Paul Lacomblez, éditeur (6p. 21-45).


II


Il y avait beaucoup de monde dans les voitures, ce qui s’expliquait par l’approche des fêtes de Pâques. Fort heureusement, malgré l’affluence, nos deux voyageurs avaient conquis un coin dans le fond du compartiment.

Ils purent ainsi, au sortir de la banlieue, admirer tout à l’aise le soleil qui se couchait majestueusement derrière les rideaux d’arbres des prairies de Forest ; celles-ci, encore inondées par place, reflétaient les frêles pinceaux des peupliers et l’hémorragie du ciel.

La nuit venait rapidement et fit bientôt s’épanouir les calices électriques ajustés aux parois du wagon.

Confortablement enfoncé dans son fauteuil, coiffé d’une casquette de globe-trotter, Joseph avait déplié un journal tandis qu’Adolphine, le front contre la glace, regardait fuir et s’endeuiller le paysage sans prêter la moindre attention à ses compagnons de route.

Outre nos deux Bruxellois, le compartiment contenait un couple, au moins sexagénaire, qui sommeillait sans vergogne à l’autre bout du compartiment, ainsi que deux messieurs, gentlemen d’un certain âge, élégants soignés, et que la pureté de leur accent révélait Parisiens.

Légèrement inclinés l’un vers l’autre, les bras sur les accoudoirs, ils parlaient affaires d’une voix discrète, se communiquaient parfois des papiers et des lettres qu’ils commentaient avec animation. Toutefois, l’intérêt de l’entretien n’était pas si vif chez le voisin de Joseph qu’il l’empêchât de jeter de temps à autre un regard bienveillant sur Adolphine dont la toque de loutre, crânement posée sur l’oreille, faisait encore valoir le beau profil et l’opulente chevelure dorée.

La jolie dame lui plaisait évidemment à contempler.

Comme le train ralentissait, Joseph sortit de son journal et se penchant vers sa femme :

— Nous allons passer sous le tunnel de Braine-le-Comte…

Contre son habitude, elle ne poussa pas un cri et fît seulement un petit signe de tête comme pour dire :

— Oui, Cher, je sais…

Puis elle regarda de nouveau le jeu des fils télégraphiques qui s’abaissaient et se relevaient tour à tour et les étoiles qui pointaient dans le ciel.

Très surpris d’une telle attitude chez cette créature exubérante pour qui tout devenait un sujet d’exclamation, il crut d’abord qu’elle éprouvait un peu de fatigue ou quelque malaise. Au fait, depuis Bruxelles, elle n’avait pas desserré les lèvres et se tenait coite dans son coin, sans lui adresser la moindre question ni l’interrompre dans sa lecture. Rien de plus anormal.

Il allait l’interroger, quand il se ravisa, préférant l’observer derrière son journal.

Elle regardait toujours avec la même constance immobile les sombres paysages qui défilaient devant elle, mais elle ne voyait rien. Le train traversa le tunnel et plus tard la gare de Mons sans qu’elle y prît garde, sans qu’elle s’en doutât peut-être.

Et Joseph devina enfin ce qu’elle regardait si fixement dans cette nocturne campagne, en voyant tout à coup s’humecter ses yeux et rouler deux grosses larmes le long de ses joues.

Dans l’ivresse continue de cette radieuse journée, c’était la détente, un moment de soudaine mélancolie. La femme venait de le céder à la mère et celle-ci se couvrait de blâme. Elle se reprochait d’avoir un peu oublié ses enfants ; un flot de tristesse gonflait son cœur à la pensée qu’elle les avait quittés si facilement, qu’elle s’en éloignait toujours davantage, qu’elle allait vivre loin d’eux pendant toute une semaine. Que faisaient-ils à présent, les chers petits ? C’était l’heure de dîner : elle les évoquait roses, turbulents et rieurs autour de la table. Comme elle eût voulu les tenir sur ses genoux, les caresser comme hier soir, comme tous les jours !

Elle pleurait silencieusement. Le chagrin de la séparation rompait tout à coup la gaîté de leur fuite d’amoureux.

Elle avait pris son mouchoir et se tamponnait les lèvres pour donner le change, affectant de s’absorber plus profondément encore dans le spectacle de la route.

