Paul Lacomblez, éditeur (6p. 46-77).


III


Ils se réveillèrent au son d’une alerte fanfare qui les surprit comme une aubade de noces.

Elle sauta du lit et courut à la fenêtre :

— Des soldats !

C’était un régiment de ligne qui débouchait de la rue de la Paix et défilait sur le boulevard d’une guêtre preste ; les uniformes et les armes mêlaient dans le soleil leurs gaies couleurs et leurs éclairs.

Mais elle n’eut pas la patience d’admirer ; trop de choses surgissaient à la fois, s’accumulaient, s’entassaient devant ses yeux.

— Oh ! les arbres ! Viens une fois voir les arbres ! Ils ont déjà tous des feuilles, ici ! Et qu’est-ce que c’est ça, à gauche ? Un théiâtre…

Ils étaient installés au Grand Hôtel, dans une chambre du troisième étage, donnant sur la place de l’Opéra.

La masse du monument, son ornementation, ses marbres, ses rehauts d’or, impressionnaient vivement la jeune femme :

— Comme ça est beau ! Comme ça est riche !

Les innombrables véhicules, les passants qui affluaient de tous côtés et sourdaient même du sol par la bouche du Métropolitain, toute cette circulation déjà intense malgré l’heure matinale, la remplissait d’une stupéfaction émerveillée où il y avait un brin de vague angoisse. Jamais elle ne se fût imaginé une ville à ce point peuplée et turbulente. Quelle prodigieuse fourmilière ! N’était-ce pas de la fantasmagorie ?

Elle serait demeurée là, pendant des heures, sans parvenir à rassasier ses yeux voraces, si Joseph, déjà à moitié habillé, n’eût usé d’un stratagème pour la tirer de son extase.

— Voyons, Chère, dépêche-toi ! Il y a peut-être une lettre de Bonne-Maman en-bas…

— Oeie oui !

Et laissant retomber le rideau, elle bondit au lavabo.

Il ne lui fallut guère plus de cinq minutes pour rattraper Joseph qui se battait avec son nœud de cravate.

— Laisse, dit-elle, attendrie par ses efforts, moi je vais seulement le faire…

Elle anéantit ce nœud en moulin à vent qu’elle eut bientôt refait dans toutes les règles de la fashion. Puis, après un petit tapotage, offrant sa joue :

— Na, et maintenant tu me donnes une grosse baise !

Mme Platbrood leur avait adressé une simple carte, mais pleine jusqu’aux bords et surécrite. Elle contait les jeux des enfants avec Hippolyte, leur grand coucher, leurs mots. Ils avaient été si sages ! Ils dormaient à présent comme de petits anges.

Le cœur d’Adolphine fondait à ces confidences de la Bonne-Maman. Ah les chers petits ! Comme elle eût donné gros pour les avoir là près d’elle et couvrir de baisers leurs têtes chéries ! Mais l’animation qui régnait dans le hall du Grand Hôtel, le va-et-vient de tout ce monde exotique, la nonchalance des belles étrangères paresseusement allongées dans les chaises à bascule de la terrasse et dont le face-à-main l’inspectait de haut en bas avec une insouciante hardiesse, contenait son émotion en excitant sa curiosité.

— Te voilà tranquille, j’espère, brusqua Joseph. Et maintenant si nous allions déjeuner ?

Une fois rassasiés de croissants et de brioches, ils s’élancèrent sur le boulevard. Quel enchantement ! Un ciel de soie bleue, un air de velours. Et cette odorante verdure des arbres !

Dans la claire et souriante matinée, ils allaient légers, rajeunis, humant des effluves d’amour. Une ivresse les soulevait tous deux : ils se sentaient de l’espoir dans l’âme comme au lendemain de leurs noces.

Elle serrait son bras, se pressait contre lui, la tête inclinée sur son épaule, sans nul souci des passants qui souriaient à la vue de cette tendresse si librement avouée.

Chaque jour ajoutait ainsi à son bonheur et à son amour.

— Prends donc garde, disait Joseph, on se fiche de nous !

Mais elle bravait le ridicule :

— Och, qu’est-ce que ça fait qu’on nous remarque, puisqu’on nous connaît tout de même pas !

