Calmann Lévy (p. 3-12).
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II


Vers trois heures du soir, toutes ces choses lointaines s’étaient rapprochées, rapprochées jusqu’à nous surplomber de leurs masses rocheuses ou de leurs fouillis de verdure.

Et nous entrions maintenant dans une espèce de couloir ombreux, entre deux rangées de très hautes montagnes, qui se succédaient avec une bizarrerie symétrique — comme les « portants » d’un décor tout en profondeur, extrêmement beau, mais pas assez naturel. — On eût dit que ce Japon s’ouvrait devant nous, en une déchirure enchantée, pour nous laisser pénétrer dans son cœur même.

Au bout de cette baie longue et étrange, il devait y avoir Nagasaki qu’on ne voyait pas encore. Tout était admirablement vert. La grande brise du large, brusquement tombée, avait fait place au calme ; l’air, devenu très chaud, se remplissait de parfums de fleur. Et, dans cette vallée, il se faisait une étonnante musique de cigales ; elles se répondaient d’une rive à l’autre ; toutes ces montagnes résonnaient de leurs bruissements innombrables ; tout ce pays rendait comme une incessante vibration de cristal. Nous frôlions au passage des peuplades de grandes jonques, qui glissaient tout doucement, poussées par des brises imperceptibles ; sur l’eau à peine froissée, on ne les entendait pas marcher ; leurs voiles blanches, tendues sur des vergues horizontales, retombaient mollement, drapées à mille plis comme des stores ; leurs poupes compliquées se relevaient en château, comme celles des nefs du moyen âge. Au milieu du vert intense de ces murailles de montagnes, elles avaient une blancheur neigeuse.

Quel pays de verdure et d’ombre, ce Japon, quel Eden inattendu !…

Dehors, en pleine mer, il devait faire encore grand jour ; mais ici, dans l’encaissement de cette vallée, on avait déjà une impression de soir ; au-dessous des sommets très éclairés, les bases, toutes les parties plus touffues avoisinant les eaux, étaient dans une pénombre de crépuscule. Ces jonques qui passaient, si blanches sur le fond sombre des feuillages, étaient manœuvrées sans bruit, merveilleusement, par de petits hommes jaunes, tout nus avec de longs cheveux peignés en bandeaux de femme. À mesure qu’on s’enfonçait dans le couloir vert, les senteurs devenaient plus pénétrantes et le tintement monotone des cigales s’enflait comme un crescendo d’orchestre. En haut, dans la découpure lumineuse du ciel entre les montagnes, planaient des espèces de gerfauts qui faisaient : « Han ! Han ! Han ! » avec un son profond de voix humaine ; leurs cris détonnaient là tristement, prolongés par l’écho.

Toute cette nature exubérante et fraîche portait en elle-même une étrangeté japonaise ; cela résidait dans je ne sais quoi de bizarre qu’avaient les cimes des montagnes et, si l’on peut dire, dans l’invraisemblance de certaines choses trop jolies. Des arbres s’arrangeaient en bouquets, avec la même grâce précieuse que sur les plateaux de laque. De grands rochers surgissaient tout debout, dans des poses exagérées, à côté de mamelons aux formes douces, couverts de pelouses tendres : des éléments disparates de paysage se trouvaient rapprochés, comme dans les sites artificiels.

… Et, en regardant bien, on apercevait çà et là, le plus souvent bâtie en porte-à-faux au-dessus d’un abîme, quelque vieille petite pagode mystérieuse, à demi cachée dans le fouillis des arbres suspendus : cela surtout jetait dès l’abord, aux nouveaux arrivants comme nous, la note lointaine et donnait le sentiment que, dans cette contrée, les Esprits, les Dieux des bois, les symboles antiques chargés de veiller sur les campagnes, étaient inconnus et incompréhensibles…


Quand Nagasaki parut, ce fut une déception pour nos yeux : au pied des vertes montagnes surplombantes, c’était une ville tout à fait quelconque. En avant, un pêle-mêle de navires portant tous les pavillons du monde, des paquebots comme ailleurs, des fumées noires et, sur les quais, des usines ; en fait de choses banales déjà vues partout, rien n’y manquait.

Il viendra un temps où la terre sera bien ennuyeuse à habiter, quand on l’aura rendue pareille d’un bout à l’autre, et qu’on ne pourra même plus essayer de voyager pour se distraire un peu…


Nous fîmes, vers six heures, un mouillage très bruyant, au milieu d’un tas de navires qui étaient là, et tout aussitôt nous fûmes envahis.