Alors Joseph s’empara doucement de sa main qu’il pressa avec tendresse. Lui aussi, il était ému, quoique d’une émotion plus modérée. Mais pour faire diversion :

— Chère, dit-il à voix basse, nous approchons de la douane…

L’idée que des mains brutales, sûrement malpropres, allaient ouvrir sa valise, mettre sens dessus-dessous tous les objets qu’elle y avait rangés avec tant de soin, lui donna comme une secousse et la sortit de sa rêverie :

— Mon Dieu, ça je n’aime pas qu’on trifouille dans mes affaires !

Sa figure exprimait tant de naïve appréhension et de dégoût que le monsieur d’un certain âge, assis à côté de Joseph, ne put réprimer un sourire. En même temps, il se crut le devoir d’intervenir pour rassurer la jeune femme. Il le fit avec cette aisance courtoise, cette grâce de la parole et du geste, attribut du peuple français :

— Oh, n’ayez crainte, Madame ! Nous sommes devenus beaucoup moins méchants : la visite des petits bagages se fait maintenant dans les voitures comme à la frontière belge. Il suffira que vous ouvriez votre valise. Fiez-vous à nous : je garantis que l’on ne touchera à aucun de vos objets…

Et se tournant vers Joseph :

— Je suppose évidemment, Monsieur, que vous n’avez rien à déclarer…

— Pour ça non, savez-vous ! répondit impétueusement Adolphine. Il n’y a là dedans qu’un tout petit peu d’effets, car on va seulement à Paris pour quelques jours, vous comprenez…

Elle n’était gênée devant personne et nivelait tous les rangs au sien propre.

Mais Joseph se hâta de l’arrêter sur cette pente d’expansion bavarde en remerciant l’obligeant voyageur avec une facilité de parole et une syntaxe des dimanches qui étonnèrent ce dernier autant que l’avait amusé le dialecte bizarre de la jolie Bruxelloise.

D’ailleurs le train stoppait. On était à Feignies. Un douanier entra dans la voiture et porta respectueusement la main au képi à la vue des deux Parisiens dont la rosette de la Légion d’honneur allumait la boutonnière.

Ceux-ci prirent aussitôt les devants :

— Rien à déclarer, Brigadier.

Et désignant Joseph et Adolphine :

— Monsieur et Madame voyagent avec nous…

— Suffit, Messieurs !

Et sans plus, il mit à la craie un signe cabalistique sur les valises.

Néanmoins c’était un homme de conscience, car, avant de se retirer, il fit subir à la mallette du couple sexagénaire une visite minutieuse, à croire qu’il brassait de la pâte dans un pétrin.

Les pauvres vieux, encore plongés dans un demi assoupissement, assistaient à ce saccage, terrifiés et muets.

Mi apitoyée, mi amusée, Adolphine prenait ses compagnons à témoins :

— Mais voyez un peu, si ça est permis !…

Et dans sa gratitude pour les Parisiens qui l’avaient sauvée d’une telle mésaventure :

— Hein, c’est de la chance qu’on était avec vous !

Ils s’inclinèrent en souriant :

— Oh, trop heureux, Madame, d’avoir pu vous rendre ce léger service…

Et ils se levèrent tous deux pour aller fumer une cigarette dans le couloir.

Sur ces entrefaites, le train était reparti. Adolphine, un moment distraite par ces menus événements, s’était renfoncée dans son fauteuil. Doucement bercée par le roulement, elle retournait à ses pensers maternels. Soudain, un petit homme parut à la portière, frisé et coquet, vêtu d’un frac vert à larges boutons de métal nickelé.

— Ces Dames et Messieurs du second service…

C’était le maître d’hôtel du wagon-restaurant.

Joseph se leva :

— Allons, viens dîner, dit-il à sa femme, j’ai retenu une table.

Elle crut d’abord qu’il plaisantait :

— Mais on a des pistolets au jambon !

Il sourit :

— Si tu crois que je vais me contenter de ça, surtout aujourd’hui !

Et comme elle hésitait :

— Voyons dépêche-toi, ou l’on chipe nos places !

Alors, elle le suivit le long des couloirs, non sans s’exclamer à la traversée des soufflets où le tapage du roulement et des buttoirs l’épouvantait un peu.

Ils prodiguaient des « pardon » aux fumeurs ventripotents qui encombraient l’étroit passage, enjambaient des tas de valises, des colis de toute sorte. Elle perdait assez souvent l’équilibre qu’elle retrouvait cependant avec de vigoureux « ouye, ouye ».