Le flot de voitures était déjà si épais qu’ils durent stopper assez longuement sur le trottoir du café de la Paix.

Elle s’impatientait, voulait profiter d’une éclaircie et traverser en courant.

— Doucement, doucement, disait-il, il faut aller au pas ; donne-moi la main…

Elle n’était pas rassurée :

— Surtout ne me lâche pas, tu sais !

Ils se décidèrent, entrèrent dans le fleuve de fiacres et d’omnibus qui roulaient devant eux.

Elle poussa bien quelques cris réflexes, mais, dominée par le sang froid de Joseph, elle réagit contre sa peur, se laissa conduire à travers les rapides véhicules qui, dirigés par d’adroits auriges, obliquaient tantôt à droite, tantôt à gauche, ralentissaient subitement l’allure de leur course selon les voltes et virevoltes des hardis piétons.

Un instant après, ils atteignaient sains et saufs au terre-plein du Métro.

— Tu vois, ce n’est pas plus malin que ça…

Encore qu’elle n’eût pas couru, elle demeurait un peu essoufflée et comprimait de la main les battements de son ferme corsage.

Cependant, Joseph donnait un petit cours de circulation : ne jamais commettre la faute de courir en traversant une artère mouvementée ; il fallait avancer tout à l’aise ; en cas de danger, mieux valait s’arrêter court au milieu du torrent :

— Tu comprends, disait-il, le piéton qui s’arrête, devient comme une borne : on l’évite.

Mais déjà elle n’écoutait plus, impressionnée par la masse de l’Opéra dont la somptueuse façade étalait devant eux la richesse de ses matériaux polychromes et son peuple de statues. Elle convint que « c’était autre chose que la Monnaie ».

— Oui, dit-il, notre Opéra n’est qu’une guérite à côté de cela…

Mais ce jugement sévère affligeait son cœur de Bruxellois :

— Et pourtant, la Monnaie est un très beau théâtre…

L’assaut des voyageurs que dégorgeait le Métropolitain, interrompit brusquement leur contemplation. Un moment, Adolphine fut tentée de descendre dans ce gouffre mystérieux.

— Non, non, fit Joseph, pas aujourd’hui…

Et il l’entraîna de l’autre côté de la place, sur le boulevard des Capucines.

C’était le chemin des merveilles. Elle fut éblouie. Coûte que coûte, il fallut bien, cette fois, que son amour le cédât à sa curiosité sous la fascination de toutes ces vitrines où s’étalait le triomphant article de Paris.

De l’Opéra au Faubourg Poissonnière, il y avait de quoi regarder. Elle voulut tout voir. Parfois, entre deux magasins, une échoppe de fleuriste leur envoyait des bouffées superfines qui se mêlaient à l’âcre odeur des journaux frais.

Une bouquetière déjà sur le retour, mais dont le visage ridé et tanné par le plein air pétillait de gentille malice, les accosta soudain avec une touffe de roses et de muguets :

— Deux sous de printemps ! Deux sous d’amour ! Allons, fleurissez-vous, les jolis mariés…

Adolphine la regardait, intimidée sous la gracieuse apostrophe, étonnée de ces façons familières, charmée aussi par cette voix musicale. Elle ouvrait de si grands yeux, qu’un gavroche qui passait, s’écria :

— Hé, dis donc, en a-t-elle une jolie paire de quinquets, la p’tite mère !

Joseph sourit, lança un gros sou au gamin qui souleva sa casquette et s’enfuit en faisant la gambade :

— Merci, mon Prince !

Cependant, la marchande piquait un frais bouquet de pâles roses dans le corsage d’Adolphine :

— Ben sûr, ma belle, qu’elles se faneront pas à c’te place !

Et elle envoya un clin d’œil gaillard à Joseph qui lui tendit une pièce de vingt sous pour son discret compliment.

— Hein, dit-il, quand ils furent un peu plus loin, crois-tu que ça nous change de nos infâmes bouquetiers de la place de la Bourse ! J’ai toujours trouvé qu’il y avait du souteneur dans leur affaire… Ce sont nos Apaches à nous…

— Oeie oui, dit-elle avec conviction, ça sont tout de même des crapuleux !

