Calmann Lévy (p. 142-145).
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XXX


12 août.

Les époux Y*** et Sikou-San ont divorcé hier. — Le ménage Charles N*** et Campanule marche assez mal. Ils ont eu des difficultés avec ces petits bonshommes en complet de coutil gris, fureteurs, pressurants, insupportables, qui sont les agents de la police ; on les a fait chasser de leur maison, en intimidant leur propriétaire (sous l’amabilité obséquieuse de ce peuple, il y a un vieux fond de haine contre nous qui venons d’Europe) ; les voilà donc obligés d’accepter l’hospitalité de leur belle-mère, situation bien pénible. — Et puis Charles N*** se croit trompé. Il n’y a pas d’illusion à se faire du reste : ces partis, que nous a procurés M. Kangourou, sont des demi-jeunes filles, si l’on peut dire, des petites personnes ayant déjà eu dans leur vie un léger roman, ou même deux. Alors, il est bien naturel de se méfier un peu…

Le ménage Z*** et Touki-San va cahin-caha, avec des disputes.

Le mien conserve plus de dignité, non moins d’ennui. L’idée de divorcer m’est bien venue ; mais je ne vois guère de raison valable pour faire cet affront à Chrysanthème, et puis une chose surtout m’a arrêté : j’ai eu des difficultés, moi aussi, avec les autorités civiles.

Avant-hier, M. Sucre très ému, madame Prune en pâmoison, mademoiselle Oyouki tout en larmes sont montés chez moi comme un ouragan. Les agents de la police nipponne étaient venus leur faire de grosses menaces, pour loger ainsi, en dehors de la concession européenne, un Français morganatiquement marié à une Japonaise, — et la terreur les prenait d’être poursuivis ; humblement avec mille formes affables, ils me priaient de partir.

Le lendemain donc, accompagné de l’ami d’une invraisemblable hauteur qui s’exprime mieux que moi, je me suis rendu au bureau de l’état civil, dans le but d’y faire une scène affreuse.

Dans la langue de ce peuple poli, les injures manquent complètement ; quand on est très en colère, il faut se contenter d’employer le tutoiement d’infériorité et la conjugaison familière qui est à l’usage des gens de rien. Assis sur la table des mariages, au milieu de tous les petits fonctionnaires ahuris, je débute en ces termes.

— Pour que tu me laisses en paix dans le faubourg que j’habite, quel pourboire faut-il t’offrir, réunion de petits êtres plus vils que les portefaix des rues ?

Grand scandale muet, consternation silencieuse, révérences estomaquées.

— Certainement, disent-ils enfin, on laissera en paix mon honorable personne ; on ne demande pas mieux, même. Seulement, pour me soumettre aux lois du pays, j’aurais dû venir ici déclarer mon nom et celui de la jeune personne que… avec laquelle…

— Oh ! c’est trop fort, par exemple ! Mais je suis venu exprès, troupe méprisable, il n’y a pas trois semaines !

Alors je prends moi-même le registre de l’état civil : en feuilletant, je retrouve la page, ma signature et, à côté, le petit grimoire qu’a dessiné Chrysanthème :

— Tiens, assemblée d’imbéciles, regarde !

Survient un très haut chef — petit vieux grotesque en redingote noire — qui de son bureau écoutait la scène :

— Qu’est-ce qu’il y a ? que se passe-t-il ? quelle avanie a-t-on faite aux officiers français ?

Je conte plus poliment mon cas à ce personnage qui se confond en promesses et en excuses. Tous les petits agents se prosternent à quatre pattes, rentrent sous terre, et nous sortons, dignes et froids, sans rendre les saluts.

M. Sucre et madame Prune peuvent être tranquilles, on ne les inquiétera plus.