Enfin, ils entrèrent dans l’éblouissante lumière du dining-car déjà rempli de monde. On leur désigna une petite table de deux places où ils s’installèrent.

Le tiède relent de victuaille riche à quoi s’alliait le parfum des fleurs et l’arôme de la boiserie polie, les allées et venues des serveurs, le fracas de la vaisselle, le débouchage précipité des bouteilles, tout cela troublait légèrement Adolphine, sans compter que la trépidation et le roulis du wagon lui semblait ici beaucoup plus sensibles.

Très amusé de ses maladresses, de ses gestes de fillette tenant son verre à deux mains, Joseph l’encourageait en riant :

— Bravo ! Tu t’y feras… Figure-toi que tu es sur la malle d’Ostende !

— Oeie non, merci !

Le consommé servi dans des jattes l’avait beaucoup intriguée. Peu à peu elle s’habitua ; le vin blanc la mit tout à fait d’aplomb.

Pourtant, de la tristesse restait au fond de ses yeux et de sa pensée. Elle avait recouvré la parole, mais c’était pour s’attendrir sur ses petits.

L’éloignement augmentait leur gentillesse. C’est que Alberke aurait bientôt six ans et demi ; ça devenait un grand garçon ; il était si malin, si en avance pour son âge ; il savait déjà toutes ses lettres. Et puis, il disait des choses « qu’on ne savait positivement pas où est-ce qu’il allait les chercher ».

Joseph souriait à cet éloge excessif :

— Oui, oui, concédait-il, ce frise-poulet est un rude phénomène ! Dommage seulement qu’il parle comme un petit cochon…

Elle s’étonnait sincèrement. Est-ce que vraiment il parlait si mal ? Mais les petits Posenaer, la petite Jeanne Van Poppel, tous les enfants qu’ils connaissaient ne parlaient pas autrement. Quant à Hélène, ça il ne pouvait pas dire, jamais une enfant n’avait parlé d’aussi bonne heure.

— Oui, un autre phénomène, en un peu plus petit…

Elle faisait une moue fâchée :

— Och, tu ne veux jamais reconnaître qu’ils sont tout de même si gentils !

Il la regardait, amusé de son infatuation maternelle et l’encourageait à surenchérir par ses taquineries, tandis qu’un sourire énigmatique glissait parfois sur sa physionomie à la pensée de tout ce qu’elle apprendrait à Paris et qui ébranlerait peut-être sa belle confiance dans la supériorité de ses moutards.

Le petit vin blanc qu’elle buvait sans se faire prier emportait sa mélancolie ; son visage s’empourprait des plus belles couleurs. Elle entrait dans un état de félicité expansive, s’extasiant sur la dextérité des serveurs, vantant la succulence des plats. Toutefois, elle reconnut qu’il n’y avait pas assez de sel dans la barbue :

— Et pourtant, disait-elle, tu sais si je suis une fade !…

Parfois, entre deux bouchées, elle appuyait son front contre la glace et jetait un regard émerveillé sur la campagne embrunie dont les glèbes nouvellement retournées, humides et grasses luisaient doucement au dos de la plaine. La lune montait à travers la fine dentelle des bouleaux. Parfois, un canal étalait son eau argentée sous le ciel rempli de pâles étoiles.

— Quel beau temps ! s’exclamait-elle.

Et sautant à une autre idée :

— Hein, ça est gentil d’Hermance d’être venue… Car elle est déjà en position bien de quatre mois, sais-tu…

Les cahots du train qui marchait à pleine vitesse ne l’incommodaient plus. Son appétit rivalisait avec celui de son mari, qui avait du reste bon besoin de se refaire après cette journée héroïque.

Au dessert, elle s’attendrit de nouveau, cette fois sur sa maison. Elle expliqua les grands nettoyages qu’elle comptait entreprendre dès son retour.

À cette nouvelle, Joseph fronça comiquement les sourcils ; devant ses yeux exorbités se dressait instantanément l’affreux spectacle de sa maison envahie par la horde jacassante et sauvage des « femmes à journée », les unes juchées sur des échelles doubles sous prétexte de dépendre les rideaux et les stores, les autres armées de seringues, de peaux, de têtes de loup ou de torchons, frottant, écurant, « reloquetant » à grands bras ; d’autres encore déclouant et bâtonnant les tapis. Au milieu de cette bataille, il voyait Adolphine en jaquette du matin, les cheveux en désordre, noire de poussière, belle comme une zingara, donnant ses instructions, volant partout, stimulant les traînardes, aidant au nettoyage, poussant sa loque de poche dans les coins les plus secrets, prise comme d’une fureur sacrée ; bref, un tumulte à casser les oreilles, un ruissellement de cataracte, une vision d’horreur domestique qui navrait son courage et l’obligeait à fuir honteusement à travers une odieuse déroute de meubles, de balais et de seaux.