En face de Brébant, le bâton subitement dressé des gardiens de la paix arrêta la circulation torrentielle du boulevard, ouvrant un chemin à la foule amassée aux portes du Faubourg Poissonnière.

Ils suivirent la file au milieu des hennissement des chevaux, du cliquetis des gourmettes et des mors.

Adolphine admirait l’attitude impassible des agents de police qui, d’un geste, commandaient à ces flots humains.

— Nous sommes les Hébreux, disait Joseph ; nous traversons la Mer Rouge à pied sec.

Alors ils remontèrent le boulevard sur l’autre rive. Les affiches qui tapissaient les colonnes Morris impressionnaient vivement Adolphine, ces affiches pimpantes, souriantes, effrontées qui animent la rue et font de l’œil aux passants. Elle les trouvait « décolletées ».

De fait, leur nu était loin d’être chaste.

— Non, mais regarde une fois ! Ça est tout de même fort !

Elle était stupéfaite, un peu choquée de ce dévergondage en plein vent. Mais lui, indulgent, rempli d’une aimable tolérance, il admirait ces œuvres de Chéret, de Willette ou de Guillaume. Il en expliquait la spirituelle fantaisie, la grâce, les subtiles couleurs, tout cela mis au service du commerce. Il finissait par la persuader si bien, qu’elle lui décochait un malicieux clin d’œil qui signifiait :

— Bah, je ne suis pas si prude que ça et tu sais mieux que personne jusqu’où va mon culte pour la pudeur…

Mais la foire aux merveilles recommençait au Boulevard Montmartre, et de nouveau elle s’exclamait, éblouie.

Joseph s’amusait de ses admirations de petite fille fixant sur les choses ses beaux yeux étonnés ; elle ne s’était pas figuré une ville aussi énorme, un tel étalage de richesses, une foule si animée, si dégourdie, si rayonnante. Surtout le timbre des voix la charmait comme une musique délicieuse. Parfois, elle surprenait des conversations et demeurait rêveuse, l’oreille chatouillée par cette langue alerte, colorée, cette langue sans obstacle, si facile à tout dire.

Du coup, les plus laids visages et les plus vieux en étaient embellis, régénérés.

— Hein ça, comme on cause bien ici !

— Hé, disait-il avec un enjouement malicieux, ce n’est pas tout à fait la langue des Posenaer et des Rampelbergh, mais c’est aussi bien…

Elle commençait à se faire lourde à son bras. Il comprit. Alors, il la poussa dans un « taxi » qui stationnait en face de la Madeleine.

Ils suivirent d’abord la rue Royale, traversèrent la place de la Concorde entre les eaux jaillissantes et l’Obélisque, pour s’engager ensuite dans les Champs Élysées où le hâtif printemps accrochait déjà de blanches girandoles au feuillage des marroniers.

Adolphine, bouche bée, regardait la tour Eiffel qui s’élançait à sa gauche, et là-bas, dressant sa masse dorée au sommet de la voie triomphale, l’Arc de l’Étoile !

Pourtant son extase n’était pas si complète qu’elle ne jetât par moment un regard anxieux sur la glace du taximètre fixé devant elle. Ce compteur impitoyable alarmait son âme de bourgeoise économe. Elle n’avait pas confiance dans la mécanique invisible de cet appareil qui lui semblait accélérer étrangement le prix de la course. Elle s’exclamait :

— Regarde une fois, on en a déjà pour un franc septante !

Mais Joseph se moquait gaîment.

Il risqua un facile calembour :

— Tiens, change de place avec moi… Comme ça, tu ne verras plus ce… verre rongeur !

Ils gagnèrent les quais par l’avenue Montaigne et franchirent le fleuve. La Seine émerveilla la jeune femme par sa largeur, ses ponts magnifiques, son courant lumineux.

