et réparer sa faute. Il croit avoir pris chez l’abbé Gaime de vraies idées sur la vertu et des sentiments vertueux, et cependant il ne cherche pas Marion, qu’il aurait aisément retrouvée. Après la mort de Claude Anet et la joie de posséder son habit noir, il croit que les larmes que cette vilaine joie fait verser à Mme  de Warens, effaceront de son cœur tout sentiment vil de convoitise et de sordide intérêt. Cependant, nous le voyons depuis un peu voleur parfois, souvent menteur, et plus souvent ingrat. Il se fait les mêmes illusions en se rappelant le passé qu’on a coutume de se faire sur le présent. Chaque époque de sa vie, ou, pour mieux dire, chaque tableau à faire d’une époque ou d’un événement, l’occupe tout entier : il ne songe qu’à le rendre plus beau ou plus hideux, selon les cas, et dupe de sa propre éloquence, il prend de ce qu’il peint la même impression qu’il n’avait d’abord que cherché à en donner à d’autres (février ou mars 1790).

Les recherches que voulut bien faire le ministre n’eurent aucun succès. Marion resta introuvable, comme le pressentait Mme  de Charrière.

Je vous remercie, écrit-elle, de votre complaisance à vous informer de Marion. C’était déjà de ma part un pur acte de complaisance, que cet exercice que je vous ai demandé de la vôtre, car j’étais bien persuadée que cela était fort inutile. À dire vrai, M. DuPeyrou est presque aussi étrange en ceci que Rousseau : c’était après la mort de celui-ci qu’il fallait vite chercher Marion ; mais les idées viennent quand elles peuvent.

Elle remplit de longues lettres à d’Oleyres de détails sur les fameux portraits ; elle écrit pour le même objet à vingt personnes ; si DuPeyrou l’en croyait, il s’adresserait à Thérèse. À Benjamin Constant elle dit :

J’avais demandé à Mme  de la Pottrie le portrait de Mme  de Warens : — « Je ne l’ai pas, je ne sais pas qui l’a ». On demande à Mlle  de Bottens ; — « Il est entre les mains de M. Gibbon ». J’écris poliment et même flatteusement à M. Gibbon. Il me répond : « M. Gibbon est bien fâché, etc. le portrait appartient à la famille Polier, et M. Gibbon, étranger, ne peut se mêler de ces choses-là ». Voyez comme tout cela est obligeant ! On dit que M. Dennel (?) me fait l’honneur de me haïr. Je l’ai vu trois instants, il y a plusieurs années. Les Lausannois ne m’ont pas pardonné mes Lettres.

Le comte de Favria, sollicité aussi par d’Oleyres, avait complètement oublié son ancien laquais J. J. Rousseau. Mme  de Charrière ne s’en étonne point :

La même chose, dit-elle, qui fait la destinée d’un homme, n’est pour un autre qu’un événement de peu d’importance. Nous ne nous rappelons pas tous les domestiques que nous avons pu voir dans la maison paternelle, ni tout ce que nous avons pu leur dire ; et si l’un d’eux, quelques années après, se trouve être un homme considérable, il peut bien se souvenir de nous sans que ce qu’il en dira réveille aucune impression dans notre cerveau. Pour Marion, si elle vit, elle se rappellera Rousseau. Mme  Basile, si elle vivait, se le rappellerait aussi, car les scènes que Rousseau a retracées relativement à elle ont eu une égale importance pour elle et pour lui. J’avoue que je n’en suis pas encore au bout de mes étonnements sur cet étrange homme. Je l’admire et me fâche contre lui encore tous les jours à neuf. M. le ministre Chaillet[15] a dit avec assez de justesse, ce me semble, qu’il aimait les scènes, qu’il grossissait par plaisir les objets pour en faire un tableau frappant dont lui-même était un des personnages… M. DuPeyrou se fâcherait, je crois, s’il savait ce que j’ose vous dire ; j’aurais beau crier : « C’est M. Chaillet ! C’est M. Chaillet ! » Je doute que cela me pût sauver de son courroux… (29 janvier 1790).