Mais elle ne se laissait pas trop émouvoir par sa mine sévère :

— Tu es bon, toi ! Il faut bien tout de même que ça se fasse une fois par an…

— C’est convenu, mais tu y mets une frénésie ! Tu travailles comme un cheval ; je ne veux plus que tu te fatigues.

Elle protesta de ses bonnes résolutions. Cette fois, elle regarderait seulement travailler, et ça ne durerait pas plus de trois jours, un pour le rez-de-chaussée, un pour le premier étage, un pour le second et les mansardes.

Elle ne le persuadait pas :

— Trois jours, ceux de Colomb ! Une bonne semaine, oui !

Mais non, puisqu’elle se tuait à lui répéter que Pauline lui avait donné l’adresse de « si bonnes femmes à journée ». Avec celles-là, on pouvait être tranquille, ça ne traînerait pas.

Elle partait dans des explications quand le train subit de brusques secousses d’aiguillage et entra soudain dans une gare qu’il traversa avec un fracas de tonnerre.

Adolphine s’effara au tapage et fut éblouie par l’éclat des lampes à arc :

— Mon Dieu ! qu’est-ce que ça est pour une station ?

— Compiègne, le Laeken de Napoléon III. Nous n’en avons plus que pour une heure…

Le train accélérait sa vitesse, ayant à rattraper quinze minutes de retard. Parfois, la jeune femme sursautait au cri des locomotives qui croisaient le rapide.

— Entends-tu, disait Joseph, comme elles sifflent autrement que les nôtres ? C’est un caractère de locomotive tout différent. Elles sont ici plus vives, plus gaies… Leur voix est jeune, claire… On dirait un cri de gamine en récréation ou de Parisienne qui se pâme…

Comme on servait le café, le petit maître d’hôtel frisé et coquet s’approcha de leur table et faisant une gracieuse courbette :

— Ces Messieurs demandent si Madame les autorise à fumer ?

Elle le considéra un instant avec surprise, puis brusquement :

— Mais on doit pas se gêner pour moi, savez-vous !

En même temps, elle se retournait sans façon pour voir quels étaient les gentlemen assez délicats pour implorer d’elle une si menue faveur. Elle reconnut les deux Parisiens. Aussitôt, bonne fille, elle leur adressa de grands coups de tête comme pour dire :

— Mais fumez seulement ! Est-ce que c’est la peine de faire des manières avec moi…

D’ailleurs, Joseph venait lui-même de retirer un blond havane de son étui à cigares, ce qui mit les fumeurs à l’aise.

— Hein, dit-elle, comme ça est aimable de ces Messieurs…

Et d’un ton pénétré :

— Je trouve qu’ils causent tout de même si bien !

Cette réflexion ne laissa pas de le surprendre :

— Comment tu trouves ça, toi ! Pas possible…

Avec sa brusquerie caressante, elle s’empara à deux mains de la main de son mari :

— Mais oui, dit-elle, je trouve qu’ils parlent presque aussi bien que toi !

Et elle s’efforçait de l’attirer à elle pour l’embrasser. Lui, résistait, faisait semblant de se fâcher :

— Grosse bête va… Voyons, lâche-moi, on nous remarque…

Voilà qui ne l’inquiétait guère. Elle continuait à lui faire de grands yeux terribles, dilatait ses narines, serrait les dents comme si elle maîtrisait une rage folle de le mordre. Elle était tout effusion. Les mots tendres et gais lui sortaient du cœur.

— Och, suppliait-elle en avançant la main, laisse-moi tirer une fois à ton cigare…

— Allons, reste un peu tranquille…

Cette fois elle menaçait.

— Si tu ne veux pas, eh bien je viens sur tes genoux !

Il ne savait que trop bien qu’il ne devait pas l’en défier. Aussi, pour détourner momentanément cette frénésie de caresses qui la reprenait et faisait briller ses yeux comme ce matin, il s’empressa de parler de Paris et de ses innombrables merveilles.