— Si tu es bien sage, dit-il en riant, nous irons une fois en bateau-mouche…

Tout en roulant, il lui montrait les Invalides, la Chambre, la gare d’Orléans, l’Institut, le Palais de justice. Il expliquait :

— Nous sommes ici sur la rive gauche, le côté de l’aristocratie et de l’étude. Voilà le quartier latin, Cluny, la Sorbonne, le Panthéon, le Luxembourg… Nous ferons demain un petit tour par là…

Elle s’étonnait de sa mémoire, l’enveloppait dans son beau regard d’admiration :

— Comment est-ce que tu sais retenir tout ça ?

Ils remontèrent le fleuve jusqu’au Pont-au-Change et se firent déposer au Châtelet.

Ils en avaient pour deux francs cinquante. Adolphine, conciliante, trouva que c’était « raisonnable » bien qu’elle fît ses réserves en son par-dedans.

Puis, ils s’en furent déjeuner dans un bouillon du Boulevard. L’endroit enchanta Mme Kaekebroeck ; l’uniforme à la fois coquet et sévère des serveuses, leur bonnet de neige aux brides voltigeantes, la jetaient dans le ravissement :

— Hein, comme elles sont propres avec ça !

Il n’y avait pas jusqu’à l’exiguïté des portions qu’on leur apportait qui ne la mît en belle humeur :

— On dirait qu’on joue dînette…

L’après-midi, il l’obligea à escalader l’impériale de « Madeleine-Bastille » sous prétexte de l’habituer à tous les moyens de locomotion. Elle hésitait :

— Oui mais non, sais-tu, on va voir mes jambes !

— As-tu fini tes manières !

Ce haut perchoir lui parut d’abord plutôt inconfortable et d’un roulis non exempt de danger. Elle poussa quelques cris qui réjouirent fort ses compagnons de voyage. Puis, elle s’accommoda, prétendit que « là au dessus » on était bien mieux, pour voir, qu’en taximètre.

— Et puis, insinua Joseph pour la taquiner, ici, ça ne coûte que trois sous…

— Oeie non, dit-elle un peu vexée, ça n’est pas pour ça que je le dis, mais ça est bien plus gai !

Place de la République, ils stoppèrent pour reprendre cette fois un turbulent autobus qui les mena sans encombre au Musée du Louvre.

Adolphine s’intéressait médiocrement aux arts ; mais Joseph sut l’émoustiller si bien par son boniment de cicerone qu’elle supporta sans trop de fatigue la longue errance à travers les galeries de peinture et de sculpture.

Pour la récompenser de sa vaillance, il l’emmena à Saint-Cloud, par l’Hirondelle. Ce fut une promenade délicieuse dans la vapeur ensoleillée et la douce fraîcheur des eaux.

Quand ils rentrèrent, c’était l’entre-chien-et-loup, l’heure intense, nulle part féerique et prestigieuse comme à Paris au déclin d’une belle journée de printemps.

Les réverbères, les horloges s’allumaient, les magasins flamboyaient, projetant sur l’asphalte et les passants des lueurs multicolores ; et là-haut, comme des lucioles gigantesques, les réclames électriques étincelaient et s’éteignaient tour à tour, rayant la profondeur des boulevards d’éclairs cabalistiques.

La foule, épaissie, prenait maintenant une allure de flâne, tandis que le torrent de fiacres se faisait plus impétueux. La vie nocturne, la vie de luxe et de plaisir commençait.

Au milieu du grondement de cette fourmilière enfiévrée, Adolphine se blottissait contre son mari. Elle était saisie d’une vague angoisse ; elle pensait à ses enfants, à sa calme maison de la rue du Boulet ; elle avait peur de disparaître dans les remous de cette marée humaine, d’être emportée très loin, vers des gouffres, comme un fétu de paille.

Et Joseph, lui aussi, songeait : quelle dose de talent, de savoir-faire et de chance pour conquérir un nom, pour n’être pas le premier venu, la monade imperceptible dans cette multitude !

Et cependant, des hommes surgissent sans cesse, d’une complexion assez puissante pour défier la Ville Monstre et l’étreindre avec l’audace de Rastignac…

Après une longue journée d’exploration, ils se sentaient une faim que les petites portions des Duval et des Bouland n’eussent jamais pu rassasier.