Ces réserves sur le caractère énigmatique de Rousseau ne l’empêchèrent pas d’entreprendre son éloge pour l’Académie française, qui avait mis ce sujet au concours. Cependant, comme, dans l’intervalle, la publication de la fin des Mémoires avait causé quelque scandale, elle eut un doute sur les intentions de l’Académie et s’en informa auprès de Marmontel, qui lui répondit : « La sensation produite a été diverse, selon les esprits et les mœurs, mais, en général, nous sommes indulgents pour qui nous donne du plaisir. Rien n’est changé dans les intentions de l’Académie, et Rousseau est traité comme la Madeleine : Remittuntur illi peccata multa quia dilexit multum. »

Elle ne se mit à l’œuvre qu’au dernier moment, à la fin d’avril, ainsi qu’on peut voir dans l’Avis qui précède l’éloge imprimé. Le manuscrit devait être à Paris avant le premier juin il y fut. Le bon DuPeyrou l’avait fait copier en hâte par son secrétaire Jeannin et avait lui-même soigné l’expédition du paquet. Il était adressé au baron d’Aigalliers, membre de l’Assemblée Nationale, qui devait le remettre à Marmontel, et qui eut aussi la bonté de corriger les épreuves de la brochure et de traiter avec l’éditeur[16].

C’est un joli morceau, non pas précisément d’éloquence, mais de critique et d’analyse morale, que ces soixante pages. Le style en est un peu plus orné peut-être que celui des précédents ouvrages de l’auteur ; une pointe de rhétorique lui donne par instants le ton et l’allure qui conviennent à un éloge académique. La partie la plus originale est celle où Mme  de Charrière analyse et décrit la constitution intellectuelle de Rousseau : « Il naquit avec des organes tout à la fois forts et subtils. Ses sens étaient parfaits, et au moindre éveil, les vives impressions qu’ils avaient confiées à sa mémoire se renouvelaient avec une étonnante netteté. Ne serait-ce point la perfection des sens et celle de la mémoire qui formeraient ensemble une imagination forte et brillante ? » Puis l’auteur montre comment une éducation étrangement décousue agit sur ce fond primitif. La sensibilité extrême de Rousseau, son imagination, se développent sans contrainte, et par là il déconcerte tous ceux avec qui il est appelé à vivre. Aussi devient-il un incompris. Comme homme et comme écrivain, il est le jouet de sa propre imagination, et c’est là le secret de son prestige, de son pouvoir enchanteur. Il y a une page intéressante aussi sur le sens de l’harmonie, qui a exercé sur le génie de Rousseau une action insoupçonnée « J’ai cru toujours que l’oreille de Rousseau avait fait Rousseau ce qu’il a été. » Idée paradoxale, qu’elle développe adroitement. Certes, elle a raison de dire que si Rousseau fut un médiocre musicien, c’est grâce à lui pourtant que « la langue française, qu’il trouva si rebelle à la musique proprement dite, se montrera la plus propre de toutes les langues à cette autre musique, à la musique du style, dont les effets imprévus, innombrables, se sentent en même temps au cœur, à l’esprit, à l’oreille, et au pouvoir de laquelle il est impossible d’échapper. » — Voilà une pensée féconde, dont un Bernardin de St-Pierre, un Chateaubriand, allaient bientôt fournir l’illustration éclatante. — Mais ce qu’elle admire le plus en Rousseau, ce sont ses rêves ; Rousseau a appris aux hommes à rêver. Le constater, n’est-ce pas résumer d’un mot la révolution littéraire opérée par Jean-Jacques ? Elle montre en lui le grand rêveur. Il a introduit jusque dans la sociologie un charme inconnu de ses devanciers : « La voix de sirène manquait à l’abbé de St-Pierre. Ce n’est pas d’avoir rêvé, mais de ne nous avoir pas fait rêver avec lui, qu’il faut lui faire un reproche. Et c’est en cela seul qu’il a différé de Rousseau. Qu’es-tu donc, charme du style, charme puissant et indéfinissable !… »

