Calmann Lévy (p. 193-196).
◄  XXXVII
XXXIX  ►

XXXVIII


Il y a, dans ce Nagasaki, un instant de la journée qui est comique entre tous : c’est le soir, vers cinq ou six heures. À ce moment-là, les gens sont tout nus, les enfants, les jeunes, les vieux, les vieilles, chacun assis dans une jarre, prenant son bain. Cela se passe n’importe où, sans le moindre voile, dans les jardins, dans les cours, dans les boutiques, voire même sur les portes, pour plus de facilité à causer entre voisins d’un côté de la rue à l’autre. On reçoit dans cette situation ; sans hésiter on sort de sa cuve, tenant à la main sa petite serviette invariablement bleue, pour faire asseoir le visiteur qui se présente et lui donner la réplique enjouée.

Cependant elles ne gagnent pas, les mousmés (ni les vieilles dames), à se produire dans cette tenue. Une Japonaise, dépourvue de sa longue robe et de sa large ceinture aux coques apprêtées, n’est plus qu’un être minuscule et jaune, aux jambes torses, à la gorge grêle et piriforme ; n’a plus rien de son petit charme artificiel, qui s’en est allé complètement avec le costume.


Il y a une heure à la fois joyeuse et mélancolique : c’est un peu plus tard au crépuscule, quand le ciel semble un grand voile jaune dans lequel montent les découpures des montagnes et des hautes pagodes. C’est l’heure où, en bas, dans le dédale des petites rues grisâtres, les lampes sacrées commencent à briller, au fond des maisons toujours ouvertes, devant les autels d’ancêtres et les Bouddhas familiers, — tandis qu’au dehors tout s’obscurcit, et que les mille dentelures des vieux toits se dessinent en festons noirs sur ce ciel d’or clair. À ce moment-là passe sur ce Japon rieur une impression de sombre, d’étrange, d’antique, de sauvage, de je ne sais quoi d’indicible, qui est triste. Et la gaîté, alors, la seule gaîté qui reste, c’est cette peuplade d’enfants, de petits mouskos et de petites mousmés, qui se répand comme un flot dans les rues pleines d’ombre, sortant des ateliers et des écoles. Sur la nuance foncée de toutes ces constructions de bois, paraissent plus éclatantes les petites robes bleues ou rouges, drôlement bigarrées, drôlement troussées, et les beaux nœuds des ceintures, et les fleurs, les pompons d’argent ou d’or piqués dans ces chignons de bébés.

Elles se poursuivent et s’amusent, en agitant leurs grandes manches pagodes, les toutes petites mousmés de dix ans, de cinq ans, ou même de moins encore, ayant déjà de hautes coiffures et d’imposantes coques de cheveux comme les dames. Oh ! les amours de poupées impayables qui, à cette heure crépusculaire, gambadent, en robes très longues, soufflant dans des trompettes de cristal ou courant à toutes jambes pour lancer des cerfs-volants inouïs… Tout ce petit monde nippon, baroque par naissance et appelé à le devenir encore plus en prenant des années, débute dans la vie par des amusements singuliers et des cris bizarres ; ses jouets sont un peu macabres et feraient peur aux enfants d’un autre pays ; ses cerfs-volants ont de gros yeux louches et des tournures de vampires…

Et chaque soir, dans les petites rues sombres, déborde cette gaîté fraîche, enfantine, mais fantasque à l’excès. — On n’imagine pas tout ce qu’il y a en l’air, parfois, d’incroyables choses qui voltigent au vent…