Ils dînèrent donc copieusement dans une taverne à la mode ; après quoi, dédaignant le théâtre, ils allèrent se délasser à la terrasse du café de la Paix.

La foule coulait devant eux, nombreuse, merveilleusement bigarrée : couples bourgeois descendus un moment pour humer le parfum du renouveau ; passants rapides rentrant chez eux, lestés de paquets ; trottins, affranchis du carton, trottant le nez à l’évent, tout fiers d’être regardés et de se croire déjà quelque chose ; demoiselles de petite vertu, armées de leur robe voyante, marchant à petits pas sur les échasses de leurs fines bottines ; tout le Paris du soir qui chemine, court au repos, au plaisir ou au travail.

Des camelots s’insinuaient entre les chaises, offrant leur pacotille, plans de Paris, cartes illustrées, liste des jeunes filles à marier…

Quelques-uns, à la langue bien pendue, faisaient la parade, présentant les hommes du jour sous la forme d’un joujou symbolique, une baudruche le plus souvent qu’ils gonflaient à leur bouche et déposaient sur une planchette où elle rendait l’âme en poussant un cri de Guignol.

D’autres, aux allures louches, prudentes, l’air gouape, s’approchaient des consommateurs pour montrer sous leur veston des objets clandestins.

Et sans cesse se relayaient les marchands de journaux criant les éditions du soir, tandis que derrière la foule montait le grondement des voitures et s’égosillaient les cochers se prenant de gueule.

Une petite vieille survint, hâve, décharnée, vêtue d’une mince défroque et qui glapissait :

— La Prêeesse, demandez la Prêeesse !

Elle était si menue, si frêle… Sa vue serrait le cœur ; on la sentait vieillie par la misère encore plus que par les années.

Joseph acheta un journal et glissa une pièce blanche dans la main de cette créature douloureuse.

— Oh ! merci, mon bon Monsieur…

Et elle s’en alla lentement, bousculée par les passants, moquée des gavroches qui imitaient son cri de fausset, ce cri déchirant, pathétique, où il y avait une si affreuse misère et qui laissait comme un sillage de tristesse derrière lui.

— La Prêeesse, demandez la Prêeesse !

Adolphine était violemment émue :

— Mon Dieu, comment est-ce que ses enfants savent encore la laisser courir, celle-là !

Cette épave humaine lui révélait en ce moment toute l’horreur des infirmités et des souffrances des pauvres. Son cœur en restait transi de pitié, une pitié qu’elle avait l’immense chagrin de sentir vaine et stérile…

Mais la température fraîchissait. Ils se levèrent pour une dernière promenade sur l’asphalte, moins encombrée à cette heure et plus sombre.

Près de la rue Drouot, un théâtre cinématographique les tenta. Ils entrèrent. Sur l’écran se déroulaient toutes les scènes de la réception d’un souverain en visite officielle à Paris. Rien de plus émouvant que ces brillantes cavalcades, cette foule enthousiaste, ces drapeaux et ces feuillages remués par le vent.

— De l’histoire, de l’actualité, de la vie en conserve, disait Joseph.

Ils virent encore une manœuvre de cuirassés dans la rade de Toulon, le retour des courses aux Champs-Élysées, un beau dimanche au Jardin d’acclimatation.

Adolphine était émerveillée. Elle s’attendrit surtout au passage du gros éléphant qui s’avançait lourd, tranquille, balançant sur son dos toute une troupe de garçonnets et de fillettes aux visages épanouis de joie. Si Alberke et Hélène avaient vu ça ! Comme ils se seraient trémoussés de plaisir, les chers petits cœurs !