Et la voilà célébrant la fraîcheur, la nouveauté du style de Jean-Jacques et cherchant le secret de son prestige. Elle n’hésite pas, enfin, à le louer de son optimisme consolant ; elle lui sait gré d’avoir cru à l’âge d’or, qui n’est pas matériellement vrai, mais auquel nous avons besoin de croire, car il nous faut rêver la perfection pour y tendre : « Si c’est plus qu’on ne peut faire et obtenir, ce n’est pas plus qu’il ne faut vouloir et tenter. »

Elle met d’ailleurs à nu les défauts de Rousseau, qui lui-même s’est montré sans réserve, et aborde la question de l’abandon de ses enfants : on peut discerner dans son œuvre le remords qui l’a torturé, lorsque, ayant évoqué devant ses contemporains un haut idéal moral, il a senti « combien il l’avait peu réalisé lui-même. »

Chambrier jugeait assez sainement ce discours dans son journal « C’est peut-être son meilleur ouvrage ; mais il ne peut guère être couronné, parce qu’il n’est pas proprement fini. L’auteur y parle de ce qui lui vient dans l’idée à propos de Rousseau ; une pensée la mène à une autre ; mais malgré la justesse des pensées et la chaleur du style, c’est un ouvrage incomplet. »

Le discours de Mme  de Charrière ne fut, en effet, pas couronné, et celui de Mme  de Staël ne le fut pas davantage. S’il l’eût été, on concevrait mieux que Gaullieur et Ste-Beuve aient vu dans cette rivalité une cause de froideur et même de brouille entre ces deux femmes. Nous verrons qu’il n’y eut jamais brouille entre elles, mais que Mme  de Charrière opposa à toutes les avances de Mme  de Staël une antipathie irréductible ; le concours académique n’y était pour rien. Elle écrivait à d’Oleyres, à la fin de 1789, en lui renvoyant les Mémoires du fameux baron de Trenck[17], une lettre où il est question et de ce personnage et de Mme  de Staël. La page est intéressante :

Quand il n’y aurait, dit-elle du baron prussien, que sa bonne volonté pour mon pays natal, je l’aimerais un peu. À Spa, mon père ne voulait pas qu’il m’entretint de ses malheurs, tant il me nourrissait l’imagination. Je n’ai pas encore oublié sa tête à demi-chauve, ses yeux un peu égarés et ses grands gestes. On voit qu’il se considère comme une curiosité bien remarquable. Tant mieux, si cela le console de ses longs chagrins.

À propos de remarquable, on écrit à M. DuPeyrou que Mme  de Staël s’est rendue si assidue à l’assemblée nationale, y a fait tant de bruit, de gestes, de mines, a tant écrit de billets aux membres de l’assemblée, approuvant, conseillant, etc., que monsieur son père lui a dit d’opter entre cette salle et sa maison, ne voulant plus qu’elle retournât à l’une si elle voulait revenir dans l’autre.

À défaut du suffrage de Paris, Mme  de Charrière eut celui de son mari, ainsi qu’elle le dit plaisamment à une amie :

M. de Charrière, tout M. de Charrière et mari qu’il est, a trouvé le discours fort éloquent, et m’a encouragée à hasarder l’épigraphe que j’avais dans la tête. Elle a tout l’air de vouloir être un vers :


His words were musick, his thoughts celestial dreams


Cela peint si bien Rousseau, et d’une manière si analogue à celle dont je l’ai peint ! … M. DuPeyrou a été de l’avis de M. de Charrière, que quand on avait pareille chose dans l’esprit il fallait l’employer ; et lui, qui a conservé contre les lettrés de Paris une dent que lui avait donnée Rousseau, s’amuse de l’embarras où ils seront de déterrer la source de cette heureuse épigraphe. Il se fait une fête aussi de publier mon discours pour leur faire honte s’ils ne le couronnent pas. Il faut avouer, pour l’excuse d’une certaine irascibilité et amertume de caractère, que, où il n’y en a point, il n’y a guère de zèle et d’amitié. (A Mlle  de Chambrier, 26 mai 1790).