Elle l’écoutait avec ravissement, battait des mains, heureuse comme une petite fille. Et lui aussi sentait monter à son cerveau de grosses bouffées de joie. Ce petit voyage avait une allure d’escapade qui les grisait tous deux.

Soudain, elle eut un cri d’inquiétude :

— Mon Dieu, et notre valise qui est dans le wagon ! On serait propre si on la volait maintenant !

Il la rassura. Les Parisiens venaient de quitter le dining-car pour rentrer dans leur compartiment :

— Sois tranquille, ils veilleront sur notre bagage.

Il ne restait plus que deux ou trois dîneurs qui s’attardaient comme eux dans la dégustation de leur chartreuse, tandis que le petit maître d’hôtel faisait là-bas ses comptes sur un coin de la table.

Adolphine l’admirait :

— Comment est-ce qu’il sait écrire celui-là, quand ça ballotte si fort !

Maintenant le train accélérait encore sa course et filait avec fracas dans l’étroit couloir des carrières de Creil.

Alors, profitant du tapage, elle se pencha pour une confidence :

— Je voudrais bien aller à la cour…

D’abord, il resta tout interloqué, puis, retrouvant la voix :

— Qu’est-ce que tu dis ?

Un peu décontenancée, elle répéta avec une légère impatience :

— Montre-moi seulement où est la cour…

Il éclata de rire :

— La cour !

Elle voulait aller à la cour ! La cour de ce train qui filait en ce moment à plus de 120 kilomètres à l’heure ! L’acception imprévue de ce mot le remplissait d’une folle joie :

— Ah ! sacrée Bruxelloise, va ! La cour ? Tiens, sors par là, je crois bien que la cour est à droite !

Quand elle rentra, il était grand temps de regagner leur voiture et de s’apprêter pour le débarquement.

Le train venait de dépasser Saint-Denis et filait à présent dans une large tranchée remplie d’une multitude de voies dont les rubans d’acier miroitaient sous les feux des signaux multicolores. À gauche et à droite, des trains roulaient dans la même direction que le rapide, comme s’ils engageaient un match de vitesse avec lui.

D’autres trains croisaient dans le sifflement strident de leurs locomotives et l’éclat de leurs lumières. On passait sous d’immenses ponts obliques. C’était la banlieue avec ses hautes maisons, dont la lune éclairait vaguement les pans de murailles historiées de réclames gigantesques.

Ils retournèrent à leur wagon, non sans peine, car des aiguillages répétés, particulièrement durs, les projetaient à tout moment contre les parois des couloirs.

Les voyageurs étaient déjà levés, poignant dans les filets, ramassant le petit bagage, s’habillant, se rajustant avant de débarquer.

Le vieux couple, harnaché depuis une heure, se tenait raide à sa place, le parapluie entre les jambes.

Le plus galant des Parisiens adressa un gracieux sourire à Adolphine :

— Nous voici arrivés, Madame ; j’espère que ce petit voyage ne vous aura pas trop fatiguée…

Joseph tint à remercier une fois de plus ses aimables compagnons de route, tandis qu’Adolphine surenchérissait de sa forte voix de contralto :

— Oui, oui, ça est bien, bien gentil, ce que vous avez fait… Merci beaucoup, savez-vous.

Soudain, elle ahurit son admirateur par cette phrase ingénue :

— Oh ! Monsieur, je vous demande pardon, mais vous êtes sur moi…

Il ne comprit pas tout de suite qu’il posait le pied sur sa robe, et la considéra un moment avec une surprise véhémente et charmée. Puis, il eut un éclair :

— Oh ! mille pardons !

Il se confondit en excuses, et prenant enfin congé, il disparut avec son ami, non sans avoir adressé à la jeune femme un dernier regard tout chargé de mélancolie.

Quelques instants après, le train sautait sur les plaques tournantes et entrait doucement sous le hall immense de la gare.

Alors, profitant de ce qu’ils étaient seuls dans le compartiment, Adolphine se jeta au cou de Joseph :

— Je dois t’embrasser, s’écriait-elle, je dois t’embrasser, ça est plus fort que moi !

Il se défendait mollement, très attendri au fond de cet élan d’amour qui l’impressionnait comme un bon présage au seuil de la Babylone moderne.

— Hé, fit-il en riant, ça commence bien…

Mais le train avait stoppé, et dans le brouhaha des quais, le roulement des wagonnets à bagages, le halètement des formidables locomotives, retentissait à présent ce cri sonore et magique :

— PARIS !