Joseph, également ravi, se récriait sur l’heureux choix des sujets :

— À la bonne heure ! Voilà qui ne ressemble guère à nos déplorables cinémas de Bruxelles, infâmes boîtes qui ne représentent pour la plupart que des faits divers laborieusement arrangés, des pantomimes stupides, ou d’ineptes farces. Au lieu d’instruire la foule par des spectacles vrais, des vues de grandes capitales, des voyages à travers le monde ! Quoi de plus palpitant que de franchir en une seconde des milliers de lieues, de se trouver tout à coup transporté dans la grande rue de Yokohama par exemple, sur les quais de Saïgon, dans les forêts de l’Inde, sur l’Acropole, devant les Pyramides, ou dans les pampas de l’Arkansas au milieu des troupeaux de buffles et de chevaux sauvages ! Voilà qui nous apprendrait au moins quelque chose. Alors les théâtres cinématographiques ne désempliraient jamais de globe-trotters pour ce « Tour du Monde en une heure » qui ne coûterait que quelques sous…

Il allait, il allait. La sortie du Vaudeville arrêta subitement son éloquence. Ils stoppèrent un instant pour regarder en badauds les belles mondaines coiffées en cheveux, vêtues de riches manteaux, étincelantes de pierreries et qui traversaient le trottoir, alertes, dégingandées, pour s’installer dans de somptueuses et miroitantes Panhard.

— Le grand chic ! La Haute !

Elle écarquillait les yeux, stupéfaite de tant de luxe avec pourtant la confuse perception de ce qu’il y avait de barbare dans cette exagération de crêpés, d’aigrettes, de plumes et de fanfreluches. Que peut-il bien rester de la vraie femme sous ces parures plus extravagantes que ces pagnes et ces verroteries de traite dont s’affublent les sauvagesses !

Mais la foule s’était peu à peu dissipée. Ils s’en retournèrent lentement.

Adolphine, un peu lasse, se faisait moins questionneuse :

— Je ferme les yeux, tu sais ! disait-elle en manière d’enfantillage. Conduis-moi…

Alors, lui, pour la réveiller, s’exclamait d’admiration au passage des belles petites qui les clignaient tous deux avec effronterie. Aussitôt elle rouvrait les yeux :

— Mais ça… Comme elles sont tout de même franches !

Il expliquait :

— Ce sont des dames dont la vertu n’est qu’un nom parce qu’elle ne dépend que d’un… oui !

— Qu’est-ce que tu dis ?

— Je dis qu’elles sont bien plus gentilles qu’à Bruxelles… Tu ne trouves pas ?

Elle le pinçait, jalouse :

— Je n’aime pas que tu les regardes…

Elle convenait pourtant qu’elles étaient jolies, bien habillées surtout et se ravalait injustement devant elles, ignorant que sa beauté simple et radieuse ne devait redouter aucune comparaison.

Puis soudain, dans un bond de tendresse et de gaie confiance :

— Oh, mais je suis sûre que tu aimes mieux moi !

Oh oui, qu’il l’aimait mieux que toutes les autres ! Elle resplendissait au milieu des parisiennes pâles, chlorotiques sous le fard, de tout l’éclat vermeil de sa chair flamande. Et puis il n’y avait pas chez elle le moindre grain d’affectation. En tout temps, elle était elle-même, dissimulant sous la brusquerie de ses gestes et de ses paroles une âme avenante et douce. Et c’est par là qu’elle lui plaisait bien plus encore que par sa réelle beauté.

Alors, pour lui prouver combien elle avait raison, il l’entraîna vivement vers l’hôtel.

Car l’air amoureux de Paris opérait déjà et Joseph se sentait devenir le vrai coq gaulois…

Elle s’assortit bien vite à cette vie tumultueuse et se promena dans Paris comme chez elle.

Du reste, il n’est point de milieu où un Bruxellois, à plus forte raison une Bruxelloise, puisse rester longtemps étranger. Partout, il se ressaisit promptement, recouvre son aplomb, ses libres allures, quand même il tomberait chez les Papous ou les Chérokees, peuplades plutôt ahurissantes.

Dès le lendemain, Adolphine assurait « qu’elle n’aurait pas été gênée de se débrouiller toute seule » dans cette grande ville. Elle fanfaronnait, grisée par ce mouvement, cette foule, cette fête splendide de couleur et de vie.

Au surplus, rien ne divertissait Joseph comme ces infiltrations parisiennes qui se manifestaient déjà dans le langage de sa femme. Elle s’était d’abord moquée de ces « dis donc », de ces « voyons voir », de tous ces « â » pesamment chapeautés d’accent circonflexe. Et voilà que peu à peu, sans savoir, elle reprenait ces expressions, imitait cette prononciation pour son propre compte. Ses phrases bigarrées ressemblaient à la cape de Scapin. Elle fransquillonnait comme Thérèse Mosselman.