Philippe Godet.
  1. Ce morceau forme le chapitre XIV d’un ouvrage qui paraîtra cette année et sera intitulé Madame de Charrière et ses amis.
  2. DuPeyrou a ordonné par testament la destruction d’une partie de ses papiers. Les lettres de Mme  de Charrière ont dû être brûlées.
  3. La Vie de J. J. Rousseau, précédée de quelques lettres relatives au même sujet, par le Cte de Barruel-Beauvert, Londres, 1789, p. 132.
  4. Plaquette de 12 pages, sans nom de lieu, d’auteur, ni d’imprimeur.
  5. Ministre de Prusse à Turin, qui était en correspondance suivie avec Mme  de Charrière.
  6. Allusion à ce passage « Qu’importe à MM. G. et C. que ce soit M. N. O. ou P. qui ait fait imprimer les Confessions ? »
  7. Le baron de Salgas (de la maison de Narbonne-Pelet) vivait dans le Pays de Vaud, où sa famille s’était réfugiée à l’époque des Dragonnades. Il avait été gouverneur du duc de Glocester, et le Roi Georges III le tenait en grande estime. C’était un homme fort instruit, d’un caractère simple et droit. Il fut de tout temps un des plus fidèles amis de M. et Mme  de Charrière, et mourut en 1813.
  8. Pièces relatives à la publication de la suite des Confessions de J. J. Rousseau. Voir sur cette affaire les Mémoires de Fauche-Borel I, p. 37-8. Sébastien Mercier, qui avait séjourné à Neuchâtel et fréquenté l’hôtel DuPeyrou, fut un moment soupçonné d’avoir pris copie de la suite des Confessions. Mme  de Charrière entretient d’Oleyres de cette histoire (7 juin 1789).
  9. DuPeyrou, qui n’était pas toujours adroit, était certainement d’une probité scrupuleuse. Lors des négociations qui préparèrent l’édition de Genève, il faillit déjà se fâcher parce que le prospectus semblait promettre au public la totalité des Confessions, tandis qu’en réalité on ne lui en donnait que les six premiers livres. « Je vous déclare une fois pour toutes, écrivait-il aux éditeurs genevois le 15 mai 1779, que je romps toute affaire et tout commerce, s’il faut employer des moyens qui me répugnent et qui déshonorent la qualité que nous professons d’être les amis de l’homme le plus vrai… ». (Cette lettre figure dans un curieux dossier que possède la Bibliothèque de Genève, relatif à l’édition générale de 1782).
  10. Expression courante à Neuchâtel : À la garde !… sous-entendu de Dieu. Mme  de Charrière usait très volontiers des façons de parler de son pays d’adoption.
  11. Nous ignorons à quels opuscules elle peut bien faire allusion ici.
  12. Dans cette lettre, Mme  de Vassy proteste contre l’affirmation de Mme  de Staël que Rousseau s’était suicidé. Elle parut en 1789 a la suite d’une nouvelle édition de l’ouvrage de Mme  de Staël.
  13. Allusion aux louanges de quelque diplomate, transmises par d’Oleyres.
  14. M. et Mme  de Charrière l’avaient rencontré à Spa.
  15. Le pasteur Chaillet, esprit si original et rédacteur fort remarquable du Journal helvétique.
  16. Éloge [de [Jean-Jacques Rousseau, [qui a concouru pour le prix de [l’Académie française. [À Paris, [chez Grégoire, libraire, rue du Coq [Saint-Honoré, [1790. — La brochure fut mise en vente fin janvier 1791. Il en fut tiré 600 exemplaires in-8o, et 400 in-12o, pour que le format fût assorti à celui des diverses éditions de Rousseau. L’exemplaire se vendait 12 sols. (Lettre du baron d’Aigalliers à Mme  de Charrière, 13 octobre 1790).
  17. Frédéric, baron de Trenck, né en 1726, était devenu l’amant de la princesse Amélie, sœur de Frédéric II. Cette liaison ayant été découverte, il fut enfermé pendant de longues années a Magdebourg ; sa vie aventureuse est contée dans ses Mémoires, qu’il a lui-même traduits en français(Paris, 1789). Il mourut sur l’échafaud en 1794, le même jour qu’André Chénier.