Envahis par un Japon mercantile, empressé, comique, qui nous arrivait à pleine barque, à pleine jonque, comme une marée montante : des bonshommes et des bonnes femmes entrant en longue file ininterrompue, sans cris, sans contestations, sans bruit, chacun avec une révérence si souriante qu’on n’osait pas se fâcher et qu’à la fin, par effet réflexe, on souriait soi-même, on saluait aussi. Sur leur dos ils apportaient tous des petits paniers, des petites caisses, des récipients de toutes les formes, inventés de la manière la plus ingénieuse pour s’emboîter, pour se contenir les uns les autres et puis se multiplier ensuite jusqu’à l’encombrement, jusqu’à l’infini ; il en sortait des choses inattendues, inimaginables ; des paravents, des souliers, du savon, des lanternes ; des boutons de manchettes, des cigales en vie chantant dans des petites cages ; de la bijouterie, et des souris blanches apprivoisées sachant faire tourner des petits moulins en carton ; des photographies obscènes ; des soupes et des ragoûts, dans des écuelles, tout chauds, tout prêts à être servis par portions à l’équipage ; — et des porcelaines, des légions de potiches, de théières, de tasses, de petits pots et d’assiette… En un tour de main, tout cela, déballé, étalé par terre avec une prestesse prodigieuse et un certain art d’arrangement ; chaque vendeur accroupi à la singe, les mains touchant les pieds, derrière son bibelot — et toujours souriant, toujours cassé en deux par les plus gracieuses révérences. Et le pont du navire, sous ces amas de choses multicolores, ressemblant tout à coup à un immense bazar. Et les matelots, très amusés, très en gaieté, piétinant dans les tas, prenant le menton des marchandes, achetant de tout, semant à plaisir leurs piastres blanches…

Mais, mon Dieu, que tout ce monde était laid, mesquin, grotesque ! Étant donnés mes projets de mariage, j’en devenais très rêveur, très désenchanté…


Nous étions de service, Yves et moi, jusqu’au lendemain matin, et, après les premières agitations qui, à bord, suivent toujours les mouillages — (embarcations à mettre à la mer ; échelles, tangons à pousser dehors) — nous n’avions plus rien à faire qu’à regarder. Et nous nous disions : Où sommes-nous vraiment ? — Aux États-Unis ? — Dans une colonie anglaise d’Australie, — ou à la Nouvelle-Zélande ??…

Des consulats, des douanes, des manufactures ; un dock où trône une frégate russe ; toute une concession européenne avec des villas sur les hauteurs, et, sur les quais, des bars américains à l’usage des matelots. Là-bas, il est vrai, là-bas, derrière et plus loin que ces choses communes, tout au fond de l’immense vallée verte, des milliers et des milliers de maisonnettes noirâtres, un fouillis d’un aspect un peu étrange d’où émergent çà et là de plus hautes toitures peintes en rouge sombre : probablement le vrai, le vieux Nagasaki japonais qui subsiste encore… Et dans ces quartiers, qui sait, minaudant derrière quelque paravent de papier, la petite femme à yeux de chat… que peut-être… avant deux ou trois jours (n’ayant pas de temps à perdre) j’aurai épousée !!… C’est égal, je ne la vois plus bien, cette petite personne ; les marchandes de souris blanches qui sont ici m’ont gâté son image ; j’ai peur à présent qu’elle ne leur ressemble…


À la nuit tombante, le pont de notre navire se vida comme par enchantement ; ayant en un tour de main refermé leurs boîtes, replié leurs paravents à coulisses, leurs éventails à ressorts ; ayant fait à chacun de nous la révérence très humble, les petits bonshommes et les petites bonnes femmes s’en allèrent.

Et à mesure que la nuit descendait, confondant les choses dans de l’obscurité bleuâtre, ce Japon où nous étions redevenait peu à peu, peu à peu, un pays d’enchantements et de féerie. Les grandes montagnes, toutes noires à présent, se dédoublaient par la base dans l’eau immobile qui nous portait, se reflétaient avec leurs découpures renversées, donnant l’illusion de précipices effroyables au-dessus desquels nous aurions été suspendus ; — et les étoiles, renversées aussi, faisaient dans le fond du gouffre imaginaire comme un semis de petites taches de phosphore.

Puis tout ce Nagasaki s’illuminait à profusion, se couvrait de lanternes à l’infini ; le moindre faubourg s’éclairait, le moindre village ; la plus infime cabane, qui était juchée là-haut dans les arbres et que, dans le jour, on n’avait même pas vue, jetait sa petite lueur de ver luisant. Bientôt il y en eut, des lumières, il y en eut partout ; de tous les côtés de la baie, du haut en bas des montagnes, des myriades de feux brillaient dans le noir, donnant l’impression d’une capitale immense, étagée autour de nous en un vertigineux amphithéâtre. Et en dessous, tant l’eau était tranquille, une autre ville, aussi illuminée, descendait au fond de l’abîme. La nuit était tiède, pure, délicieuse ; l’air rempli d’une odeur de fleurs que les montagnes nous envoyaient. Des sons de guitares, venant des « maisons de thé » ou des mauvais lieux nocturnes, semblaient, dans l’éloignement, être des musiques suaves. Et ce chant des cigales, — qui est au Japon un des bruits éternels de la vie, auquel nous ne devions plus prendre garde quelques jours plus tard tant il est ici le fond même de tous les bruits terrestres, — on l’entendait, sonore, incessant, doucement monotone comme la chute d’une cascade de cristal…