— Bravo, s’écriait Joseph, voilà que tu parles à présent comme une Parisienne…

Elle rougissait :

— Oui, moque-toi seulement…

— Non, non, encore quelques jours et je défie qu’on te prenne pour une Bruxelloise !

— Och, tais-toi, je t’en prie, disait-elle en pinçant son français. Je n’aime pas que tu dis ça…

Ils visitèrent Notre-Dame, les Invalides, Cluny, le Panthéon, les Halles, tout ce que l’on peut voir en une semaine à Paris, dans la banlieue et les alentours. Ils poussèrent jusqu’à Versailles.

Bien entendu, ils consacrèrent tout un après-midi aux grands magasins dont ils sortirent chargés d’emplettes pour leurs parents, amis et connaissances.

Ils furent à l’Opéra, au Français, aux Folies-Bergères.

Jamais, Adolphine ne fut à court d’exclamations. Sa belle voix de contralto vibrait sur le boulevard, sonnait dans les restaurants, les salles de musée et de spectacle.

Partout, elle contait ses impressions, s’épanchait librement, tout haut. Et quand Joseph, un peu confus sous le regard de toutes ces têtes qui se retournaient sur eux, souriantes, la suppliait de mettre une sourdine à sa voix, elle s’écriait encore plus fort, défiant la curiosité du public :

— Och, qu’est-ce que ça fait puisqu’on nous connaît tout de même pas !

C’était son argument ordinaire, péremptoire.

Bientôt du reste, elle ne s’étonna plus de rien.

Pourtant, une chose continuait de la captiver par-dessus tout et c’était la grâce des bébés et des enfants parisiens. Leurs vives façons, leur langage, si imprévu pour elle, la plongeaient dans une sorte d’extase. Ses regards restaient amoureusement attachés sur ces bambins charmants et ne s’en détournaient plus.

C’est dans les jardins publics, sous les quinconces des Tuileries et du Luxembourg, qu’elle put surtout les observer tout à l’aise dans l’insouciance et le naïf abandon de leurs jeux.

Petits garçons, petites filles, elle ne savait qui l’emportait en gentillesse. Elle se sentait intimidée devant eux, inférieure, indigne presque, incapable tout au moins de leur parler. Elle les contemplait avec la fervente adoration d’une Sainte Catherine en face de l’enfant Jésus…

Joseph jouissait de son émotion :

— Comprends-tu maintenant la différence ?

Elle demeurait songeuse sans oser faire la comparaison. Mais son esprit, fécondé, commençait à entrevoir des choses nouvelles. Une autre enfance lui était tout à coup révélée, une enfance plus gracieuse et plus fine, une enfance quasi surnaturelle, comblée de tous les dons des marraines fées.

Elle fût restée des heures devant ces petits, à regarder leurs jolis gestes, à écouter leur délicieux ramage, la mélodie de cette langue si pure d’accent, si claire, si nette, si « propre » qu’ils parlaient si coulemment avec des inflexions ravissantes, en virtuoses de la parole.

C’était le frais babil des sources, le chant des fauvettes, le son des flûtes angéliques.

Ici, l’enfance dégageait une séduction irrésistible ; elle avait des ailes ; elle avait mille charmes de plus, la douceur, l’assurance, l’instantanéité, l’abondance de la parole.

Parler, chez nous, c’est une opération difficile, une extirpation de mots qui ne s’exécute pas sans efforts violents ni grimaces. Nos enfants ne sont que de petits barbares éructant des sons durs et grossiers, des croassements de corbeaux qui déforment leurs bouches et leurs figures, retardent peut-être l’expression de leur pensée, le développement de leur intelligence.

Nos enfants paraissent déjà vieux…

Le charme des gosses ! Ce fut la plus belle, la plus forte impression qu’elle emporta de Paris.

— Ah, s’écriait-elle le dernier jour, comme je voudrais qu’Alberke et Hélène causent aussi comme ça !

Joseph souriait :

— Eh bien, Chère, tu leur apprendras…